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Zone de tolérance. La mobilisation des prostituées contre le déplacement des lieux de prostitution à Luxembourg-Ville

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95 | 2015

Sexualités et espaces publics

Zone de tolérance

La mobilisation des prostituées contre le déplacement des lieux de prostitution à Luxembourg-Ville

Toleration zone: a prostitutes mobilization against the displacement of their working spaces in Luxemburg-City

Sibylla Mayer

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/gc/4119 DOI : 10.4000/gc.4119

ISSN : 2267-6759 Éditeur

L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2015 Pagination : 73-97

ISBN : 978-2-343-09786-2 ISSN : 1165-0354 Référence électronique

Sibylla Mayer, « Zone de tolérance », Géographie et cultures [En ligne], 95 | 2015, mis en ligne le 12 janvier 2017, consulté le 27 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/gc/4119 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.4119

Ce document a été généré automatiquement le 27 novembre 2020.

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Zone de tolérance

La mobilisation des prostituées contre le déplacement des lieux de prostitution à Luxembourg-Ville

Toleration zone: a prostitutes mobilization against the displacement of their working spaces in Luxemburg-City

Sibylla Mayer

Introduction

1 Cet article approche les lieux de prostitution comme des espaces de conflits et de mobilisations sociales multiples. Il s’inscrit dans le sillage d’un ensemble de recherches qui interrogent la place de la prostitution dans la ville à partir de trois catégories d’acteurs : les personnes exerçant la prostitution, les habitants des quartiers touchés et les faiseurs de politiques1. Dans différents pays européens, ces derniers multiplient les tentatives pour rendre la prostitution moins présente et moins visible dans les espaces publics, au point que certains auteurs constatent la convergence des politiques de la prostitution autour de cet objectif (Hubbard, Matthews, Scoular, 2008 ; Mathieu, 2015).

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L’enquête et les matériaux

Durant l’enquête de terrain, réalisée de 2008 à 2010, j’ai participé aux activités du DropIn,

« dispensaire pour Sexworkers » de la Croix-Rouge Luxembourg. Son équipe multidisciplinaire offre à toute personne travailleuse du sexe un accueil ouvert non conditionné à l’arrêt de son activité, des consultations spécialisées (médicales, sociales, psychologiques) ainsi que du matériel de réduction des risques (préservatifs, gels, etc.). Le DropIn met également en œuvre une démarche de prévention qui consiste à aller à la rencontre de la population cible (streetwork). C’est dans ce cadre que j’ai pu observer sur trois ans les interactions diverses, diurnes et nocturnes, se déroulant sur les lieux de prostitution à Luxembourg-Ville (quartier Gare), nouer des contacts et conduire des entretiens informels avec les personnes exerçant la prostitution. Certaines d’entre-elles avaient participé, une décennie plus tôt, à la mobilisation discutée dans cet article et ont évoqué avec moi les enjeux liés à la dégradation de leurs conditions de travail.

Deux volets d’investigation additionnels au dispositif ethnographique sont venus compléter l’enquête : d’une part, nous avons réalisé des entretiens avec des travailleurs sociaux et des acteurs institutionnels en rapport avec la prostitution, avec des habitants des quartiers Gare et limitrophes et avec des membres de deux associations de quartier, dont SOS Gare qui est à l’origine de la mobilisation contre la prostitution de rue. D’autre part, nous avons consulté de nombreuses sources écrites. Nous avons obtenu accès aux Archives de la ville de Luxembourg, où sont conservés les documents ayant trait à l’action communale en lien avec la prostitution. Pour la période de 1992 à 2009, nous avons ainsi pu consulter plus de 80 courriers de doléances, des pétitions, des comptes rendus et des rapports, ainsi que des échanges écrits avec les services techniques ou des acteurs gouvernementaux. Nous avons également eu accès aux documents en lien avec la mobilisation des prostituées, conservés par des travailleurs sociaux du DropIn.

2 Notre but est d’éclairer un aspect souvent négligé par ces approches centrées sur l’expulsion des « populations indésirables » et le nettoyage des centres urbains via des politiques de « tolérance zéro » (Belina, Helms, 2003 ; Hubbard, 2004) : les pratiques déployées par les personnes exerçant la prostitution pour maintenir leur place dans la ville. Pour ce faire, nous revenons sur la mobilisation amorcée en 1997 à Luxembourg- Ville, capitale du Grand-Duché, par une association de prostituées2, l’Union des prostitué.e.s du Luxembourg (UPL), en réponse aux tentatives riveraines et politiques pour exclure la prostitution de rue des espaces occupés. L’analyse s’appuie sur une enquête de terrain réalisée sur la prostitution et ses lieux à Luxembourg-Ville (voir encadré), lors de laquelle nous avons observé et documenté les enjeux liés à la préservation des lieux de prostitution et des conditions de travail.

3 Le développement est construit en deux parties : la première est consacrée au cadrage théorique et contextuel. En nous appuyant sur un corpus de travaux récents, nous présentons comment la sociologie française a abordé la place de la prostitution dans la ville3. Le constat que, lorsqu’elle s’intéresse à la spatialisation de la prostitution, cette sociologie a souvent puisé dans la géographie anglophone4 nous amène à explorer les lignes de force et spécificités de l’une et de l’autre, sans viser à l’exhaustivité et sans escamoter le caractère forcément subjectif de la lecture proposée. Le fait que l’ensemble de ces recherches tend à mettre l’accent sur les logiques d’exclusion sociale et spatiale souligne davantage encore l’intérêt d’analyser l’action politique d’un groupe à faible capacité de mobilisation (Mathieu, 2001) dont les ressources d’action ont été décrites comme étant contraintes par plusieurs facteurs de vulnérabilité (Chimienti, 2009). Une présentation du contexte luxembourgeois, des lieux de prostitution, des personnes qui y exercent et de leurs clients vient clore cette partie. La seconde partie

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est dédiée à l’analyse de la mobilisation amorcée par l’UPL et à son destin collectif éphémère. Puisque la mobilisation des prostituées répond à celle conduite par des habitants et des commerçants pour exclure la prostitution de rue de la ville, nous présentons brièvement ce mouvement, ses alliances politiques ainsi que ses retombées.

La prostitution dans la ville

Une interrogation commune à la sociologie et la géographie

4 Les lieux de prostitution ne sont plus, tant s’en faut, un objet de recherche négligé, immoral et marginal (Ashworth, White, Winchester, 1988 ; Hubbard, Whowell, 2008). En effet, au cours des dernières décennies, nombre de sociologues et géographes se sont intéressés à la prostitution dans la ville. En fonction de l’orientation disciplinaire, l’intérêt est porté tantôt aux enjeux de cohabitation et aux représentations de la sexualité, tantôt aux pratiques et aux représentations spatiales.

