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Johannes Müller et la théorie des énergies sensorielles spécifiques

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Johannes Müller et la théorie des énergies sensorielles spécifiques

David Romand

Publié dans : C. Cherici et J.-C. Dupont (dir.), Les querelles du cerveau. Comment furent inventées les neurosciences. Paris : Vuibert, 2008, pp. 255-69.

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Introduction

Johannes Müller (1801-1858) est considéré à juste titre comme le plus illustre représentant de la physiologie allemande de la première moitié du 19e siècle. Plus encore qu’à son oeuvre, son importance scientifique tient au fait qu’il a su jeter les bases intellectuelles et institutionnelles d’une nouvelle pensée physiologique. On sait que du laboratoire berlinois de Müller sont sortis les meilleurs biologistes allemands du moment, en particulier de grands pionniers de la neurophysiologie (Helmholtz, du Bois-Reymond, Brücke) et de l’histologie (Schwann, Virchow, Henle, Kölliker). La contribution scientifique personnelle de Müller est elle-même considérable ; loin de se limiter à la physiologie proprement dite, elle concerne des domaines aussi variés que l’anatomie comparée, la systématique, l’embryologie, ou encore la paléontologie. Comme physiologiste, Müller s’est surtout fait connaître par ses travaux de physiologie nerveuse, de physiologie sensorielle plus particulièrement1. Aujourd’hui encore, son nom reste associé à une célèbre théorie de physiologie sensorielle, la théorie dite « des énergies spécifiques des nerfs ». Avant toute chose, il convient de faire une remarque d’ordre terminologique : l’expression « énergie spécifique des nerfs », classiquement retenue par les commentateurs, ne se rencontre que très exceptionnellement chez Müller. Celui-ci parle plus volontiers de « eigenthümliche Sinnesenergieen » ou de « specifische Sinnesenergieen », qu’il faut rendre par « théorie des énergies spécifique des sens » ou, plus élégamment, par « théorie des énergies sensorielles spécifiques ». C’est cette dernière expression que l’on utilisera ici.

La théorie des énergies sensorielles spécifiques correspond à l’idée selon laquelle dans chaque type de nerf sensoriel se manifeste une activité propre conditionnant l’apparition d’une sensation déterminée. Selon cette conception, le stimulus n’est qu’une cause indirecte de la sensation : sa nature n’influe en rien sur la nature de la sensation. Ainsi énoncée, la théorie des énergies sensorielles spécifiques apparaît en fait comme une thèse admise de façon assez consensuelle par les contemporains de Müller. Le principal mérite de ce dernier est d’être parvenu à systématiser ses propres résultats expérimentaux et les résultats obtenus par ses prédécesseurs et ses contemporains. La théorie des énergies spécifiques est exposée par Müller dans les deux grands ouvrages de synthèse que sont la Vergleichende Physiologie des

1 La physiologie nerveuse de Müller a fait l’objet de nombreuses études. Voir par exemple les passages

consacrés à J. Müller dans : E. G. Boring, A History of Experimental Psychology, New York, Appleton Century- Crofts, 1950 (2e ed.), et E. Clarke L. S. Jacyna, Nineteenth-Century Origins of Neuroscientific Concepts, Berkeley, University of California Press, 1987. Sur l’école de Müller, voir l’ouvrage récent de L. Otis, Müller’s Lab, Oxford, Oxford University Press, 2007.

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Gesichtssinnes des Menschen und der Thiere (1826) et le Handbuch der Physiologie des Menschen2. On l’envisagera ici à partir de la troisième édition du Handbuch (1838-40)3, l’exposé le plus complet de la pensée de l’auteur parvenue à maturité. On tentera de montrer que Müller propose une analyse du déterminisme neurophysiologique de la sensation plus poussée qu’on ne veut bien le dire généralement. On étudiera tout d’abord les principaux aspects de l’anatomie et de la physiologie nerveuses proposées par Müller. On s’intéressera ensuite à la théorie des énergies sensorielles proprement dite, c’est-à-dire au problème des relations de causalité entre stimulus, nerf et sensation. Pour finir, on verra la manière dont Müller conçoit le rôle respectif des nerfs et des centres nerveux dans le déterminisme de la sensation. A partir de nombreuses données expérimentales, Müller s’attache en effet à montrer que les sensations peuvent être produites par l’excitation des centres nerveux en l’absence de toute excitation des nerfs sensoriels. Mais dans le même temps, il lui semble difficile d’admettre que les centres nerveux puissent être la seule véritable condition organique de la sensation. Il propose du substrat neural de la sensation une définition assez ambiguë dont la neurophysiologie ne s’est jamais vraiment départie.

