Paulin JOACHIM
L OU LA PASSION DE LA LIBERTE
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ci aussi sont les dieux », répondait, d'après la légende, Heraclite aux curieux venus le voir, alors qu'il se chauffait les pieds près du four d'un boulanger. Les Dieux malgaches (première œuvre dramatique écrite à Paris, sous l'Occupation, en 1942) ont suivi Jacques Rabemananjara1 dans son exil et ne l'ont plus jamais quitté des yeux. Sur les bords du fleuve où i l est venu se rafraîchir, voici qu'ils lui tressent une couronne, promesse tenue, pacte respecté, grâce aux immortels du Quai Conti.
Justice est donc rendue, car le poète malgache compte aussi parmi la poignée d'intellectuels africains qui ont bravé les orages afin que l'Afrique soit présente au rendez-vous de l'Histoire.
Nos actes et nos pensées nous engagent et pèsent, finalement, pour le gain ou la perte non seulement de notre parcours terrestre, mais peut-être aussi de l'éternité. Il n'y a pas d'autre explication à cette récompense tardive qui vient saluer et porter aux nues l'œuvre au sang insurgé d'un homme tout tendu vers l'île lointaine, « l'île aux syllabes de flamme », son pays dont
« toutes les potentialités ont été saccagées par l'arrogance des
1. Le Grand Prix de la francophonie vient de lui être décerné.
actuels responsables ». Ainsi, le talent qu'ils ont sauvagement écarté leur revient en plein visage comme un boomerang, pour leur plus grande confusion. Car il n'y a pas d'exil anesthésiant. Il y a une magie de l'exil, qui dilate l'imaginaire du poète et lui insuffle cette impulsion fulgurante qui lui permet d'assiéger, en quelque sorte, comme une place forte, son pays meurtri ; c'est alors que ses mots triomphent vertigineusement, comme un cri dans le gâchis organisé, et que ses rêves atteignent à une dimension cosmique.
77 aime son pays
comme Von aime l'innocence des limbes
Tout n'est que simplicité, élégance discrète et grâce souple chez ce poète de noble naissance, qui dissèque et digère, dans une retraite grinçante de rumeur indignée, les aléas d'un destin singulier. Il ne se force pas pour rester fidèle à lui-même et pardonner à ses geôliers d'hier, après l'insurrection sanglante, à la manière d'un ancien séminariste. Son excellent biographe, l'universitaire zaïrois, Mukala Kadima-Nzuji, rend bien l'alti- tude où il se situe : « Les nombreux événements, parfois dramatiques, auxquels il s'est trouvé mêlé, d'abord comme député, ensuite comme ministre de son pays, et l'exil auquel il est aujourd'hui astreint, ne semblent guère l'avoir marqué. C'est que cet homme de culture - au sens qu'on donne à ce mot au début du siècle - sait parfaitement qu'il existe, permanentes dans l'homme, des valeurs que ne peuvent en aucun cas détruire, ni les contradic- tions, ni les conflits qui déchirent le monde. Et ces valeurs sont, pour le poète malgache : la foi, l'amour, la beauté, la vérité, la
liberté. » Il ne veut s'offenser que des crimes qui se chevauchent sur son île, comme pour une sinistre cavalcade, et il est prêt à faire des auteurs des candidats à la damnation :
Ile de liberté !
Ce bâillon de crachat et de souillure
qu'ils ont plaqué, les criminels, sur ta bouche sacrée, moi, ton fils exilé, prince-époux de la liberté,
je t'en fais le serment, ô ma mère,
sur les os blancs des grands rois, nos ancêtres,
de l'arracher moi-même, aède au luth brisé,
avec la foudre vengeresse des sombres dieux d'Ambondrombé !
Nous voyons bien là qu'« une bête bleue saigne douce- ment dans les broussailles de l'exil ». Il aime ce pays comme on aime l'innocence des limbes. Il en recense les empreintes dans le limon qui fertilise sa poésie :
Ile aux syllabes de flamme ! Jamais ton nom
ne fut plus cher à mon âme ! Je mords ta chair vierge et rouge avec l'âpre ferveur
du mourant aux dents de lumière, Madagascar !
