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Résumé

Cet article étudie les figures de l’indicible dans La Polka (1998) et La Fabrique de cérémonies (2001) de Kossi Efoui pour démontrer comment elles participent d’une déconstruction de l’histoire, de l’Histoire et de l’entreprise testimoniale. L’impossi- bilité de dire la catastrophe entraîne une surenchère descriptive des corps et des es- paces laissés en suspens et une intrusion de plusieurs médias (photographie, théâtre, cinéma...) dans le romanesque, intrusion qui a pour effet de remettre en question les différents discours récupérant les témoignages pour mieux nier l’opacité de l’expé- rience traumatique.

Abstract

This article studies the literary figures of the unspeakable in La Polka (1998) et La Fabrique de cérémonies (2001) by Kossi Efoui to shows how they are part of a de- construction of the story, the History and the testimonial practice. The impossibility of putting the catastrophy into words leads to a descriptive investment of the fictional bodies and spaces and an intrusion of medias such as photography, theatre and cinema in the novel, intrusion that destabilizes discourses who are misusing testimonies to negate the traumatic experience’s opacity.

Caroline G

iGuère

L’indicible dans La Polka et La Fabrique de cérémonies de Kossi Efoui : jeux de masques et de coulisses

Pour citer cet article :

Caroline GiGuère, « L’indicible dans La Polka et La Fabrique de cérémonies de Kossi Efoui : jeux de masques et de coulisses », dans Interférences littéraires, nouvelle série,

http://www.uclouvain.be/sites/interferences ISSN : 2031 - 2970

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Interférences littéraires, n° 4, mai 2010

L’

indicibLedans

L

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P

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L

a

F

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jeuxdemasquesetdecouLisses

Je cherche les coulisses, la vérité, Lucia, si je suis dans cette nuit, c’est pour chercher les coulisses. Si je trouvais les coulisses, je me vêtirais d’un costume de revenant et d’un méchant masque style arts premiers, je ferais reculer le metteur en scène jusqu’à la crise cardiaque, et tout s’arrêterait.

Kossi efoui1

La littérature africaine a longtemps été définie à l’aune de son caractère engagé.

Engagée d’abord contre le projet colonial et pour le rétablissement de l’historicité des civilisations africaines ; ensuite contre le néocolonialisme et les nouveaux régimes dictatoriaux ; et, plus récemment, contre les violences « postcoloniales » que sont les guerres, les génocides, la pauvreté et l’insécurité quotidienne. Si bien que la notion d’en- gagement est devenue un critère définitoire de la littérature d’Afrique francophone et a entraîné ce que Claire Dehon appelle la « nécessité de réalisme »2. Suivant ce principe, le roman devait s’inscrire en tant que « témoignage » des réalités africaines et s’appuyer sur un certain nombre d’ancrages référentiels. Sewanou Dabla identifie bien comment la première génération de romanciers africains s’est généralement pliée à cette forme de réalisme engagé, et comment, au tournant des années 80, une relève littéraire a mo- difié cet horizon d’attente. Au sein de cette nouvelle génération, Sony Labou Tansi a déplacé le débat dans son « Avertissement au lecteur » de La Vie et demie :

À ceux qui cherchent un auteur engagé je propose un homme engageant. Que les autres, qui ne seront jamais mes autres, me prennent pour un simple menteur […] Et à l’intention des amateurs de couleur locale qui m’accuseraient de ra- jouter de l’eau au moulin déjà inondé des racistes, je tiens à préciser que La Vie et demie fait ces taches que la vie seulement fait. Ce livre se passe entièrement en moi.3

Par le refus d’un certain réalisme, l’œuvre et le discours de Sony effectue un changement de paradigme tant au niveau de la production que de la récep- tion de l’œuvre. Le texte sonyen mine en effet l’illusion référentielle4 et exige du

1. Kossi efoui, La Fabrique de cérémonies, Paris, Seuil, « Cadre Rouge », 2001, p. 153.

2. Claire Dehon, Le Réalisme africain. Le roman francophone en Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2002, p. 58.

3. Sony labou TanSi, La Vie et demie, Paris, Seuil, 1979, pp. 9-10, nous soulignons.

4. Michael rifaTerre, « L’illusion référentielle », dans Littérature et réalité, s. dir. Gérard GeneTTe et Tzvetan ToDorov, Paris, Seuil, « Points Essais », 1982, pp. 91-118.

