• Aucun résultat trouvé

La gouvernementalité aux marges de l’État : la lutte contre le paludisme en Casamance (Sénégal)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "La gouvernementalité aux marges de l’État : la lutte contre le paludisme en Casamance (Sénégal)"

Copied!
520
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: tel-01299033

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01299033

Submitted on 7 Apr 2016

HAL is a multi-disciplinary open access

archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires

La gouvernementalité aux marges de l’État : la lutte

contre le paludisme en Casamance (Sénégal)

Cédric Lévêque

To cite this version:

Cédric Lévêque. La gouvernementalité aux marges de l’État : la lutte contre le paludisme en Casamance (Sénégal). Anthropologie sociale et ethnologie. Université de Bordeaux, 2015. Français. �NNT : 2015BORD0320�. �tel-01299033�

(2)

THÈSE PRÉSENTÉE POUR OBTENIR LE GRADE DE

Docteur de

l'Université de Bordeaux

École doctorale Sociétés, Politiques, Santé Publique Spécialité Anthropologie sociale – Ethnologie

Par Cédric LÉVÊQUE

L

A GOUVERNEMENTALITÉ AUX MARGES DE L

’É

TAT

:

L

A LUTTE CONTRE LE PALUDISME EN

C

ASAMANCE

(S

ÉNÉGAL

)

Sous la direction de Frédéric LE MARCIS

Soutenue le 4 décembre 2015

Membres du Jury :

Giorgio BLUNDO : Directeur d'études, EHESS Marseille, Rapporteur.

Sylvain FAYE : Professeur, Université Cheikh Anta DIOP Dakar, Rapporteur.

(3)
(4)

L

A

GOUVERNEMENTALITÉ

AUX

MARGES

DE

L

’É

TAT

:

L

A

LUTTE

CONTRE

LE

PALUDISME

EN

C

ASAMANCE

(S

ÉNÉGAL

)

Cédric LÉVÊQUE 2015

UNITÉDERECHERCHE

Les Afriques dans le Monde (LAM) – UMR 5115 CNRS Institut d’Études Politiques de Bordeaux

11 allée Ausone – Domaine Universitaire 33607 Pessac Cedex

(5)
(6)

En ta mémoire, Toi qui fut première à me conseiller cette voie.

(7)
(8)

Résumé

Cette thèse consiste en une analyse de l’État sénégalais en actes et de ses processus de gouvernementalité tels que ceux-ci sont déployés en Casamance. Au travers de la lutte contre le paludisme, comme objet ethnographique, ce travail mène une analyse de la fabrique de la légitimité étatique dans une région où celle-ci est remise en question. Il s'agit, au travers des actes d’État, d'interroger les relations entre les appareils d’État (idéologiques et coercitifs), les partenaires de l’État et les communautés.

Les ajustements structuraux des années 1980, la décentralisation qui en découle et la mise en place des appareils communautaires ont participé, auprès de la population, de la dégradation de l'image d'un État fort. Cette dégradation, en contexte casamançais, fut exacerbée par une crise de la légitimité étatique trouvant son origine dans un conflit social. Celui-ci est survenu suite au sentiment éprouvé par les populations d'un État vécu comme pilleur et incapable d'assurer le bien-être de ses administrés. Aujourd'hui, alors que la Casamance reste en proie à un conflit de basse-intensité, l'imaginaire d'un État ayant « abandonné » la région subsiste. Comment, dès lors, l’État fabrique sa légitimité alors qu'il n'apparaît majoritairement aux yeux des Casamançais qu'au travers de ses prérogatives violentes ? Alors que ses appareils coercitifs sont très visibles (contrôles militaires et policiers réguliers), comment apparaît-il sous ses formes bienveillantes lui permettant de légitimer sa présence ?

Ainsi, par une analyse du déploiement du biopouvoir, au travers de la mise en place des politiques de lutte contre le paludisme, cette thèse interroge la fabrique de l’État en Casamance. Cette recherche constitue ainsi une anthropologie politique.

Mots clef : État ; gouvernementalité ; biopouvoir ; légitimité ; marge ; conflit de basse

intensité ; paludisme ; politiques de santé publique ; modernité ; développement ; communauté.

(9)

Abstract

This thesis consists in a Senegalese State analysis in its works and its governmentality process deployed in Casamance. Through the combat against malaria as an ethnographic field of investigation, this work analyses the fabrication of the State legitimacy in a region where it is challenged. It's about the investigation into the relations between the political apparatus (ideological and coercive), the government collaborators and communities through the State works.

The structural adjustment of the 80's which has led to the decentralization and the community apparatus setting up, contributed to deteriorate the State's image for the people. A crisis of the legitimacy of the State rooted in a social conflict, exacerbated this deterioration in a Casamance context. This conflict appeared because the people felt that the State was a looter and was unable to provide for their well-being. Today, the imaginary of a State which has "given up" the region still goes on when Casamance still knows a weakened conflict. Consequently, how does the State build its legitimacy when it mainly reveals itself to the Casamances through its violent prerogatives? How does it appear by its benevolent forms allowing to legitimate its presence when its coercive apparatus are so obvious (military control and legitimate police)?

Thus, this thesis questions, through an analysis of the deployment of the bio-power and through the setting up of the policies to combat malaria, the fabrication of the State in Casamance. This research constitutes in this way a political anthropology.

Keywords : State ; governmentality ; biopower ; legitimacy ; margin ; low intensity conflict ;

(10)

Remerciements

Je tiens à remercier fort chaleureusement celles et ceux qui, par leurs mots ou leurs gestes, m'ont aidé, aiguillé et soutenu.

Mes premiers remerciements vont à mon Directeur de thèse, Frédéric Le Marcis, ainsi qu'aux membres de mon Jury, Giorgio Blundo, Sylvain Faye, Vincent Foucher et Marc-Éric Gruénais. Merci pour votre soutien et vos conseils.

Merci à la Région Aquitaine qui, par ses financements, m'a permis de réaliser mes enquêtes de terrain.

Merci à Isabelle Genty, Dorothée Ben Raal, Ghislaine Laflaquière, Jean-Raphaël Bobo et Franck Pruja.

Merci aussi à ma famille, tout particulièrement à mon père et à ma grand-mère.

Je ne peux oublier mes amis, Benjamin et Hugo Raducanu, Nicolas Linel, Damien Riccio, Albain Le Garroy, Gaëtan Chesnau, Marianick Pichon, « Bru », Mathieux Taillardas, George Rouamba, Charlotte Blanc, Cécile Casamajou-Trésaugues, Damien Rivière, Guillaume et Rémi Pujol, Sophie Jarrosson, Francis Delma, Timur Uçan, Alexandra Clavé-Mercier, Nicolas Cartron, Claire Mary, Morgane Parisi, Alizé Menoni, Ramatou Ouedraougo, Marion Lucas, Hugo Mastrolia, Ségolène Boudraa, Tibo Brice, Florent Grazide, Gaël Jaton, Patrice Coeymans et Mohamed Latif.

Celles et ceux qui, sur le terrain, m'ont aidé dans mon travail. La famille Thiam : Tanta, Aliou et Mansata, Abou et Ami, Doudaï et Sénabou, Faly, Elhadj, Modou, etc. Gabriel Freeman. Frédéric Sambou. L'équipe du Poste de santé dans son ensemble. Abdou Diatta. Manel. Mohamed Badji et sa famille. Jean-Baptiste Manga. Kapinta. Luc. Ainsi que celles et ceux que je laisse anonyme.

Sans votre aide à toutes et tous, vos idées, nos discussions ou votre simple présence, cette thèse ne serait pas ainsi. Merci.