5 Lorsqu’elle s’intéresse aux enjeux spatiaux de la prostitution (de rue), la sociologie privilégie généralement l’échelle du quartier à celle de la ville5, à l’exception toutefois d’une approche cartographique qui remplit une fonction de contextualisation préalable à la restitution de monographies. L’analyse porte sur les coprésences multiples (sexuelles et autres), les rapports de voisinage (avec leur lot de nuisances et de conflits), le partage des espaces publics et privés (et le trouble des frontières introduit par une sexualité perçue comme trop publique) (Sanselme, 2004 ; Rigalleau, 2006 ; Gaissad, Deschamps, 2007 ; Deschamps, Gaissad, 2008 ; Mayer, 2011). La perspective interactionniste est prépondérante et l’héritage de l’école de Chicago ressort également du recours fréquent à la notion de territoire, que ce soit dans une écologie urbaine de la prostitution (Pryen, 1999) ou dans l’analyse du partage des espaces occupés (Deschamps, 2003).

6 Sensible aux rapports de domination et d’exclusion sociales, la sociologie s’est également montrée attentive aux logiques de distinction et de hiérarchisation qui traversent « l’espace de la prostitution », concept d’inspiration bourdieusienne proposée par Lilian Mathieu comme métaphore géographique du marché du sexe et comme traduction d’une structure de positions (Mathieu, 2000). Elle a aussi souligné l’importance de l’afflux des personnes migrantes sur les trottoirs des grandes villes et des représentations de la sexualité et de la souillure dans l’essor des mobilisations riveraines contre la présence de la prostitution dans les quartiers en voie de gentrification (Sanselme, 2004 ; Danet, Guienne, 2006 ; Deschamps, 2008). L’accent est parfois mis sur les processus de labellisation, les mécanismes de catégorisation et les frontières entre le « nous » et les « autres » qu’ils contribuent à produire et à légitimer.

On constate a contrario l’absence d’études comparant les quartiers chauds de différentes villes ou comparant le contexte français avec celui d’autres pays6 (par exemple : Weitzer, 2012), ou proposant une analyse en termes de sociologie du genre et de l’espace [Raumsoziologie] (par exemple : Löw et Ruhne, 2011 ; Ruhne, 2014).

7 À côté de ces approches centrées sur les enjeux conflictuels de cohabitation, il importe de souligner une production importante qui aborde la place urbaine de la prostitution via l’analyse des politiques (Maugère, 2009 ; Mathieu, 2013) et de l’action policière et judiciaire en lien avec la répression du racolage, de la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains (Vernier, 2010 ; Jakšić, 2011 ; Mainsant, 2013). Dans l’ensemble,

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l’accent est mis sur l’exclusion de la prostitution des centres-villes et les dynamiques centrifuges vers la périphérie, sur la sauvegarde de l’ordre public et des priorités nationales, voire sur le fantasme d’une « exclusion pérenne » de la prostitution des espaces urbains par l’interdiction d’acheter des services sexuels (Mathieu, 2014, p. 253).

Ce faisant, ces recherches considèrent davantage ce qui défait les lieux de prostitution que ce qui les produit.

8 Pour comprendre les mouvements de dé- et de reterritorialisation de la prostitution à l’échelle de la ville, le regard se tourne vers la géographie anglophone et notamment anglaise. À côté d’une approche centrée sur la co-construction des espaces de prostitution (Hart, 1995), celle-ci a privilégié l’analyse de la spatialisation de la prostitution (généralement de rue et exercée par des femmes) à l’intersection d’une multiplicité de rapports de pouvoir ; la prostitution devenant un « enjeu de géographie morale dans la ville entrepreneuriale » pour reprendre le titre d’un article de Raymonde Séchet (2009). L’approche la mieux connue et la plus citée par les sociologues en France est celle développée par Phil Hubbard qui, dans Sex and the city, propose de comprendre la prostitution à travers des spatialités complexes en termes de pouvoir, de désir et de répulsion (Hubbard, 1999). Cet auteur met l’accent sur la production d’un ordre moral hétéronormatif, propice à l’installation des familles de classe moyenne et au développement de la ville entrepreneuriale (Hubbard, 2000, 2002, 2004). Avec Teela Sanders, il souligne que la relégation de la prostitution dans les red- light districts désigne certains comportements, en l’occurrence la sexualité des femmes sortie de l’intimité des foyers, comme étant acceptables dans certains lieux seulement (Hubbard, Sanders, 2003). Les géographes se sont également intéressés, d’une part, aux dynamiques spatiales impulsées par la rénovation urbaine et la gentrification (Larsen, 1992) et, d’autre part, à la production d’espaces d’exclusion et d’exception par la répression de la prostitution de rue (Hubbard, Matthews, Scoular, 2008). Ce faisant, ils ont enseigné que les lieux de prostitution sont produits par les stratégies déployées à la fois par l’État, via les politiques et le droit, par les groupes de pression locaux mais aussi par l’usage quotidien de l’espace par les personnes exerçant la prostitution (Hubbard, Sanders, 2003).

9 Montrant comment l’exclusion, à la fois urbaine et sociale, de la prostitution (majoritairement des femmes et souvent des femmes migrantes) est liée à un processus de hiérarchisation entre sexualités légitimes et illégitimes, mais aussi de sexualisation et de racialisation (Wolkowitz, 2006) de corps indésirables dans l’espace public, ces approches permettent, les unes comme les autres, d’insister sur le fait que les normativités sexuelles et sexuées contribuent à stratifier l’espace et les relations sociales qui s’y tissent (Blidon, Roux, 2011). Dans le même temps, elles tendent à focaliser l’attention sur des logiques d’exclusion et de zonage, sur le nettoyage urbain (au sens propre comme au sens métaphorique) et sur l’homogénéisation sociale des espaces centraux via des politiques pénales (Poncela, 2010). Pourtant, de part et d’autre, peu d’études donnent à voir que l’exclusion spatiale imposée par le haut n’est pas passivement subie, mais que les personnes qui exercent la prostitution y répondent par des tactiques d’appropriation et de reterritorialisation au quotidien (Deschamps, 2003 ; Hubbard, Sanders, 2003). Au-delà des comportements spatiaux et des ressources territoriales, l’action des prostituées pour préserver leurs espaces et conditions de travail reste donc peu interrogée et insuffisamment mise en évidence7. En sociologie

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surtout, l’accent a été mis sur les acteurs à l’origine de l’exclusion spatiale de la prostitution : les riverains et les décideurs politiques.

