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Du jeu de Dieu ou des dieux, et de la recherche comme jeux de l'homme

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LETTRES ET BILLETS DE MYTHOLOGIE

de Bernard Fricker

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Strates

En 1959, Georges Dumézil s'apprêtait à présenter au public de langue française Le Livre des Héros, Légendes sur les Nartes1, dont il venait de terminer la traduction de l'ossète.

Dans son "Introduction", il commence par situer géographiquement, historiquement, ethniquement, linguistiquement, culturellement, le Cau- case du Nord, qui abrite "une des plus remarquables mosaïques de peuples du Vieux Monde" (p. 9). Parmi ces peuples, les Osses, ou Ossètes, "peuple indo-européen original : l'ultime débris du vaste groupe qu'Hérodote et les autres historiens et géographes de l'Antiquité cou- vraient des noms de Scythes et de Sarmates" (p. 10). Je renvoie mon lecteur aux lignes qui suivent ces citations, mon propos ici étant de commenter, brièvement, les p. 13, 14, 15. Dumézil y écrit:

"Les légendes nartes baignent dans le monde de croyances mi-religion, mi-folklore, où les Ossètes du début du XXe siècle vivaient encore. Sous l'islamisme des uns, sous l'orthodoxie des autres, on y reconnaît les survivances du plus ancien paganisme, les traces du christianisme byzantin que la Géorgie médiévale avait apporté et qui s'est tôt perdu comme Eglise et comme doctrine, et aussi la sorte de paganisme second qui s'est constitué entre la ruine de Byzance et l'offensive relativement récente des deux gran- des religions. Dieu, Hutsau, est Allah ou le Dieu chrétien, Dieu unique, mais qui porte aussi le titre significatif de "Dieu des dieux", Hutsauty Hutsau. Le ciel, la terre, l'autre monde, sont peuplés d'un grand nombre d'êtres qui, sollicités ou non, interviennent dans la vie des hommes. Le nom géorgien de la "Croix", djvari, est devenu, sous la forme dzvar, l'appellatif non seulement des innombrables dieux sacrés de l'Ossétie, mais très généralement de tous êtres surnaturels. D'autres désignations se rencon- trent, et notamment, souvent en couple, les zred et les duag (telles sont les formes dans le dialecte de nos textes) ; il n'est pas facile, et peut-être est-il vain de définir en quoi ils se distinguent; zœd, vieux nom indo-iranien de tout ce qui mérite le sacrifice, semble une appellation plus générale d'êtres plus multivalents, alors que dauœg ou duag, mot encore obscur malgré quatre récentes tentatives étymologiques, désigne plutôt les protecteurs spécialisés de telle ou telle province de la nature: espèces animales, végétales ou minérales; cette interprétation, que des Ossètes ont eux-mêmes proposée,

1 Paru six ans après, en 1965, chez Gallimard, Paris, dans la collection "Caucase".

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trouve appui dans le fait que duag est parfois remplacé par son composé plus précis barduag, où bar signifie "droit" et ici "spécialité". Mais, dans l'esprit des conteurs, cette différence, si elle a existé, est fort atténuée. J'ai constamment traduit le couple zred - duag par "Esprits et Génies", sans mettre sous ces mots aucune intention explicative. Parmi les êtres surna- turels, plusieurs se distinguent comme de véritables figures mythologiques.

D'abord deux personnages qui portent, avec un même préfixe, les noms du saint Elie et du saint Georges byzantins: Uacilla, Uastyrdji. Le premier est le redoutable lanceur de foudre, l'animateur des orages, et aussi lE protecteur de l'agriculture; le second est le patron du sexe masculin, des voyageurs, et semble présider plus que tout autre aux serments du droit.

Tous deux ont beaucoup d'aventures et donnent lieu à des rituels. Il est parfois question, au pluriel, des Uacillatre et des Uastyrdjitre, ce qui, au moins dans les textes du présent recueil, me paraît ne pas signifier autre chose que la "famille de Uastyrdji" comme les Boratre ou les Alregatre sont:

"la famille de Borre, d'Alreg"; aussi bien que les hommes, ces génies se trouvent à la tête d'une gens qui emplit leur maison.

Safa compte parmi les grands bienfaiteurs du village. Il est l'Esprit de la chaîne du foyer domestique, le rrehys, dont il a donné aux hommes lE premier modèle et qui joue un grand rôle dans la vie familiale et sociale:

au milieu du dernier siècle encore, au moment du coucher des enfants, lEs parents les confiaient à Safa, une main sur leur tête, l'autre sur la chaîne.

