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Voyages aux enfers dans Omeros de Derek Walcott et Ormerod d’Édouard Glissant

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Academic year: 2021

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Ormerod d’Édouard Glissant

Marco Doudin

To cite this version:

Marco Doudin. Voyages aux enfers dans Omeros de Derek Walcott et Ormerod d’Édouard Glissant. Revue de Litterature Comparee, Klincksieck 2017. �hal-02131013�

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La Poétique de la Relation (1990) d’Édouard Glissant s’ouvre sur l’expérience des Africains réduits en esclavage et déportés dans la cale du bateau négrier, « gouffre-matrice […] enceinte autant de morts que de vivants en sursis1. » Portée par la mémoire collective, cette

expérience génère, pour Glissant, une « connaissance » partagée par tous les descendants d’esclaves, communauté dans laquelle l’écrivain s’inclut par l’emploi du pronom « nous » : « nous crions le cri de la poésie. Nos barques sont ouvertes, pour tous nous les naviguons2. »

L’image du gouffre, clé d’une poétique qui se donne comme tâche d’exhumer une connaissance à partir d’une expérience historique, paradoxalement féconde, de la rupture violente et de la négativité, trouve un répondant dans Ormerod (2003), dernier roman de l’écrivain martiniquais, dans le lieu dit de la ravine des Fers. Cet espace associe étroitement l’esclavage et l’image de l’enfer par un jeu d’homophonie autour du mot fers3, et la ravine se situe à Sainte-Lucie, île

voisine de la Martinique, dans un roman qui, dès son ouverture, pose son cadre dans un va-et-vient entre les deux îles :

L’horizon de la Martinique n’est plus qu’une ligne crénelée, bientôt la côte de Sainte-Lucie s’allonge par là-bas. L’entre-deux-terres vous étourdit. Ho ! Vous avez oublié de héler le vent. Vous aviez oublié le vent. Un champ de cotons volatiles s’ouvre au loin, il paraît immobile. Les pâturages de la Caraïbe sont trompeurs, les vagues ne changent pas, l’écume est vieille comme le monde incréé.4

Le titre du roman et la géographie dans laquelle s’insère le récit sont les signes du rapport qu’Ormerod noue avec Omeros (1990) du poète anglophone Derek Walcott5, lui-même

cité par le narrateur comme « monsieur Derek Walcott, poète national de Sainte-Lucie » (p. 162). Ce rapport n’est toutefois pas facile à caractériser, et les deux œuvres présentent au premier abord peu de similarités. Ormerod, quoique sous-titré « roman », est un récit éclaté qui circule entre différents espaces et différentes époques des Antilles, du XVIIIe siècle à l’époque

contemporaine, sous l’égide d’une figure narratoriale parfois intra-, parfois extra-diégétique.

Omeros est un long poème, le plus souvent narratif, où se croisent des récits mettant en scène

différents personnages de Sainte-Lucie. Le poème se nourrit clairement d’une riche tradition

1 Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 18. 2 Id., p. 21.

3 Cette ambivalence est rendue explicite dans un moment de juxtaposition des voix dans la narration : « c’était en

venant par la ravine des Fers — Ravinn Lenfè, oué !… » (p. 26).

4 Édouard Glissant, Ormerod, Paris, Gallimard, 2003, p. 50. Toutes les citations renvoient à cette édition. 5 Derek Walcott, Omeros, New York, Farrar, Strauss & Giroux, 1990.

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épique, d’Homère et Virgile à Dante et Milton, mais son statut générique pose problème, autant pour la critique que pour Walcott lui-même6. L’ironie de la désignation de Walcott comme

« poète national de Sainte-Lucie », de la part d’un écrivain qui n’a cessé de penser la situation néocoloniale de la Martinique, et qui n’a pas connu la consécration mondiale que le prix Nobel a offert à Walcott, nous invite à penser ce rapport sur un mode polémique : Ormerod pourrait ainsi être lu comme une œuvre écrite en « réponse » à Omeros. C’est à travers un motif central aux deux textes que nous proposons d’envisager cette relation, celui des voyages aux enfers, qui se présentent dans Ormerod comme des catabases, des descentes à proprement parler.

La ravine des Fers d’Ormerod, dans laquelle descendent différents personnages, est un lieu de reprise et de déconstruction des motifs développés dans les trois épisodes d’Omeros qui se donnent à lire comme des voyages aux enfers. Ces voyages se construisent en référence à une tradition qui est celle de la nekuia du chant IX de l’Odyssée — une traversée de l’océan qui met en contact les vivants aves les morts — mais également de la descente aux enfers d’Énée au livre VI de l’Énéide ; en mobilisant fortement un imaginaire religieux chrétien, elles se situent aussi dans la tradition de la Divine Comédie, elle-même déjà structurée par les références à Homère et Virgile. C’est donc une intertextualité à deux niveaux que nous interrogeons : si Walcott engage le « canon » européen dans sa réécriture de ce topos épique, Glissant rend ce rapport plus complexe en resituant et en ramenant le cadre de son écriture au contexte antillais. Loin d’un paradigme du « writing back7 » souvent employé pour analyser les rapports des

écrivains postcoloniaux à la tradition littéraire de leur métropole, ici la question de la réécriture d’un topos « canonique » est posée entre deux écrivains caribéens, problématisant un rapport centre-périphérie qui ne peut être conçu d’une façon simplement binaire.