Espaces d’exclusion et justice spatiale

10 En plaçant l’analyse de la mobilisation des prostituées conduite entre 1997 et 2001 à Luxembourg-Ville dans la perspective de la justice spatiale, nous souhaitons penser l’espace en termes politiques (Dikeç, 2009 ; Soja, 2010) et mettre l’accent sur les processus et décisions qui produisent l’exclusion et contribuent à un ordonnancement moral de l’espace (Cresswell, 1996). Ce faisant, nous récusons une approche qui considèrerait les lieux de prostitution intrinsèquement comme des espaces de marginalité et de désaffiliation sociale. Il ne s’agit pas de nier que ces espaces sont fréquemment des zones de relégation (Hubbard, 1998), mais au contraire de montrer comment ils sont le produit de processus – impulsés par les décideurs politiques et motivés par des mobilisations publiques contre la prostitution – qui les constituent, spatialement, socialement et moralement comme tels. De même, « l’espace de la prostitution » est traversé par de multiples rapports d’exclusion et de domination (Mathieu, 2000) et, à Luxembourg-Ville comme ailleurs, les personnes exerçant dans la rue cumulent fréquemment différents éléments de vulnérabilité (stigmate, précarité, endettement, séjour irrégulier, difficultés d’accès au logement, désaffiliation sociale, etc.) qui distinguent la pratique de rue d’autres formes d’exercice, moins exposées, plus discrètes et ciblant des clientèles plus huppées (Bernstein, 2009).

11 La législation luxembourgeoise de la prostitution tend à pérenniser la précarité de la pratique de rue et l’exclusion sociale des prostituées. Contrairement à l’Allemagne voisine8, le Grand-Duché de Luxembourg se réclame d’une politique abolitionniste en matière de prostitution9. Quoique plus tardive, sa politique est relativement proche de celle de la France10 : l’exercice de la prostitution est toléré à condition d’être libre de toute forme d’organisation et d’exploitation et de ne pas troubler l’ordre public. Une définition large du proxénétisme expose les propriétaires à des poursuites judiciaires quand ils mettent à disposition leurs locaux et tend ainsi à empêcher l’exercice de la prostitution dans des intérieurs sécurisés11. Seules les personnes les mieux loties possèdent un local où elles peuvent travailler sans être inquiétées, à condition de le faire seules et de ne courir la suspicion de « favoriser la prostitution d’autrui ». Dans la rue, où se déroule généralement l’entrée en contact avec les clients, les personnes proposant des services sexuels contre rémunération s’exposent à des poursuites pour racolage et, depuis 2001 sur le territoire de Luxembourg-Ville, pour infraction au règlement communal qui « interdit à toute personne de s’exposer sur la voie publique en vue de la prostitution », sauf dans une zone délimitée et à l’intérieur d’une plage horaire restreinte12.

12 Dans ce contexte, placer l’analyse de la lutte politique d’une minorité stigmatisée pour défendre son usage de l’espace (ses lieux et conditions de travail) dans une réflexion sur la justice spatiale permet de montrer la façon dont différentes formes d’oppression (envers les femmes, migrantes, trans, putains…) et d’exclusion (la multiplication des sans : sans travail légal, sans papiers de séjour, sans domiciliation, sans sécurité sociale…) se recoupent et se traduisent dans une organisation (politique) de l’espace qui renforce les codes moraux et rapports de pouvoir (Cresswell, 1996).

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La prostitution et ses lieux à Luxembourg-Ville

13 Mais pourquoi choisir l’étude du cas luxembourgeois ? Où se situent les lieux de prostitution dans la capitale ? Qui sont les personnes qui y proposent des services sexuels rémunérés et qui sont leurs clients ? Pour répondre à ces questions, commençons par présenter le décor.

14 Capitale de taille modeste au cœur de l’Union européenne, Luxembourg-Ville compte 110 499 habitants13, dont près de 70 % résidents étrangers issus de 160 nationalités différentes14. Sa croissance rapide15, son multiculturalisme et la métropolisation émergente la transforment en « véritable laboratoire du vivre-ensemble » (Duplan, 2016). Aux côtés des institutions européennes, la place importante qu’occupent le secteur bancaire et les services aux entreprises posent le Grand-Duché en foyer attractif pour une immigration hautement qualifiée provenant majoritairement de l’Union européenne et des autres pays d’Europe (Nienaber, Dionisios et al., 2015).

L’image de cette « immigration dorée » (Fehlen, 2009) doit cependant être nuancée au regard d’une stratification sociale qui place en haut de l’échelle sociale les étrangers qualifiés, occupant souvent des fonctions métropolitaines, et en bas de l’échelle les étrangers non qualifiés, majoritairement employés dans la construction, la réparation d’automobiles ou la restauration (Nienaber, Dionisios et al., 2015). L’importance de la capitale comme pôle économique au sein de la Grande Région s’illustre enfin par le nombre important de travailleurs frontaliers qui y travaillent quotidiennement16.

15 Si la métropolisation croissante joue un rôle dans la concentration des étrangers hautement qualifiés dans la capitale17 (Lord, Gerber, 2013), Luxembourg-Ville se présente comme une « mosaïque socio-résidentielle » (Gerber, Pruvot, 2005) dans laquelle le quartier Gare occupe une place particulière : quartier central à forte mixité sociale, c’est également le « mauvais quartier » dont un large secteur est notoirement identifié à la prostitution, à la criminalité et à la drogue18. Le quartier Gare contraste ainsi avec la Ville-Haute, dont la zone piétonne est dédiée aux commerces vestimentaires et de luxe. Surtout, il héberge l’unique périmètre investi par la prostitution de rue et identifié comme tel du Grand-Duché19. Cette configuration fait de Luxembourg-Ville un cas exemplaire pour l’étude du traitement des espaces de prostitution à l’échelle d’une capitale et d’un pays.

16 Au milieu des années 1990, le quartier Gare héberge de nombreux cabarets20, sex-shops, bars de nuits et discothèques, mais aussi des hôtels, brasseries et lieux de restauration rapide (Mayer, 2012). La prostitution est exercée dans plusieurs rues de la partie ouest (les anciens lieux de prostitution sur la carte en figure 1), également investie par les consommateurs de drogues. Un rapport émanant du Commissariat central indique qu’en 1995 « environ 550 femmes et 25 travestis » ont été identifiés au cours des contrôles et que quotidiennement 27 à 120 personnes exercent leur métier dans la rue21. Ce rapport distingue entre prostituées « toxicomanes », « professionnelles » (belges, françaises, allemandes) et « illégales » (les « prostituées noires originaires du Zaïre, Ghana, etc. (sic) » et les « prostituées illégales de l’Équateur »). Les chiffres sont cependant à prendre avec précaution, en ce qu’ils reflètent en premier lieu l’activité policière de contrôle et de catégorisation de la prostitution22.

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Figure 1 – Les lieux de prostitution à Luxembourg-Ville

17 Au moment de l’enquête de terrain, dix ans plus tard, une majorité de femmes prostituées est originaire du Nigeria, de Roumanie, de Bulgarie ou d’Albanie et elles sont pour une grande partie âgées entre vingt-cinq et trente-cinq ans (Mayer, 2012).