C'est aussi en tenant la chaîne que l'on prononçait les serments privés lEs plus solennels et, lors du mariage, au départ de la maison familiale, lE garçon d'honneur faisait tourner trois fois la fiancée autour du foyer et lui faisait toucher la chaîne en signe d'adieu, puis, dans la maison du marié, la remettait par les mêmes gestes sous la protection de Safa.

Le forgeron Kurdalregon, qui a son atelier dans le ciel, est l'ami des Nartes : il se rend à leurs invitations, et, comme un commerçant qui soigne sa pratique, vient prendre leurs commandes. Dans nos récits, il a surtout la singulière mission de chauffer à blanc des héros dont le corps est métallique et de les plonger ensuite, pour les "tremper", dans l'eau de mer ou dans un liquide plus rare.

Tutyr, qui doit son nom à un saint Théodore, a pouvoir sur les loups, qu'il déchaîne le plus souvent, mais parfois retient et fait mourir de faim en leur enfonçant de grosses pierres dans la bouche. Sa spécialité le met souvent en opposition avec le protecteur des moutons, Frelvrera, qui, lui, doit son nom au couple contracté des saints "Flore et Laure ". Celui-ci montre une patience angélique. Il est borgne, d'un coup que lui porta un jour Tutyr; mais, tel le Lycurgue (Lyko-ergos !) de la légende spartiate éborgné par le jeune Alcandre (Plutarque, Lye. Il), il garda sa sérénité et empêcha les autres Esprits de punir son agresseur.

JEfsati gouverne les animaux sauvages, notamment les cerfs, les san- gliers et les chèvres de montagne; les chasseurs, notamment, lui offrent des galettes au départ, n'attendant leur succès que de son bon vouloir; mais,

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après la chasse, il exige que celui qu'il a favorisé nourrisse largement les pauvres du village, faute de quoi la prochaine randonnée sera infructueuse

Donbettyr vit au fond de la mer, des eaux, don, qu'il patronne et qu'il porte dans son nom, comme, sur nos cartes encore, tant de fleuves tributaires de la mer Noire: Danube, Don, Dniepr, Dniestr. Mais le second élément du nom vient de la vieille couche chrétienne: il est "le Petros, le Pierre des Eaux". Il tient une chaîne, dit-on, avec laquelle il tire à lui ceux qui se baignent tard, mais, pour les Nartes, il n'est que bénéfique: des événements que raconteront nos premiers récits font qu'il est le beau-père et le grand-père des plus illustres. Car il a des filles, de ravissantes filles, que l'on a comparées aux Ruskali des Slaves, et qui dérivent sans doute de figures comme cette nymphe fille du fleuve Borysthène, avec laquelle, dans une légende que rapporte Hérodote (IV, 5), Zeus avait engendré le premier ancêtre des Scythes. Au siècle dernier, le samedi qui suit Pâques, les jeunes filles célébraient sur le bord des rivières le culte gracieux des filles de Donbettyr, assurant ainsi aux maisons et aux écuries les vertus que recèle l'essence puissante des eaux.

Huyrendon JEldar, le chef, "la tête" des poissons, krefty srer, est d'un type original, que V. L Abaev vient seulement d'éclairer (Mélanges D. Detchev, Sofia, 1958, p. 183-189). "Esprit", certes, et grand magicien, il n'en a pas moins une sorte de petit empire temporel et se comporte comme un 8!ldar, un chef terrestre. Son nom veut dire: "le Seigneur du Détroit", et Abaev donne des raisons de penser qu'il s'agit du "détroit poissonneux", du Bosphore cimmérien: en scythique "Panticapée", la grande ville de ce détroit, l'actuelle Kertch, ne contient-elle pas "chemin" et

"poisson" ? Huj8!don lEldar est donc peut-être la mythisation d'anciens souverains de ces lieux.

Tels sont les "Esprits et Génies" qui tiennent la vedette. Il faut y joindre le monde des morts, fermé sur lui-même, dont la représentation est fort développée, avec son roi Barastyr, à la fois juge, gardien de prison, et maî- tre de maison hospitalier pour les innocents et les opprimés; avec son por- tier Aminon aussi, esclave de la consigne, que nous n'observons guère ici que dans deux circonstances qui lui posent des problèmes de conscience: le voya- ge de quelques vivants audacieux au pays dont il ne doit pas leur ouvrir la porte, et la rentrée des morts permissionnaires, qui doit se faire avant l'extrême moment du coucher du soleil et qui se fait trop souvent après.