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lecteur qu’il inscrive sa lecture non pas dans le hors-texte, mais à même l’univers fictif.

L’œuvre romanesque de Kossi Efoui, quant à elle, participerait sans doute d’une troisième génération de romanciers, si on voulait reprendre la chronologie de Dabla5. Certes, elle refuse aussi l’assimilation de la littérature à la chronique historique, mais, plus encore, elle remet en question la possibilité d’expliquer la réalité des violences postcoloniales par quelque discours que ce soit. Les mots pour décrire les catastrophes, que l’on parle d’« événement » comme dans La Pol- ka6 ou de « déflagration », comme dans La Fabrique des cérémonies7, ne parviennent pas à nommer le réel, ni à ordonner le récit ou à lui donner un sens. Cet impos- sible à dire se donne à lire par la parole des personnages qui est soit laissée en sus- pens, soit mise à distance par la parodie que les médias font du témoignage. Ainsi, la figure du masque et la stratégie du trompe-l’oeil reviennent sans cesse miner l’effet de réel à travers un redoublement du littéraire par différentes médiations.

Théâtre, radio, cinéma, photographie, télévision viennent parodier la parole du témoin et la priver de toute prétention à la vérité historique. L’écriture préserve ainsi l’opacité de l’expérience traumatique qui acquiert le statut de tache aveugle structurant l’œuvre tout en résistant à la mise en discours. En ce sens, c’est aussi et surtout par la forme romanesque et la réception qu’elle impose que l’indicible est thématisé. Le lecteur se trouve en fait face à une écriture qui laisse en suspens ou qui met en abyme l’intrigue qu’elle ébauche. L’œuvre d’Efoui procède ainsi à une déconstruction permanente de ses référents, qu’ils soient historiques ou romanesques ; et à une critique de la récupération médiatique du témoignage.

Ce faisant, la lecture s’inscrit dans une incessante remise en question de l’his- toire, de l’Histoire et du langage. Rien ne vient pallier cette instabilité si ce n’est les gestes et les souvenirs du corps, ces signes d’avant la parole, cette mémoire muette d’avant l’histoire.

1. « L’

événement

» :

unmotmanquépourdireLemanque

La Polka se présente comme un récit de l’après catastrophe. Seul dans un des points de ralliement institués après « l’événement », un narrateur anonyme attend, comme tant d’autres, que son message, diffusé à la radio, lui ramène Iléo Para, le grand ami, et Nahéma dite la Polka, l’amoureuse tombée du ciel. Ce temps suspen- du de l’attente est entrecoupé par des analepses, situées dans le temps et des lieux

« d’avant », partagés avec ceux qui, dans le présent de la narration, manquent. Tous ces fragments de passé viennent achopper sur le mur de l’« événement » qui a scindé le temps sur le mode « avant-après » (P, 11), l’avant de la vie qu’on peut se rappeler, raconter et l’après pris dans un hors temps, hors langage :

De quel secours cette parole qui ne sait plus comment dire rattraper ou saisir le temps présent ? Ce temps bien tenu en main jusqu’ici, jusqu’au moment où

5. Sewanou Dabla, Nouvelles Écritures africaines : romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986.

6. Kossi efoui, La Polka, Paris, Seuil, « Cadre Rouge », 1998. Les références à ce texte se feront dorénavant au moyen de la lettre P suivie du numéro de page.

7. iD., La Fabrique des cérémonies, op. cit. Les références à ce texte se feront dorénavant au moyen des lettres FC suivies du numéro de page.

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Caroline GiGuère

il s’est échappé dans le mouvement de bascule entre avant et après et retour, où il s’est mis hors des mots de la vie (P, 11-12).

L’emploi répété du mot « événement » signe la fin d’une possibilité de tenir quelque discours que ce soit sur la vie, suspendue, arrêtée dans son mouvement.

