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Agir par la littérature. L'intention éthique à l'épreuve des pratiques d'enseignement des textes

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Agir par la littérature. L'intention éthique à l'épreuve des pratiques d'enseignement des textes

VÉDRINES, Bruno, RONVEAUX, Christophe

Abstract

Les auteurs réfléchissent aux enjeux de l'éthique dans la didactique de la littérature en partant des pratiques, telles qu'ils les ont observées dans leurs recherches empiriques. L'éthique n'est pas abordée du point de vue de valeurs définies à priori dans les pres-criptions et qu'il s'agirait de transmettre, mais pragmatiquement comme le résultat de négociations quotidiennes dans les classes. Ils défendent l'idée que l'interaction à visée éthique gagnerait en efficacité, si elle était également pensée comme une transaction.

VÉDRINES, Bruno, RONVEAUX, Christophe. Agir par la littérature. L'intention éthique à

l'épreuve des pratiques d'enseignement des textes. Repères (France) , 2019, no. 58, p. 49-62

DOI : 10.4000/reperes.1708

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:124227

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(2)

Agir por lo littéroture.

L'intention éthique ù l'épreuve des pratiques d'enseignement des textes

Bruno Védrines, université

de

Genève, Groupe de recherche pour lànalyse du français enseigné (GRAFE),

Suisse;

Christophe

Ronveaux,

université de Genève, Groupe de recherche pour l'analyse du français enseigné (GRAFE),

Suisse

L'objectif de cet article est de montrer'les enjeux d'une réflexion sur l'éthique dans la didactique de la littérature en partant des pratiques, telles que nous les avons observées dans nos recherches empiriques. L'éthique n'est pas abordée du point de vue de valeurs définies à priori dans les pres- criptions et qu'il s'agirait de transmettre, mais pragmatiquement comme le résultat de négociations quotidiennes dans les classes. Nous défendons l'idée que l'interaction à visée éthique gagnerait en efficacité, si elle était également pensée comme une transaction.

Mots-clés : enseignemenf littérature, valeurs civiques

1.

Enreigner la llttérature et

ses

valeurs,

une

éthlque, une morale, un fugement esthétlque?

La question de l'éthique dans l'enseignement de la littérature est inséparable des valeurs des æuvres et de la portée morale de la

"fréquentation>

de ces æuvres par les élèves, quel que soit le

point

de vue adopté pour qualifier cette portée.

La lecture de textes à l'école est censée transformer les manières de penser et d'agir de générations d'élèves. Au moyen de quelles démarches didactiques et pédagogiques ? À partir de quel cadrage éthique ? Ces questions s'accornpagnent

d'un flou notionnel:

quels termes choisir entre

"éthique)

et

(morale>

pour

qualifier l'<intention éthiquel"

de l'enseignement de

la littérature?

Paveau (ZOI4) propose d'employer

indifféremment

les deux concepts d'éthique et de morale. Et l'auteure de se demander, s'inspirant d'une

tradition

anglo-saxonne,

1

Nous retenons de l'" intention éthique ", que nous empruntons à Ricceur (201 8), avant tout le caractère

(3)

Agir par Io littérotrrre.

L'intention éthique ù I'épreuve des protiqaes d'enseignement des textes

Bruno Védrines, université de Genève, Groupe de recherche pour I'analyse du français enseigné (GRAFE),

Suisse;

Christophe

Ronveaux,

université de Genève, Groupe

de

recherche pour lânalyse du français enseigné (GRAFE),

Suisse

L'objectif de cet article est de montrer les enieux d'une réflexion sur l'éthique dans la didactique de la littérature en partant des pratiques, telles que nous les avons observées dans nos recherches empiriques. L'éthique n'est pas abordée du point de vue de valeurs définies à priori dans les pres- criptions et qu'il s'agirait de transmettre, mais pragmatiquement comme le résultat de négociations quotidiennes dans les classes. Nous défendons l'idée que l'interaction à visée éthique gagnerait en efficacité, si elle était également penséç comme une transaction.

Mots-clés r enseignemen! littérature, valeurs civiques

l. Enselgner la llttérature et

ses

valeurs, une éthlque, une morale, un lugement esthétlque?

La question de l'éthique dans l'enseignement de la littérature est inséparable des valeurs des æuvres et de Ia portée morale de la

" fréquentation > de ces æuvres par les élèves, quel que soit le

point

de vue adopté pour qualifier cette portée.

La lecture de textes à l'école est censée transformer les manières de penser et d'agir de générations d'élèves. Au moyen de quelles démarches didactiques et pédagogiques ? À partir de quel cadrage éthique ? Ces questions s'accompagnent

d'un flou notionnel

: quels termes choisir entre

(éthique>

et

(morale>

pour

qualifier l'"intention éthiquet>

de l'enseignement de

la littérature?

Paveau (2014) propose d'employer

indifféremment

les deux concepts d'éthique et de morale. Et l'auteure de se demander, s'inspirant d'une

tradition

anglo-saxonne,

Nous retenons de l'" intention éthique ", que nous empruntons à Ricæur (201 8), avant tout le caractère dynamique : elle est un projet qui vise une concrétisation dans des pratiques. Nous n'entrons pas tou- tefois dans toutes les nuances de sa réflexion philosophique, en particulier la distinction entre éthique (en tant que questionnement originel) et morale (qui

"dans l'ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des impératifs ", p. 1 ).

