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Academic year: 2022

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Rappel de récit par des élèves de cycle 3 :

quelles traces de la compréhension de la ruse dans un conte africain ?

Rondelli, Fabienne & Leclaire-Halté, Anne Université de Lorraine,CREM fabienne.rondelli@wanadoo.fr

anne.halte@orange.fr

Nous rendons compte dans cet article d’une recherche effectuée à partir d’un corpus de productions écrites d’élèves de cycle 3 de l’école primaire française placés dans une situation de rappel de récit. Les élèves, après avoir entendu un conte africain intitulé

« Les trois ruses de la gazelle »1, en ont fait un rappel écrit. L’objectif de cette recherche est d’examiner, à partir des traces langagières présentes dans ces textes, si des facteurs culturels peuvent exercer une influence sur ces rappels de récit. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la manière dont les élèves traitent la ruse dans le premier épisode du conte. De manière générale, quels segments de l’histoire ceux-ci ont-ils privilégiés quantitativement dans leur rappel de l’épisode et quelles conclusions en tirer ? Plus précisément, qu’est-ce que les reformulations ou l’absence de reformulations liées aux ruses présentes dans l’épisode nous disent de l’interaction entre traitements cognitif et culturel ?

Notre cadre théorique apparaîtra d’abord dans une analyse du texte source correspondant à ce premier épisode du conte, analyse qui s’appuiera sur une lecture anthropologique et lexico-sémantique. Puis il exposera les données psycholinguistiques convoquées pour l’étude des productions d’élèves. Ensuite, après une présentation plus précise de la méthodologie utilisée, nous livrerons notre étude des copies d’élèves dont nous disposons.

1 Cadrage théorique

1.1 Une lecture anthropologique du début du conte : « les trois ruses de la gazelle »

Pour résumer très succinctement le conte, une gazelle doit de l’argent à un léopard. Ce dernier, fatigué d’attendre, se rend chez la gazelle, qui fait diversion en lui faisant boire du vin de palme et en lui donnant une recette (fausse) pour fabriquer ce vin. Le léopard oublie sa demande et rentre chez lui, essaie la recette qui échoue et revient furieux. La

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gazelle le trompe une seconde fois en lui donnant une procédure fantaisiste pour attraper abondamment du poisson. Le léopard revient, prêt à en finir avec la gazelle, mais elle le berne à nouveau en laissant un autre personnage aux caractéristiques physiques proches (une antilope) être attrapé à sa place.

Une telle histoire fait partie de la tradition des contes africains du Décepteur, telle que décrite par l’anthropologue africaniste Denise Paulme (1975). Ces contes mettent en scène des animaux et font triompher le faible du fort par la ruse : dans ce genre de récit, le Lièvre l’emportera ainsi sur la Hyène et la Tortue sur le Léopard. Pour « les trois ruses de la gazelle », une analyse greimasienne rendrait compte des deux programmes narratifs qui entrent en conflit, respectivement celui du léopard, qui veut récupérer son argent, et celui de la gazelle qui ne veut pas payer sa dette. Mais la spécificité de ce conte africain peut être mise en évidence par une analyse fondée sur les travaux de Denise Paulme, repris par Claude Brémond (1975) dans une approche structuraliste.

Ce conte présente, schématiquement, trois épisodes, ou trois mouvements, reposant sur la ruse : le mouvement « itoutou », le mouvement « poisson », le mouvement

« antilope ». En cela il présente une triplication fréquente dans les contes occidentaux.

Si l’on se place dans la perspective du trompeur, ou décepteur (Paulme 1975), en se fondant sur les processus d’amélioration (A) ou de détérioration (D), il consiste en un enchaînement de trois mouvements A+, soit trois mouvements marqués par la réussite de la ruse du Décepteur.

Notre étude porte sur le rappel, par les élèves, du premier épisode de tromperie, que voici :

La Gazelle, qui avait emprunté une grosse somme d’argent au Léopard, retardait de jour en jour le moment de rembourser cet argent.

Fatigué d’attendre, le Léopard dit un jour :

« Je vais réclamer mon argent à la Gazelle. »

Il arriva chez la Gazelle, tandis qu’elle était encore au lit.

La Gazelle, gênée par l’arrivée subite du Léopard, lui fit cependant bon accueil et, faisant semblant d’ignorer le but de cette visite matinale, elle lui dit :

« Que c’est gentil de venir me voir !

— Je suis venu te voir à propos de l’argent que tu me dois.

— C’est vrai. Mais avant de régler cette petite affaire, tu accepteras bien un bon verre de vin de palme ? »

Le Léopard, qui n’avait jamais bu de cette boisson dont tout le monde sait qu’elle est fabriquée avec de la sève de palmier, porta le verre à ses lèvres et la trouva bien agréable.

« Comment appelles-tu cela ? demanda-t-il.

— C’est de l’itoutou !

— Et comment le fabrique-t-on, ton itoutou ?

— Oh ! Ce n’est pas bien difficile. Tu abats un ou deux bananiers, tu fais une entaille dans leur tronc et tu places un récipient en dessous. Le lendemain matin, tu n’as qu’à aller recueillir la sève qui a coulé durant toute la nuit.

Le léopard trouva que ce n’était pas bien compliqué et dit qu’il essaierait d’en fabriquer lui aussi.

Et sans plus penser à son argent, le Léopard rentra chez lui.

Quand le jour parut, il prit sa hache et coupa deux bananiers derrière sa case, fit une entaille, disposa un récipient au-dessous et attendit jusqu’au matin suivant.

A l’aurore, il courut visiter ses bananiers, ramassa le récipient plein de liquide et revint triomphant à sa case.

« Apporte-moi vite un verre, dit-il à sa femme, que je te fasse gouter cette merveilleuse boisson que j’ai fabriquée !

— Pouah ! Comme elle est amère, ta boisson ! dit la bonne femme.

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— Ah ! Bah ! C’est que tu ne connais pas les bonnes choses. Passe-moi le verre que j’en goute à mon tour. »

Il remplit son verre à pleins bords, le porta aux lèvres et constata que sa femme disait vrai.

