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La pagode bouddhiste vietnamienne en France: une « institution-lieu de mémoire ». Le pouvoir légitime de communiquer la mémoire des exilés

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Academic year: 2022

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ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 5, no. 2(10) / 2012: 257-267

eISSN 1775-352X © ESSACHESS

France: une « institution-lieu de mémoire ».

Le pouvoir légitime de communiquer la mémoire des exilés

Jérôme GIDOIN

Chercheur, Centre d’anthropologie culturelle de Paris- Descartes EA 4545, Faculté SHS Sorbonne, FRANCE

j.gidoin@orange.fr

Résumé: Le bouddhisme vietnamien s’est implanté et développé en France en partie parce qu’il est parvenu à obtenir le monopole des rites funéraires et des rites de deuil. De nombreuses familles issues de l’exil y trouvent leur intérêt et délèguent leur culte des ancêtres aux moines. En combinant les domaines spirituel, socioculturel, eschatologique et politique, quels que soient les clivages entre les différentes générations, la pagode permet aux familles de recomposer une éthique sociale et familiale dans un contexte social d’acculturation. Elle répond de façon pertinente à la question inhérente au contexte migratoire : comment trouver de nouvelles ressources symboliques hors du Vietnam ? Et ainsi, elle peut mettre en œuvre une stratégie de communication qui officialise le lien indissociable, en terre d’exil, entre la pagode et la prise en charge de la mémoire des ancêtres exilés.

Mots-clés: acculturation, bouddhisme vietnamien, culte des ancêtres, mémoire, stratégie de communication

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Vietnamese Buddhist pagoda in France: “institution-place of memory”. Legitimate power to communicate the memory of exiles

Abstract: Vietnamese Buddhism took hold and developed in France partly because it was able to obtain a monopoly on funeral rites and mourning rites. Many exiled families see the interest of this and delegate their ancestor worship to the monks. By combining the spiritual, socio-cultural, eschatological and political domains, and despite whatever generation gaps may exist, the pagoda allows families to reconstruct a social and family ethic in a context of social acculturation. It provides a fitting answer to the question inherent to the migratory context: how to find new symbolic resources outside of Vietnam? And it can thus implement a communication strategy that officialises, in the land of exile, the inextricable link between the pagoda and the assumption of responsibility for the memory of exiled ancestors.

Keywords: acculturation, ancestor worship, communication strategy, memory, Vietnamese Buddhism

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Introduction

En France, le bouddhisme vietnamien s’institutionnalise avec un dispositif de régulation des croyances et des pratiques religieuses de plus en plus structuré. Pour accroître le nombre de leurs sympathisants, les pagodes Khanh Anh de Bagneux et d’Evry, en région parisienne, dans lesquelles j’ai mené une longue enquête ethnologique de 2005 à 2008, doivent cependant s’appuyer sur d’autres ressources que le simple sentiment d’appartenance à la communauté bouddhiste, assez aléatoire chez les Vietnamiens. Elles prétendent alors préserver et transmettre les valeurs traditionnelles de la culture d’origine en intégrant notamment des pratiques d’hommage aux ancêtres. Cela s’apparente à une stratégie de conversion et de communication qui consiste à faire le pont entre une identité « ethnico-religieuse » et une lignée croyante bouddhiste réinterprétée.

Les pagodes s’appuient sur deux registres émotionnels. D’un côté, un « nous les exilés vietnamiens », avec l’évocation des épisodes de l’exil et un regard critique sur les événements qui les ont jalonnés. Un travail de mémoire est réalisé, corrélé à une recherche des tenants et des aboutissants de l’implantation du bouddhisme vietnamien en France. L’histoire des exilés est alors appréhendée à travers le prisme de l’histoire de l’association bouddhique Khanh Anh, ce qui revient à faire l’histoire du contexte migratoire à partir du point de vue de l’identité bouddhiste. D’un autre

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côté, un « nous les Vietnamiens », avec l’idée d’une pagode gardienne des valeurs traditionnelles ancestrales. La pagode offre la possibilité de recomposer une éthique sociale et familiale capable de répondre à de nombreuses attentes, aussi bien celles des premières générations, puisque l’éthique du bouddhisme vietnamien en France intègre les représentations du patrimoine éthique et culturel, que des nouvelles, car le bouddhisme redécouvert est porteur de valeurs universelles perçues en adéquation avec le monde contemporain.

