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Les écrits professionnels dans le secteur de la protection de l'enfance : de la description à la formation

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Les écrits professionnels dans le secteur de la protection de l'enfance : de la description à la formation

Frédérique SITRI. Ceditec, UPEC frederique.sitri@u-pec.fr

Sylvie GARNIER. Université de Chicago à Paris garnier@uchicago.edu

Résumé - Dans cet article, nous montrons comment les résultats d’une recherche sur le genre du « rapport éducatif » dans le champ de la protection de l’enfance peuvent être réinvestis dans une formation à l’écrit conçue pour des professionnels en charge de la rédaction de ces textes. Ainsi les formes langagières articulant la double fonction descriptive et évaluative propre au genre, mises en évidence dans une perspective d’analyse du discours, fournissent la matière à des activités visant à susciter la réflexivité des scripteurs sur leurs propres productions.

Mots-clefs - Rapports éducatifs, analyse du discours, genre de discours, formation à l’écrit, description, évaluation, catégorisation

Professional Writings in the Field of Child Protection: From Description to Writing Training Abstract - In this article, we show how the results from a research on the speech genre of

“educational report” in the field of child protection can be reincorporated into a writing training designed for professionals in charge of writing these texts. Thus, language forms articulating the dual descriptive and evaluative function characteristic of the speech genre, highlighted in a discourse analysis perspective, provide substance to activities which aim to provoke the reflexivity of the authors on their own productions.

Keywords - Educational reports, discourse analysis, speech genre, writing training, description, evaluation, categorization

Introduction

Cet article porte sur des écrits professionnels produits dans la sphère de la protection de l’enfance et relevant du genre « rapports éducatifs », et il a pour objectif de montrer l’interaction et la complémentarité entre une perspective d’analyse du discours et une perspective de formation à l’écrit.

Le genre du rapport éducatif a donné lieu à une recherche collective de plus de dix ans portant sur un corpus émanant de différents services de protection de l’enfance, recherche qui visait à analyser l’articulation entre des formes langagières récurrentes et les fonctions

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pragmatiques dont ces écrits sont investis1. En envisageant les rapports éducatifs comme un

« genre de discours », nous nous situons dans la perspective de M. Bakhtine pour qui les genres constituent les « formes » dans lesquelles « nous apprenons à mouler notre parole » (1984 : 285) : définis comme des « types relativement stables d’énoncés » (op. cit. : 265) en relation étroite avec les pratiques propres aux différentes sphères sociales de l’activité humaine, les genres sont ainsi envisagés comme des formes sémiotiques qui réalisent l’intrication entre langagier et non langagier (Branca-Rosoff 1999), entre forme et fonction.

La dernière étape de cette recherche nous a conduits à envisager ces écrits du point de vue de leur processus de production lui-même, via l’étude de différents états de textes2, étude enrichie par des échanges réguliers avec les services producteurs, par le biais entre autres de séances de restitution des résultats de la recherche. Dans cet article, nous visons à approfondir cette perspective, en tirant parti de l’expérience d’une formation en direction de professionnels de la protection de l’enfance chargés de rédiger ce type d’écrits. Il s’agira donc, en nous interrogeant sur les apports descriptifs pertinents pour la formation et leur réutilisation en fonction des demandes et des besoins des scripteurs (scriptrices en l’occurrence), de montrer comment est réinterrogée, de leur point de vue, l’articulation entre perspective formelle et perspective fonctionnelle.

Spécificités génériques des « rapports éducatifs »

Dès l’origine, la recherche sur les rapports éducatifs est née d’une « demande sociale » plus ou moins clairement formulée, liée à la difficulté ressentie dans l’écriture de ces textes, en raison précisément de leurs spécificités génériques. En effet, les différents écrits étudiés possèdent des caractéristiques communes qui nous ont permis de les catégoriser sous une même appellation générique de « rapport éducatif », même s’ils ont été produits dans des cadres juridiques, temporels et professionnels différents correspondant à différentes mesures de protection de l’enfance.