Furieux d’avoir été trompé, il courut chez la gazelle.

Ce premier épisode débute par une situation initiale rappelant les positions respectives du léopard et de la gazelle, celles de créancier et de débiteur de mauvaise volonté. Il comporte deux séquences, marquées par un changement de lieu, l’une se déroulant chez la gazelle, l’autre chez le léopard. Il repose en fait sur une double ruse :

- la gazelle berne le léopard en le détournant de son intention initiale de récupérer son argent par la boisson (elle lui propose du vin de palme) et par la suggestion d’en fabriquer lui-même ;

- elle le berne également en lui donnant une mauvaise recette.

Pour rendre compte de cet épisode au niveau global, nous nous appuyons sur les travaux de Brémond (1975), qui, revenant sur les contes africains du Décepteur, propose une typologie des pièges selon leur finalité, en distinguant deux intentions possibles chez le décepteur pour piéger sa dupe : soit le décepteur vise à atteindre un but déterminé, soit il trompe pour le plaisir de tromper.

Dans le premier mouvement de conte africain donné ci-dessus, les deux types de tromperie sont présents.

On y trouve d’abord un piège à visée de protection2 déployé par la gazelle. Celle-ci propose du vin de palme au léopard pour lui faire oublier l’objet initial de sa visite et pour se débarrasser de ce personnage gênant, en lui donnant envie de faire ce vin lui- même. L’action et le résultat sont explicités par le texte. Il n’en est pas de même pour l’intention : certes, le texte dit que la gazelle est « gênée par l’arrivée subite du léopard », et qu’elle fait semblant d’ignorer le but de sa visite matinale, mais de cela l’auditeur3 doit inférer que la gazelle souhaite que le léopard renonce à réclamer son argent. On peut ainsi rendre compte de la première ruse par :

une intention : la gazelle souhaite que le léopard oublie sa requête ;

une action : la gazelle sert au léopard un verre d’itoutou et lui donne une recette de cette boisson ;

un résultat : « et, sans plus penser à son argent, le Léopard rentra chez lui ».

On y trouve ensuite une tromperie de type « piège en soi » où la gazelle trompe le léopard pour le plaisir de le tromper et de le mettre dans une situation embarrassante : elle lui donne une recette qui n’est pas la bonne. Cette fois, le lecteur doit inférer la ruse à partir du texte. Il est précisé d’abord que l’itoutou est une « boisson dont tout le monde sait qu’elle est fabriquée avec de la sève de palmier » et un peu plus loin que la gazelle conseille au léopard la démarche suivante : « Tu abats un ou deux bananiers, tu fais une entaille dans le tronc et tu places un récipient en dessous ». C’est en mettant ces deux informations en rapport que l’auditeur occidental comprend qu’il y a ruse (pour l’auditeur africain, la deuxième information suffirait sans doute). L’action présente donc un degré d’explicitation moindre que dans le cas précédent, quant à l’intention, elle n’est pas explicitée. La seconde ruse peut s’actualiser par :

une intention : la gazelle veut se moquer du léopard ;

une action : la gazelle donne une mauvaise recette au léopard ;

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une résultat : le léopard réalise la recette et est furieux du résultat.

On constate qu’une partie de l’action est commune aux deux ruses : le fait de donner une recette.

Selon Bertrand Gervais (2005), dans un récit,

« un plan-acte est constitué de l’ensemble des moyens mis en œuvre pour l’obtention d’un but. Le plan-acte a ainsi une double composante : une composante cognitive, qui est le but poursuivi (...), et une composante pratique, qui renvoie aux moyens mis en œuvre (…). ».

Dans le conte étudié, on peut constater que l’on se trouve en présence de deux plans- actes, avec deux buts, faire oublier sa requête au léopard et le tourner en ridicule, et une seule série d’actions-moyens commune, la composante pratique, l’indication de la recette de l’itoutou.

1.2 Une lecture lexico-sémantique du début du conte

A un niveau plus local, des faits de langue multiples invitent le lecteur à construire de plus en plus finement le portrait de la gazelle et du léopard à partir d’un agencement de signifiés qui se déploient dans le texte et qui invitent à un aller-retour permanent entre la cohérence globale de l’extrait et les significations locales (Rastier : 2001, 2007).

Ainsi le portrait de la gazelle se construit-il autour d’une hypothèse interprétative globale de type « la gazelle est rusée » par la présence :

de connecteurs argumentatifs : « lui fit cependant bon accueil » ; « C’est vrai. Mais avant de régler cette petite affaire… » ;

de modalisations sous forme d’adjectifs : « petite affaire » opposée à « grosse somme d’argent » ;

« un bon verre » ; « pas bien difficile » ; « gentil de venir me voir » ;

de modalités exclamatives dont une exclamative renforcée par un adverbe exclamatif de degré : « que c’est gentil » ;

d’une articulation phrastique montrant l’opposition entre le faire et le penser : « gênée par l’arrivée du léopard, lui fit cependant bon accueil » ;

d’une désignation lexicale « fautive » de l’arbre à l’origine de l’itoutou : palmier vs bananier ;

de verbes caractérisés par le trait sémantique4 commun « déloyauté » : « elle retardait de jour en jour » ; « faisant semblant ».

La construction de la caractérisation de la gazelle résulte du croisement de deux séries lexicales : la série sympathique (« fit bon accueil » ; « que c’est gentil de venir me voir » ; « tu accepteras un bon verre de vin de palme » ; « oh ce n’est pas bien difficile ») en opposition à la série malintentionnée (« retardait » ; « faisant semblant » et « bananier » qui entre dans cette série car le sème malintentionné est activé ici en texte, de manière relationnelle et relative (Rastier, 2007)).

Le léopard, lui, dans son bon droit en réclamant de l’argent prêté et non rendu, est certes un peu trop pressé, puisqu’il « arrive chez la gazelle, tandis qu’elle était encore au lit ». Il se construit en opposition à la gazelle rusée, par les traits transparence et naïveté.