Le voyage aux enfers central dans Omeros, par sa position au milieu du poème et par son importance dans l’économie de l’œuvre, est celle du personnage d’Achille, un pêcheur qui s’égare en mer, se trouve emporté par une tempête et se voit guidé vers la terre de ses ancêtres par une hirondelle, « a sea-swift », symbole du passage entre les deux mondes. Achille effectue un voyage — à propos duquel il n’est jamais clair s’il s’agit ou non d’une hallucination — de l’autre côté de l’Atlantique et à travers les siècles. Il arrive en Afrique, où il se voit transporté

6 Voir notamment Oliver Taplin, « Derek Walcott’s Omeros and Derek Walcott’s Homer », Arion, n. 2, vol. 1,

1991, p. 213-226, et Gregson Davis, « “With No Homeric Shadow” : The Disavowal of Epic in Derek Walcott’s

Omeros », South Atlantic Quarterly, no 96, vol. 2, 1997, p. 321-333.

7 Nous reprenons cette formule à l’ouvrage fondateur d’Ashcroft, Griffiths et Tiffin, The Empire Writes Back,

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le long du Congo sur la barque d’un guerrier aux allures de squelette, « a skeletal warrior » (p. 133) qui rappelle le nocher Charon tel qu’il est dépeint dans l’Énéide et l’Enfer de Dante ; il rencontre alors son ancêtre Afolabe, désigné comme son père, dans un village où il se rend compte qu’il a pénétré dans un monde des morts : « he was moving with the dead » (p. 133). Ce voyage fournit à Achille l’occasion d’une découverte de soi-même et du passé, parcours dont le moment central est la révélation de son véritable nom ancestral8. Ce parcours physique

et symbolique est donc de l’ordre d’un voyage initiatique, au terme duquel Achille se réconcilie avec une histoire à la fois personnelle et collective, celle de l’esclavage : l’épisode se termine lorsqu’Achille assiste, impuissant, à l’attaque du village de ses ancêtres par une bande de négriers qui capturent tous les villageois. Le voyage d’Achille fonctionne en parallèle avec deux autres voyages que la figure du poète-narrateur, un je qui s’identifie souvent explicitement à Walcott, effectue dans le passé. Le premier, aux livres IV et V d’Omeros, amène celui-ci dans les Plaines des États-Unis du XIXe siècle, où il assiste au massacre de Wounded Knee avec

Catherine Weldon, militante historique pour la cause des Sioux. Il poursuit ce voyage, comme Achille, en traversant l’Atlantique, et arrive à Londres, centre de l’empire britannique et symbole de la domination coloniale : contrairement au voyage d’Achille, qui met en scène une histoire muette et difficilement accessible, le poète est confronté à l’histoire officielle et monumentale de l’empire britannique ; ce voyage donne ainsi lieu à des réflexions sur les séquelles culturelles de l’impérialisme et sur leur dépassement possible. Au livre VII, le poète effectue son deuxième voyage, aux accents cette fois plus dantesques, où il a comme guide la figure énigmatique d’Omeros, à la fois Muse et personnification de la poésie, qui assume vis à vis du poète une fonction analogue à celle de Virgile envers Dante. Ce voyage, paradoxalement une anabase qui amène le poète au sommet du volcan de la Soufrière, à Sainte-Lucie, assume une portée métapoétique : après les doutes exprimés par le poète sur son art et sur l’œuvre qu’il vient d’écrire, celui-ci voit, noyés dans le volcan, les poètes orgueilleux, damnés pour s’être contentés d’écrire de beaux vers qui ne servaient que leur égoïsme. Il retire ainsi de cette expérience une conscience nouvelle du sens de sa poésie, qui chante à la fois Sainte-Lucie et la Caraïbe, conçue comme nation symbolique et spirituelle.

8 Il est intéressant de remarquer que le thème de la découverte du nom perdu ou oublié a une longue histoire dans

le récit d’initiation : on trouve ce thème déjà dans le Perceval Chrétien de Troyes, souvent considéré comme un précurseur du Bildungsroman, où le personnage principal découvre son nom au cours de son parcours

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Les catabases qu’on relève dans Ormerod sont tout aussi liées à des violences historiques : la ravine des Fers se présente en effet comme un symbole de l’ancrage de la mémoire de l’esclavage dans la géographie même de Sainte-Lucie. C’est là une différence importante par rapport au voyage d’Achille dans Omeros : ici, le voyage aux enfers est proprement une descente et non pas une traversée, et le passé ne se situe pas dans un lieu éloigné, marqué par son altérité et sa séparation du présent, mais bien au cœur de la terre, dans un rapport de proximité avec les personnages qui interagissent avec lui. Les deux personnages à pénétrer en premier dans cette ravine, Evora et Nestor’o, y rencontrent Mantyo, un vieil homme qui marche les yeux fermés, accompagné de Gaella, une jeune fille qui s’adresse à eux pour leur révéler la « vérité de la Ravine », en évoquant des personnages appartenant au passé de l’île, présents à d’autres moments du roman :

Bien le bonjour Evora et bien à vous monsieur, ne vous étonnez pas, ses yeux ne sont pas crevés, voyez il n’y a pas de sang, ils sont tournés vers l’intérieur, il considère la vérité de la Ravine, si madame Bellac et les filles sont échappées de la froidure, si Flore Gaillard a posé sa fournaise dans cette glace, si Sainte-Lucie va sortir de l’Enfer, si l’Enfer est toujours l’Enfer… (p. 133)

Le regard tourné vers l’intérieur vient doubler le symbolisme du voyage de la surface vers la profondeur : la ravine est un lieu où se nouent différents fils de l’histoire des Antilles, un lieu d’introspection et de découverte. Les catabases d’Ormerod manifestent également une dimension initiatique, sur un mode qu’on peut rattacher à la tradition orphique, comme lieux de « mort » et de « résurrection9 ». Un autre personnage qui s’intéresse à la ravine et à ce qu’elle

cache est Apocal, un martiniquais qui, de manière significative, est un historien amateur. La ravine, qui symbolise les tréfonds de l’histoire douloureuse de l’île, est source de connaissance, mais d’une connaissance qui court le risque d’être comprise de manière superficielle et détournée :

