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Comment naissent les perles? Échanges marchands et transferts de savoir, de l océan Indien à la Méditerranée

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Academic year: 2022

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Comment naissent les perles ? Échanges marchands et transferts de savoir, de l’océan Indien à la Méditerranée

Pierre Schneider

To cite this version:

Pierre Schneider. Comment naissent les perles ? Échanges marchands et transferts de savoir, de

l’océan Indien à la Méditerranée. Topoi Orient Occident. Supplément, Association des amis de la

Bibliothèque Salomon Reinach. Lyon, 2017, 15, pp.101-117. �hal-03577293�

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Comment naissent les perles ? Échanges marchands et transferts de savoir, de l’océan Indien à la Méditerranée

Pierre Schneider Université d’Artois

Univ. Artois, UR 4027, Centre de Recherche et d’Etudes Histoire et Sociétés (CREHS), F- 62000 Arras, France

Introduction

À l’époque hellénistique, l’élargissement de l’horizon permis par l’expédition d’Alexandre le Grand a enclenché une nouvelle dynamique des échanges entre Méditerranée et mer Érythrée – i.e. les différents secteurs de l’océan Indien occidental. L’arrivée de Rome sur le littoral de la mer Rouge lui a donné une ampleur exceptionnelle, pour de longues décennies. Il est inutile de revenir ici sur les grandes questions relatives à ce sujet –la chronologie, les routes, les acteurs des échanges etc. – : elles ont fait l’objet d’excellentes études1. Dans cet article, on s’intéressera seulement à un produit spécifique de ces échanges, les perles de l’océan Indien. Il y a beaucoup à dire sur cette admirable création de la nature,

particulièrement en ce qui concerne le volet économique et social. Ce ne sont toutefois pas ces points qui feront la substance de cet article, mais bien plutôt celle des interactions culturelles dont cet objet, admirable production d’un simple coquillage, fut le support et le vecteur.

Il est indiscutable que la naissance d’un goût pour les perles dans le monde méditerranéen est un

« transfert culturel », une forme d’ « acculturation »2 dont nous sommes, aujourd’hui encore, les héritiers.

En effet, il ne fait pas de doute que, sous l’effet de contacts dont nous ignorons les modalités – probablement furent-il progressifs et répétés–, certains Méditerranéens adoptèrent un objet que, bien avant eux, divers peuples du Proche-Orient et de l’Inde recherchaient avec ardeur3. Mais, et c’est l’objet de cet article, l’acculturation ne s’était pas limitée à l’adoption – par les femmes – d’un objet destiné à la parure et à l’affichage social4. Face à l’énigme que représentait la perle – comment une telle merveille pouvait-elle se former à l’intérieur d’un coquillage ? –, les Méditerranéens importèrent, en même temps que l’objet, des explications originaires du golfe Arabo-Persique et/ou de l’Inde. Celles-ci furent adoptées, dans les limites de leur compatibilité avec les modes de raisonnement propres à l’homme méditerranéen, car, comme l’écrivent Will et Orrieux – certes dans un tout autre contexte – l’acculturation est sélective5.

1 On peut citer le dernier ouvrage en date : DE ROMANIS &MAIURO 2015.

2 On a reproché à ce terme d’être chargé de connotations « colonialistes ce qui lui vaut d’être peu utilisé aujourd’hui, voire banni» (voir DAN &QUEYREL 2014, p. 241, et, plus largement, p. 240-243). C’est oublier qu’il était utilisé par Éd. Will – auquel on peut difficilement prêter des perspectives « colonialistes » – dans ses admirables analyses (voir en particulier, WILL &ORRIEUX 1986, p. 120-136).

3 Voir, par exemple, Athénée de Naucratis, Deipn. 3, 45 (= Charès de Mitylène, FGrH 125 F3) : « Charès de Mitylène [l’un des proches d’Alexandre], dans le livre VII de son Histoire d’Alexandre, dit : ‘On pêche, dans la mer Indienne, de même aussi qu’en Arménie [Carmanie ?], en Perse, en Susiane et en Babylonie, un <coquillage> qui ressemble beaucoup à l’huître. Celui-ci est gros et allongé, et il contient en lui une chair abondante et blanche, à l’odeur très agréable. Ils [sc. les indigènes] extraient de ceux-ci des os [ou : « noyaux » ?] blancs qu’ils appellent margaritês ; ils confectionnent avec ceux-ci de petits colliers ainsi que des bracelets de poignet et de cheville, que les Perses, les Mèdes et tous les habitants de l’Asie recherchent beaucoup plus que les objets faits en or. »

4 Quelques documents indiquent assez clairement que les hommes, en Asie, portaient des perles. Quinte-Curce décrit la reddition du roi indien Sophites à Alexandre en ces termes : « Son vêtement, qui recouvrait aussi ses jambes, était rehaussé d’or et de pourpre ; il avait fait enchâsser des pierres précieuses à ses sandales d’or ; ses bras ainsi que ses avant-bras étaient aussi ornés de perles (margaritis).À ses oreilles pendaient des pierres d’une blancheur et d’une grosseur remarquables [insignes candore ac magnitudine lapilli = des perles] ; des béryls agrémentaient son sceptre d’or. » (Quinte-Curce, Hist.Alexandri, 9, 1, 29-30). Les autres sont plus tardifs, par exemple Tertullien, De cultu feminarum, 1, 7, 2 : « Si on [sc. les Mèdes, les Parthes et d’autres peuples] en a, ce n’est guère pour l’ostentation. Les émeraudes sont cachées dans leurs ceinturons et dans leurs colliers ; seule leur épée sait qu’il y a des cylindri [une gemme] sur le fourreau, cachés dans le pli du vêtement ; quant aux perles fixées à leurs demi-bottes, elles veulent émerger de la boue. » Voir aussi, pour le 6e siècle p.C., Procope de Césarée, De bellis, 1, 4, 14 ; 1, 17, 26-28). Ces quelques documents laissent néanmoins penser que les perles étaient en usage chez les hommes au Moyen Orient et en Inde dès l’époque antique.