1. Les principes généraux de la physiologie nerveuse 1.1. Considérations anatomiques

Selon Müller, les nerfs sont constitués par la réunion d’entités anatomiques élémentaires, les fibres primitives (Primitivfasern). Se basant sur ses propres recherches, et en accord avec les travaux anatomiques et histologiques plus ou moins récents (Fontana, Remak, etc.)4, Müller considère que la structure nerveuse fondamentale est un cylindre qui entoure un contenu filamenteux. Il s’oppose à l’idée défendue par certains de ses contemporains (Schwann et Treviranus)5, selon laquelle les filaments contenus dans les fibres primitives

2 Zur vergleichenden Physiologie des Gesichtssinnes des Menschen und der Thiere, Cnobloch, Leipzig, 1826 ; Handbuch der Physiologie des Menschen für Vorlesungen, Coblenz, Hölscher, 1834 (1e éd.).

3 Handbuch der Physiologie des Menschen, Coblenz, Hölscher, 1838 (tome I), 1840 (tome II).

4 F. Fontana, Richerche filosofiche sopra la fisica animale, Firenze, 1775 ; R. Remak, „Vorläufige Mittheilungen microscopischer Beobachtungen über den innern Bau der Cerebrospinalnerven und über die Entwickelung ihrer Formelemente“, Müller’s Archiv für Anatomie, Physiologie und wissenschaftliche Medicin, 1836, 145-161 et

„Weitere mikroskopische Beobachtungen über die Primitivfasern des Nervensystems der Wirbelsäule“, Froriep’s Notizen aus dem Gebiete der Natur- und Heilkunde, 47, 54 et 58, 1837.

5 G.R. Treviranus, Beiträge zur Anatomie und Physiologie der Sinneswerkzeuge des Menschen und der Thiere.

Bremen, 1828.

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constitueraient le niveau le plus fondamental de l’anatomie nerveuse6. De la périphérie vers les centres nerveux, les petits faisceaux nerveux s’anastomosent et, surtout, se réunissent en faisceaux plus importants. La question se pose alors de savoir si la réunion des faisceaux nerveux correspond aussi à la réunion des fibres primitives, ou si ces dernières restent indépendantes les unes des autres tout au long des voies nerveuses. Pour Müller, l’anatomie confirme de toute évidence que les fibres primitives sont parallèles les unes aux autres à l’intérieur des nerfs. Cette hypothèse lui apparaît du reste la plus cohérente au point de vue fonctionnel : seule une stricte juxtaposition des fibres primitives, de la terminaison nerveuse jusqu’au cerveau, permet d’expliquer le maintien l’information relative au lieu de l’excitation nerveuse7. Enfin Müller discute la question de la différenciation anatomique entre fibres sensorielles et fibres motrices. Selon lui, rien ne permet vraiment d’infirmer l’idée que les nerfs sensoriels, en plus de leur action centripète, puissent avoir action centrifuge, et que les fibres motrices, en plus de leur action centrifuge, puissent avoir une action centripète. Il lui apparaît toutefois hautement improbable que, dans un même nerf, le « fluide nerveux » puisse circuler du cerveau (ou de la moelle) jusqu’aux terminaison nerveuses, et des terminaisons nerveuses jusqu’au cerveau. Ceci fait écho au débat de l’époque relatif à une hypothétique structure en boucle des fibres nerveuses, certains anatomistes ayant émis l’idée que les terminaisons sensorielles et les terminaisons motrices, à l’instar des les capillaires, puissent se réunir en une structure anastomosée8.