La ravine primordiale est tellement dangereuse à suivre, vous vous perdez dans ses retirements, vous ne savez plus où vous êtes, vous oubliez le sel noir et les gros kakos, vous piétinez dans des semblants, ou bien vous échappez de la sentine et vous précipitez partout avec la fausse science, d’autant que vous aurez adopté les apparats du Savoir. (p. 193)

La ravine est donc un lieu ambivalent, qui peut ouvrir à une véritable initiation et à la découverte de soi aussi bien qu’à une aliénation encore plus profonde. Comme dans Omeros, le narrateur d’Ormerod, désigné comme « le meneur de ce conte » (p. 37), pénètre lui aussi

9 Ormerod, p. 132. Ce renvoi à la catabase d’Orphée rappelle évidemment les analyses que fait Sartre de la

poésie de la négritude dans « Orphée noir », sa préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache

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dans la ravine ; ce n’est que lui qui dévoile « l’intention secrète » (p. 138) de celle-ci, qui se révèle comme un espace où vient se refléter le « chaos-monde10 ».

La fonction initiatique des voyages aux enfers dans les deux textes se lit dans la présence de figures ancestrales et de figures de guides. Alors que dans Omeros Afolabe est explicitement une figure ancestrale et paternelle, le personnage de Mantyo n’a pas une fonction paternelle aussi explicite que ce dernier, représentant plutôt un terme dans l’antithèse vieillesse-jeunesse qu’il forme avec sa petite-fille Gaella. Afolabe et Mantyo servent toutefois une fonction similaire, dans la mesure où ce sont eux qui guident les personnages dans une recherche à la fois historique et identitaire : ainsi dans Ormerod, la catabase de l’historien Apocal est le lieu d’une série de questionnements, à la fois d’ordre historique — Apocal est en effet en quête de l’histoire de la plantation du Lovenblade, mise à sac lors de la rébellion menée par Flore Gaillard au XVIIIe siècle — mais également sur l’identité de Gaella et de Mantyo11. Ces

derniers possèdent une connaissance de l’histoire de Flore Gaillard qui les différencie des autres habitants de l’île, mais cette connaissance ne semble pas avoir la même portée pour eux, « indifférents », que pour Apocal, sans cesse tourmenté par son ignorance. La rencontre d’Apocal avec cette famille énigmatique est paradoxalement tout l’inverse d’une révélation : leur conversation ne donne pas lieu à des réponses, mais uniquement à une série de questions qui interrogent en outre la fiabilité de Mantyo, atteint d’une possible « folie ». Le couple Gaella-Mantyo renvoie l’interrogation d’Apocal à lui-même. On décèle ici un parallèle avec la figure d’Afolabe dans Omeros, qui ne présente justement pas une réponse immédiate aux interrogations identitaires d’Achille, mais à l’inverse renvoie ce dernier à l’aliénation dont il est marqué, et dont il ne fait que soupçonner la profondeur. Quand Achille avoue qu’il ne connaît pas le sens de son propre nom, Afolabe lui expose la gravité de cette ignorance :

I do not know what the name means. It means something, maybe. What’s the difference ? In the world I come from we accept the sounds we were given. Men, trees, water.

10 Le chaos-monde est défini par Glissant comme « le choc, l’intrication, les répulsions, les attirances, les

connivences, les oppositions, les conflits entre les cultures des peuples dans la totalité-monde contemporaine. » (É. Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 82.)

11 « Apocal traversa la Ravine, au grand danger de ses poumons fragiles, et il vit Gaella et Mantyo, qui le

reçurent comme ami de toujours et frère. […] Il en profitait pour résumer les questions : Où est caché Lovenblade, ou du moins ce qui en restait, qui avait été si près de la Ravine ? Pourquoi cette famille semblait-elle accoutumée à l’histoire de Gaillard, alors qu’semblait-elle partageait à cet égard la même indifférence que le reste de la population ? Que dire de Mantyo ? Pourquoi les habitants consentaient-ils avec tant de naturel à sa retraite extravagante alors qu’ils ne pouvaient pas même, non pas comprendre, mais seulement deviner les mobiles de ce qu’ils ne manquaient pas d’appeler sa folie ? » (p. 136)

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And therefore, Achille, if I pointed and I said, There is the name of that man, that tree, and this father, would every sound be a shadow that crossed your ear, without the shape of a man or a tree ? What would it be ? (And just as branches sway in the dusk from their fear of amnesia, of oblivion, the tribe began to grieve.) (p. 138)

Afolabe interroge ainsi l’incapacité d’Achille à remonter à un temps mythique ou édénique du langage où les mots correspondraient matériellement aux choses qu’ils désignent, et où le nom d’un homme dirait son identité de manière transparente. Mais plutôt que de livrer directement une connaissance dont Achille manquerait, Afolabe met en évidence l’ignorance de celui-ci, « l’amnésie et l’oubli » qui découlent de son arrachement à l’Afrique. Le personnage d’Afolabe épouse ainsi le rôle d’un mentor, d’un pédagogue qui aide son élève à parcourir par lui-même le chemin qui mène à la connaissance. Comme dans Ormerod, la figure ancestrale sert à l’interrogation d’un manque, qui est à la fois personnel et collectif : la connaissance de l’histoire du Lovenblade dans Ormerod, ou la recherche du nom original dans

Omeros sont les quêtes dans lesquelles Afolabe et Mantyo fonctionnent à la fois comme des

symboles d’un secret ancien à dévoiler et comme les adjuvants de ce dévoilement.