Repères I 58 I 2018 I 49

(4)

ce que pourrait être une théorie éthique sans application pratique ! Nous sommes d'autant plus enclins à la suivre qu'en cohérence avec la

finalité

afflchée de cet article, nous nous appuyons sur les pratiques de classe pour questionner ce que vise l'enseignement de la littérature et de ses valeurs. Nous faisons l'hypothèse que

l'intention

éthique précède, sous-tend, organise la mise en æuvre de l'ensei- gnement de

la littérature,

par

le fait

de

l'oblet

lui-mêrne,

la littérature. Il

est entendu dès lors que, pour nous, la morale n'est pas à prendre uniquement dans un sens négatif, mais plutôt colnme la manifestation d'une régulation coûlmune des comportements

et

des affects favorisant le déroulement

d'une

séquence d'enseignement2. En ce sens/

loin

d'être à déconsidérer en soi (comme relevant obligatoirement du moralisme), elle est au contraire une médiation essentielle.

Prairat (2016) insiste en effet sur la "nécessité anthropologique de perpétuation"

intrinsèque à l'enseignement, mais

il

précise que, de nos jours, cette nécessité est indissociable d'une morale caractéristique des dérnocraties libérales :

L'enseignement ne vaut vraiment la peine que si, par-delà la garantie de continua- tion de la société,

il

sait offrir au nouveau venu les conditions d'une libre auto- détermination. Voilà le critère, voilà la valeur qui confère de la valeur à I'ensei- gnement et conséquemment à l'école (p.69).

Et précisément parce que les valeurs morales se présentent souvent colnme nécessaites, allant de soi

(il

faut former au mieux les futures générations, mais une grande partie

du

problème réside précisément dans le contenu de ce uau mieux

"), il

est

important

dans une démarche critique d'interroger

l'intention,

la nature du prolet de perpétuation à

l'origine

de la transformation morale des élèves. Sur ce

point,

la réflexion de Ricceur (2018) nous aide à faire

un

pas de plus. La tâche de l'éthique consiste selon

lui

à " faire advenir la liberté de l'autre comrne semblable à

la mienne.

L'autre est

mon

semblablelSemblable dans

l'altérité,

autre dans la

similitude'(p.2).Confronté

à la pratique de la classe avec toutes les distinctions sociales

qui

en

font

la complexité, ce propos pensé à

un

niveau de généralisation et d'abstraction propre à la

réflexion

philoso- phique pourrait être considéré comme franchement idéaliste, si Ricæur (2018) ne précisait tor"rtefois que

tout

proiet de cet ordre intervient dans un milieu déià éthiquement marqué.

[...] des choix, des préférences, des valorisations ont déià eu lieu, qui se sont cris- tallisés dans des valeurs que chacun trouve en s'éveillant à la vie consciente. Toute praxis nouvelle s'insère dans une praxis collective marquée par les sédimentations des ceuvres antérieures déposées par l'action de nos prédécesseurs (p.2).

2

lci également, nous ne pouvons que renvoyer à l'éclairante introduction de Paveau (2014) au numéro 163-164 de Prutklrcs: " ll est des mots dont le sort est scellé avant même d'avoir été contex- tualisés; c'est le cas de trutrule, qui dégage aussitôt, en France en tout cas, et dans les milieux éducatifs, un puissant halo connotatif, où se croisent de manière stéréotypée l'ordre religieux et la contrainte sociale, la réprimande et la culpabilisation. [...] Mais ce mot tant hai et si vite associé aux préaux et aux blouses grises, recouvre en fait un continent riche et varié de conceptions et de pensées qui engagent les fondements de la vie humaine : le bien et le mal, le iuste et l'injuste, les valeurs et les normes, les contrats sociaux, la reconnaissance, le rapport à l'autre, la vie commune, le commun, le partage, le respect, l'honnêteté. [.,.] Ma position s'inspirfel de la rnoral philoso2lly anglophone, qui ne connait pas ces réserves idéologiques, et qui aborde la question des faits et des comportements, des valeurs et des normes, avec une liberté que la pensée française n'a pas, ou plus" (p.1).

Il

ajoute une forrnule très éclairante : o De rnême que

nul

d'entre nous ne cornrnence le langage,

nul

ne commence

l'institution "

(p.3). De là, la situation spécifique de l'école qui hérite de valeurs, et plus particulièrement dans la situa-

tion qui

nous occupe, de celles visées par l'enseignernent de la

littérature.

Les élèves sont donc placés dès leur plus jeune âge dans une

"histoire

cornnlune>,

pourtant

:

[...] le primat de la socialisation sur l'individuation n'est justifié que si l,on peut aussi dire l'invcrse. l.'histoire sociale des valeurs doit pouvoir s'inscrire dans le pro_

jet de liberté de chacun et ialonner son trajet d'effectuation. Sinon, on substitue à un essentialisme moral une socialisation dangereuse pour la notion même cle

personne. (p.3)

On

le

voit,

la

question

ne

peut donc

être tranchée par des dichotomies commodes :

la

morale est

constitutive d'une

école

qui

vise à développer et émanciper, mais socialisation et

individuation

ne peuvent être abstraites de leur contexte social et historique. Tout objet d'enseignement est précédé par la morale,

tout

simplement parce que, sans valeur,

il n'y

a pas d'école.

Dans son article, Paveau (2014) mentionne un rapport commandé en France par l'Éducation nationale

dont

les auteurs suggèrent ce que

pourrait

recouvrir le concept de valeur dans le cadre de l'enseignement : à la fois une dimension

intellectuelle

partir

de l'étude des textes par exemple), psychoaffective (les élèves

devront

être capables de placer à distance leurs propres valeurs pour désirer celles qui sont communes) et conative (rnettre le profet en action et faire vivre ces valeurs)3. Or, elle rappelle, à juste titre, les critiques forrnulées à l'occa- sion de ce

rapport

:

il traduit

une

conception

u

philosophiquement

confuse, socialement conservatrice et

politiquement

dangereuse, (p.5). Ce que pointe en effet

un

philosophe comme Ogien (2013) dans une

telle

démarche, c'est l'idéalisme d'une perspective qui se place à un niveau où le consensus, un accord sur les valeurs entre égaux, est obtenu par le libre débat. Ogien parle à ce sujet de naïveté épistémologique. C'est oublier un peu vite que les interactions dans la classe sont rarement dissociables des transactions et, donc, des relations de pouvoir, puisque les " interactions langagières [sont] étroitement tributaires de transactions qui, seules, leur assignent ser?s et

finalité"

(Vernant, 2009, p.227).