(11)
(12)

SOMMAIRE Résumé...3 Abstract...4 Remerciements...5 Sommaire...6 Introduction...8

Les origines du mal : une brève histoire du conflit casamançais...14

Problématique...20

Approches théoriques...32

Méthodologies d'enquête...41

Déontologie ...50

I. La mise en place de la Couverture Universelle : L’État, la Communauté et la population...58

I. 1. Présentation de l'événement...61

A. Le projet...61

B. Financements et logistiques : à qui appartient le pouvoir sur la vie ? ...64

I. 2. Description de l'événement...69

A. Ethnographie...70

B. Synthèse...117

I. 3. Un révélateur des dysfonctionnements structuraux...118

A. Populations « fautives » et « motivation » des agents de santé...120

B. Réseaux de désinformation...138

C. Synthèse ...148

I. 4. La présence fugace de l’État et sa disqualification ...149

A. La visibilité de l’État en question...151

B. Analyse de la performativité du discours en contexte casamançais...161

C. Subalternité, territoire et modernité...167

II. Les formes de l’État ...187

II. 1. Une histoire bio-politique de la médecine coloniale et de la lutte contre le paludisme. 190 A. La construction biomédicale du sujet...193

B. La construction bio-politique du pouvoir colonial ...198

C. Les seuils d'intervention...200

D. Évolution des savoirs et des pratiques durant la période post-coloniale...205

E. L'importance d'une analyse historique...208

F. Le contexte casamançais et son impact sur la lutte contre le paludisme...211

II. 2. Définir l’État : État étau, État périphérique ou État tête-de-pont ?...214

A. Approches conceptuelles et diachroniques de l’État sénégalais ...215

B. La visibilité de l’État à Élinkine ...225

II. 3. La lutte contre le paludisme et l’État ...251

A. La pyramide sanitaire et la question de l’État périphérique...251

B. Description physique du Poste de santé...254

D. Mots et gestes ordinaires du soin au Poste de santé...273

E. La prise en charge sanitaire à la Base militaire ...282

F. Idéologie et bienveillance dans l'espace de soin...287

II. 4. Les agents exogènes et l’État tête de pont ...291

A. Situation de l'aide...294

B. Idéologie et aide humanitaire :...298

(13)

D. À qui s'adresse l'aide ? USAID et Africare...310

II. 5. Vers une lecture du conflit casamançais...312

III. Enjeux politiques locaux dans la gestion de la santé...319

III. 1. Ce qu'est la « communauté » à Élinkine ...322

A. La fabrique de l'autochtonie...322

B. Histoire récente d'Élinkine : une modification radicale de l'espace social ...351

C. Le rôle du conflit dans la fabrique de la communauté...356

D. Les différents degrés d'autochtonie et leur influence dans l'espace politique ...377

E. Synthèse : le rôle du conflit dans la fabrique de l’hétérogénéité politique et de l'éclatement de la communauté villageoise ...405

III. 2. La « communauté » et sa santé...408

A. La santé comme « bien commun » : détour par la cité salubre...411

B. Considérations populaires sur la santé...427

C. Le mythe de la santé pour tous et par tous : la cité salubre en question...447

III. 3. La segmentation du pouvoir : de l'acéphalie idéalisée à l'étiolement du pouvoir réel. .458 A. Antagonismes des appareils de pouvoirs légaux...458

B. Segmentation des pouvoirs et entraide...461

Conclusion...464

L'efficacité de la lutte contre le paludisme ...464

La genèse de l’État et ses fonctions...466

Le système étatique et l'effondrement de la théologie...471

Le paradoxe d'un État faible qui pourtant soigne : ouvertures vers de nouvelles recherches ...476

Bibliographie...479

Ouvrages et articles ...479

Littérature grise et archives...498

ANNEXES...500

Annexe I : Carte administrative du Sénégal...500

Annexe II : Carte du Département d'Oussouye...501

Annexe III : Plan d'Élinkine...502

Annexe IV : Glossaire...503

(14)

I

NTRODUCTION

« Ce pays c'est de la merde, c'est des frontières qu'on a héritées quand les Blancs se partageaient leur gâteau colonial à Berlin, donc ce pays n'existe même pas, c'est une réserve avec du bétail qui meurt de disette » (MABANCKOU, 2005 : 174).

Quitter Oussouye, dont la sortie est marquée par une casemate de sacs de sable où s'ennuient deux militaires en faction. La mitrailleuse lourde est en évidence. Bref salut du chauffeur aux deux soldats. Le taxi-brousse accélère...

D'abord, il y a la route qui étend sa langue de bitume au travers d'une forêt puissante d'où, souvent, jaillit un village. Horizon clos d'un univers végétal parsemé de quelques habitations. Le regard ne porte pas bien loin, et les chemins qui partent du goudron semblent alors se perdre dans une densité verdoyante pour mourir au loin, dans les ténèbres de la forêt... Illusion seulement, car tous cheminent vers des habitations regroupées en concessions et lovées auprès d'arbres magnifiques. Au bord de cette route, les gens patientent en regardant passer les taxis-brousses déglingués ou les marcheurs accablés par le soleil ; d'autres vendent arachides ou charbon, fruits ; ils y a celles et ceux qui travaillent ou rentrent des champs ; et il y a les enfants qui jouent ou se jouent des véhicules en une corrida mécanique qui agace le chauffeur ; ce dernier, à son tour, n'a de cesse d’enclencher son avertisseur sonore à bout de souffle, tant pour écarter les piétons de son chemin que pour prévenir les hypothétiques clients de son approche.

Il fait chaud dans le véhicule, cette carlingue piquée de rouille et rafistolée, habitée de poussière, odorante de sueur, d'odeurs variées d'huile, d'essence, de gaz d'échappement, des parfums emmêlés de tous ceux qui la peuplent. Nous sommes tous serrés les uns contre les autres, tordant nos corps à chaque virage.

(15)

Les kilomètres passent, puis la forêt se meure, arrête son avancée, et le paysage s'ouvre enfin sur une vaste étendue sableuse. L'horizon devient lointain et forme un dessin d'un gris pâle dans les brumes de chaleur, un coup de fusain habile traçant les silhouettes de brousses, là-bas. Quelques bosquets, épars, sombres, viennent alors briser les perspectives. Ici, des marigots creusent le sol, et le sable envahit la route en une langue portée par les vents. Là, quelques bestiaux paissent une maigre végétation. Et le soleil donne à voir toute sa puissance dans cet espace dépourvu d'ombre. Les vents chauds, en cette plaine, n'ont aucun obstacle pour entraver leurs flammes.

La dernière ligne bitumée est droite, plonge enfin dans un bled étrange, à l'architecture rompant largement avec celles des villages rencontrés précédemment. L'habituel banco fait place ici au béton, la paille des toitures à la tôle... Deux pylônes, antennes de téléphonie dans ce lieu où il n'y a ni électricité, ni eau courante, se dressent et fendent le ciel, de part et d'autre de la route. Le véhicule ralentit. Le plomb du ciel s'abat, écrase les couleurs dans une unique lumière blanche. Ni contraste ni ombre ne viennent donner du relief à l'image. Des silhouettes arpentent les bas-côtés, charrettes à bras, écoliers, marcheurs alanguis...

La route longe un alignement d'échoppes puis prend fin sur une place, ombragée par l'immense canopée d'un kapokier. La perspective se poursuit en une grève vaseuse plongeant dans le fleuve. Bout de la route, bout du monde. Au-delà s'étend un autre univers, insulaire, marin. Le continent semble s'achever ici, la terre céder sa place à l'océan en s'octroyant encore quelques parcelles.

Élinkine...

Des bâtisses en dur flanquées de petites baraques de treilles, un entrelacs de venelles sableuses, labyrinthes entre les concessions.

La grève est boueuse, noire d'huile de vidange, de vase gluante. S'y accumulent immondices et rebuts, chutes de bois, bidons crevés. Des bouts partent de bittes d’amarrage improvisées et se tendent vers des pirogues bigarrées mouillant, par dizaines, dans le fleuve. Des hommes ramendent, de leurs mains agiles et d'un geste rapide, à l'ombre des appentis, des arbres ou de cabanes ouvertes. D'autres fabriquent des filets. Il y a ceux qui démontent, huilent, ajustent, rectifient les rouages de moteurs marins défectueux, les doigts graisseux de cambouis, dans leurs cabinets de mécanique en treilles. Et ceux qui sculptent le bois rouge en étraves ou bordées, sur les chantiers de charpenterie navale, en de grands gestes puissants, donnant force, angle et justesse à leur herminette. Par endroit, les ruines de débits d'essence

(16)

bouffées de rouille et de moisissures pourrissent dans l'atmosphère moite de la langue portuaire, servent de dépotoirs et d'abris pour les porcs errants. Et partout volent, emportés par les courants d'air, des sachets de plastique noir. Je serpente, en ce lieu, évitant les pieux d'acier corrodé, les entraves des épaves, les tas d'ordures et les câbles tendus. L'eau saumâtre est sombre, irisée d'huile et de carburant, charriant à son tour les scories de l'humanité bordant ses rivages. Des poissons crevés, éventrés, pourris ou desséchés nourrissent d'imposants vautours. L'odeur de la grève est gluante, âcre, mélange de pourriture et d'ordure, du fumé de la vase, des fumées des feux des hommes qui font disparaître en quelques brasiers leurs déchets de plastique.