Ainsi, la parole prolixe sur le passé est intenable dans le présent, elle échappe, achoppe sur le mot « événement » qui contourne l’indicible et le sou- ligne à la fois. Tout comme l’expression « à côté » remplace les mots « disparus » ou « absents » pour « dribbler pudiquement le désespoir agile » (P, 63) dans le langage des survivants, le mot « événement » évoque sans dire, trace les contours de la béance à défaut de pouvoir la nommer. Il colmate le silence, mais ne lève pas l’indicible :

Chacun la sent [l’agitation] remuer à chaque surgissement du mot événement, un mot difficile à prononcer, difficile à tourner en tout sens, entier comme on dit d’un nombre et réfractaire à la ruse des abréviations. On a tenté d’éviter l’emploi du mot, comme si cette feinte, le rendre tabou, en épuisait le pouvoir d’épouvante. (P, 52)

Même s’il progresse dans les discours, tentant de camoufler la béance ouverte dans l’ordinaire du langage, la présence récurrente du mot ne fait que rappeler le manque à dire : « Cela ne porte pas de nom, quoi qu’en disent les journaux qui au- ront toujours le mot événement pour rire. » (P, 62).

Ainsi qu’un trompe-l’œil qui ne trompe personne au fond, mais auquel on s’accroche faute de mieux, le mot « événement » vient éclipser tous les autres :

« La Nouvelle Marche n’a cessé de parler depuis un an de poussière, d’assaut décisif, d’embuscade, de bataille rangée, pour finir par ne retenir de ce remue-ménage que le mot événement. » (P, 45). « L’événement » se manifeste à la fois en tant que pé- ripétie romanesque et en tant que bouleversement du langage : la guerre dévaste les lieux et les corps, mais elle provoque aussi un changement radical dans l’ordre (ou le désordre baroque) de la parole quotidienne. Avant même sa venue effective, annoncée par les médias, l’« événement » avait déjà fait sa marque dans le langage de tous les jours, l’amputant de sa fonction communicationnelle, tuant l’impression d’une possibilité de faire sens commun à travers les mots :

St-Dallas s’est retrouvée hagarde, peu habituée aux murmures auxquels s’est réduite toute parole, à la rareté des mots pour dire comment ça va, depuis que le mot événement a pris en prédateur sa place illimitée dans la langue et les pensées de tous, s’est substitué aux paquets de phrases qui ont fait bavarder joyeusement St-Dallas. (P, 63)

Aux bavardages quotidiens succède donc l’image de cette communauté muette « foule hébétée » (P, 61), qui a pris corps sous le coup de la peur. Ce mu- tisme généralisé constitue une forme d’incarnation lisible de la terreur cette « fêlure des cordes vocales » (P, 80), qui dit peut-être mieux l’expérience de l’événement que tous les noms par lesquels on voudrait le désigner.

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2. L

e masqued

ébahissement

Ainsi, s’il ne trouve pas d’ancrage dans la parole des personnages, l’événe- ment s’inscrit néanmoins dans leur corps, suivant la logique que souligne Régine Robin : « Corps écrit, cela veut dire trébuchement, étranglement, bégaiement ou obligation de rémunérer autrement le défaut des langues »8. L’écriture d’Efoui fonctionne généralement sous ce principe en s’attardant à décrire les corps por- teurs de paroles qui ne viennent pas : « il a ouvert la bouche, mais la phrase atten- due […] n’est pas sortie » (P, 79) ou encore : « Pendant un court instant j’appuie mon regard. Je remarque sa bouche légèrement entrouverte comme si elle était sur le point de parler mais elle darde le bout de sa langue tandis que ses doigts pianotent dans le petit vide » (P, 83). La prosopographie s’enfle en fait de ces des- criptions de paroles avortées, d’organes vocaux souffrant du silence. L’indicible se révèle par les marques qu’il laisse, par ces descriptions de corps en souffrance de parole :

La bouche brusquement s’ouvre, reste ouverte, sans cri mais en attente d’un rot, d’une remontée soudaine des viscères ou d’une sortie brutale, os après os, de toute la charpente du corps. Os après os, les longs, les courts, les plats, ceux qu’on devine faussement ronds et rugueux, un chapelet de vertèbres se préci- pitant par cette bouche ouverte jusqu’à ce que la peau flapisse et se retourne et se distende. Un corps en suspens, en instance de chute, en alerte d’épilepsie (P, 59).

L’écriture se déploie ainsi à la faveur d’une « parole rompue » telle que la dé- finit Francis Berthelot : « Vient alors le moment où elle [la parole des personnages]

se brise, le discours du narrateur prenant le relai [sic] »9. Dans La polka, la narra- tion prend en fait le relais en décrivant avec force détails le corps des personnages lorsque leur discours achoppe.