Son caractère transparent se manifeste par :

- l’explicitation qu’il donne de son but : « Je vais réclamer mon argent à la gazelle » ;

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- une explicitation à la gazelle de sa quête créant une redondance d’information pour le lecteur : « Je suis venu te voir à propos de l’argent que tu me dois ».

Sa naïveté est soulignée par :

- une définition de l’itoutou fondée sur l’idée de savoir communément partagé : « Le léopard, qui n’avait jamais bu de cette boisson dont tout le monde sait qu’elle est fabriquée avec de la sève de palmier (…) » entrant en contradiction, un peu plus loin, avec ce qui est dit de la fabrication de la boisson ;

- des adjectifs axiologisant positivement ce qui n’est que ruse chez la gazelle : « il la trouva bien agréable », « Le léopard trouva que ce n’était pas bien compliqué » ;

« revint triomphant à sa case » ; « cette merveilleuse boisson que j’ai fabriquée » ; - l’emploi à la forme négative du verbe connaître (« tu ne connais pas les bonnes choses ») pour indiquer son refus de croire sa femme qui marque son dégoût pour la boisson par l’interjection « pouah ».

Aussi, quelles opérations mentales permettent-elles au récepteur de construire un parcours interprétatif de ce conte ? Comment gère-t-il les contraintes du texte afin d’élaborer une représentation de son contenu et de pouvoir ensuite le restituer ?

1.3 Comprendre, rappeler un texte : apports de la psycholinguistique

De nombreux travaux en psycholinguistique montrent que la réception et la production de textes activent les représentations qu’un sujet a du monde au travers de schèmes organisateurs (Le Ny, 1989, Denhière et Baudet 1992). Les représentations sémantiques sont liées entre elles sous forme d’un réseau dans une tension entre construction locale et construction globale d’une signification. Ces deux niveaux de traitement mettent en lien des unités textuelles et les significations élaborées.

Questionner ce lien est essentiel dans la situation qui nous intéresse, soit le rappel du conte africain, pour le repérage de deux opérations. La première est le traitement des expressions langagières locales (qui engage la compréhension même du conte, comme nous l’avons noté plus haut). La seconde est le mode de construction d’une représentation globale d’un texte à la fois semblable et différent des contes habituellement proposés aux élèves :

- semblable dans le sens où sa composition demande l’activation d’invariants cognitifs mis en lumière à propos du traitement du texte narratif défini comme « une chaîne d’actions, d’états, d’évènements caractérisés par des relations de causalité intentionnelle » (Marin, Legros 2008 : 20) ;

- différent dans le sens où la culture joue un rôle dans le fonctionnement de la mémoire et l’activité inférentielle (Hoareau, Legros, 2006).

Comme le souligne la définition du récit ci-dessus, la dimension causale est essentielle (Denhière : 1984 ; Fayol : 1985). Dès les premières phrases, le lecteur se construit un monde possible, et c’est sur ce monde initial que la représentation de la suite du texte se fonde. La plupart des études affirment que dès la connaissance de deux faits, si la relation causale est possible, c’est préférentiellement celle qui est activée (Charolles : 2005).

Le sujet met en œuvre un processus de construction–intégration sémantique : la réception textuelle étant une activité qui se déroule dans le temps, le sujet doit mobiliser

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les moyens cognitifs à sa disposition pour activer non pas une signification stable et unique, mais une signification mouvante plus ou moins provisoire : à la lecture de chaque mot, de façon largement automatisée, les sens possibles de ce mot sont activés, puis très rapidement, le sens conforme au co(n)texte reste. Ainsi, à chaque stimulation linguistique, une signification renvoie à des significations associées. C’est ce processus que l’on nomme construction. Or, cette élaboration « spontanée » implique la mise au premier plan d’unités non pertinentes. Intervient donc un second processus, le processus d’intégration, qui va exclure les éléments non pertinents.

Mais la dimension singulière et culturelle participe aussi de l’élaboration de la signification. En effet, la représentation du texte se construit également par l’activation d’un troisième processus : la reconstruction (modèle de Spiro décrit par Coirier, Gaonac’h et Passerault :1996). En plus de mettre en lien des informations antérieures avec les informations nouvelles, le sujet, selon Spiro (1980), peut opérer des reconstructions sémantiques : ainsi, si un texte propose des informations ne semblant pas congruentes, il est prouvé que les sujets font un rappel du texte en réduisant ce qu’ils interprètent comme des incohérences (Coirier, Gaonac’h et Passerault, 1996 ; Charolles, 2005). Le sujet (dans notre cadre, l’élève producteur du rappel) peut donc commettre des erreurs reconstructives pour tenter de réduire le désaccord entre la représentation qu’il se construit du contenu du texte et le monde effectivement proposé par le texte.

Le rappel de récit est une des activités mettant en jeu de façon centrale le phénomène de reconstruction sémantique. Lavigne, Giasson & Saint-Laurent (2007) insistent en effet sur le fait que cette tâche oblige le récepteur à réorganiser le récit en fonction des éléments qu’il considère importants, des relations qu’il établit entre les évènements de l’histoire et par la personnalisation des informations en fonction de ses propres expériences. Le rappel de récit consiste donc en la verbalisation du contenu sémantique des éléments textuels mémorisés dans une interaction entre des processus mentaux généraux et les connaissances du monde du sujet (modèles de situation conceptualisés à partir du modèle princeps de Van Dijk et Kintsch, 1983). Dans le cadre précis de notre étude, nous distinguons deux types de connaissances du monde : celles qui sont communes à tous les sujets à qui l’on demande de raconter et celles qui sont plus singulières et qui peuvent donc mener à une interprétation propre du texte (Fayol, 1985). Or, s’intéresser à ce deuxième type de connaissance demande de prendre en compte la tension entre le contexte culturel dans lequel le sujet évolue et l’origine du texte à restituer (Acuña, Legros & Maître de Pembroke, 2006).