Elles travaillent au Luxembourg sur des périodes plus ou moins longues (de quelques mois à plusieurs années) et habitent dans des hôtels ou meublés du quartier. Les personnes transgenres exerçant dans la rue sont originaires d’Équateur et du Brésil.

Beaucoup ont connu un parcours migratoire lié à l’exercice de la prostitution (Mayer, 2012). La présence des prostituées belges, françaises, allemandes et luxembourgeoises (les « professionnelles » selon la catégorisation policière) reste avérée, mais cette prostitution vieillissante va diminuant (Mayer, 2012). La plupart d’entre elles résident légalement au Luxembourg, d’autres viennent travailler depuis les pays frontaliers.

Quant aux hommes exerçant la prostitution « en femme », ils sont le plus souvent de nationalité luxembourgeoise ou portugaise et âgés d’une quarantaine d’années. S’y ajoute un nombre fluctuant de femmes luxembourgeoises qui vendent des services sexuels pour subvenir à leur consommation de drogues (héroïne et cocaïne principalement) et parfois à celle de leur compagnon. Au moment de l’enquête, le règlement communal de 2001, qui vise à assigner la prostitution de rue à une zone de tolérance restreinte, est quotidiennement enfreint par une majorité de personnes exerçant dans la rue. Par conséquent, deux zones coexistent dans le quartier Gare : les anciens lieux, où la prostitution est interdite, et le nouveau lieu où elle est tolérée.

18 Qui sont les clients de cette prostitution ? D’après les personnes interrogées, il s’agit de

« monsieur tout le monde » : des hommes majeurs, mariés, vivant en couple ou célibataires, de nationalités diverses et résidant ou non au Luxembourg (ce que confirment les plaques d’immatriculation de leurs voitures, majoritairement luxembourgeoises, ensuite françaises puis belges). Sur un échantillon exploratoire de

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six procès-verbaux pour infraction au règlement communal de 2001, nous avons compté deux hommes de nationalité yougoslave, deux Portugais et un Luxembourgeois, tous conduisant une voiture immatriculée au Luxembourg, ainsi qu’un Belge conduisant un véhicule enregistré en Belgique. Dans la rue, les demandes les plus fréquentes sont les fellations, suivies des rapports pénétratifs. Les tarifs se situent autour de 50 euros pour un rapport sexuel dans la voiture et 100 euros (ou plus) en appartement, mais ils peuvent être beaucoup plus bas dans certains cas.

Deux mobilisations contraires

19 Considérons à présent les mobilisations qui opposent, durant la seconde moitié des années 1990, les riverains et leurs alliés du Conseil communal aux personnes exerçant la prostitution de rue dans le quartier Gare. Si les premiers visent à exclure la prostitution du quartier d’habitation, les secondes luttent pour se maintenir sur ce qu’elles considèrent comme étant leur territoire.

À ressources inégales

20 Les mobilisations étudiées s’inscrivent dans un rapport de force asymétrique. D’un côté, nous avons des habitants, propriétaires immobiliers et commerçants qui prennent la plume pour s’adresser aux bourgmestres successifs. Or, on le sait, les autorités communales, soucieuses de ménager leur électorat, sont particulièrement réceptives aux griefs des populations locales (Deschamps, 2008)23. À côté des particuliers se mobilisent des associations professionnelles, des sections syndicales locales et des associations de défense des intérêts locaux, ou encore des personnes qui s’expriment au nom d’une institution. Certaines jouissent d’un certain prestige ou ont des relations influentes, à l’instar du directeur de l’Office de publication du journal officiel des Communautés européennes24, installé à proximité immédiate des lieux de prostitution, qui alerte le Ministre des affaires étrangères et le Comité de coordination pour l’installation d’institutions et d’organismes européens sur « le problème de la prostitution aux abords immédiats de notre bâtiment ». Il poursuit :

« En plus, on vient de nous signaler que des seringues usagées ont été trouvées sur les trottoirs avoisinants ce qui, non seulement fait conclure à la présence de drogués (donc un potentiel de criminalité certain), mais représente également un danger d’infection, notamment pour les enfants des fonctionnaires […] qui prennent le bus à cet endroit pour se rendre à l’école européenne. »25

21 Quant à eux, les hôteliers et restaurateurs du quartier s’adressent collectivement au directeur de l’Office national du tourisme, lui demandant d’intervenir auprès des autorités compétentes afin de faire « interdire le racolage et la prostitution sur les trottoirs et dans les rues du quartier de la Gare »26. On pourrait multiplier les exemples faisant état du recours à des relais politiques ou institutionnels importants.

22 De l’autre côté, les personnes exerçant la prostitution ne disposent ni des mêmes ressources, ni des mêmes alliances, ni enfin de la même reconnaissance sociale. Leur travail stigmatisé, articulant sexualité et argent, jette sur elles l’opprobre social. En majorité de nationalité non luxembourgeoise, elles ont un faible poids électoral. Une partie d’entre elles séjourne au Luxembourg sans autorisation et sans domicile légal, beaucoup sont soupçonnées d’être exploitées par des proxénètes et donc jugées

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dépourvues de capacité d’action propre. Elles manquent d’appui politique et d’expérience dans la prise de parole publique. Enfin, elles sont accusées d’être à l’origine du mal dénoncé par les riverains : la dégradation de la qualité de vie dans le quartier.

Bannir la prostitution des rues

23 Revenons brièvement sur une décennie de mobilisations riveraines et d’alliances politiques. Alors que d’autres quartiers du centre-ville connaissent une dynamique de réhabilitation en vue de l’année 1995 où Luxembourg-Ville devient Capitale européenne de la culture, le quartier Gare fait figure de « mauvais quartier » voué à la prostitution et à la drogue. Sur fond de sentiment d’être les laissés-pour-compte de la rénovation urbaine, les habitants et commerçants du quartier expriment leur mécontentement.

24 La mobilisation contre la prostitution de rue prend son véritable essor sous l’impulsion de SOS Gare, une association fondée en septembre 1996 par des hôteliers, restaurateurs et propriétaires immobiliers (employés, fonctionnaires et retraités) majoritairement de nationalité luxembourgeoise. L’association a pour but « la sensibilisation du public aux problèmes qui se posent pour les habitants du quartier de la Gare par la prolifération de la prostitution de rue et de la toxicomanie », « le travail en commun avec les autorités publiques aux fins de trouver des solutions aux prédits problèmes » et « la valorisation du quartier de Luxembourg-Gare en général »27. En 1998, SOS Gare revendique 400 adhérents28. Aujourd’hui, l’association continue de s’investir dans la vie locale, en mettant davantage l’accent sur des activités culturelles. Lors d’un entretien réalisé en 2009, deux membres fondatrices ont tenu des propos d’une grande virulence contre la prostitution de rue, ainsi que contre le travail de prévention effectué par la Croix- Rouge qui est perçu comme une légitimation de l’exercice de la prostitution dans le quartier.