5 WILL &ORRIEUX 1986, p. 121.

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Observations préliminaires

Avant d’entrer dans le sujet proprement dit, il convient de développer brièvement deux points essentiels pour la bonne intelligence de l’exposé : d’une part, la nature et l’origine des margarita importés dans le monde méditerranéen ; d’autre part, la chronologie de la consommation à Rome et dans le monde romain.

L’objet dont il est question ici est la perle produite par différentes espèces de mollusques appartenant aux genres Pinctada et Pteria. On les appelle couramment huîtres perlières. Les perles sont le résultat d’un phénomène de bio-minéralisation, c’est-à-dire d’un mécanisme de défense de l’animal contre l’intrusion d’un corps étranger : celui-ci est progressivement enveloppé d’une multitude de couches de nacre, c’est-à-dire de cristaux d’aragonite liés entre eux par des bio-polymères. S’il n’est pas rare de trouver un tel objet dans un coquillage, très peu de perles cependant correspondent à ce qui est recherché par les hommes en termes de forme, de régularité, de volume, de brillance, d’orient – i. e. l’irisation naturelle de la nacre – et de couleur : beaucoup sont petites, irrégulières et d’un éclat médiocre.

Durant des siècles, on a pêché des huîtres perlières dans différentes parties de l’océan Indien occidental. Les Méditerranéens de l’Antiquité, quant à eux, se sont approvisionnés dans les deux plus grandes régions de production : le golfe Arabo-Persique – dans sa moitié méridionale – et le golfe de Mannar, un secteur partagé entre l’Inde du Sud et le Sri Lanka. Il est pratiquement assuré que la mer Rouge n’a pas été un marché pour les emporoi venus du monde méditerranéen6. On entend parler, dans les sources antiques, de perles produites par des coquillages marins en Bretagne. Celles-ci provenaient, en réalité, de mollusques d’eau douce (Margaritifera margaritifera), que l’on peut trouver jusqu’aux embouchures des rivières. Elles ont vraisemblablement été ignorées des Grecs du monde hellénistique.

Quant aux Romains, ils les plaçaient en dessous des perles de l’océan Indien. À lire Tacite, elles ne semblent pas avoir été une marchandise particulièrement recherchée, par comparaison avec celles de l’océan Indien :

La Bretagne produit de l'or, de l'argent, et d'autres métaux : c’est la récompense de la victoire. Quant à l'Océan, il donne des perles, mais un peu sombres et plombées [littéralement: « d’une couleur bleuâtre »,

« livide »]. Certains pensent que les pêcheurs manquent d’habileté. En effet, dans la mer Érythrée, on les arrache des rochers, vivantes et animées, alors qu’en Bretagne on ramasse celles qui ont été rejetées. Mais, à mon avis, c’est plus une défaillance de la nature à l’égard des perles qu’un défaut d’avidité de notre part7. C’est avec Alexandre le Grand et ses compagnons que le mot margaritês – un terme sans doute d’origine perse8 – et la chose qu’il désigne sont portés à la connaissance des Grecs. Pour les Gréco- Macédoniens, cependant, la perle n’est guère plus qu’une donnée d’ethnographie et d’histoire naturelle que l’on consigne parmi bien d’autres. Voici, par exemple, ce qu’écrit Théophraste, qui puise à un ou plusieurs de ces auteurs :

Parmi les pierres recherchées [i.e. par les peuples d’Asie], il y a aussi celle que l’on appelle margaritês. Elle a un éclat naturel. On confectionne de précieux colliers avec celle-ci. Elle se trouve dans un coquillage semblable aux pinnai. L’Inde ainsi que certaines îles de la mer Érythrée [ici : le golfe Arabo-Persique] en produisent.9

6 Ce point est développé dans la monographie à paraître : P. Schneider, Margarita. Perles et nacre, de l’océan Indien à la Méditerranée (Brepols).

7 Tacite, Agricola, 12, 10-12 (traduction par E. de Saint-Denis, modifiée). Le texte nécessite quelques éclaircissements – on n’oubliera pas que, pour les Anciens, les perles de Bretagne proviennent de l’océan. Tacite rejette l’explication de ceux qui attribuent l’infériorité des perles de Bretagne à une déficience des producteurs, lesquels ramasseraient des perles dégradées au lieu de plonger pour aller les chercher. C’est plutôt la Nature qui est responsable : elle n’a pas offert aux perles de l’océan occidental les conditions leur permettant d’acquérir la beauté de celles de la mer Érythrée – i.e. du golfe de Mannar et du golfe Arabo-Persique.

8 ROMMEL 1930, c. 1682 ; CHANTRAINE 1974, s.v. « μαργαρίτης ».

9 Théophraste, De lapid. 6, 36-37.

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Peu de temps après, Mégasthène apporte des compléments d’information sur les perles10. Celles-ci sont toujours considérées comme un objet propre aux Indiens, aux Perses et à quelques autres peuples.

C’est seulement à partir du 2e siècle a.C. que le monde hellénistique donne des signes certains d’un intérêt pour la perle11. Mais si l’on n’a aucune raison de douter du développement d’un goût grec pour les perles, cela n’est en rien comparable à ce qui a touché le monde romain, lequel voit surgir ce qu’il faut bien appeler une mode. Le caractère exceptionnel de ce qui s’est passé à Rome et en Italie nous est garanti, de façon indirecte, par le témoignage de Pline l’Ancien. En effet, la vigueur de la demande romaine – s’ajoutant au goût pour les perles de choix – est responsable, dit l’auteur, l’apparition d’un nouveau nom, latin, lequel prend place à côté du nom « barbare » traditionnel (margarita) :

Leur [sc. des perles] qualité tient entièrement à leur blancheur, à leur grosseur, à leur rondeur, à leur poli, à leur poids ; ces choses se rencontrent si rarement qu'on ne trouve jamais deux perles semblables; d'où le nom d'unio que le luxe (deliciae) romain leur a sans doute donné ; en effet, ni chez les Grecs ni même chez les Barbares, qui les ont découvertes, elles n'ont d'autre nom que celui de margarita12.