Du point de vue du dispositif énonciatif, ces écrits sont caractérisés par un pôle de locution multiple, puisque le ou – le plus souvent – les rédacteurs, représentant le service en charge de l’évaluation, s’appuient, pour réaliser leur écrit, sur des réunions de synthèse au cours desquelles la situation est évaluée collectivement. Dans certains services il y a révision systématique par le chef de service. Pour ce qui est du pôle d’allocution, il est également multiple ; à l’autorité judiciaire, destinataire explicite – qui peut être à l’origine de la demande d’évaluation – s’ajoutent en effet les différentes parties concernées par le dossier : Conseil Général, professionnels intervenant auprès de l’enfant et de la famille, avocats lorsqu’il y a judiciarisation. Depuis une loi de 2002, la famille a également accès aux écrits la concernant et plusieurs dispositifs ont été mis en place par les services pour « restituer » le dossier à la famille (Bournel-Bosson et al. 2020)3. Ces écrits apparaissent ainsi comme un

1 Cette recherche, initiée par A. Collinot (Paris 3) a donné lieu à différents projets financés et à un certain nombre de publications dont un aperçu est donné en bibliographie.

2 Dans le cadre du projet Écritures, financé par l’ANR (responsable G. Cislaru).

3 Depuis la loi de 2016, le rapport de situation qui évalue la situation des enfants faisant l’objet d’une mesure de suivi de la Protection de l’Enfance est intégré à un « Projet Pour l’Enfant », qui « vise à accompagner l’enfant tout au long de son parcours » au titre de la protection de l’enfance (Proposition de trames de Projet pour l’enfant et de Rapport de

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maillon dans une chaîne de discours écrits et oraux qui les précèdent et les suivent (rapports antérieurs, entretiens avec les familles, réunion de synthèse, audience le cas échéant…)4. Ils peuvent même être lus dans une temporalité ultérieure, les jeunes pouvant par exemple demander à y avoir accès une fois majeurs.

Du point de vue de leur visée pragmatique, ces écrits visent à décrire une situation familiale dans laquelle un enfant est en danger ou en risque de danger afin d’orienter la décision du juge vers la mise en place, la poursuite ou l’arrêt d’une mesure éducative – laquelle peut prendre la forme d’un placement de l’enfant hors de sa famille5. Ils relèvent ainsi de la double dimension – description et préconisation – qui définit le « macro-genre » du rapport (Née et al. 2017), tandis que par leur dimension performative explicite, ils illustrent cette « finalité d’action » qui caractérise selon J. Boutet les « activités de langage » « en situation de travail

» (2014 : 18).

Si on se place du point de vue du scripteur, on conçoit ainsi la difficulté à rédiger un tel texte, soumis à des injonctions contradictoires : s’adresser au juge mais également à la famille, décrire et « rapporter » de façon « objective » (d’où l’injonction à fournir des « faits ») tout en orientant le juge vers une préconisation mais aussi mettre en œuvre des normes support de l’évaluation6. C’est cette difficulté, déjà relevée par D. Serre (2009) dans l’enquête sociologique qu’elle a menée auprès d’assistantes sociales, qui a de façon plus ou moins claire, été à l’origine de la recherche entreprise par A. Collinot dans les années 2000, puis de la demande précise adressée à l’une d’entre nous, Sylvie Garnier, par l’Institut de Formation Sociale des Yvelines (IFSY), suite à son article dans les Carnets du Cediscor (2008)7.

Rendre compte d’une expertise professionnelle qui associe constats directs (observations) ou indirects (recueil de dires) et, d’autre part, interprétation et analyse – le plus souvent collective – de ces constats, demande de mobiliser des ressources langagières aptes à nouer description et évaluation (de Vogüé 2000). Ce sont ces ressources, que l’analyse du discours, parce qu’elle vise à articuler formes langagières récurrentes et déterminations génériques, a pu mettre en évidence, qui vont servir de matière à la formation.

La formation proposée à l’IFSY, loin de se limiter aux dysfonctionnements relevant de la norme syntaxique ou orthographique, a en effet choisi de travailler sur la dimension énonciative et textuelle d’une part, et de s’intéresser aux effets liés aux différences formelles d’autre part. Aux corpus initiaux ont été ajoutés des écrits apportés par les stagiaires, écrits qui peuvent se situer dans un cadre un peu différent, tels des écrits plus courts dénommés « rapport social » qui visent à présenter une situation familiale afin de demander un soutien situation, Bureau de la protection de l’enfance et de l’adolescence, Direction Générale de la cohésion sociale, Ministère des familles, de l’enfance et des droits des femmes, en ligne).