1.2. Irritabilité des nerfs et « principe nerveux »

Comme le rappelle Müller, les nerfs présentent la propriété de répondre aux excitations physiques qui s’exercent sur eux, en déclenchant à leur tour une contraction musculaire ou par la survenue d’une sensation : ils sont irritables. Pour Müller, l’irritabilité (Reizbarkeit) correspond à l’ensemble des forces (Kräfte) induites dans le nerf sous l’effet des sollicitations extérieures, ou stimuli (Reize)9. La tâche de la physiologie nerveuse est ainsi de déterminer quels sont les stimuli susceptibles d’agir sur les nerfs, et quelles sont les conditions requises pour que les nerfs réagissent effectivement aux stimuli. Les travaux menés depuis plusieurs

6 Handbuch, I, pp. 601-3.

7 Ibid., pp. 605-8.

8 Ibid., pp. 736-7. L’idée que l’excitation sensorielle et l’excitation motrice se propagent dans une seule et même fibre circulaire est défendue notamment par Carus. Cf. C.G. Carus, System der Physiologie, III, Dresden, 1840, p. 475, et Psyche, Zur Entwicklungsgeschichte der Seele, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1846, pp. 191 sqq.

9 Handbuch, I, p. 617-18.

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décennies ont montré que les nerfs, tant moteurs que sensoriels, peuvent être stimulés artificiellement à l’aide de trois principaux types d’agents : les agents mécaniques (pression, étirement, distension, piqûre, etc.), les agents chimiques, et les agents électriques. L’action des agents peut être étudiée sur les nerfs sensoriels aussi longtemps que ce derniers ne présentent aucune interruption entre l’endroit de la stimulation et le cerveau ; elle peut être étudiée sur les nerfs moteurs aussi longtemps que ces derniers ne présentent aucune interruption entre l’endroit de la stimulation et le muscle. Dans tous les cas, le maintien à long terme de l’irritabilité suppose que le nerf soit en relation avec les centres nerveux10. L’importance toute particulière des stimuli électro-galvaniques ne signifie pas, selon Müller, que l’irritabilité soit elle-même de nature électrique. Il ne faut pas confondre galvanisme et électricité animale. Il ne s’agit pas non plus d’assimiler les nerfs irrités à un appareil électrique. Müller rejette l’idée selon laquelle l’action des stimuli se traduirait par l’apparition ou la modification de courants électriques dans le nerf. Il avance à cela plusieurs arguments expérimentaux. Tout d’abord, le tissu nerveux ne s’avère pas meilleur conducteur que les autres tissus. Ensuite, on a pu montré que la contraction musculaire ne se produit pas lorsqu’on réalise un garrot sur un nerf musculaire sain en aval du point de stimulation galvanique. Or, de toute évidence, un tel dispositif ne suffirait pas à interrompre le passage d’un courant électrique. Enfin, il apparaît qu’un nerf musculaire séparé depuis longtemps des centres nerveux perd définitivement sa faculté de déclencher des contractions musculaires, quelle que soit la force électrique qu’on lui applique par ailleurs11. Selon Müller, faut admettre l’existence d’un « principe nerveux » (Nervenprincip) de nature inconnue, capable de médiatiser les excitations physiques externes et d’accomplir la fonction propre au nerf considéré (production d’une contraction musculaire ou d’une sensation). A l’instar de l’électricité ou de la lumière, la question est alors de savoir si ce principe nerveux correspond à une substance physique impondérable ou à une impulsion mécanique de caractère ondulatoire12.

2. Sensations et nerfs sensoriels

10 Ibid., p. 618.

11 Ibid., p. 627 et pp. 641 sqq.

12 Ibid., p. 648-9.

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Comme le souligne Müller, les études systématiques menées depuis une vingtaine d’années sur l’irritabilité des nerfs sensoriels ont contribué à modifier radicalement notre compréhension du rapport existant entre stimulus et sensation. Fondamentalement, ces études (et les propres travaux de Müller en particulier) ont permis de montrer qu’une sensation pouvait être causée en excitant artificiellement les nerfs de l’organe sensoriel dont elle dépend. En d’autres termes, une sensation considérée peut être produite au moyen d’un agent de nature complètement différente de l’agent qui la produit dans les conditions physiologiques normales. Les physiologistes ont peu à peu dû admettre qu’une même sensation pouvait être causée par différents stimuli, mais aussi, réciproquement, qu’un même stimulus pouvait induire la survenue de sensations très différentes13. Il est ainsi apparu que la sensation lumineuse pouvait se produire, non pas seulement sous l’action de stimuli lumineux, mais aussi de stimuli mécaniques (comme une simple pression du doigt sur le coin de l’œil), électriques, et chimiques (comme les narcotiques susceptibles d’induire des images subjectives) ; la sensation auditive peut être quant à elle causée, non seulement par les vibrations sonores, mais aussi par l’électricité appliquée sur ou à proximité du nerf acoustique, et par des agents chimiques injectés dans le sang (narcotiques) ; la sensation générale peut être induite tant par les agents mécaniques (vibrations sonores, pression, etc.), la chaleur, les agents chimiques, électricité, etc. Müller cite enfin le cas d’expériences dans lesquelles la galvanisation de la langue engendre des sensations gustatives particulières, au même titre que les matières sapides. Müller souligne par ailleurs l’importance des travaux menés, plus ou moins à la même époque, sur les phénomènes subjectifs14 (travaux de Goethe, d’E. Darwin, et surtout de Purkinje)15. Ces études ont elles aussi largement contribué à accréditer l’idée que les sensations dépendent directement des propriétés d’irritabilité des nerfs sensoriels, et non pas des propriétés des stimuli susceptibles d’agir sur ces derniers. En d’autres termes, il n’existe pas de correspondance entre le stimulus et la sensation. Johannes Müller s’inscrit en faux contre la théorie selon laquelle les nerfs sont des structures douées d’une simple réceptivité aux impressions sensorielles. Dans la vision physiologique traditionnelle en effet :