Face à ce phénomène remarquable, plus d’une fois qualifié de « folie » (insania) par les auteurs du temps13, Pline estime nécessaire d’en exposer la genèse et le développement :

Fenestella [historien romain du début de l’époque impériale] rapporte que les perles sont devenues à Rome d'un usage commun et fréquent après la soumission d'Alexandrie, mais qu’elles ont fait leur apparition pour la première fois vers le temps de Sylla – elles étaient alors petites [minutas] et médiocres [ou : « bon marché » ; « de peu de valeur » – viles – ], erreur manifeste, car Aelius Stilo [grammairien romain, actif à la fin du 2e siècle et au début du 1er siècle a.C.] signale que, vers l’époque de de la guerre de Jugurtha, le nom d'uniones a été, précisément à ce moment, donné aux très grosses perles14.

Ce document est source d’embarras pour l’historien d’aujourd’hui, qui se trouve très démuni pour intervenir dans le débat que Pline tranche – probablement correctement, comme on va le voir. Trois repères chronologiques sont donnés : 1) l’annexion de l’Égypte lagide ; 2) l’époque de Sylla (décennie 80 a.C.?) ; 3) l’époque de la guerre de Jugurtha (111-105 a.C.). En s’appuyant sur l’argument linguistique, Pline fait remonter à la fin du 2e siècle a.C. non seulement la connaissance des perles par ses concitoyens, mais surtout le très grand intérêt qu’ils leur portaient, puisqu’ils recherchaient déjà de belles pièces pour lesquelles ils avaient inventé le mot uniones15. Il est effectivement prudent de penser que la formation du goût des Romains, et conséquemment la mode des perles, commence à ce moment. Si l’on choisissait une chronologie plus tardive, l’on comprendrait moins pourquoi, durant sa préture de 74 a.C, Verrès faisait main-basse sur tout ce qu’il pouvait prendre, perles comprises :

Tous ceux qui arrivaient en Sicile et qui étaient un peu mieux pourvus, il prétendait qu’ils étaient des soldats de Sertorius et qu’ils fuyaient de Dianium. Ceux-ci, pour détourner le danger, présentaient les uns de la pourpre tyrienne, les autres de l’encens, des parfums, des étoffes de lin, d’autres encore des pierres précieuses et des perles, quelques-uns des vins grecs et des esclaves asiatiques à vendre, de sorte que l’on comprenait, à partir des produits, de quelle contrée ils arrivaient par la mer16.

Les perles sont, dès cette époque, des produits à haute valeur marchande, ce qui s’accorde

médiocrement avec le propos de Fenestella. En revanche on peut suivre avec confiance cet auteur – ainsi

10 Arrien, Ind. 8, 8-13 (= Mégasthène, FGrH 715 F13a, sauf le §9).

11 Voir P.Paris.10 = UPZ 1. 121 = S. Hunt et C.C. Edgar, Selected Papyri, 2, n. 234 (156 a.C. - Memphis) : avis de recherche de l’esclave Hermon, qui s’est enfui avec huit octadrachmes d’or frappé et dix perles.

12 Pline l’Ancien, 9, 112 (traduction E. de Saint-Denis).

13 Voir, par exemple, Sénèque, De benef. 7, 9, 4 : « Ce que je vois, c’est que l’on n’achète pas une perle par oreille, car désormais les oreilles sont entraînées à porter une charge : on joint les perles entre elles et on en pose d’autres au-dessus des deux première. La folie des femmes (muliebris insania) n’aurait pas suffisamment surpassé celle des maris si deux ou trois patrimoines n’avaient pas été suspendus à chacune de leurs oreilles. »

14 Pline l’Ancien, 9, 123 (traduction E. de Saint-Denis).

15 En réalité, le nom margarita était également donné aux très belles perles.

16 Cicéron, In C. Verrem, actio secunda 5, 146.

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que Pline – lorsqu’il rapporte que l’annexion de l’Égypte a fait passer la consommation romaine à une autre échelle. Il est certain que la modification du rapport de force dans la mer Rouge instaurée par Auguste, la fluidification du échanges – de moins en moins d’emporoi craignent de franchir le détroit de Bab al-Mandab, autrement dit de se lancer sur la route de l’Inde du Sud17 –, et sans doute la capacité des producteurs à répondre à la demande romaine, permettent une croissance de la consommation. Bien plus : il n’est pas interdit de parler, puisque Pline ne s’y oppose pas (promiscuum ac frequentem usum) d’une certaine démocratisation de la perle.

Acheter, consommer, comprendre

Qu’est-ce qu’une perle pour un Méditerranéen de l’Antiquité ? Ce problème est abordé, de façon plus ou moins détaillée, dans divers documents. On peut se référer, entre autres exemples, aux

jurisconsultes lesquels devaient parfois trancher des litiges relatifs à la transmission de parures féminines.

Voici ce que l’on peut lire dans un passage du Digeste rapportant l’opinion de Sabinus, un juriste du 1er siècle p.C. :

Dans ses livres consacrés à Vitellius, Sabinus rapporte que Servius distinguait les gemmes (gemmae) – des matières translucides (perlucidae materiae) : par exemple les émeraudes, les chrysolithes, les améthystes – des pierres (lapillis), d’une nature opposée aux matériaux précédents (par exemple, l’obsidienne, les vejentani). Quant aux perles (margaritas), Sabinus dit, dans le même passage, qu’il est passablement établi qu’elles n’appartiennent ni à la catégorie des gemmes ni à celles des pierres, car la croissance et la coalescence de la perle se fait dans la mer Érythrée (quia concha [ici un synonyme de « perle »] apud Rubrum mare et crescit et coalescit). Les vases murrins, d’après les écrits de Cassius, n’appartiennent pas à la catégorie des gemmes18.