La connaissance qui se construit dans le cadre de l'école pose donc la question des formes de

l'interaction

entre les divers protagonistes qui aboutissent en

fin

de compte à la construction des mondes communs. Vernant (2OO9) précise :

Il irnporte d'abord de reconnaitre les différences de position des interlocuteurs ct les inévitables conflits d'intérêts qui doivent précisément gouverner le dialogue.

Sinon la porte est ouverte à un usage proprement idéologique de la communication justlfiant des stratégies de plus en plus f,nes et insidieuses de manipulati on (p.226) .

Sans cette précaution,

on

risque en effet de passer sous silence

non

seule- ment le fait que la désirabilité des valeurs communes varie selon les individus

3

Ministère de l'Éducation nationale (2013). Morulc laiquc. Pour un enscistlcmcnt luitluc dc Io ntornle Rapport rédigé par A. Bergounioux, L. Loeffel et R. Schwartz (Paveau, 201 4, p. 1 0).

(5)

et surtout la place que

l'on

occupe dans l'espace social, mais que l'école est le

lieu où

se répare la

future division du travail

et donc

se matérialisent les inégalités socioéconomiques.

I-i orientation de notre article peut clonc se reformuler de la manière suivante : nous nous proposons de questionner le projet éthique propre à l'enseignement

littéraire,

mais à

partir

précisément des interactions telles que nous avons ptl les observer dans les classesa. Cela

devrait lous pefmettre d'étayer l'hypo-

thèse que c'est dans la dialectique entle prolet éthique

institutionnel

et praxis collective en

situation

que s'ouvte

un

espace

d'initiatives

aux conséquences

potentiellement

aliénantes

ou

émancipatrices. Cet enieu essentiel pose un défi à l,enseignement de la

littérature

: être et rendre conscient de ce

qui

peut entraver le

projet d,émancipation

de chaque

individu, non

pas en

tant

que personne abstraite, idéalisée, mais comme une personnalité

qui

se

construit

par les interactions sociales dans lesquelles

il

est amené à vivre

-

proiet à la fois éminemment éthique ef Politique.

Nous évoquons brièvement quelques manifestations scolaires de

l'intention

éthique qui atlestent d'une variabilité des contenus de la morale irnpliqués dans

un

erls"lgnentent de la littérature, puis questionnons les savoirs langagiers en usage dans les classes à partir de la

notion

de

véridiction.

Enfin, nous illustrons la dimension processuelle et spécifiquement scolaire de l'éthique par quelques exemples extraits de recherches menées dans le cadre du GRAFE. Nous défen- dons la fécondité

d'un point

de vue qui pense l',éthique à l'école à l'aune d'une forme

qui

u disciPlines

"'

2. Permanence et varlatlon d'une lntentlon éthlque dans l'enselgnement de la llttérature

De tous les concepts qui permettent d'appréhender la variabilité de la construc-

tion

scolaire d'une

intention

éthique, les concepts relatifs à la morale sont, sans aucun doute,

pafmi

les plus révélateurs

d'un

investissement idéologique. Les

4 observations menées dans le cadre du programme de recherche du CRAFÊ (Croupe de recherche pour

ifiyr.

du français enseigné, basé à cenève) sur les pratiques d'enseignement et les obiets e.nseignés'

O";â;,

évoquei plus paiiculièrement le groupe de recherche CraleLcct dont les objectifs étaient de Jéciire et

"*ptiquàr les pratiques d'enseig;ement de la lecture au fil des niveaux scolaires à partir des supports et appiêts didactiques (thévena-z-Christen,2O14), et le Crafetilt qui s'est intéressé aux varia- tions des pruiiqr", d'enseignement cle la lecture et de la littérature sur différents niveaux scolaires Le

prol"t uisuit notamment à éffectuer un travail empirique sur ce qui s'enseigne en classe, à partir d'une situation de lecture de deux textes contrastés : Le loup et I'tlsileau d'un auteur très connu et bardé

a;.ppreu didactiques et pédagogiques, et la NZgrcssc et te ,chcf ttcs avalunches de l'auteur romand moins connu, lean-Marc 1ouay-lnionuuau* et SchÀeuwly, 2018). On peut encore mentionner dans la continuité de ces recherches lei thèses de doctorat de Cabathuler (201 5) et Védrines (201 7), qui, à

partir de données recueillies dans le primaire et secondairegenevois pour Ia première' secondaire pour ia seconde, se sont intéressés aux modes d'appropriation des valeurs littéraires.

NoUs empruntons ce concept de disciplination à Hofstetter et Schneuwly (201 a) qui, s,inspirant de Chervel, ie définissent comme un (processus à travers lequel des individus s'approprient, voire sont soumis â une discipline [...] dans tous les sens du terme, (p.43); ils le distinguent dela disciplinarisa' riorr qu,ils définissent comme un (processus complexe de formation du système disciplinaire et de ses composantes, les disciplines" (p.43).

ca rD^^Àraa I <a L^1 a Repères | 58 | 2018 | 53

travaux sur

l'histoire

de l'enseignement des littératures

montrent

bien que la littérature est pensée dès les débuts de sa

constitution

en obiet d,enseignement com[re porteuse de valeurs, ils montrent aussi combien les contenus enseignés, associés à la morale, varient sous couvert

d'un

universalisme et d'une perrna- nence anhistorique.