13 Ibid., pp. 779-81 et Handbuch, II, pp. 250 sqq.

14 Les phénomènes subjectifs, c’est-à-dire ici ces sensations qui nous affectent en permanence à la manière des sensations normales, mais en l’absence toute cause extérieure (images consécutives, « mouches volantes », bourdonnements d’oreille, etc.).

15 Handbuch, II, pp. 251-8. E. Darwin, Zoonomia, or the Laws of Organic Life, London, Johnson, 1801 (3e éd.);

Goethe, Zur Farbenlehre, Tübingen, 1810; Purkinje, Beobachtungen und Versuche zur Physiologie der Sinne, Berlin, 1823-1825 (2 vol.).

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« Si les nerfs ne sont que des conducteurs passifs d’impressions lumineuses, d’ondes sonores, de substances odorantes, comment se fait-il alors que le nerf qui sent les substances odorantes ne soit réceptif qu’à ce seul type d’impressions et qu’aucun autre nerf ne puisse sentir ces substances odorantes ? Comment se fait-il alors que le nerf qui ressent la matière lumineuse ou les ondulations ne ressente pas les vibrations des corps sonores, et que le nerf acoustique soit insensible à la lumière, le nerf gustatif aux odeurs ? Comment se fait-il que le nerf de la sensibilité [générale] ressente les vibrations des corps comme un sentiment de tremblement et non comme un son ? Ces considérations ont permis aux physiologistes d’établir que les nerfs sensoriels individuels possèdent une réceptivité spécifique à certaines impressions, en vertu de laquelle ils ne peuvent conduire que certaines qualités. »16

Contrairement à ce qu’affirmaient les anciens physiologistes, un stimulus ne peut être considéré comme la condition nécessaire d’une sensation donnée : car, on l’a vu, la manifestation de telle ou telle sensation n’est jamais invariablement précédée de la manifestation de tel ou tel stimulus. En vérité, un stimulus n’est jamais qu’une condition possible de l’apparition d’une sensation donnée. Ainsi, pour Johannes Müller :

« [On] d[oit] se rendre à l’évidence que la réceptivité spécifique des nerfs à certaines impressions n’est pas suffisante, puisque tous les nerfs sensoriels sensibles à la même cause ressentent cette cause d’une manière différente. On a pu montrer qu’un nerf sensoriel n’est pas un simple conducteur passif, mais que chaque nerf sensoriel particulier possède certaines forces ou certaines qualités inaliénables, lesquelles

16 Ibid., pp. 779-80 : „Sind die Nerven bloss passive Leiter für die Eindrücke des lichtes, der Tonschwingung, der Riechstoffe; wie kommt es, dass derjenige Nerve, welcher die Riechstoffe reicht, nur für diese Art von Eindrücken empfänglich ist, für andere nicht, und dass ein anderer nerve hinwieder die Riechstoffe nicht riechen kann; dass der nerve, welcher die Lichtmaterie oder die Oscillationen derselben empfindet, die Oscillationen der schallleitenden Körper nicht empfindet, und der Gehörnerve für das Licht, der Geschmacksnerve für die Gerüche unempfindlich ist, der Gefühlnerve die Schwingungen der Körper nicht als Ton, sondern als Gefühl von Erzitterungen empfinden. Diese Betrachtungen haben die Physiologen genöthigt, den einzeln Sinnesnerven eine specifische Empfänglichkeit für gewisse Eindrücke zuzuschreiben, vermöge welcher sie nur Leiter für gewisse Qualitäten, nicht aber für andere seyn sollten.“