D’un autre point de vue, Ulpien, un juriste de l’époque des Sévères, écrit :

Les perles montées ou les autres pierres – sous réserve qu’elles puissent être démontées –, il faut le dire, appartiennent à la catégorie des bijoux. Même si on les démonte pour les ouvrager <différemment>, elles appartiennent à la catégorie des bijoux. Des pierres, des perles ou des gemmes à l’état brut ne seront pas classées comme bijoux, à moins que le testateur en ait décidé autrement, voulant que des matériaux qu’il avait destiné à être des bijoux soient considérés comme tels et appelés ainsi19.

D’un côté, les perles sont entièrement distinguées des gemmes, du fait qu’elles sont le produit d’un être vivant ; d’un autre côté, et dans une logique différente – il s’agit cette fois-ci de définir le statut des éléments composant un bijou –, les perles et les pierres précieuses ne sont pas distinguées les unes des autres. Ces documents reflètent les problèmes que pose cette double nature qui rend la perle unique et énigmatique. En effet, d’un côté, la perle est une sorte de gemme – genus gemmae, comme le dit Ammien Marcellin20. Dès les premières lignes de son exposésur les perles, Pline l’Ancien rappelle que les hommes et les femmes en ornent leurs oreilles, leurs mains et le reste de leur corps (manibus, auribus, capite totoque corpore a feminis juxta virisque gestarentur21). D’un autre côté, cette « pierre » est produite par un mollusque vivant (origo atque genitura conchae sunt22). De fait, comme le résume un scholiaste de Perse, la perle est une gemme créée par le vivant (gemmae genus, quod in conchis nascitur23) : ce « petit caillou » qui se forme dans le coquillage participe à la fois de la nature animale et de la matière inanimée (cum materia in qua margaritum nascitur animalis, ipse autem calculus qui nascitur inanimalis sit24).

17 Strabon, 2, 5, 12 ; 17, 1, 13.

18 Digeste, 34, 2, 19, 17-19, Mommsen vol. 2, p. 151 (Ulpianus libro vicensimo ad Sabinum).

19 Digeste, 34, 2, 25, 11, Mommsen vol. 2, p. 153 (Ulpianus libro quadragesimo quarto ad Sabinum).

20 Ammien Marcellin, Hist. 23, 88.

21 Pline l’Ancien, 9, 105.

22 Pline l’Ancien, 9, 107.

23 Scholie de Perse (Satur, 2, 66). C’est d’ailleurs pour cette raison que Pline l’Ancien traite des perles dans le livre 9 de l’Histoire naturelle, consacré aux animaux marins, et non dans le livre 37, consacré aux pierres précieuses.

24 Flavius Sosipater, Artis grammaticae, p. 72 (ce grammairien du 4e siècle p.C. discute du genre à attribuer au nom « perle » : faut-il dire margarita ou margaritum ?). N.b. : le savoir grec et romain a connaissance d’autres

« pierres » qui se forment dans le corps de certains animaux, mais elles relèvent du genre des paradoxa et n’ont

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La question se posait donc de comprendre comment un coquillage vivant pouvait produire cette simili-gemme. On imagine mal les premiers observateurs des perles de l’océan Indien, à savoir les Gréco- Macédoniens de l’expédition d’Alexandre, laisser de côté cette énigme de la nature. On les a vus plus d’une fois engager la force du raisonnement rationnel dans la compréhension des phénomènes nouveaux qui s’offraient à eux, y compris les plus insolites25. Il en a été de même pour la margaritês. Le problème fut abordé et rapidement résolu, tout au moins par certains d’entre eux – en effet, dans l’état actuel de la documentation, il semble que l’origine de la perle n’ait pas suscité l’intérêt de Néarque26. Ils avaient comparé la perle avec d’autres cas connus de matière dure présente au sein de tissus vivants. Ainsi Androsthène de Thasos – qui était passé en 324 a.C. à Tylos / Bahrain, un grand centre perlier27 – avait fait la comparaison avec un corps dur que l’on pouvait observer dans les muscles des porcs, le « grêlon » du porc (ἡ δὲ λίθος γίνεται ἐν τῇ σαρκὶ τοῦ ὀστρέου, ὥσπερ ἐν τοῖς συείοις ἡ χάλαζα)28. On voit aussi Charès (supra, n. 3) comparer la perle à un os, ou un noyau, sans détails supplémentaires. En l’absence de possibilité d’observation – comment, en effet, suivre la formation de la perle ? – les Gréco-Macédoniens avaient eu recours au raisonnement kat’analogian, un outil heuristique situé à mi-chemin entre la pure conjecture (stokhasmon) et la preuve par l’observation (autopsia). En d’autres termes, l’analogie est une première forme d’explication : selon les points de vue, la perle fait partie de la constitution même de l’animal – comme le noyau d’un fruit – ou manifeste un désordre physiologique – comme le grêlon du porc. Tout ceci démontre que Charès et Androsthène avaient une approche rationaliste au sujet de la perle. La question de l’origine et de la formation était résolue, certes simplement, mais sans embarras.