Dans

un article

de synthèse,

Canvat

(2016) considère que, à

partir

du XVII" siècle, la déchristianisation progressive s'accompagne

d'un

déplacement de l'investissement moral vers l'enseignement de la littérature. Les éducateurs des Lumières élaborent peu à peu une sorte de "catéchisme laTc>

qui traduit

(

un

rnême souci

normatif

: la

tradition littéraire

française est désormais vue comme un ferrnent idéal pour développer chez les jeunes un sentiment d,iden_

tité nationale et des vertus civiques et religieuses

"

(p.26). Le choix et la présen_

tation

des auteurs (essentiellement ceux du Grand Siècle)

l,interprétation

des æuvres (dans le manuel de Batteux par exemple) se signalent très clairement par leur exemplarité, leurs "leçons de sagesse et de force

d'âmer,

au

point

que

canvat

peut écrire oesthétique et éthique se rejoignent et se confondent pour inculquer un habitus : le

"bon gout",

(p.27). Certes, avec la

fin

du

XIX.

siècle et sous

l'impulsion

de Lanson et de ses successeurs,

l'intention

morale évolue :

on passe progressivement de la formation de l'honnête homme à celle du

futur

citoyen, mais ce qui frappe malgré tout c'est la pérennité d'une visée éducative

qui

se revendique fondamentalement cornme morale.

Plus précisément, les travaux de chervel (2008) et Denizot (200g et 2013) ont montré la longue négociation aux XIX" et XX" siècles, pour que soient associés de nouveaux auteurs aux classiques du XVII.. cette variation du corpus, marquée par les valeurs des époques successives qui

ont

forgé les grandes orientations de l'école, atteste du leurre que représente la conception d'une morale continue, en quelque sorte de tous les temps, associée à ce corpus. Denizot (200g) a

fait

la démonstration que, sous une apparente tromogénéité du genre, la tragédie classique est une construction scolaire dont on justifie aujourd,hui l,étude avec d'autres raisons que celles par lesquelles

l'on justifiait

son étude hier. Ilauteure évoque en particulier les fluctuations du corpus racinien dans lequel certailes æuvres sont privilégiées en fonction des configurations et des visées disciplinaires du moment (p.zzs). Racine devient le peintre des passions surtout à partir de la deuxième rnoitié du XX" siècle, ce qui place phèdre au premier plan, alors que cette pièce avait été écartée pour des raisons morales durant une grande partie du XIXe.

Viala (1993) pour sa part intègre la "classicisation, dans le mouvement de

construction

idéologique de la

nation

française, et en

montre

la

frliation

de

colbert

et Louis

XIV

à Feny et Lanson (p.29). Dans

la

France vaincue d,après 1870 et de la

commune,

ordre et clarté sont des termes connotés

politique-

ment : ils sont, associés au sens de la mesure, aux attributs d'une rationalité à la française

qui

caractérisent son génie

national.

La langue classique elle-rnême, porteuse d'un grand prestige, est aussi une construction rétrospective.

Ilintérêt

pour notre suiet est que cet imaginaire est indissociable d,une éthique

dont

les valeurs à enseigner sont supposées caractériser au mieux l,esprit français modelé par sa langue. Ainsi, la négociation permanente entre éthique et esthétique porte

(6)

notre

attention

sur les relations entre l'enseignement et le charnp littéraire. Si

l'on

reprend la

distinction

opérée par Bourdieu (1998) entre les deux sphères du champ littéraire à

partir

du XIX" siècle,

l'une

de grande

diffusion,

rentable, et une autre beaucoup plus restreinte, davantage porteuse de valeurs symbo- liques, manifestant une revendication dominante d'autonomie de

l'art

et donc de l'esthétique vis-à-vis des valeurs morales,

on

peut remarquer que l'école au XX'siècle va essentiellement valoriser les productions de la deuxième sphère. Or, les caractéristiques de ce charnp restreint ne manqueront pas de poser problème à une transposition guidée par

un

souci éthique propre à

l'institution

scolaire.

À titre d'exemple de cette tension, rappelons l'apprêt didactique présenté par le manuef Lagarde et Michard (1964) sur le poème n Les Phares,. Une strophe6 est remplacée par trois discrets petits

points. Il

est

pourtant

rappelé dans une brève

introduction

que Baudelaire

fut un

( admirable

critique

d'art n et que les artistes

qu'il

évoque, interprètes

du

olangage mystérieux de

la nature"

et traducteur des " inquiétudes humaines >, ( sont les phares

qui

éclairent la route des hommes en leur donnant

l'intuition

d'une dignité étrangère à leur

condition

mortelle

"

(p. 432?) . Des phares donc, mais sans la lumière de Goya ! Ces trois points et ce commentaire laissent entrevoir une morale à visée intellectuelle à

la fois humaniste et universaliste (les valeurs sont celles de tous les hornmes) et essentialiste; en bref, une pratique de la part de ces auteurs de manuel à visée morale d'autant plus perceptible qu'elle nous apparait datée dans sa rnanière de délirniter les relations entre l'esthétique et l'éthique. Et c'est pourquoi, dans les années soixante-dix, les critiques ne manqueront pas de viser ostensiblement la

"bonne

éducations"

implicite

de l'ouvrage, en se

fondant

sur de nouveaux paradigmes hérités en

particulier

des sciences socialese. Mais les nouveaux auteurs de manuels de la

fin

du XX" siècle, sensibles également à ces nouveaux paradigmes, seront, eux aussi, confrontés à des décisions concernant les rela- tions de

l'éthique

et de l'esthétique. La réception de l'æuvre de Céline est à ce

titre tout à fait signifrcative. Si, pour les historiensl0, l'antisémitisrne de l'auteur des pamphlets et son engagement

actif

de collaborateur ne

prêtent

guère au doute, si sa posture

politique

peut

difficilement

trouver grâce

d'un point

de vue

strictement éthique

dans les valeurs démocratiques de l'enseignement d'après-guerre, Céline est toutefois gracié dans les manuels de littérature, pour la valeur esthétique de son écriture, la nouveauté de son style. Cette amnistie des engagements politiques de Céline sous couvert de la qualité esthétique de son propos donne parfois lieu à des commentaires ernpreints de forts paradoxesrr.