À l’image de la catabase d’Énée, le voyage aux enfers permet de jeter des liens entre présent et passé, mais également entre le présent et l’avenir. La topographie qu’établissent les deux voyages identifie l’enfer, lieu des morts, avec deux lieux de mémoire de l’esclavage : un village africain idéalisé d’avant la traite, représenté dans le moment même où les négriers y pénètrent pour la première fois ; et une ravine qui porte dans son nom même un des symboles les plus forts de l’esclavage, celui des fers. L’esclavage relève donc de la mort12, et sa mémoire

réside dans un enfer symbolique, lieu creux de la conscience collective, que Glissant, comme nous l’avons remarqué plus haut, pense à travers l’image du gouffre. Un point majeur de divergence entre le voyage d’Achille dans Omeros et les catabases dans la ravine dans Ormerod est bien évidemment la destination du voyage : Walcott situe le monde des morts dans une région indéfinie de l’Ouest du continent africain, alors que Glissant représente un au-delà qui, paradoxalement, se situe dans un espace qui n’est pas éloigné de celui de la vie quotidienne. Ce recentrement sur les Antilles opéré par Glissant peut se lire comme une critique implicite de l’usage que fait Walcott d’une Afrique imaginaire comme lieu de la mémoire de la traite : à

12 Orlando Patterson, dans son étude sur les représentations sociales et la psychologie collective qui régissaient le

système esclavagiste aux États-Unis, nomme l’esclavage une « mort sociale ». O. Patterson, Slavery and Social

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l’éloignement spatial et chronologique du voyage d’Achille dans Omeros, Glissant oppose une ravine des Fers symboliquement enracinée au cœur de Sainte-Lucie. Si les voyages aux enfers dans Omeros et Ormerod permettent de représenter des mouvements vers le passé historique, ou entre différents passés, on peut ainsi en dégager non seulement une conception de l’histoire, mais également une façon d’appréhender une histoire — qui est, dans les deux cas, mondiale, même si cet aspect est moins explicite chez Glissant que chez Walcott — à travers le travail d’écriture. Dans Omeros, le voyage aux enfers est un des motifs majeurs par lesquels le lien entre écriture et histoire est problématisé. Le voyage du poète guidé par Catherine Weldon se construit autour du symbole du livre, outil de médiation entre le présent et le passé. Dans une expérience de contact physique avec le livre, le poète développe une rêverie sur une histoire vierge, originelle :

The clouds turned blank pages, the book I was reading was like Plunkett charting the Battle of the Saints. The New World was wide enough for a new Eden of various Adams. A smell of innocence

like that of the first heavy snow came off the page as I inhaled the spine. (p. 181)

La métaphore du jardin d’Éden est également employée par Walcott dans les réflexions développées dans son essai « The Muse of History13 » (1971) sur la littérature du Nouveau

monde et l’histoire : il affirme qu’une écriture qui chercherait à réparer les crimes de l’histoire ne peut que produire une littérature de lamentation ou de revanche, et il oppose à cette conception un rapport sans cesse renouvelé, adamique, au monde. Dans le passage cité plus haut, Walcott se met en scène pour montrer que le récit historique, au sens traditionnel, et son propre récit poétique se situent dans la continuité l’un de l’autre. Le parallèle avec le personnage de Plunkett peut donc surprendre, puisque celui-ci, ancien soldat nostalgique de l’empire britannique et passionné par l’histoire-bataille, semble au premier abord personnifier une conception impérialiste et eurocentrée de l’histoire. Mais à analyser le personnage de plus près, on se rend compte que dans son passage d’une histoire comme succession d’événements politiques à une reconstruction subjective d’une histoire dont l’acteur principal est son fils fictif,

13 Cet essai, dont la première forme a été publiée en tant que préface à la pièce Dream on Monkey Mountain

(1970) a été d’abord une conférence donnée par Walcott à l’université de Columbia, le 13 avril 1971, publiée ensuite dans Is Massa Day Dead ? Black Moods in the Carribean, Orde Coombs (éd.), Garden City, Anchor Books, 1974, et enfin repris dans D. Walcott, What the Twilight Says, London, Faber and Faber, 1998. Ce recueil d’essais est traduit en français sous le titre de Café Martinique, trad. Béatrice Dunner, Monaco, Éd. du Rocher, 2004.

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Plunkett symbolise la rupture entre la façon d’écrire l’histoire que Walcott critique dans « The Muse of History » et l’histoire comme devenir et comme création.

Glissant développe également une poétique de l’histoire à visée critique : dans Le

Discours antillais (1981), il analyse le rapport qu’entretient la littérature contemporaine avec

l’histoire comme une tentative par le récit de recouvrer les fonctions révélatrices du « Mythe », qu’il considère comme une façon anhistorique, pré-rationnelle, d’appréhender le monde :

Le rapport histoire-littérature s’occulte aujourd’hui dans ce que j’appelle le désiré historique. Ce n’est pas chez l’écrivain la passion ni la hantise de l’histoire en tant que réserve où puiser commodément, ce n’est pas la mise en plans qui rassure, mais plutôt l’obsession d’une trace

primordiale vers quoi s’efforcer par des élucidations qui ont la particularité (comme jadis le

Mythe) d’obscurcir en révélant14.

Dans Ormerod autant que dans Omeros, une tension se manifeste entre des récits historiques traditionnels, structurés de manière linéaire et logique, et leur contestation par des récits fictionnels, mémoriels ou « mythiques ». L’image de la trace, associée à celle du cheminement, est employée par Glissant dans Ormerod pour symboliser le mouvement du récit, et peut être mise en parallèle avec le mouvement de la catabase15. Le terme de « trace » recèle

un sens spécifique au contexte antillais et à la pensée de Glissant : on parle en effet de trace pour désigner le chemin emprunté par les esclaves marrons dans leur fuite16. De manière

analogue au voyage d’Achille, qui se présente comme le retracement du chemin de la traite, l’écriture de l’histoire dans Ormerod adopte la forme d’un cheminement qui fait du narrateur un marron métaphorique. Dans Le Discours antillais, au chapitre « Histoire, histoires », Glissant met en scène un résistant martiniquais de la Seconde guerre mondiale, identique en tous points avec un marron des temps de l’esclavage menant une existence clandestine : « Il devinait les poursuivants, chiens et chasseurs, dans le lointain des bois où ils étaient égarés. Il avait suivi la trace des ravines, quand les autres le cherchaient sur toutes les crêtes17. » Ici déjà,

plus de vingt ans avant la publication d’Ormerod, la ravine est le lieu de la trace, un espace qui ouvre la voie vers la liberté.