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ne sont stimulées et ne se manifestent qu’au moyen de ce qui cause les sensations. La sensation n’est donc pas simplement la conduction d’une qualité ou d’un état des corps extérieurs vers la conscience, mais la conduction d’une qualité ou d’un état de nos nerfs vers la conscience, déclenchée par une cause externe. »17

La nature des sensations n’est déterminée par les stimuli qu’autant que ces derniers agissent sur les nerfs sensoriels. Pour Müller, les nerfs sensoriels ne se contentent pas de médiatiser l’expression des données sensorielles : ils leur confèrent aussi leur spécificité. L’activité nerveuse (en d’autres termes : le « principe nerveux » des nerfs sensoriels) possède toujours une certaine qualité (Qualität) : l’énergie sensorielle spécifique (die specifische/die eigenthümliche Sinnesenergie)18. L’énergie sensorielle spécifique apparaît comme la condition immédiate de la nature des sensations. Les qualités nerveuses propres à chaque sens sont responsables de ce que Johannes Müller appelle le mode (Modus) de la sensation. Il n’a donc absolument rien de commun entre la nature des stimuli et la nature des sensations qu’ils sont en mesure de causer. Ainsi, comme le précise Müller :

« (...) en tant que telle, l’oscillation (sans doute) mécanique de la lumière n’est pas une sensation de lumière, et même si elle parvenait à la conscience, ce ne serait jamais que la conscience d’une oscillation ; c’est seulement à partir du moment où elle agit sur le nerf visuel qui joue le rôle de médiateur entre la cause et la conscience, qu’elle est ressentie comme quelque chose de lumineux. La vibration des corps en tant que telle n’est pas un son : le son ne se manifeste qu’à l’occasion de la sensation produite par la qualité du nerf acoustique ; le nerf de la sensibilité générale ressent la vibration du corps, sonore en apparence, comme un sentiment de tremblement. Nous ne nous

17 « [Man] muss[te] einsehen, dass die specifische Empfänglichkeit der Nerven für gewisse Eindrücke nicht hinreicht, da alle Sinnesnerven für dieselbe Ursache empfänglich, diese Ursache anders empfinden; und so lernten Einige einsehen, das ein Sinnesnerve kein bloss passiver Leiter ist, sondern dass jeder eigenthümliche Sinnesnerve auch gewisse unveräusserliche Kräfte oder Qualitäten hat, welche durch die Empfindungsursachen nur angeregt und zur Erscheinung gebracht werden. Die Empfindung ist also nicht die Leitung einer Qualität oder eines Zustandes, des äusseren Körper zum Bewusstseyn, sondern die Leitung einer Qualität, eines Zustandes unserer Nerven zum Bewusstseyn, veranlasst durch eine äussere Ursache.“

18 Handbuch, II, p. 255 sqq. Comme le souligne Müller, « Energie » fait ici référence à l’energeia d’Aristote : les énergies des nerfs sont „leurs qualités vitales, tout comme la contraction est la propriété vitale du muscle“

(Handbuch, II, p. 255).

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trouvons jamais que dans les états que les causes externes excitent dans nos nerfs (...). »19

Avec la théorie des énergies sensorielles spécifiques, il devient possible de dégager différents niveaux de causalité dans les phénomènes physiques qui déterminent l’expression et la nature des phénomènes psychiques. Le nerf sensoriel apparaît ainsi, d’une manière générale, comme une condition nécessaire et immédiate de la sensation, par opposition au stimulus qui n’est qu’une condition possible et médiate de cette dernière. La question fondamentale est alors de savoir dans quelle mesure les nerfs sensoriels demeurent une condition organique de la sensation dès lors qu’on les considère dans leur rapport aux centres nerveux.