Mais Dieu est bon et un miracle arrange l'affaire: il n 'y a pas d'exemple qu'un retardataire ait été contraint de passer la nuit chez les vivants.

Ces premiers rôles ne font pas oublier la multitude des génies mineurs, qui s'agitent familièrement autour de la colline des Nartes - comme autour des villages ossètes - et sur les longues routes de leurs expéditions.

De bons observateurs indigènes et un admirable savant russe, Vs. Miller, ont recueilli et décrit ces représentations, lorsqu'elles étaient encore vives et fraîches, en sorte que la fantasmagorie populaire des Ossètes est l'une des mieux connues du Caucase.

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Une autre catégorie de personnages surnaturels ne dépaysera pas l'ama- teur de contes européens, ni surtout le lecteur de l'Edda: les Géants, heu- reusement disparus de notre monde, étaient encore une calamité publique au temps des Nartes. Ils occuperont beaucoup de pages de ce livre. Aussi stupides que forts, maladroits autant que présomptueux, ils succomberont presque toujours, mais après avoir donné aux Nartes le frisson classique des Poucets. Exceptionnellement, Soslan entendra un utile sermon de la bouche d'un géant philosophe."

Longue citation: sa richesse l'exigeait, couper l'eût altérée. Dumézil nous y dessine comme la "coupe géologique" d'un terrain extraordinai- rement fertile, celui de l'imaginaire ossète: ses strates. Les dépôts que les eaux des rêves successifs d'un vieux peuple ont laissés dans sa mémoire en se retirant tour à tour.

Rêves successifs - et contradictoires? Contradictoires, à mon estime, non. L'alliage est réussi. Si un vieil auteur, Duclos, parle quelque part d'un "monstrueux alliage de christianisme et d'idolâtrie", ce n'est pas le cas en Ossétie. S'il y a amalgame, il faut exclure un mélange d'éléments hétérogènes dissonants. Je suis plutôt tenté de parler d'harmonie. Le tout me semble admirablement fondu, et fondé, malgré, certes, quelques

"disparates" .

A lire les Légendes sur les Nartes, traduites, réunies, annotées par Georges Dumézil, on reste sous le charme de maintes d'entre elles.

Charme opéré par l'alliance (j'y reviens) du plus ancien paganisme et de deux monothéismes, l'islamique et le chrétien, avec trace d'un christia- nisme spécifique, le byzantin mais comme "perdu comme Eglise et com- me doctrine", ce qui, peut-être, lui ferait jouer le rôle d'un phantasme, d'une hantise, toujours présents et finalement positifs si l'on veut bien admettre que phantasme et hantise sont aussi à la source du merveilleux.

"Dieu, Hutsan, est Allah ou le Dieu chrétien, Dieu unique, mais qui porte aussi le titre significatif de 'Dieu-des-dieux', Hustanty Hutsan".

Le monothéisme - selon une tendance innée? - se scinde; une pluralité s'y glisse; les antiques croyances refont surface (ont-elles jamais disparu ?), malgré, désormais, le patronage, l'omniprésence d'un Dieu unique, l'islamique ou le chrétien. Serait-ce, cette confluence, une des sources, parmi d'autres, du merveilleux? Source d'un imaginaire en mouvement, qui va, qui vient, qui oscille? Une question néanmoins se pose: cet imaginaire-là est-il plus propre à la légende qu'au mythe proprement dit? Disons aussi que si la foi en un Dieu unique s'affirme à un moment donné de l'histoire, les divinités anciennes ne sont pas pour autant définitivement condamnées. L'Iran en est un exemple, où, après la "réforme" zoroastrienne, plusieurs anciens dieux ont continué à être invoqués.

Un fait qui me paraît aussi significatif qu'admirable est que le nom géorgien de la "croix", djvari, soit devenu, sous la forme dzvar, "l'appel- latif non seulement d'innombrables lieux sacrés de l'Ossétie, mais très

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généralement de tous êtres surnaturels". Cette "évolution" ne révèle-t- elle pas une des tendances profondes de l'esprit, ancrée en lui dès qu'il se fit une ou des représentations du monde, à savoir que le monde, d'abord, est magique? que la "croix" elle-même ne saurait échapper à cette emprise?