14 É. Glissant, Le Discours antillais, Paris, [Seuil, 1981] Gallimard, 1997, p. 255.

15 « Vous suiviez la Trace, vous ne l’avez pas envisagée. Forcément, sur ce chemin, les bois et les racines et les

troncs et les bourgeons parlent combien de langues, créole, anglais, espagnol, français. […] La Ravine est une tour qui s’allonge avec le chemin, où tout un chacun comprend le monde. » (p. 138)

16 Voir R. Lauro, « Tours et détours d’Édouard Glissant », Esprit, juillet 2013, n. 7, p. 99. 17 É. Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 276.

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La poétique de l’histoire telle qu’on peut l’analyser dans Ormerod est ainsi intimement liée au parcours du marron, esclave qui se libère lui-même et crée une contre-culture ; de même que chez Walcott les différents voyages aux enfers servent à élaborer un récit historique qui entre en tension avec une vision traditionnelle de l’histoire, le récit dans Ormerod se présente comme l’exploration d’une contre-histoire. À la marche téléologique d’une Histoire faussement univoque et universelle, Glissant oppose l’ambiguïté polysémique de la Trace. Vers la fin d’Ormerod, on rencontre le peuple mystérieux des Batoutos, « habitants nés de la ravine improbable », qui « figur[ent] […] des doubles incertains et mystérieux » (p. 351). Ce peuple des Batoutos, que Glissant introduit dans son œuvre à partir du roman Sartorius (1999), est lié de près à la ravine : invisibles et insaisissables, les Batoutos servent de pendant aux notions de peuple et de nation sur lesquels se bâtissent les récits historiques qui ont servi et justifié l’entreprise coloniale. La poétique de l’histoire d’Ormerod s’étend vers une histoire universelle ; non pas une histoire qui subsumerait toute l’histoire de l’humanité en un monolithisme stérile, mais un système qui permet de rendre compte de l’histoire de tous les peuples, même ceux qui ont longtemps été considérés comme « sans histoire ». Cette volonté de retracer des histoires passées sous silence et oubliées informe également l’écriture des voyages aux enfers dans Omeros : la rencontre avec le passé s’y présente comme la redécouverte d’une histoire, qui se matérialise par un récit qui donne voix à des identités brisées. Ces voyages dans Omeros et Ormerod font entendre la voix de figures ancestrales, apparues pour instruire et servir de doubles à des personnages qui cherchent une identité au passé problématique ; elles laissent entendre la voix des auteurs, poète ou romancier, qui se mettent eux-mêmes en scène pour participer à un récit qu’ils construisent non comme des créateurs distants, mais comme des individus qui parfois explicitement commentent et interrogent le discours qu’ils développent.

La fonction historienne et mémorielle des voyages aux enfers, non seulement au niveau thématique — celui de la mise en scène du passé — mais également sur le plan des conceptions des rapports entre histoire et littérature, nous permet ainsi d’analyser dans ces motifs les signes de deux poétiques de l’histoire. Cette dimension peut être désignée comme métapoétique dans un sens large, dans la mesure où, en tant que motifs centraux et structurants, les voyages aux enfers d’Omeros et d’Ormerod problématisent des questions relatives à l’écriture et à l’esthétique des deux œuvres, et permettent de fait d’appréhender les particularités de la réécriture du motif par Glissant face à Omeros. On relève dans les deux œuvres des motifs

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étroitement associés à l’acte d’écriture qui occupent une position importante dans les épisodes de voyage aux enfers. Chez Walcott, le sea-swift, l’hirondelle des Antilles — cette traduction est donnée dans le texte même18 — est un des motifs structurants majeurs d’Omeros, et

symbolise aussi bien la construction du récit19 que l’œuvre elle-même. Si l’hirondelle est en

effet présente de manière récurrente tout le long du poème, c’est dans l’avant-dernier chapitre d’Omeros que le statut de ce motif comme métaphore de la poésie et de l’œuvre nous est donné le plus clairement à voir :

I followed a sea-swift to both sides of this text ; her hyphen stitched its seam, like the interlocking basins of a globe in which one half fits the next […]

Her wing-beat carries these islands to Africa, she sewed the Atlantic rift with a needle’s line, the rift in the soul. (p. 319)

La trajectoire de l’hirondelle recouvre symboliquement le mouvement de retissage des liens perdus qui est au cœur de l’esthétique d’Omeros et dont les voyages aux enfers sont des moments privilégiés. Dans le passage cité, le vol de l’hirondelle permet de combler trois espaces de rupture, qui se font écho l’un à l’autre : la « couture » (seam) du texte lui-même, lequel se montre ici comme un artéfact tissé, peut-être en allusion au sens premier de textum ; on relève ensuite l’image qui sert de comparant au texte, le globe dont les deux moitiés s’emboîtent, image qui sert à mettre en évidence la portée totalisante, voire universelle, de l’œuvre ; enfin, l’image du « rift », la faille. Cette faille recouvre différents signifiés, dont le plus concret se réfère à la tectonique des plaques. La faille géologique se voit doublée d’une faille symbolique, celle de la séparation historique entre le continent africain et les Amériques, qui en vient à son tour à désigner une blessure intérieure, « the rift in the soul ». L’hirondelle est ainsi une figure du lien, de la mise en relation, de la guérison des blessures. Mais la portée du motif de l’hirondelle n’est pas uniquement thématique ; il relève ici d’enjeux proprement textuels, étant assimilé à un trait d’union et à « ce texte » (this text), mettant clairement en

18 Omeros, p. 88 : « Cypseloides Niger, l’hirondelle des Antilles / (their name for the sea-swift). » Il semblerait

que Cypseloides Niger s’appelle plus communément martinet noir, et n’appartient pas à la famille des

hirondelles. Nous ne savons pas si l’appellation de sea-swift est particulière à Walcott ou s’il s’agit du nom local de cet oiseau à Sainte-Lucie, puisque le nom commun de Cypseloides Niger en anglais est black swift ou

American black swift, et que l’hirondelle se dit swallow.

