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« On désire l’abaissement intellectuel de la jeunesse »

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44-US MAGAZINE- Supplément au no665 du 5 avril 2008

convictions et des idées.

Si on entend par « humanités » l’ensemble complexe qui contient les langues et les littératures (anciennes et contemporaines), l’histoire, la philosophie, on peut identifier

« formation littéraire » et « exercice des disciplines relevant des humanités ». Cette notion, ainsi comprise, n’a rien d’obsolète.

Il faut enseigner, à tout le monde, le français littéraire et son histoire, des langues dans une visée non purement pragmatique (avec accès à la littérature par conséquent), l’histoire et la philosophie.

L’Université Syndicaliste : Les chiffres du ministère indiquent qu’actuellement, moins de 10 % des élèves du second cycle s’orientent en filière littéraire ; de sorte que la question semble posée de savoir s’il faut sauvegarder cette filière et à quoi sert une formation littéraire aujourd’hui. En ce qui vous concerne, pouvez-vous nous dire quel a été votre parcours ? Par ailleurs, considérez-vous obsolète cette notion d’« humanités » et quelles disciplines jugez-vous indispensable d’enseigner dans cette perspective humaniste ?

Alain Badiou :Mon parcours a été commandé par le choix, fait en septembre 1954 (un autre monde), de m’orienter vers les lettres plutôt que vers les sciences.

J’avais fait la Terminale scientifique (math élém. à l’époque), puis j’ai passé le bac

« philo » à la session de septembre. Et j’ai, assez

brusquement, décidé que j’entrais en khâgne, et non en taupe. Après quoi : ENS, agrégation de philosophie, lycée de Reims, faculté de Reims, puis Paris VIII pendant trente ans, pour finir, mouvement circulaire, par être professeur à l’ENS.

Cela dit, je n’ai jamais abandonné la pratique des mathématiques, y compris, dans certains domaines, à un haut niveau.

Une formation littéraire est

fondamentalement l’organisation d’un rapport souple et complet à la langue (dimension expressive), d’une relation intérieure aux arts écrits (poésie, roman, théâtre...), et, par leur médiation, aux autres arts, d’une connaissance éclairée de l’histoire humaine et de ses productions diverses, et d’une disposition, critique et engagée à la fois, dans le monde des

L’US :Votre pensée s’appuie régulièrement sur les

mathématiques. Selon vous, quelles articulations faut-il envisager entre les disciplines littéraires et les disciplines scientifiques ? Diriez-vous, à ce propos, que la philosophie est une matière littéraire ? Comment concevez-vous l’organisation de son

enseignement ?

A. B. :L’articulation entre les disciplines littéraires et les disciplines scientifiques passe simultanément par l’histoire (contexte idéologique ou culturel de la création scientifique) et par la philosophie (fonction des sciences dans la construction des différents types de rationalité).

En particulier, il faut enseigner l’histoire des sciences, de façon ordonnée et convaincante. Mais enfin, pour articuler deux domaines, et sauf à les diluer dans une vision informe des

« ensembles culturels », il faut qu’ils existent à l’état distinct.

Des enseignements purement littéraires sont indispensables. La philosophie en fait partie, car son rapport dialectique à la langue est irréductible. Ce n’est que dans la scolastique analytique ou le cognitivisme borné qu’on nourrit le phantasme de la philosophie comme science, ou de la « naturalisation » de l’esprit (même si connaître le

fonctionnement du cerveau est un objectif légitime et intéressant des sciences naturelles). Pour toutes ces raisons, il faut commencer l’enseignement de la

philosophie dès la Seconde, voire plus tôt.

Il est bien connu que les questions philosophiques passionnent déjà les enfants de quatre ans... Cet enseignement ne peut se borner à une initiation courte

ENTRETIEN

©AFP/Philippe Hertzog

Il faut accepter le principe qu’un enseignement véritable crée de la liberté : il constitue une sphère indépendante, et retarde ou même entrave délibérément les contraintes externes de la vie salariée.

Alain Badiou répond aux questions d’Elisabeth Cassou-Barbier

« On désire l’abaissement intellectuel de la jeunesse »

Le vent qui souffle sur la société et l’école est moins celui de l’esprit que d’un utilitarisme étroit. Comment penser et défendre la place des humanités dans l’enseignement

aujourd’hui, c’est ce que nous avons demandé à Alain Badiou, philosophe,

dramaturge et romancier, professeur émérite à l’École normale supérieure où il préside

le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC).

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Supplément au no665 du 5 avril 2008 - US MAGAZINE- 45 ou purement historique. Le péril est qu’on

veuille remplacer la philosophie par une

« histoire des idées », de surcroît

normative, voire par une sorte d’éducation civique améliorée. Examiner cette question du biais des débouchés professionnels est mortel. À ce compte, du reste, pour combien d’enfants ou même d’étudiants est-il avéré que les mathématiques, la mécanique céleste, la géographie des continents ou le marketing ont été décisifs pour leur activité

professionnelle ?