3. Le nerf sensoriel est-il vraiment nécessaire à l’apparition de la sensation ?

Pour qu’un nerf sensoriel détermine effectivement l’apparition d’un certain type de sensation, encore faut-il qu’il soit en relation fonctionnelle avec les parties centrales du système nerveux. D’après Johannes Müller, il est en effet facile de montrer que :

« Si l’on pique, s’il l’on écrase, si l’on brûle, corrode, électrise ou galvanise un nerf qui est privé d’influx cérébral ou qui n’est plus relié au cerveau, aucune sensation ne se produit alors, parce que la stimulation ne parvient plus au cerveau. »20

Selon Müller, ceci s’explique facilement par le fait que :

« Les effets organiques des nerfs sont entretenus par les organes centraux du système nerveux, le principe nerveux est fabriqué et renouvelé en permanence. Sans [les organes centraux], l’activité et l’irritabilité des nerfs, leur nature de conducteur, ne se maintient pas. D’une manière générale, le cerveau et de la moelle épinière peuvent être définis comme des

19„(...) die vielleicht mechanische Oscillation des Lichtes ist an sich keine Lichtempfindung, auch wenn sie zum Bewusstseyn kommen könnte, würde sie das Bewusstseyn einer Oscillation seyn, erst dass sie auf den Sehnerven als den Vermittler zwischen der Usache und dem Bewussteyn wirkt, wird sie als leuchtend empfunden; die Schwingung der Körper ist an sich kein Ton: der Ton ensteht erst bei der Empfindung duch die Qualität des Gehörnerven, und der Gefühlsnerve empfindet dieselbe Schwingung des des scheinbar tönenden Körpers als Gefühl der Erzitterung. Wir stehen also bloss durch die Zustände, welche äussere Ursachen in unsere Nerven erregen, mit der Aussenwelt empfindend in Wechelwirkung.“

20 Handbuch, I, p. 618.

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excitateurs autonomes, par opposition aux nerfs, conducteurs du principe nerveux. »21

Müller considère donc les centres nerveux, c’est-à-dire le cerveau (Gehirn) et la moelle épinière, comme une condition nécessaire à l’apparition de la sensation. En d’autres termes, les nerfs sensoriels ne constituent pas, en tant que tels, une condition suffisante de l’apparition des données sensorielles.

A partir des résultats de nombreuses études cliniques, Müller s’attache à montrer que les parties centrales du système nerveux sont capables de produire des sensations en l’absence de toute afférence périphérique. Il décrit ainsi quatre types de situations cliniques dans lesquels le patient est encore en mesure de rapporter un certain nombre de phénomènes subjectifs : les paralysies, les amputations, l’épilepsie et la stimulation directe des centres nerveux.

Paralysies

Müller cite le cas de paralysies des membres qui s’accompagnent d’une insensibilité totale aux stimulations extérieures. Ainsi :

« Des individus dont la faculté de ressentir les impressions externes est complètement abolie ressentent parfois de violentes douleurs dans les membres (...). Il est vraisemblable qu’en ce cas également les organes centraux sont la cause des sensations. Puisque les énergies sensorielles spécifiques incombent à certaines parties du sensorium, la question est alors de savoir si le conducteur des impressions externes, les nerfs, participent ou non à ces spécificités. »22

Amputations

Comme l’affirme Müller :

21 Handbuch

22 Handbuch, II, p. 262 : „So giebt es auch zuweilen Gefühle in den Gliedern, heftige Schmerzen bei Menschen, deren Fähigkeit der Empfindung für äussere Eindrücke vollkommen aufgehoben ist. (…) Es ist wahrscheinlich, dass hier auch die Centralorgane die Ursache der Empfindungen sind, und da die eigenthümliche

Sinnesenergieen gewissen Theilen des Sensoriums zukommen, so kann die Frage also nur die seyn, ob die Leiter für die äussern Eindrücke, die Nerven an diesen Eigenschaften participiren oder nicht.“

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« Quand le membre dans lequel s’étend une racine nerveuse est enlevé par amputation, la racine du nerf peut avoir des sensations comme si le membre amputé était encore présent.

Ceci se poursuit la vie durant, dans me mesure où elle contient encore l’ensemble des fibres raccourcies. »23

On a en effet décrit de très nombreux cas de « membre fantôme » dans lesquels les patients rapportent des impressions de fourmillement, de picotement, de douleur, etc. Ces sensations sont ressenties comme si elles se produisaient dans des parties bien précises du membre amputé. Müller insiste sur le fait que, malgré l’absence de stimulation externe, il se produit des sensations parfaitement déterminées et non pas simplement une sensibilité générale diffuse. Contrairement à une opinion reçue, ces sensations ne disparaissent pas au bout de quelque temps : lorsque le patient leur prête une attention suffisante, les sensations fantômes sont ressenties de nombreuses années après l’amputation aussi vivement qu’au premier jour.