6

"Coya, cauchemar plein de choses inconnues, / De fcetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, / De

vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, / Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas".

7

Les italiques sont ceux des auteurs du manuel.

8

Pour l'implicite et les problèmes posés par une telle expression, on peut se reporter à Fabre, Frelat-Kahn et Pachod, (201 6).

9

On peut penser au n"7 de Littérdlurc en 1 922 (avec les articles de Kuentz et Rastier en particulier) parmi bien d'autres cités par Daunay (2007).

1 0 Roynette (201 5), Duraffour et Taguieff (201 7) pour ne citer qu'eux.

1 1 Voir Védrines, 201 8,

On

voit bien,

par ces exernples, comnrent des manuels construisent, par le

choix

des textes, par les discours d'escorte, par les auteurs, les ceuvres, les extraits sélectionnés, une conception de la littérature porteuse de valeurs, digne d'être perpétuée pour modeler et transformer les manières de penser et d'agir des élèves. C'est en ce sens que la

dimension

praxéologique de

l'éthique

est essentielle : la génération qui possède le pouvoir de décision fonde une visée à

même de préparer les comportements des générations à venir. Et

l'un

des défis majeurs de

l'éthique

consiste d'ailleurs à ne pas rester au niveau abstrait des bonnes

intentions,

mais à servir de cadre à

l'action,

c'est-à-dire à favoriser un usage qui opère un classement hiérarchique dans le choix des corpus, les modes de lecture, les attentes

qui

seront sanctionnées par des évaluationsr2.

3. Cadrage

éthlque, vérldlctlon et référence

Avant de convoquer les empiries,

il

nous faut faire

un

pas de plus dans notre

réflexion et

rnieux cerner les effets de ce cadrage

éthique

sur les démarches didactiques. Du

point

de vue de la discipline français

dont

relève la littérature, les savoirs langagiers en usage dans la classe sont porteurs de démarches, d'exer- cices, de procédures

qui

construisent

un

rapport particulier au texte. La ques-

tion

de la véridicité, plus particulièrement, puisqu'elle fonde un certain rapport

du

langage au monde, mérite toute notre

attention.

Cette question

n'a

cessé

de

nourrir,

sous diverses formes, les débats sur la connaissance liée à

l'activité

artistiquer3. Sans détailler de manière excessive, on peut tout de même souligner que pour l'enseignement de la littérature plus particulièrernent, elle est liée au statut que

l'on

accorde au référent. Divers théoriciens des sciences du langage (Rastier, 2001; Bronckart, 2008; Vernant, 2010, etc.)

ont

montré que la concep-

tion traditionnelle

de la vérité conlme correspondance des mots aux choses, du langage au monde, n'est plus tenable depuis la

révolution

saussurienne. Le problème herméneutique, cependant, ne réside pas

tant

dans le

fait

de cher- cher une référence comme certains courants théoriques

ont

eu tendance à le soutenir en stigmatisant toute illusion référentielle (on peut penser à Riffaterre, 1982), mais concerne

plutôt

la connaissance et l'enseignement des procédures de

véridiction.

Prendre en effet en compte

l'autonomie

du langage

conduit

à

ne plus poser la question de la vérité de manière réaliste et positiviste, mais en terrnes de

véridiction

et de rnodalités véridictoires :

La première illusion de l'interprétation traditionnelle consiste à prétendle appor- ter une réponse simple et unique à la question de la vérité. Qui pourrait croire que les procédures de vérification sont les mêmes pour le physicien, le chirniste, lc biologiste, l'économiste, le politicien, le iuriste, Ie médecin, le plombier, la cuisinière, etc.? [...] Il importe donc de tenir compte de la spécifrcité des registres de véridicité. Dès lors le réalismc naïf selon lequel

il

ne saurait exister qu'un seul

1 2 Cette hiérarchisation est une préoccupation constante de la part d'un didacticien comme Daunay par exemple (1999,2002,2006 et encore récemment en 2014).

1 3 Bouveresse (2008) livre sur ce point des réflexions très suggestives.

(7)

et unique monde, le même pour tous, relève d'une généralisation indue. Selon le r'égirne de vériclicité en ieu, les problèmes ne sont pas les mêmes,

ni

les stratégies utilisées, ni les mondes construits en commun (Vernant, 2OO9 , p.216) .

Dans cette perspective, la question de la référence propre aux textes

litté-

raires ne devrait donc pas s'élucider au niveau de l'adéquation de la représen-

tation

à

un

état des chosesra, rnais

il

serait plus

"déontologique>,

comme le

suggère Rastier, Cavazza et Abeillé (7994), de la saisir sur le plan de la médiation

o entre le

texte

et la

part non linguistique

de

la

pratique

où il

est

produit

et

interprété"

(p.19).