C’est en tenant compte de ce contexte culturel que l’on peut faire des hypothèses sur la compréhension de l’épisode du conte africain présenté ci-dessus. Les élèves de 9-11 ans sont en âge de comprendre les récits de ruse : la théorie de l’esprit fixe à 4-5 ans l’âge auquel les enfants accèdent à l’idée qu’on peut agir dans la perspective de tromper l’autre (voir par exemple Ruffman et al. 1993). Ce qui peut poser problème est le fait que, culturellement, ils sont plutôt familiarisés avec des récits présentant un enchaînement logico-causal des actions. Dans le mouvement du récit qui nous intéresse, la première ruse (celle du vin de palme donné à boire dans un but de diversion) est racontée de telle manière que la relation logico-causale entre action et résultat est

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explicitée. La relation entre intention et action se révèle moins explicite, quoique repérable, car les intentions de la ruse sont conformes aux schèmes culturels des élèves, élaborés à partir de leur propre expérience et de la lecture de récits : on peut tromper pour se tirer d’une situation gênante. En revanche, dans le cas de la deuxième ruse, celle où une fausse recette est donnée au léopard, dans le seul but de le ridiculiser, la finalité de la tromperie, d’ordre psychologique, n’est pas explicitée : il s’agit de se moquer pour se moquer, ce qui est beaucoup moins fréquent dans les récits que les élèves peuvent connaître. On peut donc s’attendre à ce que cette seconde ruse soit moins bien perçue par les élèves de 9-11 ans.

2 Cadre de l’étude et méthodologie

2.1 D’une situation de recherche expérimentale à la constitution du corpus de notre étude

Notre étude s’appuie sur une partie restreinte d’un corpus important constitué dans le cadre d’une expérimentation de grande ampleur visant à analyser les moyens que le scripteur met en œuvre afin de gérer les contraintes linguistiques et cognitives dans la (re)construction d’un texte. L’expérimentation vise précisément les contraintes liées à la temporalité de l’écriture et s’est concrétisée par le recueil de rappels du conte africain dont il est question plus haut, à différents niveaux de la scolarité obligatoire (de la 4ème année à 10ème année). Tous les élèves ont écouté une version enregistrée du conte lu de façon « neutre », sans mise en relief particulière par l’intonation. Puis ils ont été invités à en produire une version écrite. Ils ont réécrit leur texte à trois moments différents (rappel immédiat, rappel après une semaine, rappel après trois semaines). Aucune contrainte de temps n’a été donnée pour la phase d’écriture des élèves.

Pour notre étude, nous avons effectué un recueil de textes écrits par une classe de CM1/CM2 et une classe de CM2 (4ème et 5ème années de l’école obligatoire), immédiatement après l’écoute du conte5. Ces deux classes sont déclarées par leurs enseignantes respectives, l’une de bon niveau, l’autre plus hétérogène.

Nous avons examiné le rappel du premier épisode de la tromperie. Sur les quarante- quatre textes recueillis, nous en traitons trente-six au total : ont été laissés de côté les textes qui ne reprenaient absolument pas le premier épisode et un texte illisible. Les textes retenus sont très variables en longueur et peuvent reprendre de façon très différenciée le premier épisode : celui-ci soit fait l’objet de tout le rappel, soit est repris par plus de la moitié du texte, soit constitue moins de la moitié de la totalité du texte.

2.2 Grilles de lecture

Nous avons précisé plus haut qu’un rappel consiste en la verbalisation du contenu sémantique des éléments textuels mémorisés. Il s’est donc agi de nous appuyer sur les mises en mots des élèves afin d’évaluer leur compréhension des ruses, qui nous paraissait nodale, tant pour les relations de causalité sur lesquelles elle s’appuie, que pour sa dimension culturelle.

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Il existe plusieurs méthodes d’évaluation des rappels de récit (Lavigne, Giasson &

Saint-Laurent : 2007). Nous retenons prioritairement pour l’examen de notre corpus les propositions de la méthode qualitative qui examine les reformulations et les inférences faites par les élèves afin d’évaluer le niveau d’explicitation et de pertinence du texte rappelé. Nous reprenons à notre compte la définition de la reformulation donnée par A.

Rabatel qui s’appuie sur les multiples travaux récents sur la question :

« un terme métaenglobant l’ensemble des activités langagières par lesquelles le locuteur/énonciateur revient sur des dires antérieurs : répétition […], reformulation paraphrastique ou non paraphrastique […], reprise associée à une expansion […], glose (…], etc. » (2010 : 10)

D’abord, afin de constituer une première carte de l’activité de sélection des contenus, nous effectuerons un relevé quantitatif des segments de l’histoire que les élèves ont textualisés pour l’ensemble de l’extrait. Puis, nous observerons des expressions langagières locales liées aux deux ruses évoquées ci-dessus, que nous comparerons aux verbalisations du texte source à partir des trois catégories du récit que nous avons explorées : « intention » « action » « résultat ».

3 Analyse des rappels

3.1 Les segments textuels rappelés par les élèves

Le texte a été entendu par les élèves, ce qui implique un rôle essentiel de l’intonation (même si la diction a été la plus neutre possible) et des décrochages énonciatifs. En effet, elle a engendré des énoncés signifiants du fait de la succession de passages narratifs et de passages en discours direct. Aussi, un premier mode de découpage de l’extrait peut se concevoir en fonction de cette articulation et non seulement selon l’enchainement des groupes « prédicat-argument ». C’est ce que nous avons fait dans un premier temps afin d’observer un éventuel effet des paroles de personnages en discours direct sur la mémorisation. Nous avons isolé cependant, dès cette première étape de l’analyse, le segment marquant le retour du léopard chez lui, moment et lieu où se déplie, au travers de l’action de ce personnage, la seconde ruse de la gazelle.

Dans ce cadre, nous relevons de la part des élèves des rappels de contenus selon la distribution suivante :

Sur 36

Ø débuts

conventionnels : 12

(1)La Gazelle, qui avait emprunté une grosse somme d’argent au Léopard, retardait de jour en jour le moment de rembourser cet argent.