Le « masque d’ébahissement » devient plus spécifiquement la marque corpo- relle de l’événement autrement infigurable : « Le masque d’ébahissement c’est quand tout se rétracte ainsi et qu’il ne reste plus que la rumination d’une ultime image qui cherche sa place entre avant et après. » (P, 65) Le masque constitue le signe distinctif des survivants, manifestation extra ou préverbale qui dit les contours de l’événement en tant qu’il est fixation, suspension du sens. Cette figure d’ébahissement s’impose dès l’incipit et résume les corps romanesques, les plaçant en périphérie de l’humain, plus proches de la statue ou de l’automate que de l’organisme vivant :

Tous les traits des visages ont été redessinés par quelque chose de brutalement rentré dans le regard, qui a rendu identiques les faces immobiles. Hommes et animaux se partagent la même gueule, le même masque d’ébahissement. Tout se fait ébahi : manger, se toiletter, lire, poser un peigne à la racine de ses che- veux. Ces gestes de vie ne sont plus suivis du regard. Ils s’ébauchent, se rédui- sent au nécessaire et retombent dans le ridicule du corps mal assis. (P, 9)

8. Régine robin, « La fêlure de la parole », dans Le Deuil de l’origine, Saint-Denis, P.U.V.,

« L’Imaginaire du texte », 1993, p. 42.

9. Francis berTheloT, Le Corps du héros : pour une sémiotique de l’incarnation romanesque, Paris, Nathan, « Le Texte à l’oeuvre », 1997, p. 171.

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Caroline GiGuère

L’expérience commune de l’événement fond les corps individuels en un grand corps collectif. Les corps des personnages sont rendus à la fois indissociables et in- terchangeables, réunis sous le masque qui cache les singularités et les prive d’identité propre en gommant les traits du visage permettant habituellement la reconnais- sance. « L’événement » fait naître une autre forme d’être ensemble se définissant justement par l’achoppement de la parole. Plutôt que la danse ou le bavardage, c’est le mutisme, « cette maladie des événements » (P, 80) qui lie les corps :

Et la foule hébétée a vu ça, est restée là en attente, là où précisément nous savons qu’il est trop tard pour attendre. Nous nous sommes vraiment regardés, mus par ce recours merveilleux qui pousse à tout lire des yeux quand on a momentanément perdu le réflexe de la parole […] Nous avons vécu ensemble cette seconde précise où le masque de l’ébahissement s’est attaché à nos visages. Nous nous sommes ressemblé les uns aux autres par le fait même de cet anonymat soudain qui a remoulé nos faces et nous a rendus définitivement identiques. Comme si une puissante gifle avait été distribuée avec une égale intensité aux petits et grands, animaux compris.

(P, 61-62)

« L’événement » rompt ainsi la communication verbale entre les personnages, mais dans un même mouvement, il soude leurs corps en une entité organique ré- duite au silence. L’indicible y trouve alors un ancrage lisible.

Plus encore, la figure de l’hypallage, en tant qu’elle procède par transfert de caractéristiques, opère un rapprochement entre l’état de ce corps collectif et celui de la ville qu’il habite : « Et ce corps entier qui ne loge plus dans une nuit ni dans un millier de jours : le masque d’ébahissement s’est posé en une seconde sur tout St-Dallas » (P, 59 ; nous soulignons). Par cette dévastation partagée avec leur environ- nement, les corps deviennent St-Dallas, se confondent alors avec le décor de leur ville déconstruite : « la mort rude des pierres amoncelées, restes épouvantables de façades hirsutes, la mort oiseuse des fenêtres infiniment ouvertes sur les grands vents de la mer […] la mort farouche des escaliers en l’air et des rues serrées » (P, 30 ; nous soulignons). C’est ainsi à même l’ensemble du descriptif romanesque que l’indicible se donne à lire : corps et décors se définissant par la marque de « l’événement », cette suspension de la vie et du sens.