La voie longeant la grève accueille quelques magasins d'accastillages. Ancres fabriquées dans du fer à béton, fourneaux de tôle manufacturés par les soudeurs locaux, dans d'anciens bidons à pétrole ou des bonbonnes de gaz. Flotteurs orange, jaunes ou blancs. Épais filets verts suspendus à l’appentis et retombant sur le sol en volutes de nylon. Outillage chinois de mauvaise facture et pièces de mécanique. Le chemin est de sable, gris de cendres, miné de piles usagées. Il se love entre les concessions, d'un côté, et l'univers de la grève, de l'autre. Il marque une rupture entre le port et les habitations, si rupture il y a.

Pénétrer plus au cœur du village, dans les quartiers d'Ufursan1 et d'Hankefran2, c'est

quitter l'air marin et sa douceur, pour entrer dans une fournaise accentuée par le béton et l'acier des constructions, la réverbération du soleil sur le sable, l'absence des courants d'air marins. Les venelles et ruelles forment un dédale complexe. Certaines concessions sont ceintes d'une palissade de filets ou de pieux tenant les bordées bigarrées de pirogues rendues épaves. D'autres sont ouvertes, perturbant ainsi – pour l'étranger – la limite entre le domaine public et la propriété privée. Toutes sont bâties sur le même modèle : un ou plusieurs bâtiments en dur, assemblage de parpaings gris rarement enduit ou peint, abritant la famille propriétaire de la parcelle ; plusieurs baraques de treilles, parfois consolidées de ciment, louées aux étrangers de passage ou à ceux qui n'ont pas les moyens d'acquérir un lopin de terre. Quelques commerces, là, dans ces quartiers... Le réparateur électronique et son étal de composants, de plaques époxydes des circuits imprimés, de téléphones portables éventrés, de lampes et radios démembrées. Une boutique de produits divers. Des salons de coiffure, de

1 Littéralement « là où l'on va chier ».

2 Littéralement « la concession Efran », Efran étant le nom donné à l'île située en face d'Élinkine, plus bas vers l'aval.

(17)

produits de beauté. Des vendeuses de tissus. Un restaurant en crintins, à la porte fermée d'un voile de draperie. Un débit de boissons.

Au hasard d'une ruelle, une place s'improvise et, à l'ombre d'un abri de fortune, des hommes jouent aux Dames, en de grands gestes, dans la clameur d'un bon coup. Les pions claquent sur le damier. Le perdant semble déçu. Ici, l'odeur devient étrange, les vents portent là des fragrances puantes. Quelques pas, encore, et je rejoins une route d'où je distingue l'origine des effluves nauséabondes : les claies en acier et en bois où sèchent du poisson. Quelques silhouettes, rendues floues au regard par les brumes de chaleur, travaillent là. Femmes et hommes qui découpent, salent, retournent, brassent et trient le poisson. Un camion, immatriculé au Ghana, est chargé de sacs de ce produit séché. La fumée noire de gazole de son échappement s'envole et se disperse.

Il s'agit de remonter la rue et ses quelques commerces. La maison close attenante au débit de boisson. Quelques restaurants. Quelques boutiques de produits divers. L'atelier d'un tailleur et celui d'un cordonnier. Un terrain vague aux hautes herbes. Et enfin, la route principale que je traverse, en contournant l'école, pour entrer dans le quartier du Kassa, là où vivent ceux qui se nomment « autochtones ». L'architecture est différente, l'endroit plus aéré, les ruelles plus propres. Quelques arbres apportent une ombre bienveillante sous laquelle dorment des animaux de basses-cours. Ici règne le calme. Durant la marche, quelques salutations s'échappent d'une concession. Des gens s'affairent à leurs activités domestiques. Et puis, au bout de quelques chemins de sable, il y a de nouveau la grève, il y a de nouveau le fleuve et sa fraîcheur.

*

La considération littéraire d'Alain MABANCKOU où son personnage Verre Cassé, ivrogne cynique, exprime sa colère face à la frontière témoigne avec des mots crus de l'inscription territoriale de l’État africain, héritier du partage colonial. Cette question de la frontière se pose nécessairement, lorsque l'on voyage, par voie terrestre, de Dakar à Ziguinchor. Elle s'impose par le franchissement de la Gambie, à la fois comme pays mais aussi comme fleuve, où le voyageur doit traverser deux postes frontières. J'ai réalisé une fois ce voyage, n'ayant pu emprunter la voie maritime qui m'était, lors de mes précédents séjours sur le terrain, plus familière. Engoncé au fond du taxi-brousse, j'estimais et j'expérimentais

(18)

l'absurdité du partage colonial. Dans mon sac, j'emportais avec moi un peu de littérature africaine, dont Verre Cassé de MABANCKOU. Quelques jours plus tard, je serais saisi par cette citation mise aujourd'hui en exergue de ma thèse, corroborant à mes yeux mes réflexions concernant la frontière que marque la Gambie.

Outre l'expérience individuelle de ce voyage éprouvant – coincé en septième place du taxi-brousse entre une « maman » obèse et un jeune homme, heureusement fluet, avec qui nous partagions tous deux la moitié de banquette nous restant, sans air ni grande visibilité sur le paysage –, ce voyage terrestre me permit de saisir l'enjeu géographique casamançais.

Emprunter le bateau, de Dakar à Ziguinchor, fait ressentir un voyage vers « l'ailleurs » lorsque le ferry se détache de son quai, dans les lueurs orange du port, avec comme paysage les imposantes grues, les tankers, les containers et les bateaux épaves d'Europe de l'Est. La voie maritime impose ce sentiment de quitter le Sénégal pour se rendre en Casamance, un autre lieu. Cette rupture est d'autant plus marquée que le voyage se fait de nuit. D'un jour à l'autre, le voyageur passe de l'agitation de la ville de Dakar au calme de la mangrove bordant le fleuve Casamance. La frontière devient ici une simple imagination, une supposition, seulement rendue palpable par la transition entre un paysage de béton et celui d'une végétation verdoyante.

Par voie terrestre, cette frontière est éprouvée, constatée, ressentie... Et la langue de terre de quarante kilomètres de large que représente la Gambie devient une forme d'absurdité. Une absurdité produite par la présence des comptoirs britanniques sur le fleuve Gambie, à la fin du dix-neuvième siècle, imposant là la création d'un État long de deux cents kilomètres et large de quarante. Cette langue de terre, la « bouche du lion sénégalais », produit malgré sa taille modeste une situation d'enclave.

Le taxi-brousse Dakar-Ziguinchor était arrivé tard à son terminus. La gare routière était déserte et plongée dans l'obscurité rendue totale par les nuages annonçant un orage et dissimulant la clarté de la lune. Seul un autre taxi-brousse à l'arrêt était éclairé par un réverbère, son chauffeur fumant une cigarette. Fort heureusement pour moi, il stationnait au quai de départ pour Élinkine et acceptait de m'y conduire. En chemin, au milieu de nulle part, l'orage s'abattit, violent. Les phares n'éclairaient plus qu'à un mètre et le bas de caisse se soulevait sous la pression des torrents recouvrant la route. Après un périple de plus de deux heures, nous arrivâmes à Élinkine, là où s'arrête la route, et je portais en moi le sentiment d'être arrivé au fond de l'enclave casamançaise. En une quinzaine d'heures, j'avais éprouvé la

(19)

distance et les difficultés séparant Élinkine de Dakar, le centre économique et politique du Sénégal. J'avais vécu et senti les frontières, les routes en piteux état, l'enclave et la marge... l'absurdité du lègue colonial.