Ces approches rationalistes avaient leurs limites. Ainsi, la théorie de Charès – qui semble

réapparaître chez Mégasthène (τῷ δὲ ὀστέῳ ἐς κόσμον χρῆσθαι – supra, n. 10) – était défendable tant que l’on se contentait d’une vision superficielle des choses. Comme les explications d’Androsthène, elle se concentrait seulement sur la matière, négligeant plus ou moins la forme, la couleur et l’orient. Ces idées n’avaient de valeur qu’aussi longtemps que la perle était considérée comme un produit qui intéressait seulement les Barbares admirateurs de cette pierre (τῶν θαυμαζομένων δὲ λίθων). Dès lors que les Méditerranéens commencèrent à apprécier cette gemme et à devenir à leur tour acheteurs et

consommateurs, ces explications sommaires étaient vouées à être remplacées. En effet, l’introduction d’un objet sur le marché entraîne nécessairement des questions sur sa nature, son origine, sa production, sa transformation etc. Ceci semble être une évidence encore plus criante quand la perle devint cet objet ardemment recherché à Rome, dont une gamme variée était offerte à la vente. Il fallait non seulement la rendre moins énigmatique dans son origine, mais encore trouver une explication à la diversité de ses aspects – forme, couleur, orient etc. Un tel questionnenement, on le comprend aisément, ne préoccupait pas les amis d’Alexandre.

Ces explications, nous les trouvons chez Pline l’Ancien, témoin de la demande et de la

consommation intenses de ses concitoyens, dans l’Urbs comme en Italie – les trouvailles faites dans les villas vésuviennes en font foi29. Il n’y a pas, dans la documentation actuelle, d’exposé plus complet :

Ce sont des coquillages qui engendrent et créent <les perles>, lesquels ne diffèrent pas beaucoup des huîtres. Quand dans l’année le moment de la conception les stimule, elles s'ouvrent par une sorte de baillement et se remplissent, dit-on, d'une rosée fécondante ; après gestation, elles mettent bas et la progéniture de ces coquillages sont les perles, qui diffèrent selon la rosée absorbée. Si une rosée pure a pénétré, elles sont blanches d’aspect ; mais si elle est trouble, le produit est également sali ; si le temps est

aucune signification en termes d’échanges et de consommation dans le monde méditerranéen : voir, par exemple, la drakonitis, prélevée dans la tête des serpents (Philostrate, V.A. 3, 6-8), ou encore la chelonia, qui serait l’œil d’une tortue marine (Pline l’Ancien, 37, 155).

25 Voir l’exemple des mangroves de l’océan Indien : les compagnons d’Alexandre essaient de rendre compte d’un phénomène anormal, à savoir d’arbres prospérant dans un substrat saumâtre, qui, normalement, devrait les faire périr (SCHNEIDER 2006,p. 217-218).

26 Voir ROMMEL 1930, c.1693.

27 Il avait été chargé par Alexandre le Grand d’explorer la rive occidentale du golfe Arabo-Persique.

28 Athénée, Deipn. 3, 45 = Androsthène de Thasos, FGrH 711 F1. Le « grêlon » est la manifestation d’une affection appelée « ladrerie » (cysticercose), qui touche le porc et l’homme. Les œufs du ver parasite Taenia solium éclosent dans l’intestin. Ensuite, les vers migrent, portés par la circulation sanguine, vers les muscles, l’œil et le système nerveux central. Là, les vers s’enkystent sous forme de nodules durs (cysticerques).

29 Voir, par exemple, D’AMBROSIO 52, n°8 & 9 ; 53, n° 10 à 13.

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menaçant, il est terne. Car la conception dépend de celui-ci et les perles sont plus liées à l'état du ciel qu'à celui de la mer ; elles sont de la couleur des nuages ou bien d’une couleur pure, prise à la lumière du matin.

Si les coquillages sont rassasiés quand il le faut, les perles grossissent aussi ; mais se des éclairs se

produisent, les coquilles se ferment et se réduisent comme si elles jeûnaient ; si, de plus il tonne, apeurées et brusquement renfermées, elles produisent ce qu'on appelle des physemata [approximativement :

« boursouflure »], qui ressemblent à des bulles creuses, sans matière ; ce sont les produits avortés des coquillages. (…) Que, par suite d’une telle affinité avec les conditions atmosphériques (caelum), le soleil les roussisse et les hâle comme le corps humain me laisse admiratif. Aussi les perles du grand large conservent-elles le premier rang, immergées trop profondémentpour que les rayons du soleil pénètrent.

Cependant elles jaunissent en vieillissant et la vieillesse ainsi que les rugosités les rendent mornes ; ce vif éclat que l'on recherche ne dure que lorsqu'elles sont jeunes. Elles s'épaississent aussi en vieillissant et adhèrent aux coquilles ; on ne peut les en détacher qu'à la lime30.

Ce n’est pas le lieu ici de commenter en détails ce passage. Seuls doivent être mis en valeur les points qui intéressent le présent article, et tout d’abord le fait que ce passage, en apparence une collection de mirabilia distrayants, est au contraire organisé et systématique dans son intention explicative : l’exposé de Pline forme un tout cohérent, dans lequel la lumière et l’eau sont les principes fondamentaux

permettant de comprendre la formation des diverses qualités de perles offertes sur le marché. Pour ce faire, Pline distingue deux périodes durant lesquelles les qualités et défauts de celles-ci se forment : le moment de la « conception », puis celui du développement dans le coquillage vivant31. Le contenu de son exposé peut être présenté de façon synoptique dans le tableau suivant :

« Conception »

Absorption par le coquillage d’une goutte de rosée contenant une lumière pure. ➔

Perle parfaite – i.e. de forme sphérique, ou en forme de « goutte »32 ; couleur et orient de premier choix.

Absorption par le coquillage d’une goutte de rosée contenant une lumière médiocre – présence de nuages.

Perle terne, de couleur médiocre, ou sans irisation – alors même que sa forme pourrait être acceptable.

« Croissance »

Manque de nourriture33.

Petite perle – défaut pouvant affecter une perle ayant par ailleurs une belle couleur, brillance, orient etc.

Développement perturbé par les orages. ➔ Perle petite, ou irrégulière – i.e. perle baroque.

Développement perturbé par le tonnerre. ➔ Perle boursouflée et creuse34.

Vieillissement. ➔ Perle jaunâtre

Vieillissement. ➔ Perle collée à la coquille – i. e. « blister »35. Développement en eaux peu profondes –

action de la lumière. ➔ Moindre qualité – éclat, couleur – des perles qui ne sont pas pêchées en eaux profondes.