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(2) Fatigué d’attendre, le Léopard dit un jour : « Je vais réclamer mon argent à la Gazelle. »

10 (3) Il arriva chez la Gazelle, tandis qu’elle était encore au lit. 27 (4) La Gazelle, gênée par l’arrivée subite du Léopard, lui fit

cependant bon accueil et, faisant semblant d’ignorer le but de cette visite matinale, elle lui dit : « Que c’est gentil de venir me voir ! »

— Je suis venu te voir à propos de l’argent que tu me dois. — C’est

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vrai. Mais avant de régler cette petite affaire, tu accepteras bien un bon verre de vin de palme ? »

(5) Le Léopard, qui n’avait jamais bu de cette boisson dont tout le monde sait qu’elle est fabriquée avec de la sève de palmier, porta le verre à ses lèvres et la trouva bien agréable.

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(6) « Comment appelles-tu cela ? demanda-t-il. — C’est de l’itoutou ! — Et comment le fabrique-t-on, ton itoutou ?— Oh ! Ce n’est pas bien difficile. Tu abats un ou deux bananiers, tu fais une entaille dans leur tronc et tu places un récipient en dessous. Le lendemain matin, tu n’as qu’à aller recueillir la sève qui a coulé durant toute la nuit.

27

(7) Le léopard trouva que ce n’était pas bien compliqué et dit qu’il essaierait d’en fabriquer lui aussi. Et sans plus penser à son argent, le Léopard rentra chez lui.

11

(8) Quand le jour parut, il prit sa hache et coupa deux bananiers derrière sa case, fit une entaille, disposa un récipient au-dessous et attendit jusqu’au matin suivant. A l’aurore, il courut visiter ses bananiers, ramassa le récipient plein de liquide et revint triomphant à sa case.

26

(9) « Apporte-moi vite un verre, dit-il à sa femme, que je te fasse gouter cette merveilleuse boisson que j’ai fabriquée !— Pouah ! Comme elle est amère, ta boisson ! dit la bonne femme.— Ah ! Bah ! C’est que tu ne connais pas les bonnes choses. Passe-moi le verre que j’en goute à mon tour. »

22

(10) Il remplit son verre à pleins bords, le porta aux lèvres et constata que sa femme disait vrai.

26 (11) Furieux d’avoir été trompé, il courut chez la Gazelle. 30

Douze textes commencent par une formule conventionnelle, par exemple : « C’est l’histoire d’une gazelle et d’un léopard » (Tanguy-V1-CM2 ; Manon-V1-CM1) ; « Il était une fois » (Alice-V1-CM2 ; Liam-V1-CM2). Cet ajout constitue un élément explicite de compréhension typologique et/ou générique.

Par ailleurs, les segments les moins rappelés (2 et 7) sont actualisés dans le texte source soit en énonciation récit soit en discours direct. Le mode énonciatif présent dans l’extrait du conte retenu ne semble donc pas être ici un facteur déterminant.

On peut remarquer qu’aucun des quatre segments les moins repris (2, 5, 7 et 9) ne concerne la dynamique d’actions faisant avancer le récit : si le segment 2, où le léopard annonce son intention d’aller voir la gazelle, est très peu repris, en revanche, les élèves rappellent l’action même du léopard se déplaçant chez la gazelle (segment 3). De même, le segment 9, où un personnage secondaire entre en scène (sa femme), est un peu moins repris que le segment 10 qui développe l’action même du léopard en train de goûter la boisson qu’il a fabriquée. Ainsi, semble être choisie une thématisation du personnage impliqué dans la dynamique narrative.

Les deux autres parties textuelles les moins reprises donnent une première indication sur ce que les élèves notent à propos des attributs du léopard :

si vingt rappels notent explicitement que le léopard goûte la boisson, aucun ne verbalise le commentaire adressé par le narrateur au récepteur (segment 5) afin de préciser que tout le monde sait faire de l’itoutou. Or, cet élément est déterminant dans la compréhension de la scène en train de se jouer.

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Le segment (7) précise que le léopard, enthousiaste à l’idée de préparer de l’itoutou, en oublie son argent ; seuls onze rappels expriment explicitement cette idée, qui couplée à l’idée précédente, invite à un cheminement interprétatif menant vers une caractérisation du léopard comme un être naïf et benêt.

Ces premiers résultats, certes très généraux, permettent cependant de considérer comme significatifs d’une part un appel massif en mémoire de connaissances générales sur le récit, en particulier la présence de formules conventionnelles et la mise en mots d’une dynamique d’actions prise en charge par un personnage principal ; d’autre part un effacement relatif de passages pouvant être considérés comme non-essentiels à l’avancée des événements du conte (segments 2 et 9) ; mais aussi pour finir un effacement massif (segment 5) ou relatif (segment 7) de passages essentiels à la compréhension du conte de ruse car ils construisent peu à peu les caractères des personnages.

3.2 Le rappel des ruses

Nous avons vu la manière dont le texte source déploie le caractère propre de chaque personnage au cours de la première et de la deuxième ruses. Comment les élèves traitent-ils ces caractères ?

Après avoir noté quelques choix d’écriture significatifs dans « l’avant-ruse », c'est-à- dire la situation initiale et le déclencheur, nous examinons successivement le rappel de chaque ruse.

3.2.1 L’avant-ruse

Pour comprendre l’intention de la gazelle, il faut saisir la situation initiale : « la gazelle, qui avait emprunté une grosse somme d’argent au léopard, retardait de jour en jour le moment de rembourser son argent. »

Trente-trois élèves (voir tableau ci-dessus) rappellent cette partie initiale du schéma du récit, dans une reprise de la quantité, par exemple « la gazelle devait beaucoup d’argent au léopard » (Mathilde-V1-CM2) et dans une reprise du problème (par exemple « elle lui avait pas encor rendu » (Théophile-V1-CM2).