(20)

Les origines du mal : une brève histoire du conflit casamançais

Les questions de l'enclave et de la marge sont toutes deux liées à celle du conflit casamançais. Aujourd'hui, l’État sénégalais travaille, d'après certaines de ses annonces, au « désenclavement de la région », témoignant là d'une difficulté, pour lui, d'imposer dans cette zone son hégémonie. La faiblesse actuelle des infrastructures de communication perturbe en effet la « construction du monopole étatique sur son territoire, notamment la monopolisation de la contrainte physique » (KEUTCHEU, 2013 : 74). Ce processus de désenclavement, passant entre autre par une amélioration des voies maritimes reliant Dakar à Ziguinchor ou encore des négociations avec l’État gambien pour la construction d'un pont sur le fleuve Gambie, permettrait ainsi « de réduire la distance entre le point d’impulsion du pouvoir politique et les espaces géographiques dévolus à son emprise » (Idem). Toute la question réside dans le processus de légitimation de la présence de l'État sénégalais en Casamance. Ce processus reste idéelle et théologique (BOURDIEU, 2012), mais passe avant tout par une mise en actes de l’État. Ce n'est que par ses actes que l’État apparaît à sa population de façon tangible (Idem). Pour reprendre les mots d'Edgar MORIN « l'État, la Patrie n'existent pas de façon sensible, mais se manifestent de façon sensible » (MORIN, 2012 : 49). Or, la situation d'enclave produit une zone grise, un lieu où l’État peine à se manifester de façon sensible, éprouvant des difficultés à se réaliser en acte et donc à asseoir son hégémonie.

L'État colonial, déjà, éprouve cet enclavement et sa présence en la région, loin d'être légitimé par l’œuvre civilisatrice, n'ayant pour unique finalité qu'imposer un contrôle sur les voies marchandes traversant la Casamance (FANCHETTE, 2001). Hormis Ziguinchor et Karaban, l’État colonial n'impose ainsi que très peu sa marque, s'attachant bien plus à la mise en valeur du territoire nord-sénégalais. Ainsi, sous la colonisation, la Casamance échappe déjà au processus de modernisation – à attendre dans une perspective d'imposition des modalités de gouvernance modernes (FOUCAULT : 2001, 2004). Pour Dominique DARBON, dans « Le culturalisme bas-casamançais » (1984), cette situation d'enclave était due à deux faits, l'un géographique, l'autre culturel :

« La Basse-Casamance a toujours constitué une région en marge du Sénégal.

L'origine et les traditions culturelles des Diola sont très proches de celles des groupes a-étatiques – sinon anti-étatiques – de Guinée Bissau (Papel, Diola, Mancagne, Mandjack) et valorisent l'individualisme, la xénophobie, l'esprit de

(21)

groupe et la méfiance ; autant de valeurs qui se trouvent aujourd'hui confrontées avec l'islam et l'administration. Cette spécificité, préservée et renforcée par la grande difficulté de pénétration de la région et l'absence de relations historiques avec les royaumes sénégalais du nord, a été amplifiée par les conditions mêmes de la colonisation. Tandis que les autorités françaises ont longtemps hésité sur le statut à attribuer à cette région (un statut spécifique lui étant réservé jusqu'en 19341) la constitution de l'enclave gambienne créait un isolement physique de la région, qui renforçait encore le sentiment de marginalité » (DARBON, 1984 : 127).

Dans la première décennie de l'indépendance du Sénégal, la situation n'évolue guère. La Casamance reste une région isolée du reste du pays, n'attirant aucun investissement. Ce n'est qu'à partir des années 1970, et après avoir traversé une crise économique et une importante sécheresse que l’État sénégalais s'intéresse à la région, se tournant ainsi vers la Casamance pour ses richesses halieutiques, forestières, agricoles et touristiques. La région attire alors les devises étrangères et les investissements. Mais cet apport de richesses ne profite pas aux Casamançais (MARUT : 2010). Seuls les administrateurs, venus du nord du pays, profitent de la manne. Cet état de fait crée un fort sentiment d'abandon et d'injustice auprès des populations casamançaises. Ce problème d'ordre économique se lie par ailleurs à un problème d'ordre social et culturel. Alors que la Nation sénégalaise aplanit les différences culturelles en rendant le Wolof (en plus du français, langue officielle au Sénégal) langue véhiculaire, elle nie l'existence même du joola (majoritairement parlé en Casamance), entre autres langues présentes sur son territoire national. De plus, en donnant aux Wolofs un accès plus facile aux postes de direction (de l'appareil administratif et commercial), elle crée une situation de paupérisation des populations casamançaises qui ne trouvent pas d'emploi dans la région. Le tout générant ainsi, d'une part un sentiment fort d'exclusion, d'autre part une « situation sociale exceptionnelle » (MARUT, 2002), corollaire à des conflits sociaux visant à l'accès aux richesses menant, d'une certaine manière, à ce qui pourrait être nommé un conflit

de classes (Idem).

À l'appel du Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance (MFDC), le 26 décembre 1982 est organisée une marche pacifique, à Ziguinchor, pour manifester le mécontentement de la population casamançaise face à cette situation. Arrivés à la gouvernance, les manifestants retirent le drapeau sénégalais. Ce geste est alors réprimé par

(22)

l'armée qui tire dans la foule, faisant plusieurs morts, et emprisonne plusieurs manifestants, dont l'abbé DIAMACOUNE, le leader et fondateur du MFDC. Ainsi, le conflit de classes s'arme, des membres du MFDC prennent le maquis.

Alors que l'origine du conflit est originellement économique, il va peu à peu prendre une tournure ethnique, et cela pour deux raisons. D'une part, du fait du travail idéologique de l'abbé DIAMACOUNE, producteur de l'identité casamançaise – construite avant tout sur la base ethnicisée de la joolaïté. D'autre part, du fait du travail idéologique de l’État sénégalais. Comme l'indique Ferdinand DE JONG, dans « Revelation and Secrecy Cultural Models of Performance in the Casamance Revolt, Senegal » (1999) :

« The majority of the people arrested after the demonstration were indeed Jola

but this may have been the result of the authorities’ conviction that the insurgency was a Jola affair. The Jola were considered the principal agents in the revolt and the Senegalese police suspected all members of this ethnic group of being sympathetic to the movement »3 (DE JONG, 1999 : 8).

Bien que le terme d'ethnie et l'idée même de groupe ethnique Joola peuvent être déconstruits, il s'avère toutefois que ce mode de représentations possède aujourd'hui une certaine réalité, dans l'espace social et les pensées. Si l'ethnie Joola est le fruit d'une construction datant de l'époque coloniale permettant aux administrateurs occidentaux de mener à bien leur travail de colonisation, aujourd'hui les stéréotypes de ce que devrait être un

Joola servent ainsi de références à un certain nombre d'actions politiques, endo et exogènes,

de la part, d'un côté des idéologues du MFDC jouant alors sur le particularisme Joola pour justifier l'indépendance, et d'autre part des agents d'État sénégalais jouant alors sur le stéréotype du Joola inadapté au progrès4. Stéréotypes issus directement des travaux

d'ethnologues coloniaux et réifiés par les écrits et discours idéologiques du MFDC (DE JONG, 1999 ; AWENENGO, 2010a ; MARUT, 2010).

D'un point de vue endogène, « en s'appuyant sur le portrait stéréotypé que les ethnologues ont dressé de leur ethnie, [les Joola] se sont appropriés cette représentation pour exister face aux ''Sénégalais'' » (MARUT, 2002 : 15). Cette « sur-représentation » (Ibid) 3 « La majorité des gens arrêtés après la manifestation était effectivement joola, mais cela est peut-être dû au fait de la conviction, pour les autorités, que l’insurrection était une affaire de joola. Les Joola ont été considérés comme les principaux agents de la révolte et la police sénégalaise a toujours suspecté les membres de ce groupe ethnique comme sympathisants du mouvement. »

(23)

identitaire est à mettre en lien avec une « sous-représentation » politique : peu impliqués dans la vie politique sénégalaise, car rejetés, les Joola de Casamance mettent en avant leur identité ethnique (pourtant construite de manière exogène par les colons d'autrefois).