19 Comme le remarque R. Hamner (Epic of the Dispossessed : Derek Walcott’s Omeros, Columbia, University of

Missouri Press, 1997, p. 103) : « Clearly, the sea-swift has been one of the dominant motifs in the poem. Its

natural flight pattern now becomes symbolic of the recirculating imagery of narratives that revolve around the island. »

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évidence la portée métapoétique du motif. Or l’hirondelle a une fonction majeure au sein des voyages aux enfers et dans les épisodes qui s’y rattachent. Lorsque le poète rencontre le fantôme de son père au livre IV — rencontre qui se construit en référence explicite à Hamlet, mais qui rappelle également la rencontre d’Énée et d’Anchise — l’hirondelle apparaît à la fin des instructions que le père donne au fils :

The sea-swift vanishes in rain,

and yet in its travelling all that the sea-swift does

it does in a circular pattern. Remember that, son. (p. 187-188).

Cette parole d’autorité assumée par une figure paternelle s’exprimant à propos de la poésie même de l’œuvre dans laquelle cette parole s’insère fait écho aux révélations d’Omeros au livre VII, lors de l’anabase du poète à la Soufrière, dans lesquelles la figure de l’hirondelle réapparaît pour servir de métaphore à l’écriture :

Therefore, this is what this island has meant to you, why my bust spoke, why the sea-swift was sent to you : to circle yourself and your island with this art. (p. 291)

Si les voyages aux enfers et les rencontres avec les morts dans Omeros sont intrinsèquement liés à une réflexion sur l’écriture, sur les pouvoirs de l’art et la tâche de l’écrivain, c’est à travers le motif de l’hirondelle que ce lien se manifeste le plus clairement. Dans le voyage d’Achille, l’hirondelle sert de « pilote », envoyée par Dieu et chargée de symbolisme chrétien, la forme de son corps étant mise en parallèle avec la forme de la croix20.

En tant que pilote, ce n’est pas uniquement le rôle d’un guide qu’elle joue ici ; elle est en effet le véhicule même de la traversée, comparée à un moteur, poussant la barque d’Achille avec son bec à une vitesse vertigineuse21, comme si l’hirondelle acquérait le statut de divinité

psychopompe. Cette intervention fantastique de l’hirondelle, qui occupe toute la dernière section du livre II, nous permet de mettre en relation les multiples fonctions attribuées à cet oiseau à différents moments d’Omeros. Elle symbolise la création du lien, aussi bien au niveau géographique que temporel : « this dart of the meridian […] she touched both worlds with her

rainbow » (p. 131). En se faisant le vecteur entre deux mondes, elle participe également à la

quête identitaire d’Achille : « she gave a straight answer when one was required » (ibid.).

20 Omeros, p. 134, Dieu parle à Achille : « Is I send the sea-swift as a pilot, / the swift whose wings is the sign of my crucifixion. »

21 Omeros, p. 130 : « this engine that shot ahead » ; p. 131, « her ruddering beak / towing In God We Trust so fast that he felt his feet drumming on the ridged keel-board ».

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L’hirondelle ne remplit pas uniquement un rôle adjuvant dans cette quête, mais représente le mouvement de recherche même qui permettra à Achille de redécouvrir son nom : elle est qualifiée de « mind-messenger », messagère de l’esprit, de l’âme ou de l’intellect ; « her speed

outdarted Memory » (ibid.). Si le narrateur d’Omeros a, comme il l’affirme à la fin du poème,

« suivi une hirondelle de part et d’autre du texte », un parallèle évident est ainsi établi entre l’écriture du poème en général et le voyage aux enfers, surtout celui d’Achille. Non seulement l’hirondelle sert de métaphore à la poésie, mais elle symbolise également le mouvement même par lequel Achille accède au monde des morts et accomplit un rituel de renaissance. Le voyage aux enfers dans Omeros, en tant que pénétration dans le passé, rencontre avec les morts et création de liens signifiants entre le présent et une histoire difficilement accessible, peut donc être lue comme un analogue narratif de la poétique de l’œuvre dans son ensemble.

On retrouve dans Ormerod un motif qui, comme l’hirondelle dans Omeros, structure le récit en même temps qu’il occupe une place centrale dans la représentation des catabases — celui des vents. La fonction qu’on pourrait appeler relationnelle du vent dans

Ormerod est apparente dès le début du récit, lorsqu’il est question du passage entre la

Martinique et Sainte-Lucie (p. 50). Dans l’entre-deux qui caractérise ce passage entre les îles, le vent est à la fois un élément unifiant et un acteur, au même titre que le narrateur et le vous auquel celui-ci s’adresse, de la création d’un lien entre ces deux points de l’archipel22. De même

que chez Walcott l’hirondelle apparaît à la fin de l’œuvre dans un contexte de retour autoréférentiel sur le poème dans son entier, le motif du vent se lie intimement à la fois au récit qui vient de s’écouler et à la parole en général à la fin d’Ormerod :