Strates, toujours, celles d'une mémoire qui garde en elle non seule- ment vivant le passé, mais opère comme la fusion de ce qu'il peut avoir en lui d'apparemment contradictoire. Figures mythologiques qui revien- nent en scène après leur baptême ... Uacilla, Uastyrdji, Saint Elie et Saint Georges byzantins, le premier redoutable lanceur de foudre, animateur des orages et protecteur de l'agriculture, le second patron du sexe masculin, des voyageurs; Safa, Esprit de la chaîne du foyer domestique; le forgeron Kurdal::egon qui a son atelier dans le ciel et chauffe à blanc des héros dont le corps est métallique; Tutyr qui doit son nom à un Saint Théodore et a pouvoir sur les loups; lEfasti qui gouverne les animaux sauvages, cerfs, sangliers, chèvres de montagne.

Sans doute a-t-onpu parler des saints comme successeurs des dieux, mais n'apparaît-il pas qu'ici les figures mythologiques recensées par Dumézil ont conservé, malgré leurs noms de baptême, leur antique aura, un caractère sacré qui tient plus du paganisme que du christianisme, ou, si l'on préfère, du polythéisme que du monothéisme?

Donbettyr, lui, vit au fond de la mer, des eaux, Don, qu'il patronne, mais le second élément de son nom vient de la couche chrétienne: il est

"le Petros, le Pierre des Eaux".

Pierre, le pêcheur, devenu pêcheur d'hommes, Pierre lié à l'eau, aux eaux qui jouent un rôle, un premier rôle dans l'économie du Nouveau Testament, comme; il est banal de le rappeler, dans (toutes?) les reli- gions du monde et combien de mythes, folklores, contes!.

Pierre auquel Jésus, en Matthieu XVII, 24, 27, enjoint d'aller à la mer, d'y jeter l'hameçon, "Et le premier poisson qui montera, prends-le.

Et lui ayant ouvert la bouche tu trouveras un statère". Certes c'était, ce statère miraculeux, pour payer le didrachme, le droit d'entrée à Caphar- naüm, et ne pas scandaliser ceux qui le percevaient. Mais Pierre qui sans broncher filera jusqu'à la mer pour y pêcher le poisson au statère, n'apparaît-il pas, dans son zèle, comme une sorte de génie des eaux, leur

"patron", sa délégation divine? Son assimilation à Donbettyr (ou vice- versa ?) n'aurait alors rien de fortuit. A cette différence près que par rapport au "dieu" ossète des eaux, Pierre, autant que nous le sachions, n'a jamais engendré de filles ravissantes ...

1 Dans un de ses tout premiers livres: Ouranos - Varuna, Paris, 1934, G. Dumézil écrivait, p. 94 : "sans doute parce que les eaux sont les grands agents rituels par excellence (. . .)".

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Huysedon lEldar, "Esprit" dont le nom veut dire "Le Seigneur du Détroit", sans doute du "Détroit poissonneux" du Bosphore cimmérien, pourrait être bien "la mythisation d'anciens souverains de ces lieux" : leur strate.

Le monde des morts, "fermé sur lui-même", avec son roi Banastyr, au demeurant fort débonnaire, et son portier Aminon, plus strict quant à la consigne, comme tous les portiers. Monde des Morts sans lequel reli- gions, mythes, contes, folklores, resteraient comme mutilés, à la limite, privés de sens. On se reportera aux pages 116 et suivantes "Soslan au pays des morts", pour toute la richesse, souvent débordante, de ce thème universel, où, chez le conteur ossète, l'imaginaire se joue de toutes les contradictions, fabuleusement. Voilà qui laisserait entrevoir quelques rapprochements et comparaisons entre les vieux mondes païens des morts et des conceptions chrétiennes de l'au-delà qui s'y sont greffées. Ce travail a d'ailleurs été fait, mais ce n'est pas le lieu ici d'en donner une bibliographie.

Dois-je d'autre part nuancer mon jugement quant à un monde des Morts sans lequel ces grandes constructions de l'esprit que sont les mythes, les religions perdraient une partie de leur sens? En rappelant simplement que ce monde, souvent, manque de consistance, de con- tours? Que les textes védiques, par exemple, se préoccupent peu de la vie post-mortem ? En ce domaine, le plus clair est peut-être le chemin mythique, qui mène à l'autre monde et que doit parcourir l'âme de tout défunt. Le chemin parcouru, où, vraiment, résidera-t-elle?