25 Après sa création, SOS Gare est prompte à médiatiser sa cause, que ce soit par des courriers de lecteurs dans la presse nationale, par des réunions publiques, ou encore par des interpellations des autorités communales29 : il faut bannir la prostitution des rues du quartier ! Ses membres exigent des réponses efficaces en termes de lutte contre les nuisances, contre l’insécurité et contre les entraves à la qualité de vie. Le mal visé est bien la présence visible de la prostitution dans les espaces publics, à aucun moment la croisade ne cible la prostitution en tant que telle. La stricte logique NIMBY [not in my backyard], pourtant présente dans le nom même de l’association, est dépassée par une généralisation progressive de la revendication : pas de prostitution dans un quartier d’habitation, quel qu’il soit !

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Figure 2 – Tract de SOS Gare asbl

26 Les riverains mobilisés trouvent un allié dans le Conseil des bourgmestres et échevins de la Ville de Luxembourg. La bourgmestre, issue du parti libéral, est prête à soutenir leur cause non seulement au sein du Conseil communal, mais également dans l’enceinte du Parlement où elle siège sur le banc de l’opposition face à une coalition du parti chrétien social, premier parti de gouvernement, avec les socialistes. Au nom de la sécurité publique et de la qualité de vie des populations locales, les libéraux vont y soutenir une répression accrue du racolage, l’introduction du racolage passif dans le Code pénal et la création d’établissements de prostitution sur le modèle allemand des eros center comme autant de moyens pour mettre fin à la présence de la prostitution dans les espaces publics30. Or, suite à la réaffirmation de la position abolitionniste par les partis de la majorité, les autorités communales décident, avec l’aval du gouvernement, de déplacer les lieux de prostitution dans une zone non habitée en marge du quartier Gare. C’est ainsi qu’en mars 2001, le Conseil communal adopte son nouveau règlement qui interdit la prostitution sur le territoire communal tout en l’autorisant sur dérogation dans deux rues entre 20 heures et 3 heures « à condition que ni la sécurité et la commodité du passage ni la salubrité et la tranquillité publiques ne s’en trouvent affectées »31.

27 Cet aboutissement livre un exemple fort de territorialisation de la prostitution à travers un triple mécanisme d’exclusion, de déplacement et d’assignation : la prostitution est bannie des rues du quartier Gare et cantonnée dans un îlot de bureaux et d’entrepôts situé à proximité de deux grands axes de circulation. Les deux rues de la zone de tolérance sont rendues à sens unique et forment avec la rue de Hollerich un véritable « circuit de prostitution » (voir la carte en figure 1). Aux antipodes des espaces publics aux usages mixtes, il s’agit d’un espace rationalisé en vue d’une

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séparation séquentielle nette de ses usages : les travailleurs de bureau le jour, les travailleurs du sexe la nuit.

Maintenir les lieux de travail

28 Habitants et commerçants du quartier Gare ne sont pas les seuls à se mobiliser : des personnes exerçant dans les rues du quartier se sont regroupées en association pour défendre leurs intérêts. Née en février 1997, l’Union des Prostitué.e.s du Luxembourg (UPL) n’a pas pour but explicite la défense des lieux de prostitution et des conditions de travail. La stratégie est moins directe et les premières démarches entreprises visent plutôt à faire exister l’association comme interlocuteur valable des autorités politiques, au même titre que SOS Gare. Avant de montrer comment l’UPL se trouve acculée à reprendre en miroir inversé les arguments avancés par les habitants et commerçants, présentons l’association et ses membres.

29 L’UPL est fondée par sept personnes, dont trois sont inscrites au Registre de commerce et des sociétés sous une identité masculine. Toutes précisent leur nom de trottoir féminin et se présentent sous cette identité dans leurs interactions avec les autorités publiques et lorsqu’elles prennent la parole au nom des prostituées (terme utilisé au féminin). L’association se donne pour objectif de :

« regrouper les prostituées indépendantes ; défendre les intérêts et les droits des prostituées ; promouvoir la prévention en matière de santé ; œuvrer en vue de la création d’un lieu de rencontre et d’entraide ; et établir un code de bonne conduite »32.

30 Si la reconnaissance légale de la prostitution n’est pas abordée de front, l’accent est mis sur les droits et intérêts des prostituées professionnelles exerçant leur métier de façon indépendante. Sont ainsi « admises comme membres actifs de l’association les personnes exerçant la profession de la prostitution » (nous soulignons)33. Et alors que SOS Gare prétend s’exprimer au nom de tous les habitants et recueille de fait un large soutien dans le quartier, l’UPL prend la parole au nom de l’élite d’une minorité stigmatisée, excluant implicitement les usagères de drogue et les migrantes de la mobilisation, la privant ainsi d’une base plus large. Dans un contexte d’antagonismes cristallisés, les « prostituées étrangères » seront accusées d’être à l’origine des désordres et nuisances subies par les habitants et certains membres de l’UPL iront jusqu’à dénoncer auprès des autorités de la ville l’usage de faux papiers parmi les

« prostituées africaines » qui « [seraient] obligées de rembourser [ces faux papiers] en se prostituant »34, contribuant ainsi à délégitimer la parole des migrantes. Or, le soutien collectif manque bientôt à une association dont les membres ne disposent ni d’expériences militantes, ni de contacts transnationaux consolidés avec d’autres associations, ni encore d’une large sympathie d’une population davantage encline à condamner la prostitution.

31 Un premier temps de la mobilisation des prostituées est centré sur la recherche d’un compromis quant au partage du quartier dans le respect mutuel. Peu de temps après sa création, l’association sollicite une entrevue auprès de la bourgmestre afin

« d’envisager ensemble les meilleurs moyens de collaboration possible avec les services de la Ville »35. À ce stade, il est évident que leurs emplacements et conditions de travail sont en jeu : le déplacement des lieux de prostitution fait partie des stratégies politiques débattues, le contrôle policier et l’expulsion des personnes en situation irrégulière ont été renforcés36. La rencontre entre une délégation de l’UPL et la

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bourgmestre a lieu en mars 1997 à l’Hôtel de ville. Trois prostituées s’y rendent accompagnées par un travailleur social de l’antenne VIH/sida de la Croix-Rouge.

Reconstitué à partir de documents d’archives, le compte rendu est forcément lacunaire.