Les familles qui délèguent le culte des ancêtres aux moines y trouvent leur intérêt dans la mesure où elles sont à la recherche de nouvelles modalités de transmission qui relèvent souvent d’une stratégie de recomposition de la mémoire familiale, jouant la carte de la référence au bouddhisme sur laquelle se greffe secondairement une « mémoire religieuse » susceptible d’influencer les représentations de la tradition en cours de redéfinition.

Pouvoir de communiquer et d'officialiser une mémoire, ce qui est sûr, c’est que les représentations bouddhistes agissent sur la vision que les fidèles se font de la réalité, qu’elles orientent la mémoire. A partir de descriptions ethnographiques, je vais tâcher de montrer comment les inaugurations d'un édifice bouddhique consacré aux défunts (un stûpa) et d'un mémorial en hommage aux victimes de l'exil, au sein de la pagode d'Evry, en 2006, participent d’une stratégie de communication qui officialise le lien, en France, entre la pagode et la mémoire des ancêtres exilés.

1. Inaugurations d’un stûpa pour les ancêtres et d’un mémorial pour les

« ancêtres bâtisseurs » (novembre 2006)

Dans une petite salle d’environ 40m², au rez-de-chaussée du stûpa dont les étages supérieurs sont encore en travaux, quelque deux cents fidèles entassés écoutent une prière ; ils déploient les habitus d’un bouddhisme populaire : lecture scandée de sûtra mains-jointes et prosternations. Le grand vénérable de la pagode, Thich Minh Tâm, prononce un discours, avant que les fidèles, qui ont déjà réservé une concession pour leur(s) ancêtre(s), n’investissent le sous-sol du stûpa où se trouve l’emplacement des premières concessions, un millier de casiers dans un dédale de couloirs étroits – qui font penser au colombarium souterrain du cimetière du Père Lachaise. D’après l’un de mes informateurs privilégiés, bénévole à la pagode, la plupart des autres étages du stûpa seront également réservés aux familles ; on imagine alors le potentiel d’accueil!

Après une matinée de découverte et de recueillement, un déjeuner convivial attend les familles dans une sorte de salle de réception du bâtiment principal de la pagode, situé en face du stûpa. Un vaste choix de nourriture végétarienne est proposé dans une ambiance chaleureuse. On se croirait dans le marché couvert d’une grande ville vietnamienne. Il y règne l’esprit d’un rassemblement paisible autour d’une table pour partager un repas en famille avec les ancêtres. Après le repas, un

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grand divertissement est prévu au premier étage : tombola et concert de musique traditionnelle.

En début d’après-midi, dans la cour extérieure, on s’apprête à inaugurer un mémorial recouvert d’un drap jaune. Sur le marbre d’une plaque commémorative, on peut lire l’inscription suivante :

« Aux ancêtres bâtisseurs du pays et défenseurs de la patrie

Aux héros de la République du Vietnam tombés au champ d’honneur Aux boat people disparus en quête de la liberté

La diaspora vietnamienne reconnaissante »

Je n’ignorais pas l’étiquette anticommuniste de l’association bouddhique de Bagneux, arborant sur le frontispice de sa pagode, lors des grandes fêtes populaires, le drapeau de l’ancienne République du Sud, mais je m’étonne que l’on ait pu rattacher un projet qui se veut fédérateur et tourné vers l’avenir à une ligne idéologique aussi marqué. Car le fait est que l’anticommunisme n’a jamais empêché chez de nombreux Vietnamiens, malgré le côté tragique de l’histoire, un rejet de la République du Sud.