Selon Müller, il n’y a aucune raison de penser que ces impressions sont un type particulier de sensations induites par l’amputation : il en veut pour preuve le cas des patients qui souffraient d’une douleur à la jambe avant son amputation, et qui n’a pas pour autant disparu après amputation24. Müller cite aussi un cas assez spectaculaire de sensations visuelles fantômes consécutives à l’extirpation d’un œil :

« (...) LINCKE rapporte le cas d’un malade chez lequel des phénomènes lumineux subjectifs se produirent un jour après l’extirpation d’un globe oculaire gangrené. Ces phénomènes tourmentèrent [le malade] à tel point qu’il en vint à penser qu’il voyait tout ceci de ses propres yeux (comme ce que ressentent les amputés). Il voyait différentes images s’échapper de sa cavité oculaire vide, comme des lumières, des cercles de feu, de nombreux personnages dansants, alors même qu’il avait l’œil sain fermé. Cet incident dura plusieurs jours. » 25

23 Handbuch, I, p. 705: „Wenn das Glied, in welchem sich ein Nervenstamm verbreitet, durch Amputation entfernet ist, so kann der Stamm der Nerven, weil er das Ensemble der verkürzten Primitivfasern noch enthält, Empfindungen haben, als wäre das amputirte Glied nicht vorhanden. Dieses dauert durchs ganze Leben.“

24 Ibid., pp. 705-7.

25 H, II, p. 261 : „LINCKE (…) erzählt einen Fall, wo bei einem Kranke, einen Tag nach der Exstirpation eines fungösen bulbus oculi allerlei subjective Lichterscheinungen entstanden, die ihn so quälten, dass er auf den Gedanken kam, als sähe er diess alles mit wirklichen Augen (wie die Gefühle der Amputirten). Indem es das gesunde Auge schloss, sah er verschiedene Bilder von seiner leeren Augenhöhle umherschweifen, als Lichter,

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Epilepsie

Lors d’une aura épileptique, les patients ressentent une sorte de fourmillement dans les parties distales (doigts et orteils en particulier). Pour Müller, la cause de cette sensation est à rechercher dans la moelle, ou, plus vraisemblablement encore, dans le cerveau26.

Stimulation directe des centres nerveux

Comme le souligne Müller en référence à ses propres travaux :

« Mais il est certain en tout cas que des parties centrales du cerveau participent aux énergies spécifiques des sens. Car une pression sur le cerveau produit elle aussi une sensation lumineuse, comme cela a été montré à plusieurs reprises. Des fantômes lumineux sont encore possibles à partir de causes internes, suite à une dégénérescence complète de la paroi des nerfs. »27

Au vu des preuves cliniques avancées, tout porte à croire que les parties centrales du système nerveux sont bien une condition suffisante à l’apparition des données sensorielles. De là, il suit immédiatement que les nerfs sensoriels ne sont pas, en tant que tels, une condition nécessaire à l’apparition des sensations. En tenant compte de ce qui a été dit précédemment, on est donc en droit d’affirmer que chez Johannes Müller les centres nerveux sont la condition nécessaire et suffisante de l’apparition des sensations, et que les nerfs sensoriels ne sont en soi ni nécessaires et ni suffisants à l’apparition des sensations. A l’instar des stimuli qui peuvent agir sur eux, les nerfs sensoriels semblent ne devoir être considérés que comme une condition possible et médiate de l’apparition de la sensation.

Feuerkreise, viele tanzende Menschen. Dieser Zufall dauerte einige Tage.“ Le cas en question est décrit dans : Lincke, De fungo medullari, Lipsia, 1834.

26 Handbuch, I, p. 704.

27Handbuch, II, p. 261: „So viel ist daher gewiss, dass gewisse Centraltheile des Gehirns jedenfalls an den eigenthümlichen Energieen der Sinne participiren; denn Druck auf das Gehirn bewirkt auch Lichtempinfindung, wie mehrmals schon gesehen wurde. Nach vollständiger Amaurose der Nervenhaut sind noch leuchtende Phantasmen aus inneren Ursachen möglich.“ Müller se réfère ici à son ouvrage : Über die phantastischen Gesichterscheinungen, Coblenz, 1826.