Il permet cependant d’illustrer le rapport de force inégal : la bourgmestre se positionne d’entrée de jeu comme la porte-parole et alliée des habitants, rappelant que « la prostitution de rue a fait l’objet de vives protestations de la part des riverains », que ces derniers « ne sont pas excessivement pudiques, mais […] ont le ras-le-bol en raison des excès et incommodations liées à la prostitution de rue (déchets, seringues, bruits nocturnes, agressivité de la part de clients,…) et qui ont pris de plus en plus d’ampleur »37. Le ton est donné. La délégation de l’UPL a beau faire valoir que la prostitution se déroule surtout dans des rues peu ou pas habitées où elle ne saurait pas constituer une grande gêne, sa participation au processus de décision se heurte à un obstacle majeur : la condition nécessaire d’être considérée comme interlocuteur valable n’est pas remplie.

32 Dans le but d’acquérir une respectabilité, l’UPL se montre prête à faire des concessions supplémentaires : en témoigne l’élaboration d’un règlement de bonne conduite promettant d’assurer le respect du voisinage. D’après la charte de l’UPL :

« [l]es signataires […] s’engagent à respecter les conditions et règles de travail dans le quartier de la gare centrale pour le respect de tout le monde : respecter le voisinage (pas d’attroupement dans les zones d’habitation) ; respecter la propreté des parkings ; pas de racolage actif ; pas de tapage nocturne ; tenue décente de circonstance (non provocante) »38.

33 Malgré l’effort pour faire « amende honorable »39 (l’exclusion des « prostituées indignes » s’explique par ce but), les alliances restent figées et l’UPL est exclue des négociations politiques. Le règlement communal est voté et appliqué.

34 Dans un second temps, les personnes exerçant la prostitution dans les rues du quartier Gare appellent à une mobilisation collective. Elles sont alors soutenues par les travailleurs sociaux du DropIn, crée en 1998, qui mettent à leur disposition des locaux pour se réunir. Leur appel est sans détour : « c’est notre avenir à nous toutes qui en dépend ! »40 Fin mai 2001, les prostituées adressent une lettre commune, signée par une cinquantaine de personnes, au nouveau bourgmestre de la ville (toujours issu du parti libéral). À travers cette lettre s’exprime leur mécontentement d’avoir été écartées du processus de décision : « Beaucoup de discussions se sont déroulées et de décisions ont été prises sans consultation des personnes concernées »41. Elles déplorent d’avoir été

« chassées » des espaces précédemment occupés dans le seul but de « donner une image de respectabilité au quartier de la gare »42.

35 Collectivement, elles vont formuler la demande de réintégrer leurs anciens emplacements. Deux arguments, principalement, vont être mobilisés : le premier concerne leur moindre visibilité publique dans les rues peu passantes du « quartier chaud », alors que les rues de la zone de tolérance les exposent au passage des bus et des automobilistes se dirigeant vers le quartier voisin. Le second concerne les nuisances qui n’auraient pas diminué, notamment en raison du tapage nocturne et de la circulation automobile des clients. Leur requête est ainsi justifiée au nom de l’ordre public et de la qualité de vie des habitants. Ces arguments sont néanmoins rendus caducs par des dispositions supplémentaires prises par le Conseil communal en matière de circulation : de nuit, la voie d’accès au quartier voisin est barrée, réduisant ainsi le trafic de passage et la visibilité des prostituées. De même, une famille vivant à proximité immédiate de la zone de tolérance est relogée d’urgence, le Conseil des

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bourgmestre et échevins arguant d’une dette morale à son encontre. Enfin, le collectif éphémère fait intervenir l’argument du contrôle de la prostitution : il met les autorités communales en garde contre les risques de dispersion consécutifs au déplacement des lieux de la prostitution. La menace d’une « prostitution sauvage » et « hors contrôle » est brandie comme un argument de lutte. Et, de fait, le déplacement des lieux de prostitution est un échec. La zone de tolérance est rapidement accaparée et transformée en « chasse gardée » par une partie des personnes exerçant la prostitution et les autres sont contraintes de se replier sur les anciens lieux qui leur sont désormais interdits.

36 Loin de résoudre le problème de la prostitution dénoncé par les habitants et commerçants du quartier, l’entrée en vigueur du règlement communal renforce les hiérarchies et rapports de domination qui traversent l’espace de la prostitution et expose les plus vulnérables aux verbalisations pour infraction aux nouvelles dispositions en matière d’exercice de la prostitution sur le territoire communal.

Conclusion

37 Le cas luxembourgeois de la création en 2001 d’une zone réservée à la prostitution de rue s’inscrit dans la convergence des politiques de la prostitution autour de l’enjeu de réduction de sa visibilité dans les espaces publics urbains (Mathieu, 2015). Il montre comment un élément de réglementation à échelle communale coexiste avec, voire est déterminé par, une politique abolitionniste au niveau national. Considérant la prostitution comme une activité incompatible avec la dignité de la personne humaine, cette dernière ne peut en effet ni reconnaître sa place dans la ville, ni l’interdire ouvertement. À Luxembourg-Ville, l’image d’un quartier voué à la prostitution est aujourd’hui combattue par le renouvellement urbain du quartier « illégalement » occupé, mais aussi par une politique de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains qui tend à postuler une équivalence entre prostitution des migrantes et exploitation sexuelle.

38 À un niveau davantage spatial, la création d’une zone de tolérance, à l’intérieur même du secteur réputé « chaud » de Luxembourg-Ville, constitue un exemple concret de production d’un espace d’exclusion – mais aussi d’exceptionnalité – (Hubbard, Matthews, Scoular, 2008) par la convergence des stratégies déployées par les riverains mobilisés, des décisions prises par les autorités publiques et des usages de l’espace par les personnes exerçant la prostitution. D’une part, la politique de zonage mise en œuvre par le Conseil communal a pour but de débarrasser le quartier Gare de la prostitution et de la contenir dans un espace aux limites spatiales et temporelles définies, spécialement aménagé à cette fin (rationalisation de la circulation, séparation des usages, relogement d’habitants, etc.). Dans le contexte étudié, à la fin des années 1990, il s’agissait en effet de répondre aux exigences des populations locales et d’impulser un nouveau développement à un quartier alors « négligé » par la rénovation urbaine. De même, hébergeant de nombreux hôtels autour de la Gare Centrale, ce quartier donne son empreinte à l’image d’une capitale engagée dans un processus de métropolisation émergent. D’autre part, la création d’un espace destiné à contenir des pratiques indésirables dans les espaces publics aux co-présences multiples, désigne, comme l’ont déjà souligné Phil Hubbard et Teela Sanders (2003), ces mêmes pratiques – en occurrence une sexualité rétribuée qui s’annonce en public – comme étant

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acceptables uniquement dans des lieux déterminés, construisant ainsi à la fois l’exceptionnalité des pratiques et celle des lieux. Les dynamiques d’exclusion et d’exceptionnalité à l’œuvre dans les politiques de zonage marquent ainsi la géographie morale de la ville et de ses usages (Cresswell, 1996). Enfin, partant de recherches généralement centrées sur une prostitution de rue exercée par des femmes, des géographes et sociologues ont insisté sur la réaffirmation de l’ordre hétéronormatif (Hubbard, 2000, 2002 ; Löw, Ruhne, 2013 ; Ruhne, 2014). Le fait que la prostitution soit, dans notre étude, exercée non seulement par des femmes, mais également par des transgenres et des hommes « en femme », permet d’apporter un éclairage nouveau et d’insister sur la production d’une hiérarchie des sexualités à l’intersection du genre, de la visibilité publique et du caractère marchand.