Une kyrielle d’associations sont présentes : association des étudiants vietnamiens de Paris, des pharmaciens, des anciens de l’armée de l’air et de la marine de la République du Vietnam, d’aide aux victimes, des anciens du lycée x…Très solennellement, tout le monde est invité à respecter une minute de silence. On dévoile le mémorial qui fait penser à un bateau (en hommage aux boat people et aux exilés, le bateau figurant l’exil)1. Acclamations. On s’apprête à hisser le drapeau de la République du Sud Vietnam2. Le rituel est accompagné de l’hymne de l’ancienne République repris en chœur par les plus « nostalgiques ». Puis c’est au tour du drapeau français avec la Marseillaise. Les deux drapeaux flottent dans les airs. L’un des principaux responsables du « comité du mémorial » prononce un discours et remercie tous ceux qui ont contribué à l’édification du mémorial.

Le vénérable Thich Minh Tâm vient d’arriver et on le salue respectueusement. Il dépose une grande baguette d’encens et se retire ; l’hommage est bref. Il est suivi d’un prêtre catholique français qui procède de la même façon. Enfin, les différents

1 Architecturalement, le monument évoque trois barques. Le mât principal porte l’inscription Morts pour la patrie. Les coques des barques sont de couleur jaune, formant un fond sur lequel se dessinent trois bordures rouges, de manière à reproduire le drapeau de l’ancienne république du Sud Vietnam. L’édifice est tapissé est de pierres bleues (couleur de la mer) et les marches évoquent les vagues de l’océan. Le monument possède sa propre entrée près du stûpa pour les ancêtres. Le nom des associations donatrices est inscrit sur le monument, qui a coûté plus de 80000 euros. Cf. Gnaba A., 2008, 35.

2 Le drapeau jaune aux trois bandes rouges a été adopté en 1948 par l’empereur Bao Dai (Etat du Vietnam 1948-1955) et conservé par le président Ngo Dinh Diêm, le fondateur de la République du Vietnam (1955-1975).

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représentants et toute personne qui se sent concernée rendent hommage individuellement devant le monument en brûlant de l’encens.

2. Une stratégie de communication : montrer, officialiser et consacrer le lien entre la pagode et la mémoire des exilés

Avec l’inauguration du stûpa, la logique syncrétique est à son comble. Nous avons effectivement affaire à un bricolage culturel, identitaire et religieux qui relève d’une stratégie de communication mémorielle. Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’un stûpa ? A l’origine et en principe3, c’est un monument reliquaire édifié par des fidèles laïcs sur la suggestion du Bouddha pour abriter ses reliques. Il est amené par la suite à recevoir des reliques de personnages « saints » (de grands disciples parvenus à l’état d’arhat, c’est-à-dire libérés des passions et du samsâra, ou encore de hiérarques exemplaires) ou des textes sacrés, des morceaux de vêtement, des objets rituels ou utilitaires ayant appartenu à de grandes figures spirituelles. Dans les pays bouddhisés, il n’est guère de grand temple qui ne possède les reliques d’un saint4. Ils deviennent l’objet de la vénération des fidèles et des pèlerins car on leur prête un important pouvoir de bénédiction.

Le stûpa hexagonal5 à neuf étages6 de la pagode d’Evry s’apparente davantage à ce que l’on pourrait appeler une pagode-stûpa ou un temple à étages. Ce style à étages et à toits superposés s’est répandu en Asie centrale, en Chine7 (5ème s.), et de là s’est propagé au Vietnam. Pour comprendre les modalités du bricolage à Evry, il faut savoir que dans le contexte vietnamien (très influencé par la Chine), le stûpa (tháp)8 est souvent assimilé à une forme de tombeau. Il s’agit donc d’un monument funéraire, sous lequel le défunt est inhumé. L’innovation majeure est que le stûpa d’Evry devient une sorte de « tombeau collectif » qui accueille sur plusieurs étages

3 Cornu Ph., 2006, 31, 440, 452, 483, 576, 577.

4 C’est sous le règne d’Asoka (empereur indien du 3ème s. av. J-C. qui se convertit au bouddhisme, qui s’inspira des principes éthiques de la nouvelle religion pour gouverner et qui favorisa son expansion en Inde et en Asie) que la construction des stûpa se généralisa. Selon la légende, il fit édifier de très nombreux stûpa (84000) pour expier les morts et les souffrances causées par ses conquêtes de jeunesse.