La figure du masque d’ébahissement est exemplaire d’une remise en question récurrente dans l’œuvre d’Efoui. L’auteur explique ainsi en entrevue :

La façon dont le comédien joue avec le masque, le personnage, ne révèle pas une quelconque vérité ni du masque ni de son propre visage, mais jette le doute sur la vérité supposée du visage […] Il y a quelque chose qui me frappe là par rapport au travail d’écriture, cette façon que l’on a de mettre en doute l’adéquation entre les mots et les choses qu’ils désignent.10

Efoui pointe ainsi non seulement les limites du langage, mais aussi l’inca- pacité des discours sociaux à expliquer le réel. Il exerce en ce sens ce que Marc Angenot appelle « une connaissance au second degré », c’est-à-dire cette fonction

10. Kossi efoui, « la polka au pays de la rumba : entretien de Taina Tervonen avec Kossi Efoui », dans Africultures, septembre 1998, www. africultures.com/php/index.php?nav=article&no

=555&texte=kossi%efoui, consulté en ligne le 1er mars 2010.

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du littéraire qui est de poser un regard critique sur les discours sociaux dans les- quels il baigne :

La littérature ne sait faire que cela : rapporter au second degré cette caco- phonie interdiscursive, pleine de détournements et de glissements de sens et d’apories plus ou moins habilement colmatées. Elle ne peut que manifester ce qui se dissimule sous la logique apparente du discours social, c’est-à-dire l’incapacité ontologique où il est de connaître le réel historique de façon stable et cohérente, sans affrontements irréductibles entre les « visions du monde » qui l’habitent, sans « vices cachés » dans les systèmes et les explications et sans encourir à la malencontre du réel.11

Dans La Polka, la critique du discours historique passe, entre autres, par la tech- nique de l’arrêt sur image, alors que, dans La Fabrique de cérémonies, cette révélation des impostures discursives s’exerce par la médiation et la parodie du témoignage.

3. L’

arrêtsurimaGe

:

deLavéritéhistoriqueauspectacLemédiatique

À la figure du masque qui suspend la parole correspond au niveau de la trame narrative le procédé de l’arrêt sur image qui a pour effet de suspendre l’histoire et de laisser place au métadiscours littéraire. Empruntant au langage photographique dans La Polka et davantage à celui du cinéma dans La Fabrique de cérémonies, l’écriture d’Efoui se distancie ainsi de sa propre intrigue et remet en cause la posture du per- sonnage principal dans le récit.

Dans La Polka, l’arrêt sur image est employé pour mettre à distance le dis- cours historique et les commémorations qui l’accompagnent. Le narrateur décrit ainsi un défilé d’élèves chantant l’hymne national :

Et on imaginait soudain la chanson interrompue, les pas suspendus, les lon- gues files d’élèves stupéfaits en colonnes de trois, le pied levé resté dans les airs, la bouche restée ouverte sur la crampe de la première syllabe de noms qui s’effaçaient par le bout de la mèche Bénissez le To, Bénissez la Haut, Bénissez le Ni, Bénissez le Da […] L’école finie. La géographie finie. (FC, 64)

La suspension du mouvement et du chant des élèves révèle l’aspect théâtral du défilé et en met littéralement le sens « en suspens », incitant à se demander qu’est-ce que « cette récitation, cette fiction mise en musique pour secourir la mémoire, mise en scène, mise en tête, mise en bouche » (FC, 60). En ce sens, le discours roma- nesque, plutôt que d’entretenir les visées pédagogiques du roman engagé12, remet en question l’enseignement d’une histoire aux fondements douteux, d’une histoire qui, dès qu’on la sort des manuels scolaires, est, comme la géographie, « finie ».

Par ailleurs, l’arrêt sur image opère une distanciation du narrateur vis-à-vis de l’intrigue et du rôle qu’il y joue. Ainsi, le narrateur de La Fabrique de cérémonies

11. Marc anGenoT, « Que peut la littérature ? Sociocritique littéraire et critique du discours social », dans La Politique du texte. Enjeux sociocritiques, s. dir. Jacques neefS et Marie-Claire roparS, Lille, Presses universitaires de Lille, « Problématiques »,1991, p. 18.