Les légendes ossètes non plus n'oublient pas les géants. Où ne sont- ils pas, d'ailleurs? Sans ces êtres souvent monstrueux, le corpus des mythes, légendes, contes, serait privé d'une grande partie de ces frissons de terreur sans lesquels nous ne saurions décemment vivre ...

Sans Georges Dumézil et les savants russes qui ont œuvré sur le terrain pour recueillir alors qu'il en était encore temps le patrimoine légendaire des peuples du Caucase, une province combien attachante de l'imaginaire nous resterait inconnue.

Entreprise assurément féconde qui consiste à pratiquer ce que j'appelle des "coupes géologiques" dans le passé mythique, à en analyser les différentes couches, les strates, à en extraire les richesses, à tenter de nous les restituer dans leur pureté d'origine, quelquefois altérée car rien n'est fondamentalement pur en ce domaine.

C'est aussi pour constater que ce que nous croyons parfois et naïvement proprement nôtre,participe aussi de l'autre, qu'un patrimoine culturel, qu'une religion, par exemple, dans laquelle nous sommes nés, donnant créance à ses paroles, que ce patrimoine, que cette religion, ont participé et continuent parfois, souvent même, de participer de l'autre, de ce qu'ils pensaient avoir rejeté ou frappé d'anathème.

Les "dieux", ou les personnages légendaires des Ossètes, je les vois à l'image d'acteurs un peu partagés sur la nature exacte de leur rôle,

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encore qu'ils l'assument parfaitement, se déplaçant en scène sous le costume du temps, certes, mais un costume coupé tout à la fois dans le tissu du mythe et le tissu du christianisme byzantin, avec pièces confectionnées dans l'atelier d'un tailleur musulman. L'ensemble, malgré sa bigarrure, est seyant. Grâce à l'élégante coupe indo-européenne?

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Du jeu de Dieu ou des dieux, et de la recherche comme jeux de l'homme

Gagner, perdre encore ... Gagner toujours. Risquer. Donner. Prendre.

Vivre.

Un bel aventurier risque le tout pour le tout.

Un coup de dé.

Cet aventurier-là c'est Dieu que voilà qui enseigne maintenant les beaux artifices qui lui ont permis de créer le monde, cette illusion ...

Et Dieu et les dieux sont heureux quand l'homme, à son tour, imagine, quand le mécanisme se complique, qu'il s'augmente de nou- veaux engrenages, plus parfaits mais jamais complètement, car Dieu ou les dieux n'auraient alors plus rien à faire, et ils ont terriblement besoin de s'activer, et rien sans doute ne leur est plus agréable que la multiplication des hommes et l'apparition conséquente de perpétuelles nouveautés.

L'avaient peut-être compris les Indiens de la Côte Nord-Ouest de l'Amérique pour qui le corbeau était à la fois le dieu et un aventurier facétieux, se divertissant par des inventions et des stratagèmes, édifiant une civilisation toujours plus compliquée ...

C'est la création en tant que récréation de l'esprit, divertissement, jeu.

C'est la création pour faire plaisir, rendre service, la création pour se détendre et sourire ...

C'est une création qui, vraiment, ne peut "engager" celui qui, pour son plaisir, s'y livre; elle l'engage, malgré tout, mais relativement.

L'homme, quand il s'exprime et quelle que soit la forme donnée à l'expression, ne peut traduire complètement ce qui l'invite à s'exprimer, ni ce qu'il entend précisément exprimer.

Quand il parvient tout de même à s'exprimer librement, réellement, il dissimule alors par l'artifice de la création sa personnalité véritable, profonde, secrète. Il s'esquive ... par un pas en avant ...

Se traduire intégralement équivaudrait, pour lui, à se trahir, se profaner. Révéler c'est, d'une certaine manière, s'offrir, se détruire.

Il existe comme une pudeur de la création, de l'acte créateur. Celui-ci doit échapper aux regards indiscrets. Son souvenir se dissimule sous l'enveloppe du mythe. C'est pourquoi aucune des annales de l'humanité ne nous livre le véritable secret du commencement. L'œuvre achevée, l'œuvre manifeste et manifestée doit porter un voile.