5 Le modèle hexagonal est rare au Vietnam ; voir Cadière L., 1992, 131.

6 Généralement un nombre impair ; comme les stûpa d’origine, les pagodes à étages symbolisent, en principe, les différents étagements des domaines mondains et supra-mondains autour de l’axe du monde, et les étapes du développement spirituel.

7 Relevons le fait qu’« en Chine, plus que partout ailleurs peut-être, le bouddhisme, au départ, fit figure de religion étrangère, se juxtaposant à des traditions quasi-millénaires. Il fut adopté avec des transformations notables, surtout dans le domaine de l’art : le stûpa y perdit totalement son aspect originel et même sa signification, devenant par la volonté des architectes, cet édifice surprenant que les Européens appelèrent une pagode, c’est-à-dire une sorte de tour fragmentée par des toits superposés ». (Auboyer J., 1987, 381- 394.)

8 Le nom officiel de stûpa (tháp) s’applique tantôt à des monuments sans étage, tantôt à des monuments à étages, bien que dans le langage ordinaire, il soit réservé aux seconds ; les premiers étant désignés par le mot bửu châu. (…) Mais en réalité, ces distinctions sont faites par des personnes plutôt averties, érudites.

Le peuple simplifie. Pour lui, tout tombeau en maçonnerie est un lăng ; tous les autres, en terre, avec enceinte en terre ou en pierres sèches, sont un mộ ou mả. Les tombeaux bouddhiques eux-mêmes sont appelés souvent : lăng thầy tu « lăng de bonze ». Cf. Cadière L., 1992, 131,132, 138.

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des milliers d’urnes dans des casiers personnalisés où les familles peuvent aménager un autel et rendre hommage à leur(s) ancêtre(s). De sorte qu’un édifice, en principe religieux, fait office de lieu du souvenir pour les laïcs affiliés au bouddhisme vietnamien en France.

Peut-être que des phénomènes semblables existent aussi dans d’autres pagodes, en France ou à l’étranger (en Australie, aux Etats-Unis, au Canada…). Quoi qu’il en soit, je voudrais attirer l’attention sur le fait que la pagode d’Evry a vocation à devenir très rapidement la plus grande institution bouddhique d’Europe. Elle prend et assume donc une dimension internationale. Ce qui signifie que le même phénomène de bricolage dans une petite pagode de banlieue ou de province, n’aurait assurément pas la même portée symbolique. Ainsi, on peut concevoir l’idée d’une structuration d’une communauté vietnamienne transnationale à partir du bouddhisme s’appuyant sur une stratégie de communication. L’inauguration du stûpa, explicitement consacré aux ancêtres, symbole d’un référent ethnico-religieux en terre d’exil, communique un message ; elle montre, officialise et consacre le lien indissociable entre la pagode et la prise en charge des hommages aux ancêtres.

3. Une lutte pour la maîtrise de la mémoire légitime en terre d’exil

De la première inauguration à la seconde, c’est-à-dire du stûpa au mémorial, on passe d’un hommage aux ancêtres privés (familiaux) à un hommage aux ancêtres

« publics »9. Et l’association des deux événements, clairement orchestrée, non par les moines cette fois, mais par des associations militantes nostalgiques de l’ancienne République du Vietnam du sud, a évidemment une fonction idéologique qui comporte des enjeux mémoriaux et identitaires. D’une certaine façon, la pagode et les associations antigouvernementales se disputent non seulement une mémoire collective, mais aussi les fondements mêmes de l’identité vietnamienne, puisque celle-ci est en partie fondée sur l’identification aux ancêtres. D’un côté, on observe une récupération du culte des ancêtres par le bouddhisme (avec l’inauguration du stûpa), de l’autre, une tentative de récupération du bouddhisme par l’idéologie anticommuniste pour la maîtrise de la mémoire légitime en terre d’exil (avec l’inauguration du mémorial).