4 Sur la notion de « chaîne d’écriture », voir Fraenkel 2008.

5 Nous travaillons ici sur les écrits produits par les travailleurs sociaux, et non pas sur les

« informations préoccupantes » (auparavant dénommées « signalement ») que tout citoyen peut/ doit adresser aux services sociaux ou au Procureur s’il a connaissance d’une situation de danger pour un enfant.

6 Sans compter l’injonction paradoxale propre à l’intervention éducative : maintenir le lien avec la famille tout en demandant une action éducative (Rousseau 2007).

7 La demande de formation à ces écrits, récurrente de la part des professionnels, avait donné lieu à une première réflexion dans Cislaru et alii 2007 mais n’avait pas jusque-là pu être mise en œuvre.

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financier. D’une durée de 7 heures regroupées sur une journée, la formation s’adresse à un public d’éducateurs, d’assistantes sociales, d’assistantes familiales, de médecins de PMI et de chefs de service..., en charge de la production ou de la supervision de ces écrits. Sur le plan méthodologique, la formation vise non pas à prescrire des normes mais à susciter une démarche réflexive, via l’observation d’extraits authentiques qui peuvent être mis en regard avec des propositions de reformulations, via la comparaison avec des écrits experts produits dans la sphère académique et enfin via des activités de réécriture. Du point de vue de l’organisation du contenu, elle prend comme point de départ ce que vise le scripteur en rédigeant son texte : construire un texte cohérent et « lisible » par les différents destinataires, décrire et analyser une situation à partir d’entretiens et de constats, et enfin évaluer cette situation. A chacun des paliers, une réflexion est engagée sur les formes langagières réalisant la double opération description/évaluation et sur les difficultés voire les dysfonctionnements qui peuvent être liés à leur emploi.

Représenter des dires

Les entretiens avec l’enfant et sa famille constituent bien évidemment une pièce essentielle dans l’évaluation de la situation familiale, et de l’activité des travailleurs sociaux – à côté des échanges avec les différents professionnels ayant affaire avec les intéressés. La représentation des dires occupe ainsi une place non négligeable dans les rapports, variable selon leur longueur et la durée de la mesure. Elle joue par ailleurs un rôle crucial du point de vue argumentatif : la plupart des guides de rédaction insistent sur la nécessité de ne pas déformer la parole des enfants.

Du point de vue rédactionnel, il s’agit donc pour les scripteurs d’insérer dans leur texte une parole autre, tirée de son contexte de production, et de l’intégrer à l’orientation argumentative globale, en restant au plus près des formulations de l’enfant ou des parents, quand ces dernières paraissent significatives. C’est dans le cadre développé par J. Authier-Revuz (2020) que nous abordons cette problématique. En effet, en appréhendant la « Représentation du Discours Autre » (RDA) comme articulation de deux actes d’énonciation, ce cadre permet de comprendre la complexité des processus, énonciatifs, syntaxiques et sémiotiques, liés à cette articulation. Il permet aussi de rendre compte des effets discursifs liés à chacun des modes de RDA. En nous basant sur nos travaux préalables (Sitri 2008, Cislaru et Sitri 2008), nous avons ainsi pu identifier les principaux enjeux auxquels étaient confrontés les scripteurs.

Le premier enjeu, lié à l’opération de (re)contextualisation inhérente à la RDA, est celui de l’attribution des dires. En l’absence de marque explicite, en effet, seule l’interprétation permet de considérer un énoncé comme la représentation d’un dire d’un locuteur autre. Or, dans les rapports éducatifs, les éléments d’information provenant des professionnels exerçant dans les institutions auxquelles ont affaire la famille ou l’enfant – école, médecins, autres travailleurs sociaux ne sont pas toujours explicitement attribués à une source, d’où un effet de

« collage » :

1. Sur le plan scolaire :

Mathieu a redoublé sa 5ème et changé de collège en raison de ses problèmes de comportement : c’était un élève très agité qui pouvait manifester de l’agressivité et de l’insolence envers les élèves et les professeurs durant les cours.