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Las, nous n'avons de cesse de soulever le voile! Dans ce jeu nous trouvons notre repos. Divertissement au sens pascalien? Peut-être. C'est aussi notre liberté. La liberté de l'aventurier facétieux que chaque chercheur porte en lui... Grâce à cette liberté, à ce jeu, qui comme tout jeu a ses règles, la recherche s'ennoblit. C'est pourquoi il nous faut "déca- cheter l'enveloppe" : celle du mythe. Pour y trouver réponse à la lettre que notre inconscient a adressée à Dieu ou aux dieux; réponse sous la forme parfois d'une page blanche, ou de signes difficiles à déchiffrer.

Soudain, ce peut être, en haut, au centre ou en bas de la page, une étymologie oubliée, stupéfiante de révélation, ou une image, non moins révélatrice. Nous voici heureux. Mais d'autres enveloppes suivent, innombrables, postées des cinq continents de la Terre où ont régné des centaines de dieux ... A moins qu'elles ne soient tombées du Ciel, comme autrefois, en Scythie, la charrue avec le joug, la hache, la coupe tombées ensemble ...

Le jeu n'a point de fin, du moins ne cesse-t-il avec la longue succes- sion des générations de chercheurs ... Les lettres, l'enveloppe décachetée, souvent signifient peu, elles peuvent être gratuites. A nous d'échafauder mille suppositions, elles-mêmes gratuites, récréations de notre esprit. La flèche, tirée en direction de la cible que nous voulons atteindre, parfois fait mouche ... Bon tour joué aux dieux !... Mais sachons rester prudents, et prudes: sous le voile enfin soulevé, il serait téméraire de vouloir abuser de la déesse enfin nue: ce serait, qui sait, notre castration, ou notre dangereuse transformation en cerf ...

Etude et recherche comme jeu du trikster, du corbeau aventurier et facétieux dont chacun de nous emprunte le plumage?

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La bacchanale des Andriens

Les Andriens sont les habitants d'Andros, l'île la plus au nord des Cyclades; île entre toutes fortunée, le vin, don de Dionysos, y coulant en fleuve.

Philostrate, en attendant Titien, nous en a donné une première peinture dans sa Galerie de Tableaux:

"Voici maintenant ce qui se voit: le fleuve, couché sur un lit de grappes de raisin, crache son flot; il a le visage couleur de vin pur, congestionné; des thyrses ont poussé près de lui, comme les roseaux dans les fleuves ordinaires. Au moment où il quitte la terre et les banquets dont il est témoin, vers l'embouchure, les Tritons viennent à sa rencontre, et puisant le vin dans leurs conques, le boivent ou le lancent dans les rives en soufllant; quelques-uns même d'entre eux sont ivres et se mettent à danser. Dionysos se rend par mer vers Andros et ses festins; déjà le navire est entré dans le port, amenant la troupe confuse des satyres, des bacchantes, des silènes; il porte aussi le Rire et Comos, les dieux les plus gais, les meilleurs compagnons de l'ivresse, les plus dignes d'assister le dieu, en humeur de vendange1.

Dionysos "en humeur de vendange", Dionysos dieu bienfaiteur.

Dionysos voyageur, Dionysos maître de l'élément liquide qui aux Anthestéries venait de la mer - l a mer couleur de vin - , conduisant le peuple innombrable des Morts, Dionysos qui au clair matin cingle vers Andros et ses festins ...

Il est conséquent que ce soit une thalassocratie: Venise, qui, tous les ans, célébrait ses Noces avec la mer, qui ait vu naître sous le pinceau de Titien La Bacchanale des Andriens, aujourd'hui à Madrid, au Prado.

Titien s'est inspiré de Philostrate, mais très librement. Dans son tableau, un seul enfant: il pisse. A droite, au premier plan, une ménade langoureusement endormie. Sous l'effet du vin ou de l'amour, la belle, manifestement, est épuisée. C'est à son propos que Panofsky dans son Titien, question d'iconologie2, cite, Aristote: "C'est à juste titre que l'on considère que Vénus et Bacchus s'appartiennent l'un à l'autre."

Toutefois, que l'on ne se méprenne: il ne s'agit pas, avec ces mots du

1 La Galerie de Tableaux, Paris, Les Belles Lettres, Coll. La Roue à Livres, 1991, p. 50.

2 Paris, Hazan, 1989, p. 152.

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Stagirite, d'une facile assimilation de l'ivresse bachique et de l'amour, mais d'un rapport plus profond; nous sommes, bien que le dire soit d'un philosophe, dans le mythe, non dans l'opérette.