Voyons en quoi la pagode représente un espace stratégique de communication.

Dans les années 70-80, la pagode Khanh Anh, qui représente la congrégation de L’Eglise Bouddhique Unifiée en France, est autant un espace d’expression religieuse, culturelle que politique. Comme de nombreuses associations bouddhistes10, elle édite ses journaux où cohabitent motions politiques

9 Notons que le culte des grands hommes (qui sont des « ancêtres publics ») est traditionnel au Vietnam.

10 En France, les pagodes sont regroupées au sein de deux fédérations : l’EBVU et Linh Son qui comptent une cinquantaine de pagodes dans le monde.

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antigouvernementales11 et textes consacrés aux activités religieuses. Elle cherche naturellement aussi à fédérer au maximum en mobilisant les ressources symboliques de la vietnamité. Petit pavillon de banlieue à Bagneux au départ, l’association bouddhique Khanh Anh acquiert aujourd’hui, avec l’édification de la grande pagode d’Evry, une dimension institutionnelle de premier plan au sein du bouddhisme de France et d’Europe. Et avec la prise en charge des hommages aux défunts, elle peut compter sur une fidélisation durable des laïcs qui, par leurs dons, lui permettent de subvenir à ses besoins et de réaliser ses divers projets. Notons enfin que le bouddhisme est positivement perçu en Occident. Associé au pacifisme, à la tolérance, à une dimension philosophique ou à une forme de sagesse aux valeurs humanistes, qui en ferait plus une spiritualité qu’une religion à part entière, et en cela compatible avec les valeurs occidentales contemporaines, il permet d’afficher et de revendiquer une appartenance identitaire sans crainte d’être stigmatisé.

On comprend alors l’intérêt qu’ont certaines associations militantes anti- communistes d’investir l’espace bouddhique. Bien qu’elles aient fait en partie leur deuil de la République du Sud Vietnam, il n’empêche qu’elles aspirent toujours à reprendre le pouvoir, non par les armes, mais économiquement et idéologiquement.

Au fil des décennies passées en Occident, elles ont changé leur stratégie de communication. Leurs revendications axées sur les droits de l’homme et la démocratie, qui recoupent celles de l’institution bouddhique, demeurent respectables, politiquement correct pourrait-on dire. On comprend alors qu’elles puissent légitimement trouver un espace d’expression à la pagode.

C’est donc à partir d’une posture moderne ou dans l’air du temps, que ces associations peuvent exercer un certain rapport de force à leur avantage, à travers leurs dons généreux en particulier. Elles ont en effet très largement contribué à l’édification du mémorial à Evry, tant dans le choix du lieu de mémoire que financièrement, ce qui explique en partie la situation assez paradoxale de ces inaugurations. En prenant fait et cause pour la défense des libertés religieuses, ces associations militantes parviennent en quelque sorte à infiltrer la pagode où elles peuvent diffuser leur message, pour ne pas dire leur propagande. Le bouddhisme en soi ne les intéresse pas, mais « il représente l’une des causes les plus fédératrices et l’un des arguments les plus forts pour critiquer le gouvernement vietnamien actuel »12. Les cadres des différentes associations antigouvernementales fréquentent la pagode et s’y rencontrent occasionnellement (lors des grandes fêtes : le nouvel an Tết, la fête consacré aux défunts Vu Lan, l’anniversaire de la naissance du Bouddha Vesakh…). La pagode représente pour eux une formidable vitrine. Cela est d’autant

11 Il y en a qui sont pro-gouvernementales, mais elles sont minoritaires. Le seul temple à l’époque dont la construction a été partiellement subventionnée par l’ambassade a reçu le sobriquet de « pagode d’ambassade » selon un jeu de mot vietnamien (chùa quán sứ « Pagode sise à l’emplacement de l’accueil aux anciennes ambassades chinoises à Hanoi », en inversant les mots, devient chùa sứ quán « Pagode ambassade »), et des quolibets atteignent les religieux qui y résident, appelés « bonzes d’Etat » su nhà nước. Cf. Dinh Trong Hieu, 1993, 24-25.