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Les informations, non sourcées, sont donc ici présentées comme des faits. A l’inverse, quand le locuteur est l’enfant ou sa famille, il est mentionné dans le texte, mais les dires représentés ne leur sont pas toujours attribués de façon explicite. Ainsi le guillemetage d’un mot ou d’une expression peut-il signaler soit que ce mot est emprunté au locuteur dont on représente les dires, soit qu’il est emprunté à un autre discours et/ou qu’il pose au scripteur un problème d’adéquation. Si « homme de la maison » peut être interprété comme relevant de la locutrice (« elle »), en (2), il est vraisemblable que l’adjectif « parentifié » en (3) signale l’emprunt par le rédacteur d’un terme du vocabulaire de la psychologie ou de la psychanalyse :

2. En 1989, elle est au lycée, en classe de 1ère, quand elle rencontre Monsieur

ROUGE. Il vit chez sa mère et aurait un statut « d'homme de la maison », ses parents étant séparés depuis plusieurs années.

3. Odile fait preuve d'une grande maturité et s'est construite sur un modèle d'enfant

« parentifié ».

Les effets d’ambiguïté peuvent être liés à une configuration textuelle très fréquente, dans laquelle un verbe de dire est suivi de verbes dits « d’attitude propositionnelle » et/ou d’énoncés non introduits par un verbe de dire. Ainsi en (4) passe-t-on de « explique » à « est très inquiète » puis à « pense que » tandis que les dernières phrases du paragraphe, si elles sont sous la dépendance du verbe de parole initial, ne sont plus attribuées explicitement à un locuteur, de sorte que leur statut est ambigu (récit de « elle » ou constat « objectif » ?) :

4. D’emblée, elle explique avoir besoin d’aide pour elle-même et sa sœur. Elle est très inquiète pour Sarah qui rencontre des difficultés à l’école et qui fait ce qu’elle veut à la maison. Lydie pense que sa sœur ne fait pas ses devoirs, elle ne l’a jamais vu à l’œuvre. Elle est souvent dehors, avant et après le dîner. Monsieur BRONZE ne peut intervenir, car il prend son traitement vers 18h00 et celui-ci ferait effet vers 20h00.

Le deuxième enjeu consiste à prendre conscience du fonctionnement des différents modes de RDA, en particulier Discours Indirect (DI) et Discours Direct (DD) et de leurs effets en texte.

Le DI, en tant qu’il est intégré au discours enchâssant et qu’il met en jeu l’opération de catégorisation, permet la « traduction » des paroles de la famille ou des enfants dans les catégories du scripteur (voir Collinot 2008). En témoigne (5), emblématique du genre :

5. Suite aux vacances de février 2009, madame Vaillant a pu exprimer les difficultés éducatives rencontrées dans la prise en charge de Damien sur des temps

d'hébergement trop longs.

Le contenu singulier des dires de la locutrice se trouve ainsi « moulé » dans une désignation classifiante propre au secteur éducatif : « difficultés éducatives » (Veniard 2008).

Il s’agit également de prendre conscience des effets d’évaluation liés à l’emploi des différents modes. Certains emplois du DI produisent ainsi un effet de distance voire de mise en doute.

C’est le cas quand le DI présente un contenu qui pourrait être considéré comme une simple information, mais qui, d’être attribuée explicitement au père ou à la mère, va se trouver en quelque sorte relégué au statut d’un simple dire, et ce d’autant plus qu’il est confronté dans une configuration explicitement oppositive à des éléments d’information issus de l’observation directe du travailleur social – la construction infinitive accentuant l’effet de mise en doute :

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6. Elle [la mère] nous dira faire suivre ses enfants par un médecin généraliste sans pouvoir nous montrer les carnets de santé

7. Nous avons le sentiment d’une atmosphère calfeutrée, sombre. Cet espace ne semble pas investi, alors que Monsieur BRUN dit y résider depuis deux ans.