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Or, Müller se révèle à vrai dire beaucoup moins affirmatif qu’on ne voudrait bien le croire. Ainsi :

« On ne sait pas si les différentes énergies des nerfs sensoriels se situent dans les nerfs eux-mêmes, ou dans les parties de l’encéphale ou de la moelle épinière auxquels ils aboutissent.

Mais ce qui est sûr, c’est qu’au niveau du cerveau, les parties centrales des nerfs sensoriels sont capables de [produire des]

sensations déterminées, indépendamment des conducteurs nerveux. »28

En dépit des nombreuses preuves avancées, Müller se montre visiblement réticent à l’idée que les nerfs sensoriels ne puissent avoir qu’un rôle de propagation de la stimulation vers les centres nerveux. Il ne parvient pas à s’émanciper totalement de la conception traditionnelle selon laquelle les phénomènes sensoriels commencent avec la réception des excitations extérieures.

Conclusion

On a cherché à revisiter une théorie célèbre et apparemment bien étudiée à partir de l’analyse approfondie des textes originaux. La théorie des énergies sensorielles spécifiques de Johannes Müller apparaît en réalité assez différente de ce qu’on en dit habituellement. Sans vouloir bien sûr dénier toute originalité à Müller, on est en droit d’affirmer à l’issue de ce travail que la théorie des énergies sensorielles reflète assez largement les idées de la physiologie sensorielle de l’époque. La réflexion de Müller sur le déterminisme de la sensation n’en apparaît pas moins nettement plus ambitieuse que ce qu’en ont retenu les commentateurs. Ces derniers ont apparemment sous-estimé la valeur de ses considérations sur la nature du substrat nerveux et les niveaux de causalité des phénomènes sensoriels.

28 Handbuch, II, p. 261 : „Ob die Ursachen der verschiedenen Energieen der Sinnesnerven in ihnen selbst liegen, oder in Hirn und Rückenmarkstheilen, zu welchen sie hingehen, ist unbekannt, aber es ist gewiss, dass die Centraltheile, der Sinnesnerven im Gehirn, unabhängig von den Nervenleitern, der bestimmten

Sinnesempfindungen fähig sind.“

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Bibliographie

(1) Boring E.G., A History of Experimental Psychology, New York, Appleton Century- Crofts, 1950 (2e éd.).

(2) Carus C.G., System der Physiologie, III, Dresden, 1840.

(3) – Psyche, Zur Entwicklungsgeschichte der Seele, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1846.

(4) Clarke E. et L.S. Jacyna, Nineteenth-Century Origins of Neuroscientific Concepts, Berkeley, University of California Press, 1987.

(5) Darwin E., Zoonomia, or the Laws of Organic Life, London, Johnson, 1801 (3e éd.).

(6) Fontana F., Richerche filosofiche sopra la fisica animale, Firenze, 1775.

(7) Goethe J.W. v., Zur Farbenlehre, Tübingen, 1810.

(8) Lincke, De fungo medullari, Lipsia, 1834.

(9) Müller J., Zur vergleichenden Physiologie des Gesichtssinnes des Menschen und der Thiere, Cnobloch, Leipzig, 1826.

(10) – Über die phantastischen Gesichterscheinungen, Coblenz, 1826.

(11) – Handbuch der Physiologie des Menschen, Coblenz, Hölscher, 1838 (tome I), 1840 (tome II). (1e éd. 1834).

(12) Otis L., Müller’s Lab, Oxford, Oxford University Press, 2007.

(13) Purkinje J.E., Beobachtungen und Versuche zur Physiologie der Sinne, Berlin, 1823- 1825 (2 vol.).

(14) Remak R., „Vorläufige Mittheilungen microscopischer Beobachtungen über den innern Bau der Cerebrospinalnerven und über die Entwickelung ihrer Formelemente“, Müller’s Archiv für Anatomie, Physiologie und wissenschaftliche Medicin, 1836, 145-161.

(15) – „Weitere mikroskopische Beobachtungen über die Primitivfasern des Nervensystems der Wirbelsäule“, Froriep’s Notizen aus dem Gebiete der Natur- und Heilkunde, 47, 54 et 58, 1837.

(16) Treviranus G.R., Beiträge zur Anatomie und Physiologie der Sinneswerkzeuge des Menschen und der Thiere, Bremen, 1828.

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