12 Gnaba A., 2008, 138.

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plus vrai aujourd’hui avec la grande pagode d’Evry, dont la population vietnamienne, unanimement, ne peut que s’enorgueillir13. En contrepartie, les moines, en les accueillant, bénéficient d’un soutien non négligeable, à l’échelle internationale (organisation ou participation à des congrès internationaux14), pour la défense des libertés religieuses au Vietnam. Ainsi, chacun y trouve son compte et

« instrumentalise » l’autre à sa guise.

4. Les nouvelles orientations de la communication du bouddhisme vietnamien de France

La pagode Khanh Anh légitime l’anticommunisme, puisqu’elle s’est édifiée sur ce terrain. Mais celui-ci est moins un « paradigme » idéologique que le combat d’une époque qui a toutes les chances de s’épuiser avec le temps15. Notons que dès les années 80, les bouddhistes exilés militent en premier lieu au nom des droits de l’homme et de la défense des libertés religieuses. Il y a une ligne directrice dans le processus d’implantation du bouddhisme vietnamien en France : c’est la vision bouddhiste d’une « destinée commune ». Quelle que soit l’existence d’un arrière- plan « idéologico-politique », la « destinée » des bouddhistes reste idéalement universelle. Après trois ou quatre décennies d’exil, cet idéal régulateur tend à subsumer les particularismes idéologiques, voire à plus long terme les particularismes ethniques et confessionnels.

Citons pour nous en convaincre les propos du vénérable Thich Minh Tâm, interviewé dans l’émission de télévision « Sagesses bouddhistes » en 2007, qui aborde deux sujets liés au contexte français, d’une part l’avenir de la jeunesse bouddhiste franco-vietnamienne, d’autre part le rapport qu’entretient le bouddhisme vietnamien avec les autres traditions bouddhistes de France :

« L’objectif de la pagode d’Evry, aujourd’hui, est de former des moines et des nonnes pour continuer à développer le bouddhisme vietnamien en France. (…) La pagode favorise les activités religieuses et sociales pour les jeunes Vietnamiens. Ces enfants, nés en France, devraient pouvoir garder leurs traditions culturelles et religieuses. (…) Il devient difficile pour les enfants élevés en France de comprendre la langue, la culture vietnamienne et la religion bouddhiste. »

13 Notons que les habitants d’Evry, en général, partagent le même enthousiasme.

14 Par exemple l’avl (l’Alliance Vietnam Liberté, une émanation du fln) prend régulièrement contact avec des organisations internationales comme l’Asia Watch, Freedom House, Reporters Sans Frontières, Amnesty International. Elle a été en outre plusieurs fois entendue par le Parlement américain, lors de séances d’audit concernant les libertés religieuses. En France, elle a reçu le soutien d’Alain Madelin qui a pu, durant un voyage qu’il fit au Vietnam en août 2000, rencontrer trois dissidents. Cf. Gnaba A., 2008, 95.

15 Tout dépendra aussi, comme en Chine, de l’évolution du régime communiste, notamment des effets de la libéralisation économique sur le système politique.

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« Oui, pour nous c’est un plaisir d’assembler toutes les traditions bouddhistes à la pagode d’Evry, parce qu’elles ont un seul but : le Bouddha et son enseignement, c’est-à-dire résoudre les douleurs de la personne sur la terre. »16

Il est intéressant aussi de voir comment la nouvelle pagode vietnamienne d’Evry est perçue par les autres courants bouddhistes. Voici un témoignage de M. Jampal Chosang, représentant du dalaï-lama en France, interviewé dans la même émission :