L’emploi du DD peut également produire des effets d’évaluation de la parole représentée. Le DD, exhibant pour ainsi dire les paroles pour leur seule matérialité signifiante, est susceptible de produire, quand le sociolecte du locuteur dont on représente les dires est très différent de celui du locuteur principal, un effet de stigmatisation. Comme on a pu le noter dans d’autres genres pratiquant le compte rendu d’entretiens, cet effet de « monstration de mots », directement issu de l’autonymie du DD, est d’autant plus visible que le segment guillemeté est précédé d’un segment au DI, comme le montre cet exemple – certes isolé..:

8. Monsieur DORE Jérôme nous dira voir les enfants sur le terrain « ils mangeons bien, ils dormons ils avons de belles doudounes, des habits chauds… » Cependant Monsieur DORE nous dira regretter que ses enfants ne soient pas scolarisés et nous dira avoir souvent dit à Madame VERT qu’elle devait les inscrire à l’école. Il nous expliquera ne savoir ni lire, ni écrire et se sentir en difficulté par rapport à ça « je sais pas lire. Quand j’ai une lettre je dois voir la dame (Madame SYCOMORE) pour qu’elle me dise ce qui est écrit. Je veux pas que mes enfants soient pareils ».

Le travail d’observation et de reformulation mené en formation permet ainsi de faire émerger les effets différenciés dont peuvent être porteurs les différents modes de RDA et à repérer les ambiguïtés, en faisant réfléchir à la façon dont elles peuvent être réduites. A l’objectif de tout écrit professionnel, de restreindre le champ des interprétations possibles (Boutet 2014 : 26), s’ajoute la contrainte propre au rapport éducatif de distinguer ce qui relève de la représentation d’un dire, de l’observation, et de l’évaluation par le scripteur.

Décrire/évaluer

Comme nous venons de le voir, la double fonction dévolue aux rapports éducatifs se traduit sur le plan rédactionnel par la nécessité d’articuler tout en les distinguant description d’un fait singulier et évaluation d’une situation via une catégorisation. Or des ressources langagières spécifiques permettant cette articulation ont été mises au jour par l’analyse systématique des écrits. La formation s’en empare pour en montrer le fonctionnement, et en souligner les difficultés d’emploi.

On a ainsi pu montrer comment certaines routines, basées sur un patron du type « être en » ou

« être dans » suivi d’un nom abstrait, permettaient d’opérer une sorte d’amalgame entre une catégorisation à visée généralisante, de type psychologique, et un ancrage dans la singularité de la situation (Sitri et Veniard 2017). Ainsi en (9), la catégorisation généralisante « Madame et Monsieur sont dans l’échange » se trouve-t-elle précisée par la complémentation « avec les professionnelles » :

9. Les échanges circulent bien au sein de la famille et sont adaptés. Madame et Monsieur sont dans l’échange avec les professionnelles.

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Cependant, un relevé systématique de ces patrons a fait apparaître que l’agglutination entre une routine empruntée au discours « psy » et la référence à des faits précis à valeur de preuve, pouvait conduire à la production d’énoncés ressentis comme « problématiques » voire jugés comme mal formés tels que

10. Anthony est dans la dissimulation de ses devoirs ou des informations à transmettre Enoncés qu’il s’agira de « décomposer » et de reformuler afin de dissocier la description d’un comportement et sa catégorisation psychologique.

Dans la mesure où la décision appartient au juge, destinataire explicite du texte, et où celui-ci est également lu par la famille, il est demandé avant tout au scripteur de documenter une situation en présentant des informations, qui peuvent être discordantes d’un point de vue axiologique – ce qui suppose la mobilisation de normes. Nos analyses ont montré que cette opération se réalisait entre autres par la configuration concessive, dont la fréquence dans les rapports éducatifs est remarquable (Garnier 2008). Du point de vue descriptif, la configuration concessive met en relation deux énoncés, p et q, par un marqueur de discontinuité (le marqueur concessif à proprement parler) qui rend ineffective une relation sous-jacente (Ducard 2004). On considère que cette relation de normalité (ineffective) entre les deux énoncés articulés par la concession n’est pas posée comme préexistante au discours en train de se tenir, mais est construite dans l’altérité posée par des marqueurs concessifs entre des propriétés des points de vue, des situations. C’est donc le discours en train de se tenir qui construit ses propres normes – lesquelles s’imposent d’autant plus comme des évidences qu’elles ne sont pas assertées. Nous considérons par ailleurs que chaque marqueur concessif construit de façon spécifique cette discontinuité (Mellet dir., 2008) – ce qui interdit de fournir une simple liste de marqueurs, présentés comme équivalents. Or il se trouve que les deux marqueurs les plus fréquemment relevés dans les rapports, cependant et toutefois, vont précisément opérer la « mise en balance » entre des faits et/ou des dires, support d’une évaluation non explicitement assertée.