Mais cela ne veut pas dire que tous les Casamançais autochtones se considèrent comme Joola. Tout d'abord, au cœur de cette région cohabitent chrétiens, animistes, mais aussi musulmans. Il existe donc, au-delà même de l'identité Joola, une identité Casamançaise qui trouverait ses racines dans une Casamance historique (et réputée comme ayant toujours résisté à l'oppression coloniale, qu'elle soit portugaise, française ou sénégalaise).

L'idée d'une Casamance historique et immuable est fortement critiquable. Les frontières actuelles du Sénégal (au même titre que celles de tous les autres pays du continent africain), et ainsi de la Casamance, ont été tracées par les états coloniaux lors de la conférence de Berlin (1884-1885). Bien que certains tracés aient posé problème lors des indépendances, les frontières actuelles des pays d'Afrique en général et du Sénégal en particulier sont restées pratiquement identiques à celles déterminées à l'époque. En effet, « le principe de l’uti

possidetis juris, qu’a consacré en 1964 la résolution de la jeune Organisation de l’unité

africaine (OUA) [prône] l’intangibilité des frontières issues de la colonisation » (AWENENGO, 2010b : 75). Ainsi, la frontière d'une Casamance historique (enclavée entre la Gambie et la Guinée-Bissau) n'est que la résultante d'une construction européenne et ne s'appuie sur aucun référent historique pré-colonial.

Face à la « Casamance historique », l’État a quant à lui produit une « Casamance naturelle » (MARUT, 2010). En effet, en 1984, l'État sénégalais démembre la région et la fait disparaître du vocabulaire administratif en la partageant en deux sous-parties (région de Ziguinchor et région Kolda). La Casamance devient donc par l'action de l'État une « région naturelle » et non plus administrative. Or, précise Jean-Claude MARUT (Ibid), cette construction est avant tout idéologique et ne s'appuie pas sur des caractères géographiques pertinents. L'étude des circuits et des bassins hydrauliques démontre qu'il existe deux « régions naturelles » en Casamance : la Haute Casamance (sèche) et la Basse Casamance (humide). En liant ces deux régions, l'État a créé un ensemble aussi peu pertinent que ce que les « irrédentistes » nomment la « région historique » de Casamance. Du point de vue des populations du Sud, cette action est hautement symbolique du regard dédaigneux porté sur elle par les gouvernants du Nord. En naturalisant la Casamance – et ainsi en la neutralisant en la faisant disparaître du vocabulaire administratif –, l'État a aussi, d'une certaine manière,

(24)

« naturalisé » (ou ethnicisé) ses habitants, autochtones exotiques vivant loin du progrès et allant même jusqu'à le refuser.

Cette courte démonstration montre comment le conflit casamançais, trouvant son origine dans un mécontentement éprouvé par la population face au non-accès aux richesses économiques de la région, est devenu un conflit idéologique. Si, aujourd'hui, les combats se font rares et sporadiques, que le MFDC, après la mort de son leader DIAMACOUNE, s'est démembré en plusieurs entités parfois antagonistes5, il n'en reste pas moins que le conflit

perdure dans les esprits. Pour beaucoup de Casamançais, l’État doit encore faire preuve de sa légitimité.

Relever ici ces quelques considérations succinctes sur le conflit casamançais n'a pour unique vocation que de dresser le contexte de l'étude. La question du conflit est complexe, touchant tant à des problèmes d'ordre économique, qu'à des considérations ethniques et religieuses, mais aussi à un sentiment éprouvé de ne pas avoir bénéficié de la modernité et de ses promesses. Ainsi, le conflit casamançais n'apparaîtra dans mon travail que dans son immixtion au sein des interactions entre l’État sénégalais et les usagers de ses appareils. Il sera ainsi abordé essentiellement sous sa forme idéelle – certes productrices d'actes. Il ne s'agit pas pour moi d'en dresser une histoire et une analyse, bien que certains éléments de mon travail concourent à donner quelques éléments de compréhension de sa pérennité. En effet, bien qu'il ne prenne plus de formes aussi violentes que durant les années 1980-1990, le conflit perdure dans les représentations qu'il génère auprès des populations, ainsi que dans la mise en acte de politiques publiques censées désenclaver la région et asseoir l'hégémonie étatique en Casamance. Par ailleurs, certains éléments analysés dans mon travail sont directement liés à l'histoire du conflit. À titre d'exemple, si aujourd'hui Élinkine est un port de pêche d'importance et un pôle économique majeur de la région, il faut en chercher l'origine dans des mouvements de populations induit par une attaque du MFDC à l'encontre d'une communauté de pêcheurs. Ces derniers ont alors trouvé refuge à Élinkine, village disposant d'une base militaire pouvant leur assurer protection.

L’État, plus qu'ailleurs au Sénégal, doit démontrer sa légitimité à être en Casamance, et cela du fait même du conflit qui « a affecté très fortement l’accès aux ''services de base'', santé et éducation » (FOUCHER, 2009 : 155-156). Ainsi, en Casamance, l’État est surtout rendu 5 Le MFDC politique, le front nord et le front sud.

(25)

visible par sa forte présence militaire et coercitive, alors que d'autres bras de son administration sont touchés par une forte pauvreté, tant en personnel – les fonctionnaires nord-sénégalais étant réticents à travailler en Casamance – qu'en moyens. Il s'agira donc d'analyser, dans cette thèse, ces deux éléments que sont l'aspect coercitif de l’État et ses prérogatives bienveillantes.

(26)

Problématique

Cette thèse propose une analyse de l’État en actes – c'est-à-dire « des actes politiques ayant des prétentions à avoir des effets dans le monde social » (BOURDIEU, 2012 : 26) – et de ses modalités de gouvernance incluant « l’ensemble des processus de traitement et de délivrance de biens et services publics, par les appareils d’État officiels certes, mais aussi par d’autres opérateurs, tels que les institutions de développement, les mécènes ou le monde associatif, qui parfois suppléent l’État, parfois se substituent à lui, ou parfois le soutiennent par des ''perfusions'' sectorielles » (OLIVIER DE SARDAN, 2004 : 140-141). Il s'agit donc ici d'analyser les relations entre les appareils d’État – tels qu'ils se déploient à la base, au sein d'un village –, les partenaires de l’État et la communauté – entendue pour l'heure comme

communauté villageoise. De fait, il s'agit d'interroger la construction de la légitimité de l’État,

à la fois en envisageant ses appareils comme Appareils idéologiques et Appareils répressifs (ALTHUSSER, 1976), tout en considérant que les actes d’État génèrent des représentations sociales qu'il conviendra de décrire.

Dans « States at work in West Africa : Sedimentation, fragmentation and normative double-binds » (2010), Thomas BIERSCHENK propose, pour formuler son analyse de l’État en Afrique de l'Ouest, d'utiliser le terme d’État au travail – « state at work » –, jouant là sur le double sens anglophone et pouvant ainsi désigner l’État en chantier :

« We selected the expression “at work” – L’ État en chantier – as the key concept

for our analysis. In using this term, we wanted to highlight the incomplete nature of state formation processes and the “cobbled together” (bricolé) nature of “state“, that is its heterogeneity. It was translated metaphorically into English as “states at work“, through a conscious play on the familiar “men at work” signs used on roads in many Anglophone countries »6 (BIERSCHENK, 2010 : 2).