30 Pline l’Ancien, 9, 107-109 (traduction d’E. de Saint-Denis, légèrement modifiée).

31 Dès lors qu’il est admis que la perle est la production interne d’un être vivant – et non un accident extérieur, tel un parasite – le modèle de la « conception » est viable : autrement dit, l’huître reçoit comme une goutte de semence qui se développe – c’est la perle – ; le stade ultime du développement est la solidification sous forme de

« gemme ».

32 Ces perles en forme de « poire », ou de « goutte » étaient très prisées. Elles portaient le nom d’elenchus (Pline l’Ancien, 9, 113).

33 Ce défaut n’est pas explicitement mentionné par Pline mais se déduit du texte.

34 Cet accident est, en réalité, produit par les gaz de décomposition d’un animal mort – par exemple, un poisson minuscule – autour duquel s’est développée une perle.

35 Les « blisters » – « cloque » – sont provoquées par le déplacement du sac perlier – tissu qui forme les couches de nacre – à l’intérieur du mollusque : une partie de la perle est soudée à la coquille interne. On peut récupérer l’objet en le sciant, comme l’indique Pline.

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Échanges matériels et immatériels

Le système de Pline n’était pas construit sur des observations et une enquête scientifiques, matériellement impossibles. Néanmoins, il avait l’avantage d’apporter des éclaircissements sur les formes variées que pouvaient présenter les perles orientales apportées par les marchands. Ces explications, comme on le voit, mettaient au premier plan le rôle de la « rosée ». Or on a de bonnes raisons de penser que ces idées provenaient des zones de production de l’océan Indien.

Il n’existe malheureusement aucun document écrit originaire des contrées du golfe Arabo-Persique ou de l’Inde, contemporain de Pline ou antérieur à lui, dans lequel il serait fait explicitement mention de la rosée. Le seul document antique proche-oriental disponible – un passage de l’épopée de Gilgamesh – fait allusion à la plongée, mais ne dit rien de l’origine des perles36. Seules des traditions tardives font état du rôle des météores, de la lumière et de l’eau. D’après Donkin, la première source indienne dans laquelle est ainsi expliquée l’origine de la perle marine est l’Atharva-veda Saṃhitā (vers 600 p.C.) :

Née du vent, de l'atmosphère, de l'éclair, de la lumière céleste, née de l'or, que cette conque, que cette perle nous protège contre le danger. (…) Que cette conque, que cette perle, universel remède, nous protège contre le danger. Née dans le ciel, née dans la mer, apportée de l'Océan, née de l'or, que cette conque, que cette gemme prolonge nos jours. Que cette gemme, née de la mer, née de Vṛtra, qui a pour gîte le ciel, nous protège de toutes parts, comme avec un javelot, contre les Asuras. Tu es l'un des ors, tu es née de Soma. Tu te montres sur le char, tu étincelles sur le carquois. Puisse-t-elle prolonger nos jours! L'os est devenu la perle pour les dieux. Vivante, elle se meut au milieu des eaux. Je t'attache pour la vie, pour l'éclat, pour la force, pour la longévité, pour une existence de cent années. Que la perle te protège37 !

Les traditions arabo-persanes conservent également, parmi différentes conjectures sur l’origine de la perle, celles qui font appel au principe de la pluie ou de la rosée. Ainsi, al-Masʿūdī, au 10e siècle,

affirmait qu’il existait deux points de vue sur la genèse de la perle : les uns pensaient qu’elle était produite par une pluie fécondante, les autres rejetaient cette théorie. Les tenants du premier type de conception considéraient que le coquillage avait pour fonction d’être la matrice de la perle, elle-même assimilée à un fœtus issu d’une fécondation. Al-Idrīsī, vers 1160, affirmait que les perles naissaient dans des coquillages et que les pluies de février étaient favorables à leur formation, comme on pouvait le constater sans discussion possible : s’il ne pleuvait pas en février, les plongeurs ne trouvaient rien38. Le voyageur Benjamin de Tudela (12e siècle) avait recueilli à al-Ḳatīf une tradition originaire de la partie méridionale du golfe Arabo-Persique : vers le 24 du mois d’avril, les pluies tombent à la surface de l’eau ; les coquillages montent à la surface, absorbent les gouttes et plongent au fond. Vers la mi-octobre, les hommes plongent pour pêcher les coquillages, les ouvrir et récolter les perles39. Je ne cite ici que les plus anciens documents. En effet, ce genre de traditions « folkloriques » s’est maintenu jusqu’à des époques très récentes40.

Il faut toujours se montrer circonspect avant de faire une utilisation rétrospective de ces traditions et de déduire que les Méditerranéens de l’Antiquité les avaient empruntées aux riverains de l’océan Indien.

Après tout – voir ci-après – l’idée d’une goutte d’eau emprisonnant de la lumière et se solidifiant n’est pas totalement étrangère à la pensée « physiologique41 » des Méditerranéens. Il y a pourtant un document qui donne de la consistance à l’idée d’une origine extra-méditerranéenne des propos de Pline l’Ancien et de ses sources. Isidore de Charax, un auteur actif au tournant de l’ère chrétienne, faisant brièvement allusion au rôle de la pluie dans l’origine des perles, attribue cette idée à des hommes qui ne peuvent être que les pêcheurs riverains du Golfe :

Isidore de Charax, dans sa Périégèse de la Parthie, dit que dans la mer Persique [i. e. le golfe Arabo- Persique] il y a une île dans laquelle on trouve la perle en abondance42. C’est pourquoi l’on trouve, autour

36 DONKIN 1998, p. 48.

37 DONKIN 1998, p. 2 ; traduction de FINOT 1896, p. xxxi.

38 DONKIN 1998, p. 5-6 ; AL-IDRISI 1886, p. 373.

39 DONKIN 1998, p. 6.

40 CARTER 2012, p.15.

41 Pris en sens originel : « qui concerne l’étude de la nature »

42 Très probablement Tylos / Bahrain.

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de l’île, des embarcations de roseau d’où ils [sc. les indigènes, ou les pêcheurs] plongent dans la mer à une profondeur de 20 orgyes et remontent des coquillages doubles [= bivalves ?]. Ils disent (φασί) que lorsqu’il y a continuellement du tonnerre et des chutes de pluies, alors la pinna conçoit davantage et les perles sont très nombreuses et d’une belle grosseur. En hiver, les pinnai plongent habituellement dans leurs refuges en profondeur ; en été, pendant la nuit, elles nagent en étant entrouvertes, tandis que le jour elles sont fermées43.