En effet, marquant de façon privilégiée une évaluation qualitative, cependant indique la coexistence de propriétés rattachées à un objet, configurées dans un énoncé complexe porteur d’un jugement de valeur prenant appui sur des normes (sociétales, institutionnelles, subjectives…). Ainsi, en (11), la construction de l’objet discursif (« préadolescent ») se fait- elle dans l’altérité posée par le marqueur entre des propriétés (« réserve »/« adaptation à l’environnement » ; « bon repère du fonctionnement familial et de la place de chacun ») :

11. Mathieu est un préadolescent réservé qui semble cependant adapté à son environnement social et qui a bien repéré le fonctionnement familial et la place de chacun.

En (12), c’est la coexistence d’un reproche (« Jason est l’enfant responsable de toutes les difficultés familiales ») attribué à la mère par une modalisation en « selon », et d’un « constat » effectué par les travailleurs sociaux dont l’altérité est exhibée par le marqueur, d’où l’apparition d’une dimension polémique – la seconde assertion venant contester la légitimité de la première :

12. Selon Madame BEIGE, Jason est l’enfant responsable de toutes les difficultés familiales y compris de son frère et de sa sœur. […] Cependant, nous avons constaté que Madame BEIGE rencontrait des problèmes relationnels avec ses trois enfants et qu’elle était la plupart du temps complètement dépassée et en manque d’autorité.

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Toutefois quant à lui, marquant une évaluation quantitative, indique l’interruption d’un parcours (stabilisé ou arrêté) sur la totalité d’une classe. Ainsi en (13) observe-t-on la mise en avant d’une exception (« si », alors « marque d’affection ») sur fond de comportement habituel (« pas de manifestations d’affection ») ; il y a simplement une restriction apportée à l’énoncé initial (« il ne montre pas »…), dont la validité n’est pas contestée globalement mais est empêchée de s’exercer dans certains cas :

13. Il ne montre pas de manifestations d’affection. Toutefois, si un adulte lui propose une marque d’affection, il est preneur.

Toutefois apparaît ainsi comme un de ces opérateurs permettant d’articuler un énoncé catégorisant à validité générale et un énoncé rapportant un fait, isolé ou habituel, à validité particularisante, en exploitant la plasticité temporelle du présent (vérité générale vs itération).

L’objectif de cette séquence est de faire prendre conscience des normes construites par le discours via, entre autres, les énoncés concessifs. Elle vise aussi à montrer que les formes de langue ne sont pas interchangeables, chacun des marqueurs concourant de façon différenciée à la production de l’évaluation et à l’articulation entre description d’un fait singulier et évaluation généralisante.

Construire un texte

Le rapport final constitue un « texte » c’est-à-dire un écrit autonome auto-référentiel (Fraenkel 2006) ; c’est dans la textualité, conçue comme organisation séquentielle, que se matérialise et s’accomplit la double fonction de description et d’argumentation, entre une objectivité prescrite et l’orientation argumentative souhaitée, sans compter la négociation implicite avec des normes d’évaluation pas toujours clairement exprimées. Par ailleurs, la structuration du texte en guide la lecture et la réception, conditions de leur performativité.

Le rubriquage apparaît comme un premier moyen d’organiser la matière informationnelle, en distinguant l’histoire familiale, le rappel des différentes mesures de protection, les relations à l’intérieur de la famille, la scolarité, la conclusion... Ainsi, un formatage très strict est-il désormais imposé pour la rédaction du nouveau document qu’est le « Projet Pour l’Enfant ».