Le lien qui unit Dionysos et Aphrodite s'origine dans un lointain passé, comme le lien qui existe entre le dieu et Perséphone. Qu'on lise, ou relise Les Bacchantes d'Euripide: on se convaincra alors combien Dionysos est proche de la femme; son épiphanie à Thèbes en est une preuve. Le chœur n'exprime-t-il pas son violent désir, sous les effluves du fils de Sémélé, de fuir vers Chypre, l'île d'Aphrodite? Qu'on se reporte aux vers 370-431 de l'édition des Bacchantes dans la Collection des Universités de France, et peut-être qu'après les avoir lus, on souhaitera en faire un commentaire à La Bacchanale des Andriens de Titien, du moins méditer ce texte d'Euripide devant une reproduction de l'œuvre du Vénitien, ou, mieux, en présence même du tableau, à Madrid ...

Erwin Panofsky voit aussi dans La Bacchanale des Andriens une image des Trois Ages de l'Homme (op. cit., p. 152). Il est vrai que cette image a toujours hanté le grand historien de l'art. Preuve entre autres en est son étude de l'''Allégorie de la Prudence" du Titien!. Comme ce qu'il écrit, à la page 132 de son Titien sur La Vecchia. Image des Trois Ages de l'Homme, image de la vieillesse: COL TEMPO, "Avec le Temps", écrit sur la banderole que la vieille tient dans sa main droite, oui, image du Temps, du temps destructeur, à l'œuvre aussi au sein de la joie festi- ve de La Bacchanale des Andriens sous l'aspect du vieil homme solitaire, en haut à droite à l'arrière-plan du tableau et de son bruissant paysage.

Sont ainsi présents à nos yeux, à la fois, le vieil homme solitaire, l'enfant qui urine, la jeunesse buvant, dansant, titubant: trois étapes, ou états, de l'humaine condition. Le don de Dionysos: le vin, unit ces Trois Ages de l'Homme dans l'innocence de l'enfant, l'allégresse des buveurs, le sommeil d'amour de la ménade et le sommeil du vieillard sur lequel plane déjà l'ombre de la mort.

Ne serait-ce alors pas que chez certains peintres, et je prendrai ici le Titien comme exemplaire, des peintres exaltant la vie, ne cessent de se faire entendre, comme en écho, quelque Memento Mori ?

1 L'œuvre d'art et ses signi(zeations, Paris, Gallimard, 1972, p. 257-277.

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Le voile soudain de se soulever

Si jamais sentiment d'appartenir à un monde nouveau fut certain et se manifesta d'une immédiate, de la plus tangible manière, avec une prodigieuse, la réelle tension d'esprit, d'un esprit étonnamment lucide, éveillé, ce pourrait être bien dans le christianisme primitif.

Par christianisme primitif, j'entends celui des traditions de Jérusalem et de Césarée, le christianisme "naissant" - mais déjà comme totalement là, donné - des Actes, du moins des premières sections de ce récit, de ces faits avant que Luc, leur interprète sans nul doute inspiré - un clairvoyant à très peu d'autres comparable - n'ait subitement d'yeux que pour Paul et ses pérégrinations, en un mot le christianisme de Pierre, des Douze.

Sous quel troublant, quasiment insupportable climat se meuvent là, à chaque pas, les hommes, quel effroi brutal, révélateur, saisit les foules. Le voile soudain de se soulever, la porte de s'entrouvrir, la fenêtre de battre. Le blocus - une fois pourquoi pas - est forcé, tout semble, ce sera hélas pour peu autorisé.

Alors, dans le no man 's land, l'entre-deux de lisière équivoque qui caractérise notre état d'hommes, on pressent, on touche presque et presque physiquement des allées, des venues étranges, incessantes, à mesure plus pressantes, porteuses d'injonctions et qui, sur le téléscrip- teur, font crépiter la seule nouvelle qu'il y ait tout de même lieu de retenir puisque, par le fait qu'elle s'obstine à se déclarer la dernière de toutes, elle enjoint par là de la considérer pour une fois comme la Bonne.

La vie, au cours de ces très brèves années, se serait-elle trouvée enfin surréellement, catastrophiquement à son apogée? ce qui serait, somme toute, la bonne manière pour "expliquer" que les portes des prisons se soient, il y a dix-neuf cents ans, si facilement ouvertes ...

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