On voit immédiatement les différences avec la notice de Pline l’Ancien, en particulier sur les effets du temps d’orage. D’un autre côté, cependant, il y a une parenté évidente entre ces explications, en relation avec la pluie, et celles rapportées par Pline : on en revient toujours à la goutte d’eau céleste. On peut donc raisonnablement déduire du texte d’Isidore que ce genre de traditions « orientales » sur l’origine de la perle existait dès l’Antiquité, et surtout qu’elles n’étaient pas ignorées des Gréco-Romains. Bref, on tiendra désormais pour assuré que Pline véhicule une « légende » issue des zones de productions. Dire plus précisément d’où elle provient – du golfe Arabo-Persique ? de l’Inde du Sud ? de Taprobane ? – n’est ni possible, ni important, dans la mesure où Pline réunit dans son exposé toutes les perles de l’océan Indien.

La rencontre d’un savoir vernaculaire et du savoir méditerranéen suppose une zone de compatibilité, qui rend possible ce phénomène d’acculturation. Or il se trouve que les conceptions des Méditerranéens ne sont pas incompatibles avec une tradition qui, si l’on en croit Isidore, semble folklorique. Tout d’abord, comme le rappelle Donkin, il n’y a rien d’absurde à trouver une ressemblance entre une goutte d’eau et une perle sphérique, lumineuse et irisée : « A globule of rain, or dew, refracting the light of the sun, bore a passive resemblance to a pearl.44 » : la goutte de pluie et la lumière matinale sont les correspondants météorologiques de cette sphère blanche et éclatante qu’est la perle. De fait, les Gréco- Romains eux-mêmes rapprochaient la rosée et les gemmes en raison de leur apparence : ainsi Pline rapporte-t-il l’existence d’une pierre précieuse appelée par les Grecs « pierre-rosée » (drosolithe), sans doute en raison de sa couleur et son éclat45. La comparaison des gouttes de rosée à des gemmes

lumineuses est également présente dans la poésie latine : « C'est à peu près ce que nous voyons souvent, aux premiers moments du matin, quand sur l'herbe des prairies, toute perlée de rosée, le soleil levant jette la pourpre de ses rayons »46. Si l’on ajoute à tout ceci que les Gréco-Romains concevaient aisément que des liquides se transforment en minéraux solides, stables et magnifiques – un phénomène nommé pêxis47 –, il n’y avait pas dans l’explication par la rosée d’idée irrecevable. En d’autres mots, celle-ci n’était pas vouée à passer, aux yeux des Méditerranéens, pour une affabulation mensongère, une fiction de poète ou quoi que ce soit d’autre.

Au-delà de cette marge de compatibilité indispensable, on relève dans l’exposé de Pline des éléments de savoir qui sont probablement pas importés : des conceptions propres aux Méditerranéens sont venues s’agréger aux données exogènes, pour les adapter ou les compléter. Ainsi les informateurs locaux avaient- ils signalé la différence de couleur entre les perles des huîtres de surface et celles des huîtres de

profondeur. Pline donne l’appui théorique de la science grecque à cette tradition locale : le principe solaire qui, comme chacun le savait, brunit la peau des Indiens et les Éthiopiens, reçoit ici une nouvelle application ; il traverse la surface de l’eau et affecte des créatures sans peau. Cette extension inédite du

43 Athénée, Deipn. 3, 46 = Isidore de Charax, FGrH 781 F1.

44 DONKIN 1998, p. 1.

45 Pline l’Ancien, 37, 170 (Iovis gemma candida est, non ponderosa, tenera. Hanc et drosolithon appellant). Cf.

aussi Isidore de Séville, Etym. 16, 2, 2.

46 Lucrèce, 5, 460-462 (traduction H. Clouard - non alia longe ratione ac saepe uidemus, / aurea cum primum gemmantis rore per herbas / matutina rubent radiati lumina solis). Cf. aussi Lucrèce, 2, 317-319 : « Souvent, en effet, sur une colline dont ils tondent les gras pâturages, cheminent lentement les troupeaux porte-laine, allant çà et là où les appellent les herbes perlées de fraîche rosée » (quo quamque uocantes / inuitant herbae gemmantes rore recenti). Voir encore Manilius, 5, 256. Coïncidence ou non, l’image de la rosée qui perle les champs suit de près l’évocation de la perle dans l’Appendix Vergiliana (Culex, 67-71).

47 Pour Aristote, Meteor. 4, 5, 382a, la πῆξις est un processus de « cohésion », ou de « coagulation », par lequel l’élément humide est éliminé. Elle peut affecter tout corps, dur ou mou (sur la pêxis, voir les remarquables

explications d’EICHHOLZ 1965, p.16-38). Diodore de Sicile, dans un passage qui pourrait dériver de Poseidonios, décrit comment l’énergie solaire des pays chauds est capable de coaguler les liquides ou la lumière, et de créer des pierres précieuses admirables (Diodore, 2, 52, 1-4).

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brunissement solaire à un corps qui, au terme du processus, devient un minéral semble être une découverte étonnante pour Pline (miror ipso tantum eas caelo gaudere, sole rufescere candoremque perdere ut corpus humanum).