Le souffle de l’archipel, engendré de l’amas écumeux et déchiqueté, se dérobe et s’offre, comme aux commencements du monde, ou comme au début de notre histoire […] vous diriez qu’il lève aussi les mots prononcés à mi-voix, que la parole s’économise pour mieux le porter au bout de la salle […]. Vous sentez d’un tel vent qu’il a enfin parcouru son tour de Terre et raccordé les archipels entre eux. Après tant de ces mots mis bout à bout, et tellement de phrases haletées l’une sur l’autre […] vous vous repoussez en arrière sur votre chaise ou votre billot ou votre tronc de coco démâté, pour au moins goûter le silence et guetter ce raclement des profondeurs, fatal précurseur d’engloutissement, qui fut prédit. (p. 361)

À travers l’image du souffle, le motif du vent imprime ici explicitement sa marque sur la structure du récit : non seulement ce motif ouvre et clôt le roman, mais il est étroitement associé à la « parole », aux « mots », « motifs » et « phrases ». À la fin de ce passage, le vent cède sa

22 Il est également intéressant de remarquer sur ce point que le motif du vent peut se lire comme un écho

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place à une évocation du gouffre ; le souffle se transforme en effet en « raclement des profondeurs », qui présage un « engloutissement ». On peut tracer un parallèle entre cette association du vent à une image du gouffre et la façon dont, au début du roman, le vent appartient à un espace décrit comme un « entre-deux-terres » : en même temps que le vent se montre comme un symbole majeur du récit, il affiche une association avec des espaces marqués par la profondeur et l’écart. Le motif du vent se retrouve en effet en relation explicite avec la ravine des Fers, quoique sur un mode particulier : lors de la descente d’Evora et Nestor, le fait « qu’il n’y a pas un sous-gramme de vent dans ce fonds » (p. 132) est présenté comme une caractéristique importante, et surprenante, de la ravine. De même, il est mentionné que lorsqu’Apocal pénètre dans la ravine, il fait ce voyage « au grand danger de ses poumons fragiles » (p. 136) : le souffle, dans ses manifestations aussi bien comme vent que comme respiration, est gêné par l’espace de la ravine. Alors que le récit dans son ensemble est parcouru par les motifs du vent et du souffle, la ravine est un lieu où ceux-ci sont explicitement absents. Pour expliquer cette opposition entre l’espace de la ravine et les autres espaces représentés dans

Ormerod, on peut émettre l’hypothèse suivante : en se présentant comme un lieu à part au sein

d’un archipel parcouru de vents, la ravine s’assimile à l’image de l’œil d’un cyclone, cyclone qui est présent à différents moments d’Ormerod, surtout lors du chapitre qui s’intitule « Anticyclone d’avant la vieille lune montante » (p. 305-306). La place de la ravine dans le roman s’interprète ainsi comme un espace qui se situe au centre d’un chaos originaire du monde que l’écriture reproduit23. Si l’on confronte ces conclusions à propos de la place des catabases

dans la structure d’Ormerod aux analyses que nous avons pu élaborer à propos des voyages aux enfers dans Omeros, on mesure bien l’écart entre les deux œuvres. Si la circulation des vents chez Glissant peut rappeler la circularité qui caractérise le vol de l’hirondelle chez Walcott, le vent dans Ormerod ne se présente pas comme une figure de la totalité close, mais bien plutôt comme un symbole de l’éparpillement complexe des relations24. Alors que le mouvement des

voyages chez Walcott est centripète — les personnages reviennent toujours au point de départ — la ravine dans Ormerod fonctionne comme le point central d’un mouvement

23 Dans Soleil de la conscience (Paris, [Seuil, 1956] Gallimard, 1997, p. 20), Glissant fait le constat de « la

quasi-nécessité d’un chaos d’écriture dans le temps où l’être est tout chaos ».

24 La relation est une notion-clé de la poétique et de la philosophie de Glissant. Comme l’écrivain l’affirme au

début du Discours antillais, la Relation est d’abord une tentative de la part d’un peuple relégué au néant de sortir de l’ombre et de dépasser la fausseté d’un universalisme monolithique : « Car la tentative d’approcher une réalité tant de fois occultée ne s’ordonne pas tout de suite autour d’une série de clartés. Nous réclamons le droit à l’opacité. Par quoi notre tension pour tout dru exister rejoint le drame planétaire de la Relation : l’élan des peuples néantisés qui opposent aujourd’hui à l’universel de la transparence, imposé par l’Occident, une multiplicité sourde du Divers. » (Le Discours antillais, op. cit., p. 14.)

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centrifuge. Celle-ci est à la fois point de rencontre et lieu d’unification, en même temps qu’elle reflète la diffraction du monde ; l’analyse de la ravine à travers le motif du vent renforce cette première lecture de sa fonction. Si Omeros met en avant des parallèles entre l’écriture poétique comme mouvement de rassemblement et de création de liens d’une part, et le mouvement du voyage aux enfers de l’autre, on peut affirmer que les catabases d’Ormerod participent, dans leur symbolique et leur construction, au mouvement général du récit sans pour autant se donner comme des reflets de celui-ci. La ravine est une image qui occupe une place singulière au sein d’un monde fait de relations : en tant que gouffre matriciel et originel, elle représente un point de passage majeur pour un récit qui se présente comme l’analogue textuel de la « trace ».

Le motif du voyage aux enfers dans Omeros et dans Ormerod problématise la rupture : rupture identitaire et historique, mais également, au niveau de la construction du texte, rupture entre l’écriture et le monde. En écrivant face au canon occidental, Walcott et Glissant font ressortir le caractère paradoxal d’une intertextualité qui jette des liens entre deux contextes culturels hétérogènes. La notion élaborée par Homi K. Bhabha de « l’énonciation de la différence culturelle » (the enunciation of cultural difference) dans The Location of Culture, permet de mettre en perspective plusieurs questions abordées ici :

The enunciation of cultural difference problematizes the binary division of past and present, tradition and modernity, at the level of cultural representation and its authoritative address. It is the problem of how, in signifying the present, something comes to be repeated, relocated and translated in the name of tradition, in the guise of a pastness that is not necessarily a faithful sign of historical memory but a strategy of representing authority in terms of the artifice of the archaic. That iteration […] undermines our sense of the homogenizing effects of cultural symbols and icons, by questioning our sense of the authority of cultural synthesis in general25.