« Le dalaï-lama est considéré comme le leader mondial du bouddhisme, pas seulement des Tibétains. C’est pourquoi la communauté vietnamienne l’a invité à venir dans sa pagode d’Evry (pour la bénédiction en 2006 de la grande statue du Bouddha, pièce maîtresse de la pagode – elle mesure quatre mètres de haut, pèse cinq tonnes et est recouverte de feuilles d’or). Quels que soient les sujets, il ne dit jamais que seuls les Tibétains ont le droit de vivre en paix, mais que le monde entier devrait vivre en paix. Il dit que chaque problème devrait être réglé pacifiquement (notons une similitude de destin entre les bouddhistes vietnamiens et tibétains qui crée des liens forts entre la communauté vietnamienne et le dalaï-lama). Le Bouddha montre la voie à suivre, son enseignement rassemble, au-delà des singularités culturelles, toutes les traditions bouddhistes. La grande pagode Khanh Anh d’Evry est aujourd’hui une nouvelle porte qui s’ouvre sur le chemin de l’Eveil. »17

La mémoire s’envisage dans le long terme. Ce dimanche de novembre 2006, la pagode ne fait que prendre en charge la mémoire des soldats de l’armée sud- vietnamienne18 dans une perspective d’intégration et d’unification mémorielle. On peut y voir un dédommagement moral pour les patriotes de l’ancienne République, une inscription dans la mémoire pour panser les plaies. L’inscription « Aux héros de la République du Vietnam » pose évidemment quelques problèmes, car l’extrême conviction dont font preuve les éternels patriotes est pour le moins surprenante, et que cela se fasse à Evry, assez déconcertant pour l’observateur. Mais finalement, peu importe la formalisation de l’événement, elle est ponctuelle et circonstancielle.

Qui se souviendra de cette mise en scène dans vingt ans, et se réclamera encore de cette République tombée au rebut de l’histoire tourmentée du Vietnam ? Ce patriotisme, en terre d’exil, indissociable d’une thématique de la « résistance nationale », fer de lance des associations antigouvernementales, ne relevait-il pas déjà d’une « fiction politique » il y a vingt ou trente ans19?

16 Propos de Thich Minh Tâm, invité de l’émission de télévision « Sagesses bouddhistes » sur France 2, le 11 novembre 2007, cf. site internet : http://www.bouddhisme-France.org/voix-bouddhistes/detail-des- emissions/071111.htm

17 Propos de Jampal Chosang recueillis dans l’émission de télévision « Sagesses bouddhistes » sur France 2, consacrée au vénérable Thich Minh Tâm, le 11 novembre 2007, cf. site internet : http://www.bouddhisme-France.org/voix-bouddhistes/detail-des-emissions/071111.htm

18 Enrôlés pour la plupart, ils n’y allaient pas de gaîté de cœur. Et c’était évidemment pareil de l’autre côté.

19 Le Huu Khoa, 1985, p. 235.

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La pagode est donc un lieu de réconciliation des différentes sensibilités et un vecteur d’élargissement et d’unité pour la communauté vietnamienne de France et à l’étranger. Elle répond de façon pertinente à la question inhérente au contexte migratoire : comment trouver de nouvelles ressources symboliques hors du Vietnam ? Notons que le mémorial, qui rend très explicitement hommage aux boat people20 (« Aux boat people disparus en quête de liberté ») fait l’objet d’un consensus mémoriel, aussi bien à l’intérieur de la communauté qu’à l’extérieur.

Dans tous les pays d’accueil, les mémoriaux pour les boat people sont des lieux de mémoire fédérateurs. Faisant immédiatement penser à un bateau, symbole de l’exil – assez plastique –, il peut par ailleurs être interprété de différentes manières. Les militaires et représentants officiels de l’ancienne République sont donc loin d’en avoir l’exclusivité. Enfin, faire référence aux « Ancêtres bâtisseurs et défenseurs de la patrie », vouloir s’inscrire dans leur sillon millénaire, c’est inconsciemment admettre qu’au-delà de tous les aléas de l’histoire vietnamienne, de tous les facteurs de scission, il existe un vecteur de continuité. Et en définitive, le message ultime communiqué à l’issu des célébrations, c’est que la pagode d’Evry incarne désormais ce lieu de la continuité. Par conséquent, l’idée d’un pouvoir d’assignation des associations militantes sur la mémoire des exilés, via une instrumentalisation de la pagode en tant qu’espace de communication, n’a pas vraiment lieu d’être.