Marchands et voyageurs

Ainsi, sur la question de l’origine des perles, une question qui s’imposait pour les acheteurs

méditerranéens, Pline et, avant lui, ses sources avaient adopté l’explication par l’absorption de gouttes de rosée. Celle-ci était originaire des régions de production, dans lesquelles on connaissait les perles depuis des millénaires. Qui donc était capable de rapporter ces informations originaires de l’océan Indien ? Probablement ceux qui pouvaient se rendre sur place. Plusieurs catégories d’individus avaient la possibilité d’être en contact avec les producteurs. On peut penser à des observateurs originaires d’une région proche des zones de production, tels Sudinès48 et Isidore de Charax ; mais ils durent être peu nombreux à consigner leur savoir par écrit. Le rôle des individus voyageant plus ou moins à titre privé, à la façon d’Eudoxe de Cyzique, nous est totalement inconnu. On ne doit pas, en revanche, négliger les apports des ambassadeurs : on sait bien qu’il y eut des ambassades arabes et indiennes à Rome, dès le Principat d’Auguste49. Ces envoyés étaient aptes à renseigner sur les produits qu’ils apportaient à titre de cadeaux diplomatiques. Ainsi, les Indiens de l’Inde du Sud, plus exactement du royaume Pandya, qui offrirent des perles à Auguste50, furent certainement une source d’information. On en a une probable confirmation indirecte par Strabon. Celui-ci, en effet, déplorant le manque d’informateurs sur l’Inde, mentionne cependant l’ambassade du roi Pandiôn51. Plus tard, sous le règne de Claude (41-54 p.C.), il y eut à Rome, une délégation de Taprobane52. Pline rapporte que les envoyés de Rachias avaient abordé, avec leurs interlocuteurs romains, les questions relatives aux richesses, aux produits de luxe et à leur usage (ipsorum opes majores esse dicebant, sed apud nos opulentiae maiorem usum). On imagine mal que les perles, objets emblématiques du luxe, aimées chez les uns comme chez les autres, n’aient pas été un sujet de discussion.

Cependant, à une époque où se développe une consommation qui paraît effrénée à ses témoins, le rôle des marchands a dû être primordial dans ce transfert de savoir. Les uns étaient des Grecs ou des Romains opérant à partir d’Alexandrie. L’auteur du Périple de la mer Érythrée nous montre qu’ils pouvaient accéder à certaines zones de production et, peut-être, observer les plongeurs dans les pêcheries du golfe d’Oman méridional, des parages du détroit d’Hormuz et du golfe de Mannar53. Cependant, grâce aux fouilles de Myos Hormos / Quseir al-Qadim et Bérénice, nous savons que des marchands, originaires d’Arabie du Sud, de Palmyre ou de l’Inde du Sud, effectuaient le voyage vers les ports de la mer Rouge égyptienne54, voire étaient établis à Alexandrie55. C’est par ces gens, qui avaient une connaissance plus intime de la perle, que certaines informations avaient aussi pu être fournies aux Méditerranéens. Dans tous les cas, Alexandrie – ainsi que, probablement, Antioche, car les perles du golfe Arabo-Persique pouvaient atteindre la Méditerranéen via Palmyre – furent sans doute les points d’entrée d’un savoir que désiraient des consommateurs curieux. L’existence de noms grecs pour désigner certains types de perles appréciées à Rome (elenchus, tympanon56, physêma) en est peut-être l’indice.

Conclusion

48 Cité par Pline l’Ancien, 9, 115. Cet homme était présent dans le royaume d’Attale Ier Sôter vers 240 a.C., à l’occasion de la guerre contre les Galates. Strabon, 16, 1, 6, le connaît comme un Chaldéen astronome, résidant à Babylone.

49 NICOLET 1988, p. 28-40.

50 Florus, Epitome bellorum omnium annorum, 2, p. 181 : « Même les Sères et les Indiens qui habitent sous le soleil, vinrent avec des pierres précieuses et des perles, amenant aussi, entre autres cadeaux, des éléphants, faisant surtout valoir la longueur du voyage – ils avaient mis quatre années entières ; et d’ailleurs, leur teint même attestait bien qu’ils venaient d’un autre climat. » (traduction de J. André & J. Filliozat)

51 Strabon, 15, 1, 4.

52 Pline l’Ancien, 6, 89.

53 Périple de la mer Érythrée, 35 ; 59.

54 Voir, par exemple, SIDEBOTHAM 2011, p. 74-75.

55 Dion Chrysostome, Oratio 32, 40.

56 Perle-tambourin, i.e. dont une partie est plate – type de perle adapté au montage sur un chaton de bague.

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« Les civilisations ne disent pas toujours non. » C’est par cette magnifique formule que F. Braudel ouvre une section consacrée au développement du capitalisme dans l’Europe moderne, dont il remarque qu’il a des fondements exogènes : « Il [le capitalisme] est, à chaque instant de son histoire, une somme de moyens, d’instruments, de pratiques, d’habitudes de pensée, qui sont sans conteste des biens culturels et qui, comme tels, voyagent et s’échangent. »57 Ceux que l’historien place au cœur de ces mouvements, poursuit Braudel, ce sont les marchands : ces hommes se déplacent, visitent, observent, étudient et, au bout du compte diffusent chez eux ce que leur « proposent les civilisations voisines ou lointaines. » L’analogie me semble, toutes proportions gardées, évidente : les emporoi de l’Antiquité ont rapporté de l’océan Indien des réponses aux questions que se posaient les clients des margaritarii à Rome et en Italie.

Les « fables puériles » de Pline l’Ancien – c’est ainsi que s’exprimait E. Babelon58 – sont, à mes yeux, une facette non négligeable de l’histoire des échanges entre Méditerranée et océan Indien : avec les produits étaient aussi importés des savoirs, des symboles et des valeurs qui leur étaient attachés.

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Références

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