12. Amadou Koné, Du récit oral au roman, Abidjan, Centre d’édition et de diffusion africaines, 1985, p. 62.

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Caroline GiGuère

s’imagine à plusieurs reprises que son insoutenable périple sera interrompu par un metteur en scène s’écriant « Coupez ! » :

Je n’aurais pas été surpris d’entendre une voix venue d’un perchoir, la voix du metteur en scène grasseyant à travers le filtre du mégaphone : Qu’est-ce qu’il fout là, celui-là oui, celui-là. Coupez ! Me désignant à de tendres nervis qui m’auraient sorti sans égard mais sans rudesse du champ. Et je n’aurais pas eu besoin de demander mon chemin pour me retrouver, au bout de trois pas seulement, dans la réalité […] Et je m’obstine à me croire l’intrus du scénario, le passant dont la divagation n’a jamais été prévue dans les scènes de figuration. Coupez ! et je me serais réveillé. Coupez ! et j’aurais vu les gros câbles, les rails, les caméras, et peut-être même aurais-je pu apercevoir la gueule célèbre du metteur en scène juché sur son tabouret, je me serais retrouvé à rire dehors, mélangeant mon rire aux cris des enfants jouant dans la vraie rue ; et j’aurais tapé dans un ballon comme on se pince.

(FC, 88-89)

L’intrusion du cinéma produit donc des arrêts, des « décrochages » dans le récit. Dans la plupart des occurrences, ceux-ci interrompent le récit d’événements d’une extrême violence. Les décrochages détournent ainsi le regard du lecteur de scènes particulièrement difficiles tout en ajoutant à l’impression que l’horreur dé- passe ici les pouvoirs de la fiction. Ces arrêts sur images attirent l’attention non seu- lement sur l’indicible, mais sur l’infigurable d’une violence dont même le narrateur s’abstrait en s’interrogeant sur sa « réalité ».

Cette incapacité à dire ou à montrer l’horreur des « événements » ou de la

« déflagration » se lit aussi dans le traitement romanesque du témoignage. En effet, alors que ce dernier se situe au départ de l’opération historiographique et qu’il est censé permettre, lorsqu’il est fiable, la mise en archive, l’écriture historique et éven- tuellement les commémorations et les réconciliations ; dans les romans de Kossi Efoui, il est présenté à travers un processus de médiatisation, quand ce n’est pas de commercialisation.

Dans La Polka, les témoignages se résument à la répétition dépersonnali- sée du récit traumatique. C’est ainsi l’émission radiophonique « Témoignages » (P, 11) qui relaie la parole des survivants, se résumant toujours dans les mêmes termes : « …Avant, comment dire, j’étais tranquille, je n’ai rien vu venir, je n’ai rien vu partir. Après j’ai marché comme tout le monde, dormi dans les champs comme tout le monde… Après, je suis revenu comme tout le monde. » (P, 12).

Ces messages, d’abord contextualisés, font ensuite irruption dans la trame nar- rative en italiques et acquièrent le statut de leitmotivs inscrivant le récit dans une temporalité cyclique : celle de l’horreur qui ne cesse de faire retour sans pouvoir être intégrée à l’histoire. Dans La Polka, les témoignages demeurent des « anec- dotes sans mots de la fin » (P, 134) constituant une sorte de « bruit de fond » qui ne fait pas avancer le récit, mais qui, au contraire, marque son impossibilité d’enchaîner.

Dans La Fabrique de cérémonies, la pratique testimoniale fait littéralement l’objet d’une marchandisation médiatique. Le personnage de Wang Lee, « négociant en événements biographiques » (FC, 98) achète « en vrac » (FC, 98) les « droits exclusifs d’exploitation » (FC, 98) des récits de vie. Depuis « la déflagration », une seule émis-

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sion occupe la télévision du matin au soir, manière de « téléspectacle géant, collectif et perpétuel » (FC, 120), dans lequel

[...] des sévices [sont] reconstitués par des comédiens payés rondement la mi- nute de simulation, parfois par un vrai ex-détenu ou un vrai ex-garde, un vrai- vrai, répète le présentateur à la tête de bête à bon Dieu, avant de se tourner vers ce vrai de vrai de rescapé, présumée victime de l’époque (FC, 117).