Et quand autrefois la classe de philosophie (avec ses neuf heures de philo) était dominante, fallait-il en conclure que tous ces jeunes gens et jeunes filles avaient besoin de la philosophie pour leur future profession ? La vérité est que la pression exercée sur les enseignements littéraires est une

pression idéologique maquillée en

« nécessité » professionnelle. Il s’agit que les enfants ne goûtent jamais à la pensée désintéressée ou critique, et soient tous dans le servage de l’organisation capitaliste du travail. Et cela au moment même où tous les moyens sont réunis pour qu’il en aille autrement. Car on peut aujourd’hui bien plus facilement qu’il y a cinquante ans organiser une formation complète de tous. Bien entendu, il faut accepter le principe qu’un enseignement véritable crée de la liberté : il constitue une sphère indépendante, et retarde ou même entrave délibérément les contraintes externes de la vie salariée.

Mais c’est ce que les pouvoirs dominants ne veulent pas.

L’US :Dans votre expérience de professeur, avez-vous été amené à modifier votre enseignement pour des raisons pédagogiques parce que le public aurait changé, ou bien l’École Normale Supérieure est-elle restée un sanctuaire où se reproduit l’élite ? Pensez-vous qu’il existe une politique délibérée en France pour faire en sorte que l’école soit de moins en moins le lieu où se développe l’esprit critique ? A. B. :J’ai toujours essayé d’avoir un public hétérogène. Depuis mes débuts à Reims, j’ai organisé des cours « ouverts »,

avec un public qui n’était jamais

uniquement étudiant, encore moins asservi à un cursus. Le langage adopté est alors en grande partie modifié par l’assistance, sur laquelle il se calque peu à peu. Je n’ai jamais vécu ces expériences comme des

« trucs » pédagogiques. En particulier, ces cours, encore aujourd’hui, sont des matrices de ma pensée, les ressources où je puise pour mes livres. Et on trouve absolument de tout dans l’assistance. Le résultat est certainement que je ne parle pas comme il y a quarante ans. Mais ce lent mouvement est immanent, je n’en ai aucune théorie.

Cela dit, l’ENS, bien que j’y sois en poste (comme émérite) n’est pas ce qui définit mon public, au moins depuis que je ne suis

plus tenu de participer à la préparation à l’agrégation. Ce n’est pas l’élitisme qui me soucie le plus. C’est le côté

conventionnel et étroit de la majorité des élèves, ainsi que l’incroyable tassement vers le haut de leur origine sociale. L’ENS n’est plus un haut lieu de la critique et de la liberté d’esprit. Elle façonne de l’identique et de l’approprié.

Le formatage dominant n’a pas grande allure. Et c’est d’autant plus frappant que ces élèves sont sélectionnés, instruits et compétents. C’est l’étincelle de l’esprit qui fait défaut. J’ai souvent dit que les étudiants en DEUG de l’université de Saint-Denis m’inspiraient davantage. Déjà Derrida m’avait prévenu. « J’avais fini par haïr les élèves », m’avait-il dit à ma grande surprise en parlant de l’ENS.

Mais bien entendu, comme toujours, il y a de brillantes exceptions, avec lesquelles je travaille avec joie.

Je l’ai dit plus haut : on désire

l’abaissement intellectuel de la jeunesse, et qu’elle soit préparée à la servitude du haut salariat. Alors, que faire ? « Rejeter ses illusions, et se préparer à la lutte. » ■

Il faut commencer l’enseignement de la philosophie dès la Seconde, voire plus tôt. Cet enseignement ne peut se borner à une initiation courte ou purement historique.

Né en 1937, Alain Badiouest le fils de Raymond Badiou, résistant SFIO et maire de Toulouse de 1944 à 1958. Normalien, agrégé de philosophie, il enseigne dès sa création en 1968 au Centre universitaire expérimental de Vincennes (aujourd’hui Université Paris VIII). Il est professeur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et directeur de programme au Collège international de philosophie.

Également romancier et dramaturge, il a travaillé notamment avec le metteur en scène Antoine Vitez. Militant politique, il assure le secrétariat de l’Organisation politique fondée en 1985. Il dirige avec Barbara Cassin la collection philosophique

« Ouvertures » aux éditions Fayard.

Parmi ses principaux ouvrages :

•Théorie du sujet, Le Seuil, 1982.

•Conditions, Le Seuil, 1992.

•Abrégé de métapolitique, Le Seuil, 1998.

•Le siècle, Le Seuil, 2005.

•Logiques des Mondes, Le Seuil, 2006.

• De quoi Sarkozy est-il le nom ? Lignes, 2007.

•Petit Panthéon portatif, La Fabrique, 2008.

Alain Badiou lors d’une manifestation en juin 2005

©DR

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