Dans la même idée, nous adoptons la position suivante : une connaissance ne peut être qualifiée de vraie, et dès lors

participer

à une

intention

éttrique orientée vers l'action, que si elle se fonde avec précision sur une prise en compte des registres de véridicitéls. L'une des manières de le faire est de verbaliser ces registres en prenant en compte leur contexte d'énonciation et de réception, leur

utilisation (pragmatiquement

située et datéeo (Vernant, 2OO9, p.211). Cette position a des conséquences sur la

définition

des enseignables et des démarches que nous explicitons à présent.

4.

Les

reglstres de vérldlclté

à

l'école entre sédlmentatlon et dlsclpllnatlon

Pour prolonger la position que nous venons d'esquisser, nous soutenons

qu'un

enseignement de la littérature

qui

étudierait les registres de véridicité et orien- terait le travail des textes sur l'observation de leur contexte de production et de réception répondrait à

l'intention

éthique décrite plus haut. Mais la réalisation de cette ligne prescriptive dans le

quotidien

des classes a url

cout;

elle s'inscrit dans une discipline qui a son histoire et s'est structurée autour d'obiets symbo- liques

(notions,

concepts) et de procédures

qui

sont

loin

d'être transparents.

Les observations de pratiques attestent de la difficulté des élèves à travailler leur rapport au texte

littéraire

à

partir

des registres de véridicité. Nous attribuons cette difficulté à la configuration actuelle de la discipline qui neutralise les spéci- ficités génériques et génère des tensions dans les dispositifs d'enseignement et les activités des élèves soumis à des exercices centrés sur ces registres.

L'un des facteurs de ce phénomène est à chercher du côté des savoirs, des savoir-faire et des procédutes en usage dans la classe, depuis l'appareil conceptuel jusqu'aux instruments de l'enseignant. Une recherche de doctorat, menée par l'un des deux auteurs de cet article (Védrines, 2O17), a mis en évidence la part que

14 Rastier (2015, p. 146) cite Saussure: (Alors que la vérité est classiquement définie comme aduequatio rci et intcllcclus, la considération des langues rend cette définition inconcevable : "il est à peine besoin de dire que la différence des termes qui fait le système d'une langue ne correspond nulle part, fût-ce dans la langue la plus parfaite, aux rapports véritables entre les choses; et par conséquent il n'y a aucune raison d'attendre que les termes s'appliquent complètement ou même très incomplètement à des objes définis matériels ou autres" (2002, p.65)".

15 Vernantdistinguetroisregistresprincipauxdevéridicité:scientifique,artistique,politique(2009,p.221).

56 I Rpnèreq I 58 I 2O1 8 Repères15812018157

prennent les notions de narratologie dans Ia disciplination du rapport au texte.

Dans une démarche préparatoire à ce travail,

il

a été demandé à des enseignants du seconclaire II'6 d'expliquer deux extraits d'un genre peu didactisé (les témoi- gnages écrits sur la première guerre mondiale). Ce genre du témoignage, pour des raisons historiques, a pris une valeur sociale très particulière. Puisque l'acte de témoigner se fonde sur une demande de reconnaissance du malheur subi, sur une demande de justice faite au nom d/un collectif

-

cet aspect est capital

-,

des contraintes très précises

ont

été assignées à l'esthétique

qui

ne peut pas se

manifester au détriment de l'authenticité. Le Senre s'est donc trouvé en porte-à- faux et même fortement en opposition avec des formes littéraires d'évocation de la guerre, en usage dans les classes de littérature, comme l'héroÏsme cornélien, l'épopée hugolienne, voire même le naturalisme de Zola dans

la

Débâclel7. Par contraste avec ces textes, les témoignages se sont révélés être des analyseurs féconds pour décrire quelques aspects significatifs

du

phénomène. L'une des grandes tendances observées est le peu de place accordée à la valeur explicative du genre. Nous parlons bien de valeur explicative, c'est-à-dire

non

pas

tant

du classement générique des textes, mais de leur insertion dans le cadre social d'une communicationrs. Ce constat a pris plusieurs formes; citons-en deux parmi bien d'autres : 1) privilège d'une approche thématique des textes faisant passer en arrière-plan la contextualisation historique, 2) généralisation à la lecture des témoignages d'outils narratologiques pensés originellement pour la fictionre.

Une deuxième recherche

vient

compléter et affiner cette

description

des facteurs qui empêchent ou contrarient l'enseignement des registres de véridicité.

Les comparaisons de séquences de lecture de deux mêmes textes contlastéS, Sur trois cycles2o, mettent en évidence l'influence de modèles concurrents sur le trai-

16 Danslesystèmescolairegenevois, lesélèvesde3"ducollègeetdel'écoledecommerceontentrelSet

1 9 ans; l'équivalent français des classes terminales du lycée général d'une part et technologique d'autre part.

1 7 De ce point de vue, Ies réflexions de Jean Norton Cru dans son livre majeur Tétnoins (2006), recension critique de témoignages sur la Crande Cuerre, celles de Paul Lintier dans Mrr l'iècc (1916) ou encore celles de Primo Levi dans.Si c'cst un homtne (194711987) s'avèrent essentielles

'I 8 Pour les études littéraires, le problème de la description et du classement des textes est séculaire et s'est constamment heurté à la grande hétérogénéité des productions textuelles, d'où la diversité et la variabilité des classements. Une classification fondée essentiellement sur des critères internes renvoie de fait à une évidence du littéraire. Elle occulte à la fois la dimension historique et la fonction sociale des genres. C'est ce qui fait écrire à Schaeffer (1 989) que n Pour la pensée magique, le mot crée la chose. C'est exactement ce qui se passe avec la notion de genre littéraire" (p.35). Voir également Bronckart (2006).