Cependant, certaines reformulations montrent la manière dont les élèves envisagent, dès cette phase du conte, de premiers éléments de caractérisation des personnages :

« C’est une gazelle qui a emprunté beaucoup d’argent au léopard qui ne s’en souciait guère jusqu’au jour ou il voulut son argent » (François-V1-CM2) ; « La gazelle avait piquer de l’argent au léopard » (Célya-V1-CM2)

Dans les deux cas de reformulation, nous avons des informations erronées : en effet, le texte dit que la gazelle a emprunté l’argent et que le léopard est fatigué d’attendre.

Cependant, ces reformulations attribuent un trait négatif à chaque personnage : la gazelle est capable de se mettre hors la loi, le léopard est négligent, traits programmatiques des personnages.

Certaines reformulations, sans être erronées, modifient quelque peu la caractérisation initiale des personnages. Ainsi, trouve-t-on « La gazelle qui avait emprunté de l’argent au léopard oublia de le rendre » (Jade-V1-CM1). Ce verbe déculpabilise, en quelque sorte, la gazelle, car la situation de débitrice n’est pas volontaire. Au contraire,

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« L’antilope doit de l’argent au léopard sauf qu’elle ne veut pas » (Léna-V1-CM1), durcit la position de cette dernière envers le léopard.

Le choix lexical pour reprendre « qui avait emprunté » n’est pas neutre non plus.

Certains élèves reprennent ce verbe, d’autres le remplacent par « devait » : ces derniers mettent l’accent plus sur le résultat de l’action d’emprunter que sur l’action elle-même, et situent dès le début du texte, de façon très explicite, la gazelle comme redevable au léopard.

Enfin, le fait de reprendre « une grosse somme d’argent » en gardant les mots du texte source ou par une reformulation (« une dette importante », « une grosse dette »,

« beaucoup d’argent »), contribue aussi à caractériser négativement la gazelle (sept élèves le font).

Toujours pour comprendre l’intention de la gazelle, il s’agit également de situer l’élément déclencheur, soit la décision du léopard avec sa motivation : « Fatigué d’attendre, le léopard décida un jour d’aller réclamer son argent à la gazelle ».

Nous avons observé que les élèves proposent assez massivement une écriture immédiate du déplacement effectif du léopard et non pas l’évocation de sa décision de se déplacer.

En revanche, ils rappellent sa motivation par des modes de reformulation qui donnent une information équivalente à celle du texte, par exemple « le léopard qui en avait marre » (Paul-V1-CM2), ou qui résultent d’inférences comme « le léopard furieux » (Célya-V1-CM2) ; « le léopard tellement furaxe » (Robin- V1-CM2) ; « le guépard aiter facher » (Alice-V1-CM2) ; « le léopard vexé » (Jade-V1-CM1) qui semblent anticiper un sentiment du léopard qui est textualisé explicitement à la fin de l’extrait retenu : la colère.

Nous voyons une cohérence thématique entre la situation initiale et le déclencheur pour une même élève (Célya : « piquer »« furieux ») et pour les autres élèves cités, une anticipation du sentiment de colère qui va croître chez le léopard tout au long du conte.

Certains élèves explicitent par un connecteur la relation de causalité entre le retard de remboursement et la décision du léopard (toujours en privilégiant le déplacement en soi), par exemple :

« Alors il se rendit chez la gazelle » (Emma-V1-CM2) ; le léopard alla donc demander son argent (Thaïs-V1-CM1) ; « Donc un jour il va voir l’antilope (Léna-V1-CM1).

3.2.2 La première ruse

— L’intention est implicite dans le texte : les élèves perçoivent-ils que donner à boire de l’itoutou est une diversion, et que la diversion consiste non pas tant à détourner le léopard de son but initial par la boisson, qu’à lui donner envie de retourner chez lui pour essayer la recette de cette boisson ? Comment le manifestent-ils ?

La majorité des rappels n’explicite pas l’intention. En général, les textes en disent autant que le texte source c'est-à-dire ne parlent que de l’action, par exemple : « Et dès qu’il fut arriver chez la gazelle, la gazelle faisant comme si elle ne savaient pas pourquoi il venait, l’acceuilla. Le léopard, soudain, lui dit : « je veux récupérer mon argent !! ect…

La gazelle lui demanda si il voulait un verre de vin de balle. » (Alicia-V1-CM2) Cependant, certains rappels en disent plus que le texte source :

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-par l’emploi d’un adjectif : « l’antilope ruser lui fit gouter une boisson » Léna-V1- CM1) ;

-par l’emploi d’un verbe modal « La gazelle, qui ne voulait pas rendre l’argent, lui demanda : « desirez-vous un verre de vin de Palme ? » » (Luigi V1-CM2) ;

« (puisqu’elle savait la raison pour, quoi il était là) » (Camille-V1-CM2) ;

-par l’emploi d’un connecteur : « le lendemain le léopard vennu chez la gazelle pour reprendre son argent. Mes la gazelle lui donna une boisson. » (Vladimir-V1-CM1) ;

« Le léopard voulait son argent mais la gazelle lui fit un ver de titou » (Eva-V1-CM2).

Dans ces cas, l’intention liée à la première ruse est explicitement relatée dans son objectif de diversion.

— Quant à l’action, elle est explicite dans le texte source : la gazelle, nous dit-on, reconnaît sa dette et promet de régler l’affaire. Ensuite, elle donne au léopard un verre d’itoutou, puis la recette. Comment les élèves rendent-ils compte de cette action ? On peut d’abord relever des degrés d’explicitation dans la reprise du texte source. En effet, de nombreux rappels en disent moins que ce texte, en ne verbalisant pas l’acceptation initiale par la gazelle de l’existence de sa dette, comme dans l’extrait suivant : « La gazelle savait qu’il venait pour son argent. Gazelle lui proposa de l’équorce de palmier, Léopard lui dit « Oui je veux bien un verre » (Manon-V1-CM1).