On assiste ainsi à une parodie télévisuelle de l’histoire traumatique, de sa réso- lution ou du moins, des réconciliations individuelles et collectives dont elle pourrait faire l’objet. Ceci n’est pas sans conséquence puisque selon Paul Ricoeur, « c’est de la fiabilité, donc de l’attestation biographique, de chaque témoin pris un à un que dépend en dernier ressort le niveau moyen de sécurité langagière d’une société »13. Suivant cette logique, le caractère interchangeable et spectaculaire des témoignages fait planer un soupçon généralisé sur la parole et plonge l’écriture romanesque dans une « insécurité langagière ». Plutôt que de fonder la confiance en la parole d’autrui en « tra[çant] une frontière nette entre réalité et fiction »14, la pratique testimoniale et ses prétentions à l’authenticité sont converties en spectacle médiatisé qui mine la crédibilité de la figure du témoin.

Si l’on revient au motif de la parole suspendue, il est possible de considérer ce témoignage spectaculaire dans la même logique que le travail du masque. Plus que de se positionner sur le caractère fictif du masque (la médiation télévisuelle) ou sur la vérité du visage (le témoignage), le romanesque brouille les frontières entre l’un et l’autre. L’œuvre d’Efoui met alors en scène la perméabilité des frontières entre fiction et réalité. Ceci n’est pas sans rappeler la popularité récente, après celle des « talk shows », des « reality shows », simulacres de quotidien qui envahissent le petit écran et à travers lesquels les téléspectateurs vivent par procuration. Ce phé- nomène de médiatisation du quotidien peut être lu comme un nouvel avatar de ce que Guy Debord décrivait déjà en 1960, comme cette « société du spectacle » :

On ne peut opposer abstraitement le spectacle et l’activité sociale effective ; ce dédoublement est lui-même dédoublé. Le spectacle qui inverse le réel est effec- tivement produit. En même temps la réalité vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle, et reprend elle-même l’ordre spectaculaire en lui donnant une adhésion positive. La réalité objective est présente des deux côtés. Chaque notion ainsi fixée n’a pour fond que son passage dans l’opposé : la réalité surgit dans le spectacle, et le spectacle est réel. Cette aliénation réci- proque est l’essence et le soutien de la société existante.15

La contamination du romanesque par le spectaculaire confond ainsi les sta- tuts des différents types de discours convoqués dans La Fabrique de cérémonies. Leur légitimité vacille, la différence entre le témoignage et le spectacle télévisuel s’ame- nuise, faisant planer le doute sur toute prise de parole, peu importe son contexte d’énonciation. Dans cette logique, les témoignages télévisés, censés servir de céré- monie de pardon, sont ramenés à ce qu’ils sont : « Ce n’est pas un tribunal, c’est un

13. Paul ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), Paris, Seuil, « Points Essais », 2003, p. 208.

14. Ibidem.

15. Guy DeborD, La Société du spectacle (1967), Paris, Gallimard, « Folio », 1992, p. 19.

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Caroline GiGuère

parloir à ciel ouvert. Un mélange de tribune libre et de confessionnal en direct. Une cérémonie d’échange de maillot à la fin d’un match ou vainqueurs et vaincus font allégeance à la dure loi du sport sans en rajouter. » (FC, 119) Le statut du narrateur lui-même est remis en question, lui, qui, à travers ces jeux de masques, ces jeux de rôles, se place comme toujours-déjà déplacé, à côté, à la recherche de la vérité « des coulisses » (FC, 153).

En conclusion, il est possible de s’interroger sur l’effet de réel qui, para- doxalement, se dégage des dédoublements médiatiques remettant en question la

« réalité ». En effet, les romans d’Efoui sont pour ainsi dire « en phase » avec l’envahissement de la vie courante par les médias. Qui plus est, la mise à plat des processus médiatiques qui enferment l’Afrique dans des images soit touristiques soit apocalyptiques participe en soi à une déconstruction de clichés tenaces. Par ailleurs, en critiquant différents discours sociaux (l’Histoire, les médias), mais aussi en se distanciant de son intrigue, le discours romanesque réfléchit sur lui-même, sur les pouvoirs de la littérature et du langage en général. Une telle prise en compte des limites de l’énonciation rend celle-ci on ne peut plus « réaliste ». Ce faisant, l’auteur attire l’attention du lecteur sur le caractère partial des discours sociaux et sur la fictionnalité du récit, insistant sur les enjeux de la représentation et sur l’arbitraire des signes. C’est en ce sens que l’écriture d’Efoui est pleinement engageante : elle engage à une remise en question des discours ambiants, des simulacres de commu- nication et du pouvoir des mots.

Caroline GiGuère

Université de Montréal

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