39 La (re)configuration des espaces de prostitution, comme les spatialités complexes en termes de pouvoir qui en découlent ne peuvent cependant être pleinement comprises sans prendre en compte l’action spatiale et politique des personnes exerçant la prostitution. Loin de constituer des corps dociles, que des politiques de zonage pourraient déplacer, exclure et assigner à leur guise, ou qui se replieraient infiniment vers des périphéries toujours plus excentrées, nous avons montré qu’elles se mobilisent pour défendre leurs lieux et conditions de travail, même si c’est de façon détournée et dans des registres qui ne sont pas les leurs. Certes, le déplacement des lieux de prostitution est le fruit d’une action imposée par le haut et par des décideurs politiques restés sourds à la parole politique émergente des prostituées. Nous avons également mis en évidence, dans le contexte étudié, la faible capacité de mobilisation de ce groupe d’acteurs, la limitation de ses ressources et son poids inégal face à l’adversaire.

Pourtant, suite à l’échec des temps successifs de leur action politique, les personnes exerçant la prostitution imposent leur présence jusque sur les lieux qui leur sont interdits. Leur utilisation de l’espace fait ainsi voler en éclat une organisation spatiale imposée par voie de règlement communal et entraîne la coexistence, à échelle d’un quartier, de lieux de prostitution interdits et autorisés.

40 Dans le même temps, l’exclusion spatiale de la prostitution mise en œuvre par la politique de zonage a des effets durables sur la structuration des positions au sein de

« l’espace de la prostitution », au sens sociologique du terme (Mathieu, 2001). En effet, les violences liées au partage des territoires – qui découlent de la clandestinité de la prostitution (Deschamps, 2003) – renforcent et reproduisent les hiérarchies et rapports de domination qui traversent cet espace. Dans le cas étudié, la violence verbale (le dénigrement des « prostituées indignes » face aux autorités de la ville) et physique (les interdictions d’accès à la zone de tolérance instituée « chasse gardée » par certaines personnes) cible en premier lieu les plus vulnérables : les femmes migrantes (et, dans une moindre mesure, les usagères de drogues) qui sont les premières à en faire les frais.

Contraintes à se prostituer en « territoire interdit », elles s’exposent à la répression policière et, pour certaines, aux risques d’expulsion du territoire national. Plus de dix ans après l’introduction du règlement communal, les effets du zonage continuent ainsi à peser sur la structuration de l’espace de la prostitution au plus proche des trottoirs.

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NOTES

1. D’autres catégories d’acteurs (clients, policiers, proxénètes, compagnons, etc.) sont plus rarement prises en compte. Cet article privilégie une analyse à partir de l’action développée par les personnes exerçant la prostitution.

2. Nous avons opté pour un usage alterné du terme « prostituées », qui correspond dans le cas étudié à l’auto-désignation publique des personnes mobilisées, et de l’expression « personnes exerçant la prostitution » qui a l’avantage de souligner le stigmate qui pèse sur le travail exercé.

3. Ce corpus, qui se défend d’être exhaustif, se limite aux travaux produits sur la France durant les deux dernières décennies. Ce choix est motivé, d’une part, par la similitude relative du cadre légal français avec le cadre légal luxembourgeois (cf. infra) et, d’autre part, par l’hypothèse que les débats autour de la Loi pour la sécurité intérieure, adoptée en 2003, ont réactualisé l’intérêt pour le lien entre prostitution et ville sur des terrains français.

4. Pour une présentation plus systématique des travaux des géographes anglophones traitant de la prostitution et du commerce du sexe, voir Séchet (2009).

5. Pour contre-exemple, voir l’article de Milena Chimienti et Àgi Földhazi (2008) qui analyse la place accordée aux formes de sexualité légitimes et illégitimes au travers des dynamiques urbaines, économiques et politiques qui traversent le marché du sexe en Suisse. Leur approche est fortement inspirée par la géographie anglophone discutée ci-dessous.

6. En dehors de la thèse de Marion David (2014) sur le fait prostitutionnel qui comporte un élément de comparaison entre la France et la Belgique, mais dans laquelle l’analyse spatiale est marginale.

7. En dehors, en sociologie, d’analyses davantage centrées sur des mobilisations contre la répression policière (Mathieu, 2001 ; Deschamps, 2005 ; Le Bail, 2015).

8. En Allemagne les eros centers sont légaux au niveau fédéral, mais tous les Länder n’autorisent pas leur établissement (Pates, 2012).

9. Lilian Mathieu (2014, 2015) a souligné la caducité, dans le contexte actuel, de la distinction traditionnelle entre régimes réglementaristes, abolitionnistes, et prohibitionnistes. Ce constat est évident lorsqu’on considère les déplacements de sens que ces termes ont connu.

L’abolitionnisme, renvoyant à l’origine à un mouvement visant à abolir la réglementation de la prostitution désigne aujourd’hui davantage la volonté d’abolir la prostitution en tant que système d’exploitation sexiste par des moyens prohibitifs. Cela n’empêche pas les pays se réclamant de l’abolitionnisme de partager certaines caractéristiques, en termes d’évolution législative notamment (voir note suivante).

10. Au Luxembourg, la réglementation officielle de la prostitution est supprimée en 1968 et la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui de 1949 est ratifiée en 1983. Pour comparaison, la France et la Belgique ont supprimé la réglementation de la prostitution respectivement en 1946 et en 1948 et ratifié la Convention abolitionniste en 1960 et en 1965. Des lois successives viennent par la suite renforcer le dispositif luxembourgeois de lutte contre la prostitution des mineurs, contre le proxénétisme et contre la traite des êtres humains. Si l’interdiction de l’achat de services sexuels a été discutée au parlement (en 2008 et en 2015), la « pénalisation du client » n’est pas, pour l’instant, une solution concrètement envisagée ; c’est du moins la position affichée par le gouvernement suite à la publication, en novembre 2014, d’un rapport de la « Plateforme prostitution » du ministère d’Égalité des chances. Ce rapport prend ouvertement position contre le dit « modèle suédois ».