J'utilise pour ma part, en m'inspirant de ce « state at work », l’État en construction ou

la fabrique de l’État, non pas pour signifier un caractère inachevé de l’État, témoignant d'une

6 « Nous avons sélectionné l'expression « en chantier » comme concept clef de notre analyse. En usant de ce terme, nous avons voulu mettre en lumière la nature incomplète de la formation de l’État et de sa nature bricolée formant son hétérogénéité. Cela a été traduit en Anglais comme « states at work », en un jeu de mots relatif aux panneaux « men at work » utilisés dans tous les pays anglophones. »

(27)

forme manquante au regard de ce qu'il devrait être – tel Donal Cruise O'BRIEN qui, dans « Le sens de l’État au Sénégal » (2002), évoque un « quasi-État importé » –, mais pour signifier une idée de mouvement. L'État ne peut être considéré comme monolithique et achevé. D'une part, dans un processus de reproduction de sa propre existence, il doit sans cesse veiller au maintien de sa légitimité et donc, dans un mouvement perpétuel, assurer cette dernière. Ce processus passe par une mise en actes constante, actes qu'il s'agit toujours de redéfinir au gré des problèmes que doit résoudre l’État. En témoignent, les politiques publiques de santé sont soumises à des variations induites par le surgissement de problématiques sanitaires nouvelles – la résistance du paludisme à la chloroquine7, par exemple – ; problématiques qu'il s'agit

alors pour l’État de régler en modifiant ses politiques publiques – arrêter la chimioprophylaxie à base de chloroquine (politique de santé ancienne) et préconiser l'emploi curatif des ACT8

(politique de santé actuelle). D'autre part, l’État se réalise, se met en actes, au travers des agissements de ses agents, au sein de ses appareils. Ces agents sont mus par des problématiques qui leurs sont propres, relatives entre autres à leurs conditions de travail, à leur statut social, à leur subjectivité, etc. Artisans des actes d’État, sur le terrain, ces agents redéfinissent les politiques publiques et les mettent en pratiques. Pour reprendre les mots de Dominique DARBON, dans « De l'introuvable à l'innommable : fonctionnaires et professionnels de l'action publique dans les Afriques » (2001), « la socialisation des fonctionnaires se réalise plus par ajustement individuel à des pratiques professionnelles constituées en marge des normes que par rapport à des normes statutaires interprétées par les pratiques sociales. En d'autres termes, la norme statutaire et les règles professionnelles n'apparaissent que de façon résiduelle dans l'ensemble des référents autour desquels le fonctionnaire cadre ses conduites et interprète les règles pour les assouplir » (DARBON, 2001 : 31). Cette réappropriation des actes d’État, relative aux contextes locaux – nombreux et hétérogènes – des mises en place des politiques publiques, participent du caractère non-monolithique de l’État. Ainsi, construction ou fabrique ne témoignent pas d'une faiblesse pour l’État mais ont pour vocation de montrer le dynamisme de ce dernier et sa capacité à fonctionner malgré l'hétérogénéité de ses contextes d'actions. Construction et fabrique montrent sa capacité d'adaptation.

7 Ancienne molécule utilisée comme moyen prophylactique et curatif dans la lutte contre le paludisme (Cf. Partie III).

(28)

Ainsi, c'est au travers des actes d’État que je me propose, dans cette présente thèse, d'analyser la fabrique et la construction de l’État sénégalais, et cela à l'échelle microscopique, dans un village de Basse-Casamance : Élinkine.

Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, dans « État, bureaucratie et gouvernance en Afrique de l'Ouest francophone » (2004), déplore que « depuis des décennies, les journalistes, les hommes politiques et de nombreux chercheurs, qu’ils soient africains ou africanistes, se sont concentrés sur une quête inlassable de ''l’essence'' de l’État africain, en délaissant l’analyse concrète des administrations, des services publics, du système bureaucratique, des relations entre fonctionnaires et usagers. En un sens, c’est l’État comme ''entité'' qui a focalisé l’intérêt, et non l’État comme processus social complexe » (OLIVIER DE SARDAN, 2004 : 139). Selon l'auteur, les sciences sociales sont « beaucoup plus à l’aise avec la description de l’existant qu’avec son explication, avec le ''comment'' qu’avec le ''pourquoi'' » (Ibid : 150). Ainsi, ma recherche s'oriente, par l'intermédiaire d'une ethnographie de l’État en actes, à questionner le « comment ». Toutefois, je n'occulte pas la question du « pourquoi ». Il ne s'agit pas pour moi de produire une définition de « l'essence » de l’État africain, mais de comprendre pourquoi l’État existe aujourd'hui comme outils de domination et de contrôle des populations. En réalisant l'ethnographie du déploiement de l’État à Élinkine, ce sont les raisons de ce déploiement que j'interroge. Toutefois, avant d'entreprendre une réflexion touchant à l'ontologie et à la téléologie de l’État, il s'agit de produire une analyse matérialiste de l’État, analyse rendue possible par l'ethnographie de l’État tel qu'il se déploie. Par analyse matérialiste, j'entends une analyse du « monde tel qu'il est » (SPIRKINE et YAKHOT, 1973 : 10), en considérant que « le monde existe objectivement, indépendamment de l'homme » qui l'observe (Ibid : 25).

J'ai émis plus haut l'hypothèse, sous forme de postulat, que l’État possède la force de se reproduire et, de fait, porte en lui une certaine capacité d'adaptation. En cela, le terrain casamançais devient un lieu pertinent pour l'analyse de l’État en actes. En un lieu où la légitimité de l’État est discutée, lieu éloigné du centre, du « point d’impulsion du pouvoir politique » (KEUTCHEU), enclavé, comment l’État se fabrique-t-il ? Comment travaille-t-il à sa propre reproduction ?

La capacité de l’État à se reproduire tient en la combinaison de deux facteurs – combinaison de deux facteurs qui sera discutée au long de cette thèse – : premièrement, sa

(29)

capacité à tenir la population par la force (coercition) ; deuxièmement, sa capacité à assurer une bonne vie à sa population (bienveillance). En Casamance, du fait du conflit, la force coercitive étatique est très présente, ostensible. Les barrages de gendarmerie sont nombreux9,

l'armée tient des positions à l'entrée de certaines villes, la marine nationale contrôle les nombreuses voies navigables de la région, Élinkine possède une base militaire. Or, dans une perspective weberienne, le monopole étatique de la violence doit être légitime (WEBER, 1963). Et cette légitimation passe par la capacité de l’État à assurer le bien-être de sa population. Comme le note Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, « certains appareils d’État ont surtout des rôles répressifs ou de contrôle, alors que d’autres mettent en œuvre des savoir-faire pédagogiques, thérapeutiques ou gestionnaires » (OLIVIER DE SARDAN, 2004 : 143). Dans une perspective critique de l’État, peuvent être considérés comme Appareils idéologiques ceux mettant en œuvre des savoir-faire pédagogiques, thérapeutiques. Bien que l'ethnographie montre qu'idéologie et répression sont présentes à des degrés divers dans les appareils étudiés, il est possible de distinguer Appareils répressifs et Appareils idéologiques, et cela en partant du texte d'ALTHUSSER, « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1976). ALTHUSSER écrit : « ce qui distingue les AIE [Appareils Idéologique d’État] de l'Appareil (répressif) d'État, c'est la différence fondamentale suivante : l'Appareil répressif d'État ''fonctionne à la violence'', alors que les Appareils idéologiques d'État fonctionnent ''à l'idéologie'' » (ALTHUSSER, 1976 : 84). Quelques lignes plus loin, ALTHUSSER rajoute que « tout Appareil d'État, qu'il soit répressif ou idéologique, ''fonctionne'' à fois à la violence et à l'idéologie, mais avec une différence très importante, qui interdit de confondre les Appareils idéologiques d'État avec l'Appareil (répressif) d'État. C'est que pour son compte l'Appareil (répressif) d'État fonctionne de façon massivement prévalente à la répression (y compris physique), tout en fonctionnant secondairement à l'idéologie. (Il n'existe pas d'appareil purement répressif) » (Ibid : 84-85).

Ainsi, mon ethnographie s'attachera à décrire le Poste de santé d'Élinkine – considéré comme Appareil idéologique « fonctionnant » parfois « à la violence » – et certaines des prérogatives de la base militaire – considérée comme Appareil répressif « fonctionnant » parfois « à l'idéologie ». Le premier assurant la capacité de bienveillance étatique permettant d'assurer la légitimation de la seconde considérée comme coercitive. La mise en corrélation de ces deux objets d'études porte un intérêt majeur pour l'analyse de la situation casamançaise où il peut être considéré – là est l'une des hypothèses défendues dans cette thèse – que le conflit 9 D'avoir traversé une partie du Sénégal pour me rendre en Casamance par voie routière m'a permis de mesurer

(30)

trouve son origine dans l'incapacité – supposée par la population – que l’État a éprouvé dans la région à produire des formes bienveillantes. Dans les premiers temps du conflit, et en réponse à ce dernier, l’État n'a fait qu'appuyer sa présence par sa capacité coercitive.