Un viatique d'innocence dans mes entrailles d'affamé,
je m'allongerai sur ton sein avec la fougue du plus ardent de tes amants.
Ce poème est extrait d'Antsa, écrit dans la prison d'Antanimora, à Tananarive, en 1947, et il a une histoire :
« Alors que le gardien-chef de la prison vient d'annoncer aux inculpés qu'ils seront, dans deux jours, fusillés sur la place publique, en plein centre de Tananarive, le poète écrit, d'une seule
coulée, son célèbre poème Antsa, une sorte de testament politique destiné à sa fille. Découvert sous un matelas par le gardien-chef et porté aussitôt à la connaissance du juge d'instruction, le manuscrit faillit connaître les flammes. Grâce à l'intervention personnelle du président du tribunal, Me Laget, un fin lettré épris des grands
classiques, il fut rendu à son propriétaire qui obtint l'autorisation de l'envoyer à ses amis à Paris où il fut édité. » Dans une émouvante préface, François Mauriac écrit : « Ce cri que l'amour et la douleur arrachent à un fils de Madagascar, la litté- rature française peut le revendiquer. Cela, du moins, nous appar- tient à nous aussi, cela nous est commun : ce langage que le poète malgache a appris, ce langage qui n'existe pas séparé de la passion qu'il a propagée dans le monde : la passion de la liberté. [...] Antsa n'est pas une déclaration de guerre à la France. Si Jacques
Rabemananjara consent à être un poète français, il consent à demeurer des nôtres, mais il sait qu'il en est des nations comme des individus : l'amour ne naît pas de la contrainte. Il faut être libre pour aimer. »
Avec son « plus-que-frère », Alioune Diop...
Après la promulgation de la loi d'amnistie, en mars 1956, Jacques Rabemananjara retrouve la capitale française et son ami de toujours, son « plus-que-frère », Alioune Diop, au sein de l'équipe de Présence africaine, dont il deviendra très vite le fer de lance et le porte-parole ardent à l'intérieur de l'Hexagone et ailleurs. Le fondateur de Présence africaine dira de lui : « Ses conférences ne suscitent guère de discussion. Le public, saisi d'émotion, applaudit, frénétique. Et s'incline, silen-
cieux. Comme si la chaleur humaine du conférencier lui avait dévoilé le lourd secret de la réconciliation des peuples. »
Désormais, Jacques Rabemananjara sera de toutes les célébrations culturelles, aux côtés de Léopold Sédar Senghor et de l'Antillais Aimé Césaire, avec sa «face de monnaie usée brusquement redécouverte dans les fouilles » de la négritude.
Le IIe Congrès international des écrivains et artistes noirs se tient à Rome, en 1959, sur le thème de l'unité des cultures négro-africaines. Le poète malgache s'emploiera alors à dégager la valeur de quelques données culturelles qui forment la somme des affinités du monde noir. C'est à cette occasion que, auréolé de prestige et tout frémissant d'oxygène retrouvé, i l lancera sa fameuse boutade : « Notre congrès, à la vérité, c'est le congrès des voleurs de langues ! »
Il n'y a pas plus poète que le poète malgache et c'est le mot de Robert Kemp qui nous vient à l'esprit : « Le vers d'abord.
La vie ensuite, comme source, explication et pour qu'autour du vers se multiplient d'authentiques résonances humaines. » Il était aux côtés d'Alioune Diop, dès le début de l'aventure culturelle.
Il y avait, entre eux, une sorte d'osmose qui faisait que chacun savait toujours ce que la bouche de l'autre allait délivrer. Après la disparition de son ami et frère, « celui, écrit-il, qui a su éveiller
les brebis captives des longs siècles de ronces et d'ortie, rassem- bler, sur le haut des nouveaux capitules, les fils épars de la tribu », il est resté au cœur du chantier ouvert, comme un pilier de soutènement, le gardien lyrique et inspiré du temple.
Parfois, i l rassemble son silence pour vivre la rupture comme un souvenir obsédant. A l'ombre des dieux, bribe par bribe, il compose, dans le calme, sa parole d'avant les sources du temps.
P A U L I N J O A C H I M