11. Est poursuivi « tout propriétaire, hôtelier, logeur, cabaretier, en général toute personne qui cède, loue ou met à la disposition d’autrui ou tolère l’utilisation de tout ou partie d’un immeuble, sachant que les lieux cédés, loués ou mis à la disposition servent à l’exploitation de la prostitution d’autrui », Code pénal, art. 379bis. Cette disposition amène certains propriétaires à pratiquer des loyers exorbitants.

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12. Règlement général de police adopté par le Conseil communal de la ville de Luxembourg en date du 26 mars 2001, art. 48.

13. Pour une population générale de 576 249 au 1er janvier 2016. Source : Statec.

14. 68,85% au 31 décembre 2015. Source : Ville de Luxembourg, État de la population 2015.

15. Une augmentation de 24% entre 2001 et 2011. Source : Statec, Recensement général de la population au 1er février 2011 (RP 2011).

16. En 2014, 163 912 travailleurs frontaliers français, belges et allemands son employés au Grand- Duché. Source : Statec, Regards, n° 8, mai 2015.

17. 75 % de classes moyennes et supérieures. Source : Statec, RP 2011.

18. « Quartier de la gare. Entre prostitution et drogues : la situation empire » titre ainsi un article au parfum de scandale publié le 20 mai 2014 dans l’édition française en ligne du premier quotidien national, le Luxemburger Wort.

19. Des établissements disséminés sur le territoire national continuent à abriter des sexualités prostitutionnelles illégales derrière des façades plus licites.

20. Ces établissements sont moins connus pour leurs spectacles érotiques que pour la possibilité de consommer des boissons alcoolisées en compagnie des « artistes ».

21. LU11 IV/5 8211 58/1995, rapport du Commissariat central daté du 17/07/1996.

22. Comme la prostitution n’est pas légalement reconnue, il n’existe aucune statistique officielle à son sujet. Il est par conséquent difficile d’estimer l’importance relative de la prostitution par rapport à l’ensemble d’une activité clandestine à forte segmentation sociale et spatiale.

23. Leur préoccupation, parfois ostentatoire, pour la prostitution ne signifie nullement que cette dernière ne constitue pas une préoccupation politique à d’autres niveaux. Au Luxembourg, la prostitution est définie comme problème social par un ensemble d’acteurs, étatiques et non étatiques, mais le problème acquiert sa dimension publique au milieu des années 1990 par le biais de la mobilisation des habitants et commerçants.

24. Aujourd’hui Office des publications de l’Union européenne.

25. LU11 IV/5 8211 58/1995, courrier daté du 22/02/1993.

26. LU11 IV/5 8211 58/1995, courrier daté du 23/05/1997.

27. Statuts de l’asbl SOS Gare, article 2, Registre de commerce et des sociétés de Luxembourg, septembre 1996.

28. « Straßenprostitution im Bahnhofsviertel. SOS Gare wirft den politischen Entscheidungsträgern Inaktivität vor. Bürgerinitiative fordert strikte Anwendung des gesetzlichen “Racolage”-Verbots und Maßnahmen gegen Zerfall der Lebensqualität», Luxemburger Wort, 11/07/1998.

29. D’autres syndicats d’intérêts locaux vont jouer un rôle dans la mobilisation contre la prostitution, de façon moins visible publiquement.

30. Interpellation du gouvernement sur la prostitution à Luxembourg, son exercice dans les endroits publics, les mesures et les initiatives à prendre pour remédier à cette situation, 21e séance à la Chambre des députés, 22 janvier 1998.

31. Règlement général de police…, art. 48, op.cit.

32. Statuts de l’UPL Asbl, art. 4, Registre de commerce et des sociétés de Luxembourg, février 1997.

33. Ibid., art. 5.

34. LU11 IV/5 8211 58/1995, compte rendu de l’entrevue de la bourgmestre avec l’UPL daté du 07/03/1997.

35. LU11 IV/5 8211 58/1995, courrier de l’UPL daté du 25/02/1997.

36. Le ministre de la Justice affirme que le renforcement du contrôle policier a permis de faire reculer de la prostitution de 404 à 305 « unités » entre 1996 et 1997, 21e séance à la Chambre des députés, 22 janvier 1998.

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37. LU11 IV/5 8211 58/1995, compte rendu de l’entrevue de la bourgmestre avec l’UPL daté du 07/03/1997.

38. LU11 IV/5 8211 58/1995, charte de l’UPL Asbl, mars 1997.

39. À ce sujet, on peut souligner les ressemblances avec les chartes des associations françaises France prostitution et Hétaïra en colère, discutées dans Deschamps (2005) et Gaissad et Deschamps (2008).

40. Appel à la mobilisation des prostituées daté du 25 mai 2001, archives du DropIn.

41. « Lettre à Monsieur Paul Helminger, bourgmestre de la Ville de Luxembourg », lettre collective datée du 29 mai 2001 ; archives du DropIn.

42. Ibid.

RÉSUMÉS

En sociologie et en géographie, un certain nombre de recherches interrogent le lien entre prostitution (de rue) et ville, en mettant l’accent sur les logiques d’exclusion et de réduction de sa visibilité dans les centres urbains. Cet article s’inscrit dans cette continuité et souligne la nécessité de prendre en compte l’action spatiale et politique des personnes exerçant la prostitution dans le façonnement des espaces voués au commerce du sexe. En nous appuyant sur une enquête de terrain réalisée à Luxembourg-Ville, nous analysons un cas concret de politique communale de zonage et de contingentement mise en œuvre à l’intérieur d’un cadre national abolitionniste. Nous décrivons comment, face à une mobilisation locale visant à bannir la prostitution du centre-ville, les personnes exerçant la prostitution se mobilisent pour défendre leurs lieux et conditions de travail. En conclusion, nous montrons comment cette exclusion spatiale de la prostitution à échelle communale a des effets durables sur les rapports de domination et d’exclusion à l’œuvre dans les territoires de prostitution.

Several studies in sociology and geography explore the link between (street) prostitution and city by focusing on how political actors try to exclude prostitution or to reduce its visibility in urban centres. This article continues this line of research and stresses the necessity to consider how the spatial and political actions of prostitutes shape the spaces dedicated to sex trade. Drawing on a field study carried out in Luxembourg City, we analyse a concrete case of a communal policy of zoning and of implementing quotas within a national framework of abolitionism. We describe how the attempts by local residents and political actors to ban prostitution from the city centre mobilise prostitutes to defend their places and work conditions. The conclusion will assess how the spatial exclusion of prostitution at the municipal level has lasting effects on relations of domination and exclusion in zones of prostitution.

INDEX

Mots-clés : mobilisation de prostituées, Luxembourg, politiques de zonage, espaces d’exclusion, justice spatiale

Keywords : mobilization of prostitutes, Luxemburg, zoning policies, spaces of exclusion, spatial justice

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AUTEUR

SIBYLLA MAYER

Université catholique de Louvain, Belgique sibylla.mayer@gmail.com

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