Formes bienveillantes et capacité de coercition donnent à l’État une image de lui-même, un ethos qui sera ensuite réapproprié par les individus composant la population. Formes bienveillantes et capacité de coercition sont donc productrices de représentations sociales, d'imaginaires. Cette production de représentations et d'imaginaires se lient aussi aux attentes que les individus se fabriquent de l’État. Il devient nécessaire ici d'introduire les notions de modernité et de développement, dans un premier temps sous leur acceptation idéologique, motrice de la bienveillance étatique. Ces deux notions, intrinsèquement liées participent toutes deux à la fabrique, non pas de l’État, mais de sa critique. Comme je le montrerai dans ce travail, si les attentes formulées par la population ne trouvent pas satisfaction, c'est au regard de l'incapacité de l’État à produire modernité et développement. Dans cette question de la modernité et du développement se joue un rapport au temps multiple où passé, présent et futur s'associent dans la fabrication populaire d'une image de l’État. Comme le note Guillaume LACHENAL et Aïssatou MBODJ-POUYE, dans « Restes du

développement et traces de la modernité en Afrique » (2014) :

« En prenant pour objet les promesses (non tenues) et la marche (interrompue) du

développement en Afrique, les discours nostalgiques renvoient à des futurs passés, c’est-à-dire à des moments de projection et d’anticipation subsistant sous forme de souvenirs, dont l’évocation réactive des attentes à la fois anciennes et actuelles » (LACHENAL et MBODJ-POUYE, 2014 : 6-7).

Ce rapport au temps, et aux promesses non tenues et la marche interrompue du

développement, est à situer dans une analyse diachronique, prenant comme racine l’œuvre civilisatrice coloniale – dissimulation rhétorique de l'entreprise d’extorsion des matières

premières et de la main d'œuvre africaines – et la transformation du pouvoir colonial – passé d'une gouvernementalité purement coercitive à une forme moderne de domination10 –, la

genèse de l’État indépendant et l'histoire de la post-colonie, et les plans d'ajustements structuraux – qui, associés au processus de décentralisation, ont tous deux participé à la 10 Cf. L'histoire de la lutte contre le paludisme, présentée en Partie II, témoignera de cela.

(31)

dégradation, dans une perspective d'hégémonie d’État, des processus étatiques de gouvernementalité modernes.

Dans cette analyse du rapport au temps et aux promesses de la modernité et du

développement, il s'agit d'interroger, comme Giorgio BLUNDO dans « La gouvernance entre techniques de gouvernement et outil d'exploration empirique » (2002), la « réorganisation des techniques de gouvernement, par le transfert de compétence de régulation jadis étatiques vers des acteurs non-étatiques, individuels ou collectifs, auxquels on confère des qualités de responsabilité et de rationalité » (BLUNDO, 2002 : 3). Ceci permettant d'interroger l’État-providence et son retrait – volontaire ou non – dans certaines de ses prérogatives. Finalement, cette réorganisation des techniques de gouvernement (qu'il s'agira d'explorer par l'ethnographie) peut entrer en contradiction avec les attentes formulées par la population au regard de l'histoire même de l’État colonial et de l’État post-colonial, légitimés en leur temps par la rhétorique moderne de l’État-providence.

Ceci touche donc à la question de l'hégémonie de l’État (image d'un État moderne fort) et de son délitement, semblant aujourd'hui impuissant à tenir ses promesses de modernité et de développement sans un recours à des partenaires – des agents qui lui sont donc exogènes – et à la société civile. Il y a donc ici une « remise en cause » « du modèle de l’État développeur » (BLUNDO, 2011 : 427) où « l’aide contribuerait à saper les possibilités de construction d’États capables de promouvoir le développement économique et social » (Ibid : 429). Il s'agira donc, tout au long de cette thèse, d'interroger les relations entre l’État, les agents exogènes, la société civile et la population. Finalement, cette modification des modes de gouvernementalité, inscrite dans un processus diachronique, rend pertinente la question de la fabrique ou de la construction de l’État, ou plutôt de sa reconstruction au regard de la reconfiguration de ses prérogatives, après les ajustements structuraux des années 1980. Reconfiguration de ses prérogatives qui se sont de plus associées à une paupérisation de ses appareils, comme le montre Jean COPANS, dans « Un État sans fonctionnaire » (2001) :

« Pendant les premières années des plans d'ajustement structurel (PAS) dans les

pays d'Afrique noire, les années quatre vingt, le leitmotiv des institutions internationales de l'ajustement, relayées par les libéraux de la mondialisation qui commençaient à prendre le dessus, du moins sur un plan rhétorique, était le dégraissage de la machine ''pléthorique'' de l'appareil d'État. Le projet politique du ''trop-d'État'', qui remettait en cause le modèle néocolonial d'une

(32)

Administration publique dominant la politique, l'économie et les services sociaux (en fait la simple modernisation de l'État providence du paternalisme civilisateur colonial), s'était transformé entre autres en une mesure comptable de blocage d'abord, puis de diminution ensuite, du budget consacré aux postes de fonctionnaires » (COPANS, 2001 : 11).

L'ensemble de ces questions touchant à la mise en actes d’État, et ainsi des interrelations et interactions entre État, agents exogènes, société civile et population, vont être abordées suite à un travail ethnographique réalisé à Élinkine.

S'impose ici une présentation succincte de ce terrain, permettant d'en saisir l'enjeu heuristique. Clifford GEERTZ, dans « La description dense » (1998), écrit que « les anthropologues n'étudient pas des villages […] ; ils étudient dans les villages » (GEERTZ, 1998 : 224), remettant là en question la portée monographique et totalisante du travail ethnographique. J'ai ainsi mené ma recherche sur la façon dont l’État se met en actes dans le village d'Élinkine. Bien que les questions abordées dans ce travail possèdent une portée anthropologique et généralisable, il est nécessaire de convenir que le contexte villageois d'Élinkine favorise certaines formes de singularités. Ces singularités imposent à l’État, par l'intercession de ses agents, de faire la démonstration de ses capacités d'adaptations.

De nombreuses communautés vivent à Élinkine. Sans sombrer dans l'essentialisme, ces

communautés se constituent elles-mêmes en référence à l'ethnicité et à la nationalité. Ainsi, le

village est pris dans des conflits politiques se réalisant autour de considérations identitaires. La première de ces communautés est celle des individus se qualifiant « d'autochtones Joola »11, aujourd'hui minoritaire au village (environ six cents individus sur une population

d'environ quatre mille). Elle détient le pouvoir politique officiel, le Chef de village – représentant l'autorité de l’État – en étant membre, comme l'ensemble de ses conseillers. La seconde de ces communautés est celle des « Serer », implantés au village depuis les années 1970 pour y réaliser la pêche en rivière (et plus rarement en mer). Aujourd'hui, « Joola » et « Serer » entrent régulièrement en conflit dans l'accession à certains postes de pouvoir. Ainsi, le Comité de santé – l'organe communautaire ayant en charge la gestion de la santé12 – était,

durant le temps de l'enquête, présidé par un « Serer », natif du village. Il existe une forme de 11 Les ethnonymes, dans ce travail, seront toujours mis entre guillemets pour insister sur l'auto-qualification des

individus. Il n'est pas de mon ressort de qualifier tel ou tel comme appartenant à telle ou telle ethnie. 12 Les prérogatives du Comité de santé seront détaillées en Partie II.

(33)

lutte identitaire concernant cette communauté et tendant à légitimer son autochtonie au travers de son insertion dans la vie politique et associative. Enfin, la troisième des communautés est celle des « étrangers de Diogué », hétérogène et regroupant des Ghanéens, des Guinéens, des Gambiens et des Nord-Sénégalais, tous travaillant dans le secteur de la pêche (pêcheurs, ouvriers transformateurs, commerçants, mareyeurs). Cet ensemble de communautés – dont certaines sont organisées politiquement comme les Ghanéens, regroupés autour d'un Président, et les Peuls liés par une Association – s'est implantée au village en 1996, suite à l'attaque de son précédent point d'ancrage, l'île de Diogué (située au Nord du fleuve Casamance, à l’embouchure), par des hommes en arme se réclamant du MFDC. Suite à l'attaque, elle s'est repliée sur Élinkine, offrant un bon mouillage pour les activités liées à la pêche et la protection d'une base militaire.