Deux élèves rappellent cependant que la gazelle reconnaît sa dette. L’un s’en tient à cette seule reconnaissance : « gazelle tu me dois de l’argent la gazelle lui répondit oui mais goûte moi ça d’abord » (Mathilde-V1-CM2). L’autre va un peu plus loin en inférant du texte source (où il est question de « régler cette petite affaire ») une promesse de la gazelle : « La gazelle prométa à l’animal de lui rendre son argent mais lui offra un verre de vin » (Alice SDV1-CM2).

Une seconde remarque peut être faite à propos de la prise en compte de la temporalité du texte source dans les rappels. Dans le texte initial, la gazelle et le léopard commencent par parler, la gazelle reconnaît qu’elle a une dette, puis elle propose l’itoutou au léopard. Dans la majorité des rappels des élèves, on constate une inversion temporelle : la gazelle propose à boire avant qu’une discussion ne soit initiée. Peut-être peut-on lire dans ce traitement temporel le fait que, pour les élèves, la ruse consiste à faire boire le léopard pour le détourner de son but, alors qu’il s’agit de donner envie au léopard de confectionner l’itoutou pour qu’il s’en aille rapidement.

— Comment les élèves rendent-ils compte du résultat, lui aussi explicite dans le texte ? Concernant la conclusion de la première séquence narrative, nous avons signalé que seuls onze textes rappellent explicitement le fait que le léopard oublie l’objet de sa visite chez la gazelle.

Parmi ces rappels, dix reformulations reprennent bien les deux propositions sémantiques

« oublier l’argent » et rentrer chez soi », par exemple : « Le léopard ayant complètement oublié son argent et couru vers sa case » (Grégoire V1-CM2) ; « Et le léopard rentra chez lui sans plus penser à l’argent » (Alice V1-CM2).

Mais nous relevons aussi une inférence : « Le léopard gourmand parta essayer et oublaint son argent (Romane V1-CM2). La caractérisation du léopard relève ici à la fois

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de l’évaluation et de l’explication de sa réaction, et se trouve en cohérence avec l’orientation du texte, dans la mesure où elle donne du léopard une image de naïveté.

3.2.3 La deuxième ruse

— L’intention de la gazelle consiste à se moquer du léopard ; elle n’est en aucun cas explicitée dans le texte et aucun élève ne montre explicitement sa compréhension de la facétie de la gazelle autour de la recette de l’itoutou. Les rappels développent immédiatement l’action (la gazelle donne une mauvaise recette au léopard qui la réalise) mais selon des mises en mots qui en disent autant que le texte dans le sens où elles ne montrent aucune trace du jeu verbal de la gazelle qui substitue « bananier » à

« palmier ».

— L’action est difficilement dissociable de l’intention : la gazelle donne une mauvaise recette au léopard qui la réalise.

La recette donnée par la gazelle est largement reprise par les élèves. Seuls cinq ne la mentionnent pas.

Aucun élève ne relève la contradiction entre la recette qui mentionne des bananiers, et le fait que l’itoutou est précédemment dit à base de sève de palmier. Dix-neuf élèves effectuent une reprise du texte source en citant le bananier dans la recette. L’un parle cependant de palmier, un autre de « pain » (pin ?), un autre encore de sève d’arbre. Les autres élèves procèdent par condensation : « La gazelle lui dit comment en fabriquer » (Robin V1-CM2), « elle lui donne la recette » (Laura V1-CM2).

Un des traits caractérisant le léopard comme naïf, dans le texte source, est l’acquiescement à la recette que l’auditeur sait erronée : « En effet, ce n’est pas bien compliqué. Je vais tâcher d’en fabriquer, moi aussi ». Huit élèves mentionnent un ou deux des éléments informatifs de cette réponse. Deux reprennent par reformulation le

« ce n’est pas bien compliqué » : « le léopare dit en effer c’est très simple » (Thaïs-V1- CM1), « le léopard dit oh oui c’est facile » (Liam V1-CM2). Six reprennent l’explicitation de la décision d’essayer, par reformulation.

L’adjectif « triomphant » qui qualifie le léopard une fois qu’il a réalisé la recette n’est repris par aucun élève.

Chez aucun élève le léopard ne dit qu’il a fait une délicieuse boisson. Un seul élève manifeste une axiologisation par un adverbe : « et dit à sa femme : « Vite sors un vers nous allons gouter à mon coucou ». (Jade-V1-CM1) : l’adverbe peut indiquer que le léopard est sûr de sa recette.

— Le résultat est explicite dans le texte source : le léopard réalise qu’il a été trompé.

Le résultat de la ruse se concrétise par plusieurs étapes. D’abord, la femme du léopard goûte le breuvage que son mari lui propose, puis il le goûte lui-même, avant d’arriver à la conclusion qu’il a été berné.

La première étape est reprise par vingt-trois élèves qui mettent en scène la réaction de la femme de diverses manières. Soit la boisson est décrétée amère, comme dans le texte, avec reprise de l’adjectif, soit elle est dévalorisée de façon plus virulente :

« la feme acsepta et dit ha mai c’est crade ton truc ! » (Alice-V1-CM2)

« sa femme coutat, et elle dit quelle aureure » (Léna-V1-CM2)

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« « mais c’est amer ! Tu as de drôles de goût ! » s’exclama sa femme. (Grégoire- V1- CM2).

Reprendre ainsi la scène où la femme goûte la boisson est une manière de marquer la réussite de la seconde ruse de la gazelle, et ce marquage est réitéré par la reprise de la scène où le léopard goûte à son tour la boisson.

Le texte source explicite le résultat positif (pour la gazelle) de la ruse (« furieux d’avoir été trompé, il courut chez la gazelle ». L’explicitation est-elle reprise par les élèves ? Un seul d’entre eux reprend les termes du texte (« furieux d’avoir été trompé »). Dans d’autres cas, le fait qu’il y ait eu tromperie est lexicalement marqué de diverses manières :

« ( …) s’aperçu que c’était une supercherie » (Emma-V1-CM2) ; « mais se rendit compte qu’elle s’était jouée de lui » (François-V1-CM2) ; « Elle m’a embrouillé la gazelle » (Arthur-V1-CM1) ; « Le léopard repartit et dit cette gazelle m’a roulé dans la farine je vais me vangé » (Suzie -V1-CM2) ; « Et il s’était fait avoir par la gazelle » ; (Jean-Nicolas-V1-CM2).