Ormerod est parcouru par les thèmes de l’entre-deux et de la synthèse, et ce dès le début

du roman. La fonction de la catabase que nous avons nommée historienne n’est ainsi pas simplement de l’ordre d’une réécriture de l’histoire, mais aussi d’une interrogation sur la rupture et la continuité historique. Dans la mesure où le voyage aux enfers ouvre un espace hétérogène qui défie les conventions de représentation des temps et des lieux dans le récit, un espace somme toute hors-norme, il représente un outil majeur de conceptualisation de « l’hybridité de la culture », pour reprendre un autre concept de Bhabha. Chez Walcott, on peut déceler les indices de cette réflexion dans l’articulation des différents voyages aux enfers

25 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres, New York, Routledge, [1994] 2004, p. 50-51. Traduit par

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d’Omeros entre eux : si les catabases d’Ormerod se présentent comme la répétition d’un même mouvement par différents personnages, les voyages dans Omeros se distinguent les uns des autres, dans une progression qui aboutit aux réflexions métapoétiques du livre VII. La figure majeure de la synthèse présente lors des voyages aux enfers dans Omeros est la figure même d’Omeros, qui apparaît sous différents avatars : il se présente notamment sous l’aspect de Seven Seas, personnage aveugle aux capacités prophétiques qui habite à Sainte-Lucie, qu’Achille assimile au griot de sa tribu africaine. Omeros se retrouve également lors du premier voyage du poète, où il apparaît comme un chamane sioux et est, là aussi, aveugle : « I saw white-eyed

Omeros, motionless. He must / be deaf too, I thought, as well as blind » (p. 216).

On ne saurait parler simplement de réécriture à propos du travail que les deux auteurs effectuent sur un motif d’abord issu de l’épopée antique. Walcott et Glissant ne réécrivent pas des textes précis à proprement parler, mais entrent en relation avec toute une tradition qu’ils s’efforcent de remotiver. Si le travail sur le motif de la catabase est bien une réécriture, c’en est une qui s’affiche aussi et surtout comme une relecture. Walcott a en effet pu affirmer à propos d’Omeros : « The happiness I feel about this book is that I didn’t force classical reverberations

or stretch to make associations with the classics. […] It was as if I was learning to read Homer when I was writing it26. » Les deux auteurs dépassent ainsi un paradigme restrictif de

l’intertextualité qui superposerait un hypo- et un hypertexte : les enjeux de la remotivation du motif du voyage aux enfers débordent le plan strictement textuel, relevant de dynamiques qui mettent en rapport le texte et le monde. Omeros et Ormerod entrent dans une forme de dialogue, fait d’opposition à et d’assimilation de la tradition européenne, qui met en évidence les rapports de force politiques intrinsèques à l’histoire littéraire, donnant lieu à une réappropriation postcoloniale des littératures nationales européennes. On peut estimer que Glissant, « aimable terroriste dans la tradition intellectuelle occidentale », comme le décrit Valentin-Yves Mudimbe27, reprend ces stratégies déjà à l’œuvre dans Omeros en les rendant plus complexes

et moins immédiatement lisibles. Les ambiguïtés de la remotivation de la catabase dans

Ormerod, qui sont certes caractéristiques de la poétique de Glissant, où l’opacité joue un rôle

important, peuvent également se rattacher à la complexité des enjeux politiques de la littérature mondiale, lesquels, comme le rappelle Pascale Casanova, ne peuvent être analysés de manière

26 D. J. R. Bruckner, « A Poem in Homage to an Unwanted Man », Critical Perspectives on Derek Walcott, op. cit., p. 399. Cité par C. Dougherty, « Homer after Omeros : Reading a H/Omeric Text », The South Atlantic Quarterly, vol. 96, n. 2, printemps 1997, p. 355.

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binaire comme un simple rapport de résistance aux dominants par les dominés28 . Pris dans un

ensemble de relations croisées au sein de l’espace littéraire caribéen29, le canon occidental, et

ici plus précisément la tradition épique dont relève le topos du voyage aux enfers, se révèle comme construction : en questionnant son autorité, en faisant apparaître son éclatement derrière son apparence monolithique, Walcott et Glissant participent à un canon qui n’est pas un artéfact figé ou imposé par un passé colonial, mais un canon renouvelé et proprement mondial.

28 P. Casanova, op. cit., p. 174 : « En outre, pour complexifier encore le modèle, il faut parler d’une ambiguïté de

la domination littéraire. C’est une forme très particulière de dépendance par laquelle les écrivains peuvent à la fois être dominés et user de cette domination comme d’un instrument d’émancipation et de légitimité. Critiquer l’imposition de formes ou de genres littéraires constitués parce qu’ils seraient hérités de la culture coloniale […] c’est ignorer que la littérature elle-même, comme valeur commune à tout un espace, est une imposition héritée d’une domination politique certes, mais aussi un instrument qui, réapproprié, permet aux écrivains démunis spécifiquement d’accéder à une reconnaissance et à une existence spécifiques. »

29 Il serait intéressant d’élargir cette étude à l’espace caribéen au-delà du rapport entre Glissant et Walcott. Jason

Allen-Paisant, dans son ouvrage récemment publié, (Théâtre dialectique postcolonial : Aimé Césaire et Derek

Walcott, Paris, Classiques Garnier, 2017) met en avant les parallèles possibles entre le motif de la descente aux

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