Indépendamment de cette structuration en rubriques, un type de séquence articulant énoncés généralisants et énoncés particularisants, que nous avons appelé « évaluative » a pu être mis en évidence (Née et al 2017) et la formation s’est emparée de cet outil pour en montrer l’efficace. Mais, de par sa perspective centrée sur l’expertise rédactionnelle, la formation a aussi fait apparaître dans les écrits analysés des phénomènes d’éclatement et de non hiérarchisation des informations susceptibles d’entraîner des difficultés de lecture. C’est donc la visée informative qui peut être mise à mal, comme l’indique le juge Huyette8 :

Ce qui rend la lecture des rapports sociaux et leur analyse souvent difficiles, c’est le mélange dans un même paragraphe d’observations concernant des aspects différents des situations. On trouve fréquemment dans une seule phrase des observations

8 Le guide du juge Huyette et alii, qui a fait l’objet de mises à jour régulières, recense les problèmes rédactionnels que peuvent poser les rapports éducatifs du point de vue du juge qui les reçoit.

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concernant par exemple l’alcoolisme d’un parent, la violence dans le couple, la santé des enfants, ou leur scolarité. Puis certains de ces aspects sont repris dans d’autres paragraphes, puis parfois repris encore une troisième fois plusieurs pages plus loin.

Cela rend difficile de faire le tour complet d’un aspect d’une situation familiale, il faut sans cesse passer d’une page à l’autre, aller de l’avant puis revenir en arrière, pour mettre bout à bout ce qui concerne un même point.

Il est donc souhaitable que le rédacteur présente les aspects essentiels d’une situation par thèmes différenciés par des sous-titres clairs, et que toutes les informations relatives à un thème soient exposées dans une même section9.

Ce constat motive un travail portant notamment sur les types de progression, l’ordonnancement des paragraphes et des alinéas ou encore la hiérarchisation des informations via la subordination syntaxique. Les problèmes posés par les paradigmes désignationnels référant aux parents sont également abordés : ceux-ci se présentent en effet le plus souvent sous la forme d’une suite aléatoire de désignants lexicaux (madame, madame X, monsieur, monsieur X) de pronoms (elle, il), qui produit un effet de brouillage informationnel.

Les discussions auxquelles donne lieu ce travail permettent de faire émerger le poids, dans les pratiques rédactionnelles, de consignes scolaires prônant d’éviter les répétitions ou les

phrases avec enchâssement – ce dernier principe étant déjà critiqué par B. Combettes (1988).

La confrontation avec des écrits produits dans d’autres sphères – en particulier la sphère académique – se révèle un bon levier pour faire prendre conscience des propriétés des écrits professionnels tout en interrogeant les transferts possibles.

Conclusion

Nous avons montré comment la formation proposée à des rédacteurs ou des superviseurs de rapports éducatifs réinvestit les résultats de l’analyse discursive de ces écrits, en insistant sur les formes langagières impliquées par le genre, et particulièrement sur l’intrication entre les formes relevant de la description ou de l’information et celles relevant de la catégorisation et de l’évaluation. Certaines de ces formes peuvent être considérées comme des ressources à la disposition des scripteurs pour conjuguer cette double perspective – telles les séquences évaluatives ou encore l’usage des marqueurs concessifs comme cependant ou toutefois. Mais il s’agit aussi en formation, dans une démarche plus prescriptive, de mettre en évidence les risques de « brouillage » liés à des ambiguïtés énonciatives ou à un éparpillement informationnel. A ce titre, la formation peut s’emparer de phénomènes qui n’avaient pas été traités par l’analyse de discours. Elle peut également tirer parti de la comparaison avec le fonctionnement d’écrits produits dans une autre sphère, telle la sphère académique (voir Garnier et Savage 2018).

Par ailleurs, le dialogue qui s’instaure nécessairement avec les scripteurs au cours de la formation fait émerger, de façon spontanée, les représentations qu’ils ont de l’écrit et de leur propre posture de scripteur, représentations qui sont susceptibles d’être réinvesties dans le travail d’analyse linguistique sur les écrits en question – invitant à la poursuite de ce travail.

9Huyette et alii 2014 : 278.

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106 Bibliographie

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