Une élève, par l’emploi d’un déterminant indéfini, marque sa perception de l’inversion des rôles dans le conte : l’animal physiquement le plus fort est berné par un animal plus faible mais plus rusé : « je me suis fait tromper par une gazelle » (Jade-V1-CM1)

Si l’adjectif « furieux » est parfois repris, la réaction du léopard peut aussi donner lieu à des reformulations : « en fureur », « en rage », « rageux »…

En fait, les textes des élèves ne sont pas nécessairement aussi explicites que le texte source. Le fait de mentionner une réaction de colère et/ou de faire retourner le léopard chez la gazelle peut suffire au lecteur pour inférer que l’élève a lui-même compris qu’il y avait duperie sur la recette.

4 Bilan et conclusion

Si nous avons fait le choix de nous limiter au premier épisode d’un conte comportant une triplication, c’est parce que cet épisode seul mettait en scène deux ruses de nature complémentaire. Nous avons fait l’hypothèse que ces deux ruses ne seraient pas traitées de la même manière ; la première nous semblait plus conforme aux schèmes culturels des élèves alors que la seconde, dont la finalité était plus implicite, nous paraissait de plus sans doute culturellement moins familière aux élèves. Nous pensions donc que la seconde ruse serait moins bien comprise que la première.

L’examen des verbalisations impose de nuancer notre point de vue initial. En effet, si, dans les rappels de la première ruse, nous avons observé la capacité de certains élèves à expliciter l’intention de diversion, donc à en dire plus que le texte source, nous avons également relevé le point suivant : des éléments d’explicitation du caractère du léopard, nécessaires à la compréhension de la réussite de la ruse, ne sont notés que par une minorité d’élèves. Par ailleurs, beaucoup de ces derniers projettent sur le texte le topos

« donner à boire pour faire oublier ». Cependant, si le texte source développe bien l’intention de faire oublier, ce n’est pas seulement parce que la gazelle donne à boire mais aussi parce qu’elle donne envie de faire la recette.

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En ce qui concerne la seconde ruse, la grande majorité des élèves relève bien le résultat de la duperie manifestée soit par la mention de la colère du léopard soit par celle du retour de cet animal chez la gazelle. Mais aucun d’eux n’explicite le fondement de la duperie : dans le discours de la gazelle, le bananier se substitue au palmier. Alors même que ces deux mots sont proches dans le texte, les élèves ne montrent pas leur perception de la substitution. Ainsi, un phénomène local d’ordre lexical ne semble pas avoir été saillant et ne semble pas avoir activé en mémoire une représentation assez précise de l’élément du réel proposé : les élèves activent « arbre », peut-être « arbre africain » mais en aucun ne montrent leur prise de conscience de la différence bananier /palmier. Ce problème de non-repérage de la contradiction est sans doute lié à des raisons culturelles : les élèves ne font pas la différence entre un palmier et un bananier parce que ces deux arbres ne font pas partie de leur univers de référence. Du point de vue plus global, le même conte met en scène un jeu de ruses spécifique de la figure du Décepteur dont on peut conclure qu’il n’est que partiellement perçu pas les élèves. Or, lorsque le sujet possède des connaissances sur le domaine évoqué par le texte, notamment lorsque ces connaissances sont d’ordre culturel, les structures de rappel élaborées et/ou activées permettent un fonctionnement optimal de la Mémoire de Travail à Long Terme et donc une meilleure compréhension du texte (Hoareau et Legros, 2006).

Les élèves avaient à produire le rappel d’un récit tel que l’on en trouve de plus en plus souvent en littérature de jeunesse : cette dernière, vecteur de multiculturalité, offre en effet une formidable ouverture sur les cultures qui ne nous sont pas familières. Mais le didacticien ne doit pas oublier que cette ouverture n’est pas exempte de difficultés pour les élèves. Ce rappel d’un conte africain, certes simplement entendu, donne un exemple des problèmes de compréhension rencontrés.

La didactique du FLM peut sans doute prendre appui sur les recherches effectuées en FLE. En effet, celles-ci explorent, entre autres domaines, celui de l’activation de connaissances en fonction de la langue sollicitée mais surtout, pour ce qui nous intéresse, les effets de la culture sur la compréhension des textes par les élèves.

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1 Ce texte, originellement en Onyéné, a été transcrit en français par le Révérend Raponda Walker au Gabon au début du 20ème siècle.

2 Brémond distingue les pièges à visée d’amélioration de ceux à visée de protection, et, parmi ces derniers, ceux où il s’agit de se protéger contre « un créancier entreprenant de recouvrer son dû » (1975 : 605). Il s’agit bien d’un de ces types de piège qu’on a ici.

3 Nous écrirons auditeur plutôt que lecteur, dans la mesure où ce texte a été lu aux élèves.

4 Nous employons « trait sémantique » dans le sens de Le Ny et Franquart-Declercq (2001), qui montrent, dans leur étude sur la sémantique des verbes, l’intérêt de croiser les définitions de la sémantique et de la psycholinguistique pour considérer les traits sémantiques comme une activation variable de la signification d’un mot au cours du processus de compréhension.

5 C’est pourquoi les extraits de rappels donnés en troisième partie seront codés de la manière suivante : (Prénom-V1-classe), V1 signifiant version 1.

6 Ces chiffres correspondent à la partition suivante : pour la proposition « Le Léopard, qui n’avait jamais bu de cette boisson dont tout le monde sait qu’elle est fabriquée avec de la sève de palmier » : aucun rappel ; pour la proposition «porta le verre à ses lèvres et la trouva bien agréable » : 20 rappels.

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