Conclusion

La pagode a vocation à intégrer toutes les mémoires21 particulières issues de l’exil, en somme tous les ancêtres. Après plusieurs décennies, l’épreuve du temps montre qu’elle apporte un véritable projet d’avenir pour une « communauté bouddhiste vietnamienne » de France, sans doute le seul en mesure de combiner les domaines spirituel, socio-culturel, eschatologique et politique, quels que soient les clivages générationnels, idéologiques et de classes sociales.

Le véritable enjeu communicationnel à l’avenir se situe probablement à un autre niveau que celui de la mémoire. L’affiliation du bouddhisme vietnamien de France à une Eglise Bouddhique transnationale conservant son assise symbolique au Vietnam (le Quatrième Patriarche de l’Eglise Bouddhique Unifiée, Thich-Huyên- Quang, demeurant au Vietnam) a engendré une situation paradoxale : le bouddhisme vietnamien est la forme de bouddhisme la plus répandue en France aujourd’hui (300000 exilés potentiellement bouddhistes qui représentent 60% des bouddhistes de France), mais aussi la plus méconnue, en raison de son communautarisme. Pourtant, avec l’essor du bouddhisme de France, il a son rôle à jouer, notamment au sein d’une institution comme l’UBF (Union des Bouddhistes de France)22. C’est pour

20 D’autant plus que parmi eux, il y avait aussi des Nord-Vietnamiens.

21 La mémoire d’après 1954, au sud du 17ème parallèle.

22 La création de l’UBF en 1986 a été un événement institutionnel marquant pour le bouddhisme de France. C’est une fédération de toutes les tendances bouddhistes – à l’exception de la Soka Gakkai. Son

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cette raison que l’on devrait assister dans les années à venir, de la part des religieux de la pagode, à la mise en œuvre d’une nouvelle stratégie de communication davantage tournée vers la société d’accueil, ne serait-ce que pour faire valoir la place conséquente du bouddhisme vietnamien au sein du bouddhisme de France.

Références

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Le Huu, K. (1985). Les Vietnamiens en France. Insertion et identité. Paris : l’Harmattan.

Liogier, R. (2004). Le Bouddhisme mondialisé. Une perspective sociologique sur la globalisation du religieux. Ellipses.

but avoué dès sa fondation était d’obtenir une représentativité auprès des pouvoirs publics (volonté de prises de position dans divers domaines : problèmes culturels, sociaux, bioéthiques…). Cette stratégie va très vite porter ses fruits, puisque dès 1988, le ministère des Affaires Sociales et de l’Emploi a attribué un siège d’administrateur du Culte bouddhiste au Conseil d’Administration de la Caisse Mutuelle d’Assurance-Maladie des Cultes (la CAMAC), ainsi qu’un siège d’administrateur titulaire du Culte bouddhiste à la Caisse d’Assurance-Vieillesse des Cultes (CAMAVIC). Suivra la nomination d’aumôniers des prisons bouddhistes. Le président de l’UBF, Jacques Martin, annoncera fièrement dans sa chronique mensuelle, que l’UBF était maintenant officiellement « le représentant du bouddhisme vis-à- vis des autorités compétentes, au même titre que la Conférence épiscopale, le Consistoire israélite, la Fédération protestante de France et l’Institut musulman de la Mosquée de Paris ». De nos jours, l’UBF bénéficie d’un temps télévisuel sur la chaîne publique France 2 tous les dimanches matin. D’autres organismes sont venus concurrencer l’UBF, tels que l’UBP, l’Université Bouddhiste de Paris, qui deviendra l’UBE, l’Université Bouddhique Européenne, parrainée par l’UNESCO, dont les dirigeants entendent promouvoir une voie bouddhiste en dehors des fantasmes occidentaux, critique vis-à-vis de la ligne intimiste de l’UBF. Cf. Lioger R., 2004, 244, 245.

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Références

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