Dans le processus de décentralisation du pouvoir, l'hétérogénéité communautaire d'Élinkine pose plus qu'ailleurs la question de la communautarisation de la société civile. Alors qu'il est demandé à l’État, par l'intermédiaire de la communauté internationale et de ce que Mariella PANDOLFI nomme la « gouvernementalité mouvante transnationale » (PANDOLFI, 2000, 2002) – agglomérat de la société civile, des associations et des ONG produisant des formes nouvelles de gouvernementalités – de travailler avec les communautés villageoises, comment peut-il travailler lorsqu'elles sont multiples et en conflits ? Cette question a déjà été soulevée par Didier FASSIN et al. (1986) et Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN et al. (2000), montrant tous deux que, dans le cadre de la santé communautaire pour le premier, ou la gestion communautaire des adductions d'eau pour le second, la politique communautaire relevait de nombreux conflits dans l'accès à la richesse ou au pouvoir politique. Dans un cas comme Élinkine, cette question est exacerbée par la multiplicité des communautés en concurrence et en conflits. Cette communautarisation de l'espace social est par ailleurs exacerbée par la situation de conflit touchant la Casamance. Ainsi, les populations étrangères subissent, à Élinkine, des formes de ségrégation, opérées par les « autochtones », limitant leur pouvoir politique et les écartant de l'espace décisionnaire. Ainsi, la communauté comme intermédiaire d'avec l’État n'est pas représentative de la population villageoise dans son ensemble. Apparaissent alors des processus de rétentions ou des tentatives de captations du pouvoir politique local entravant la mise en place de politiques publiques au village. La décentralisation fonctionne ainsi au regard d'une utopie – la communauté villageoise est homogène, sans conflit – occultant la réalité sociale – le village est un espace de tensions.

(34)

Ceci pose la question de la représentativité : qui, à Élinkine, bénéficie de la relation avec l’État ? Comment ? Et pourquoi ? Qui, finalement, est représenté par la communauté idéelle et imaginée ? Comment l’État travaille-t-il avec ceux qui en sont écartés ? Il s'agit donc ici d'interroger l'impact du contexte local dans la mise en actes de l’État, et de montrer comment l’État s'en accommode ou s'y adapte, dans son processus de reproduction et de légitimation. Dans une forme d'éclatement communautaire, à qui s'adresse l’État ? Pour qui travaille-t-il ? Dans une perspective bio-politique, à qui laisse-t-il le droit de vivre, et qui laisse-t-il mourir ?

De plus, il s'agira d'interroger l'impact du conflit casamançais et de l'idéalité qu'il produit dans les relation entre populations « autochtones » et État. Les trente années de crise ont produit un imaginaire populaire sur l’État et les causes du conflit et cet imaginaire induit une appréciation singulière des actes d’État par la population. Cette question permettra d'interroger les processus de légitimation de l’État au village. En montrant comment sont interprétés certains actes d’État, il s'agira de questionner la réception de la bienveillance. Sert-elle vraiment la légitimation de l’État dans un processus idéologique ou bien entérine-t-Sert-elle une idée inscrite fortement dans les représentations populaires et arguant que « l’État a abandonné la Casamance » ? Finalement, comment l’État assure-t-il sa légitimité à détenir le pouvoir coercitif quand, justement, sa légitimité est discutée ? Ici surgit de nouveau la question de l'enclave et de l'éloignement du centre d'impulsion du pouvoir.

Cet ensemble de questions sera abordé au regard de la mise en place locale de politiques publiques de santé et, notamment, celles concernant la lutte contre le paludisme. La santé publique représente le lieu privilégié de la construction d'un biopouvoir comme processus de gouvernementalité moderne (FOUCAULT : 2004a, 2004b). Elle est le lieu du faire

vivre, et l'un des lieux où se réalise la bienveillance de l’État. La lutte contre le paludisme est

quant à elle soumise à d'importantes politiques publiques, nationales et internationales. Elle représente un champ fort investi par le politique, mettant en interaction un nombre important d'acteurs différents, étatiques, supra-étatiques ou membres de la société civile (nationale et internationale). Ainsi, en observant localement la réalisation des politiques publiques contre cette maladie, surgit l'arène du développement (OLIVIERDE SARDAN, 1995a), où s'affrontent ou s'allient différents types d'acteurs. Avec l'observation de la lutte contre le paludisme telle qu'elle se déploie à Élinkine, apparaît la façon dont l’État se dote de moyens pour se mettre en actes.

(35)

Ainsi, du fait de la densité des politiques publiques, internationales et nationales, que la lutte contre le paludisme produit, cette dernière se pose comme un « espace politique de la santé » (FASSIN, 1996) fortement lisible. En effet, la lutte contre le paludisme peut être lue comme une « inscription de l'ordre social dans les corps, [une] légitimation de l'action des thérapeutes, [et une] gestion collective de la maladie », c'est-à-dire « trois figures par lesquelles le pouvoir se manifeste » (Fassin, 1996 : 3). La lutte contre le paludisme, dans la perspective d'une anthropologie médicale critique, est donc un objet heuristique permettant une analyse de l’État. Comme l'écrit Didier FASSIN dans « Entre politiques du vivant et politiques de la vie : pour une anthropologie de la santé » (2000b), « [l'anthropologie médicale critique propose] une lecture radicale de la médecine, coloniale ou postcoloniale, comme pratique de domination et de la maladie, ou de son interprétation, comme manifestation de l'ordre social. […] Il s'agit de concevoir une économie politique de la maladie dans laquelle les rapports de forces internationaux trouvent leur place, dans laquelle le rôle des institutions médicales soit soumis à analyse, dans laquelle enfin la position du chercheur lui-même fasse l'objet d'une plus grande vigilance » (FASSIN, 2000b : 98).

Inscription de l'ordre social dans les corps, légitimation de l'action des thérapeutes (et

donc de l’État comme capable d'assurer des soins) et gestions collectives de la maladie seront ainsi analysés dans cette thèse au regard de trois objets ethnographiques.

Le premier est la mise en place d'une politique publique de santé engageant l’État, certains de ses appareils et agents, mais aussi ses partenaires internationaux, la société civile et la communauté. La mise en place de la Couverture Universelle en MILDA (Moustiquaires Imprégnées à Longue Durée d'Action) est ainsi un objet spectaculaire et remarquable tant il peut être considéré comme un acte fort d’État, au regard des moyens matériels, économiques et humains engagés dans son processus. Processus qui, par ailleurs, peut être analysé pleinement en termes bio-politiques, dans son inscription de l'ordre social dans les corps et sa capacité (ou velléité) normative et idéologique. Au regard du nombre de partenaires – représentant la « gouvernementalité mouvante transnationale » – engagés, cet événement montre là où l’État est présent pour lui-même et comment. Comment l’État se fraie une place dans une arène qui ne lui est pas nécessairement acquise ? Comment il se montre à la population comme étant le pourvoyeur d'une bienveillance lui permettant de légitimer son hégémonie et sa possession de capacité coercitive ? Comment inscrit-il, par l'intermédiaire de l'objet moustiquaire, cette coercition par un appareil idéologique – le système de santé

Références

Documents relatifs

La Charte pour la promotion de l’égalité et la lutte contre les discriminations dans la fonction publique, signée le 17 décembre 2013, réaffirme la

Ce sont, d’une part, les données utilisées (précipitations et données atmosphériques) et, d’autre part, les principales méthodes employées. Enfin, une troisième

L’article 2-6 du Code de procédure pénale dispose désormais « (…) toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits peut également

Cette situation est beaucoup plus proche de la position dominante que du monopole de fait. Cela signifie que sur le marché en cause, on ne voit pas de concurrent qui a

4) Les conclusions et recommandations qui résument les enseignements tirés par la Plate-Forme DESC du Mali sur l’état général de mise en œuvre du PIDESC et formulent

Sauf pour le RSI, ce forfait reste inférieur à la dépense moyenne (cf. Ces données concernent la métropole. La prise en compte des DOM amènerait une baisse

• Inscrire systématiquement leurs appuis, notamment financiers, dans des approches renforçant les capacités de leadership et de gouvernance des États pour assurer un pilotage du

In light of these enormous financial commitments, especially the negative impact on States’ ability to engage in more structural and preventive interventions, the members of the