19 Sur ce dernier point, Cohn (199912001) a depuis longtemps attiré l'attention sur le monopole des genres fictionnels dans la théorie narratologique, ce qui "conduit le lecteur à croire que toute la panoplie des conventions, "figures", types structuraux et modes discursifs qu'elle identifie s'applique indifféremment à l,intérieur et à l'extérieur de la fiction, même si les exemplifications textuelles qu'elle propose proviennent uniquement du canon romanesque > (p. 1 68). ll faut laisser à Cenette (2004) qu'il en est conscient : .euels que soient, au stade où nous en sommes, les mérites et les défauts de la narratologie fictionnelle, il est douteux qu'elle nous épargne une étude spécifique du récit factuel. ll est certain en tout cas qu'elle ne peut indéfiniment se dispenser d'une interrogation sur l'applicabilité de ses résultats, voire de ses méthodes, à un domaine qu'elle n'a iamais vraiment exploré avant de l'annexer silencieusement, sans examen ni justification, (P.1al.

20 L'appareil notionnel et le contexte de la recherche Grafelitt (requête FNS 1 0001 3-12979711),inlixJlée La lecturc littétdire uu fit tles nivcaux scolaircs. Analysc cotnPaftûive dcs objets enscigttés cn clnsc de Iittérdturc, ont été exposés dans Ronveaux et Schneuwly (201 8),

(8)

tement cles textes et

montrent

comment le rnodèle

traditionnel, qui

privilégie l'approche référentielle des contenus de la

narration, continue d'agir

sur les

échanges dans la classe. Elles attestent

d'un

incessant travail de transformation des instrurnents de l'enseignant, selon les contextes et les textes. La descrip-

tion

de

l'instrument

cle la contextualisation et celui

du

résumé, par exemple, permet de dégager des traces cle pratiques anciennes et, en même temps, des fonctions nouvelles qui construisent la mémoire intertextuelle (et pas seulement une mémoire référentielle et encyclopéclique),

qui

encouragent les élèves à se positionner dans l'établissement de la chaine des faits, à questionner même les contraintes et la neutlalité

d'un

résumé présenté comme obiectif, à émettre des iugements sur le cadre générique choisi par l'auteur. La description didactique, menée à

partir

cle

l'empirie,

nous apprend à considérer l'empêchement que nous évoquions plus haut comme le

produit

d'une praxis collective en tlans- formation. Nous pouvons faile un pas de plus en considérant plus précisément les facteurs de cette

transformation.

Nous observons en effet que

la

fable de La Fontaine,

bien connue

des enseignants et bardée d'apprêts didactiques, suscite des exercices et des dispositifs d'enseignement qui structurent un rapport d'admiration au texte, confirmant sa réputation littéraire pour lui-rnême, tandis que la nouvelle de Lovay, moins connue et peu didactisée, suscite davantage à,audaces et de dispositifs innovants. Serait-ce que l'étlangeté du texte de Lovay créerait les conditions pour discipliner l'élève comme suiet lecteur dans le sens indiqué plus haut, c'est-à-dire outillé pour apprendre à explicitel ce que lire veut dire dans les normes des genres ? La ligne prescriptive qui encouragerait à utiliser des registres de véridicité pour travailler le rapport au texte devrait tenir compte de cette sédimentation des instruments de l'enseignant. Dans sa

définition

des

enseignables, elle ne devrait pas négliger l'importance que prend le corpus des narrations fictionnelles dans la tendance à homogénéiser la lecture des textes en

dépit

des genres et des diverses situations de

communication dont

ils sont

censés rendre comPte.

Nous soulignons ainsi avec l'usage des concepts narratologiques et stylis- tiques couramment utilisés, les conséquences didactiques de la sédimentation des différents apports de la

disciplination. Il

apparait

-

et ceci depuis l'école primaire

-

que s'est

construit

au

fil

des degrés scolaires

pour

l'élève

un

type

ipécifique

de conceptualisation. Son champ

d'action

et son efficacité posent

ainsi question

sur

la conception du littéraire qu'il implique,

sur ce

qui

est mis en évidence dans le temps accordé

institutionnellernent

et organisé par une

planification

et par conséquent sur ce

qui

est laissé de côté. En ce sens, la relégation au second

plan du

genre a

pu

produire ce que Schaeffer (2011) appelle une (catégorisation rapiden,

un

apprentissage

qui,

en favorisant une

abstraction

conceptuelle

trop

généraliste,

contlarie

l'expérience de lecture provoquée par la

singularité du texte (p.116).

Schaeffer développe ce

point à" rru.

au sujet de la poésie, mais ce

dernier peut

très

bien s'appliquer

à la lecture des témoignages. Fidèle à la

logique

de

notre réflexion sul

le Senre/

nous ne pouvons que constater les conséquences

d'une telle migration

de concepts établis à partir de la

fiction

et

poul

elle : c'est toute une connaissance clu monde

qui

est ainsi empêchée, et pas

n'importe

laquelle, celle de femrnes

et d'hornmes qui, confrontés aux violences politiques de

l'histoire, ont fourni

une réflexion éthique et critique irremplaçable. L'enseignernent des genres, leur prise en compte effective conduirait à poser la question éthique de la maitrise et de l'évaluation des cadres intellectuels qui accompagnent les élèves dans leur compréhension et leur usage du rnonde.

5.

Concluslon

Ce n'est pas

un

hasard si Canvat (2016) conclut son article en évoquant Ie défl qui attend les enseignant.e's d'aujourd'hui : définir aussi clairement que possible les visées éducatives et faire en sorte que les méthodes permettent

d'y

accéder efficacement

:

u

sinon,

c'est

le

sens même de leurs pratiques didactiques qui risque fort de leur échapper; à eux, mais aussi à beaucoup de leurs élèves " (p.32).

Or, une argumentation cherchant à valoriser la dimension éthique de l'enseigne- ment de la littérature pourrait considérer que cette intention se suffrt à elle-même et se concrétisera par des pratiques dialogiques exemplaires qui sont les condi- tions nécessaires d'une action qui aura alors toute chance d'être l'expression de valeurs partagées. Une telle perspective s'inscrit dans la longue

tradition

de la rationalité du dialogue socratique pour lequel

nul

ne peut être méchant volon- tairementt elle vise à se réaliser entre pairs égaux et aspire à un idéal. Le risque pourtant compte tenu de la réalité sociale telle qu'elle se

vit

quotidiennement dans les classes est que cet idéal ressemble

fort

à celui de celles et ceux qui, déjà dotés

d'un

capital culturel et social important

-

y compris les enseignant.e.s

-,

se présentent dans le débat beaucoup mieux armé.e.s pour convaincre que leur éthique, leur esthétique, en somme leur (partage du sensible 2r> sont les mieux appropriés pour tous. Notre position consiste

plutôt

à soutenir que I'éthique qui s'enseigne si elle vise effectivement une dimension démocratique gagnerait à être replacée dans des enjeux transactionnels contextualisés. La conséquence en est que

"la

vérité du

dialogue"

(Vernant, 2OO9, p.217) dans l'enseignement litté- raire ne peut ainsi se trouver dans la recherche d'une forme idéale aplanissant les enjeux liés à l'usage précisément de la littérature, une sorte d'cecuménisme interprétatif qui formerait l'honnête homme du XXI" siècle. Uune des stratégies les plus insidieuses concernant l'enseignement littéraire consiste précisément à faire comme s'il existait une évidence de la littérarité, porteuse en elle-même de valeurs capables de générer

une

<

restauration d'un

humanisrne acadé- mique22, qui serait un modèle indépassable pour tout un chacun. En revanche, une morale, avec une visée modeste et pragmatique, pourrait se construire par

21 Cette notion est empruntée à Rancière (2000) qui la définit ainsi : (système d'évidences qui donne à

voir en même temps l'existence d'un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives [...]. Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu'il fait, du temps et de l'espace dans lesquels cette activité 5'sxglçs " (p. 1 2).

22 L'expression est de Dupont (2005) qui, en tant que spécialiste des cultures de l'Antiquité, s'irrite de ceux qui en instrumentalisant indument les grands auteurs grecs ou romains justifient leur dogme contem- porain à bien des égards réactionnaire par (un de ces nombreux fantasmes historiques qui servent de mythes fondateurs à l'Occident moderne " (p. 1 0). Sa lecture anthropologique et historique récuse une telle idéologie avec une grande force de persuasion.

(9)

exemple à

partir

de tâches æuvrant à une prise de conscience des enieux de pourrài, liés à l'usage des discours. Il ne s'agit pas bien sûr de prétendre que

tout

enseignement littéraire devrait se résutner à cela,

ni

rnême de soutenir que cela ne se

fait

pas sous des formes très diverses, mais de proposer de débattre d'une réévaluation de certains obiets d'enseignement. Nous espérons avoir montré que des activités portant sur les genres de textes apporteraient un gain-intéressant de ce

point

de vue, car nous sornmes en plein accord avec Daunay (2018) lorsqu'il réaffirme avec force

.que

l'école peut être porteuse d'un proiet d'émancipation

dont

la littérature serait l'emblème, en ce que s'y réaliserait la possibilité

d'un

accès de tous à son discours, en dépit de

tout" (p'16)'

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en Fronce

Aldo Gennai, université de Montpellier, Laboratoire

interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation, équipe Activité, Langage, Formation et Apprentissage (LIRDEF, ALFA,F,A3749)

Cet article interroge la place et les fonctions que les textes officiels relatifs à l'enseignement élémen- taire en France (programmes en vigueur pour l'enseignement du français et l'enseignement moral et civique au cycle 3, ressources d'accompagnement pour la mise en æuvre de ces programmes) assignent au patrimoine Iittéraire relativement à la question des valeurs. Ces æuvres bénéficient-elles d'un statut privilégié et leur reconnaifon des effets éthiques distinctifs?

Mots-clés : éducation civique, enseignement primaire, littérature, valeurs civiques

Le troisième domaine du socle commun de compétences, de connaissances et de

culture

concerne

ula formation

de

la

personne et

du citoyen',

(MENESR, 2015c,

p.5). Il

y est rappelé que l'école

(a

une responsabilité

particulière"

en la matière. Les textes officiels assignent

un

rôle

important

à l'enseignement de la littérature au service de cette

formation

morale et civique. Outre d'évidents (enjeux littéraires", cet enseignement revêt également des enjeux en termes de

o

formation

personnelle

",

rappelés par le programme d'enseiSnement du cycle de consolidation (cycle 3), où

l'on

relève

dix

occurrences du

mot

valeurs, dans son acception éthique,

dont

neuf en lien avec la littérature. Quant aux entrées

du

prograrnrne de culture

littéraire

et artistique, elles

"permettent

des croise- ments privilégiés avec les programmes

[...]

d'enseignement moral et

civique"

en particulier (MENESR, 2015b, p. 125).

1. Le

corpus patrlmonlal en questlon

Si ul'édification par la littérature derneure une constante de la lecture à

l'école,

(Bislrop, 2O7O, p.150), enjeux, contenus et rnodalités de cette formation morale varient au gré des périodes et des paradigrnes éducatifs. Ces variations affectent également les corpus, certains textes ou genres pouvant paraitre plus propices à

Repères I 58 I 2018 I 63

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