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Les maladies héréditaires dans la pensée scolastique (XIIe-XVIe siècle)

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(1)

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(XIIe-XVIe siècle)

Maaike van der Lugt

To cite this version:

Maaike van der Lugt. Les maladies héréditaires dans la pensée scolastique (XIIe-XVIe siècle).

L’hérédité entre Moyen Âge et Epoque moderne. erspectiveshistoriques, M.van der Lugt et C.de Miramon (éds), Florence, 2008., SISMEL, pp.273 -320, 2008, Micrologus Library. �hal-03280988�

(2)

Les maladies héréditaires dans la pensée scolastique (XII

e

- XVI

e

siècles),

dans L’hérédité entre Moyen Âge et Époque moderne. Perspectives historiques, M. van der Lugt et C. de Miramon (éds), Florence, 2008,

(Micrologus Library), p. 273-320

(3)

(XII

e

-XVI

e

siècle)

On demande si le roi de France doit guérir les hommes d’une maladie qui s’appelle maladie du roi. Il faut dire, sans exclure un miracle, que l’on peut aussi chercher une autre cause naturelle, par laquelle le roi de France guérit une telle maladie. À ce sujet, il est nécessaire de savoir que selon les médecins il y a des maladies accidentelles qui peuvent affecter indifféremment telle ou telle personne. Mais il y a aussi des maladies héréditaires (morbi hereditarii), qui affectent tant les enfants que les parents, comme la lèpre et d’autres maladies de ce genre. Et comme il y a des maladies héréditaires, de même, certaines personnes qui se succèdent de manière héréditaire (succendentes hereditarie) peuvent guérir une telle maladie. En fait, le remède peut correspondre à la maladie1.

Ainsi répondit, vers 1300, un maître ès arts à Paris, à une question qui lui fut posée, dans le cadre des débats quodlibétiques, sur le pouvoir thaumaturgique des rois de France

2

.

[274]

La collection dans laquelle se trouve la question a été découverte à la fin du XIX

e

siècle, dans un manuscrit parisien, mais Marc Bloch ne la connaissait pas

1 « nam curabili potest corespondere curator » (voir aussi la note suivante). Eugenio Randi (voir note 4) traduit « chaque maladie a son remède », mais cette interprétation s’éloigne du latin. Il semblerait que les auteurs disent ici que le remède (le pouvoir thaumaturgique) et la maladie sont l’un et l’autre héréditaires. À l’Époque moderne, les écrouelles sont considérées comme maladie héréditaire (cf. ici López-Beltrán). Il n'est pas clair si les auteurs les qualifient comme telle et je n’ai pas rencontré cette idée dans les textes médiévaux.

2 Henri d’Allemagne et Henri de Bruxelles, Quodlibeta, ms. Paris, BnF, lat. 16089, fol. 58rb: « Utrum rex Francie habeat curare homines de morbo illo qui dicitur morbus regius. Dicendum quod non excludendo miraculum potest etiam alia quedam causa naturalis <inveniri> quare rex Francie curat de tali morbo. Circa quod est intelligendum quod secundum medicos sicut sunt quidam morbi accidentales qui indifferenter et accidentaliter possunt huic accidere vel illi, sic etiam sunt quidam morbi hereditarii

(4)

encore au moment d’écrire son livre pionnier sur les rois thaumaturges

3

. En revanche, la question fit l’objet, en 1986, d’un bref article d’Eugenio Randi

4

. L’objectif premier de l’historien de la philosophie italien était de montrer que la collection du manuscrit parisien ne contenait pas uniquement de questions scabreuses, comme l’avaient laissé entendre plusieurs historiens. Randi visait surtout Pierre Duhem qui, en commentant le contenu de la collection, qualifia les artiens parisiens de puérils obsédés de sexe « qui se complaisent en une philosophie de pourceaux »

5

. Selon Randi, ce qui frappe en parcourant la collection, c’est au contraire la grande variété de questions et le réel intérêt scientifique, surtout pour des sujets biologiques, qu’elles révèlent. La question sur les rois thaumaturges conjugue une attitude rigoureusement naturaliste et une critique implicite du pouvoir royal. Le maître parisien donne une base scientifique à la croyance folklorique aux rois thaumaturges; cependant, en expliquant le don divin du roi comme une maladie héréditaire (et celui du premier roi, qui ne l’avait pas hérité, comme l’effet d’une constellation particulière à sa naissance

6

), il le dévalorise et

3 M. Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre, Strasbourg 1924, Paris 1983, avec une préface de J. Le Goff.

4 E. Randi, « ‘Philosophie de pourceaux’ e re taumaturghi. Nota su un manuscritto parigino », Quaderni medievali, 22 (1986), 129-37. Sur la collection du ms. Paris, BnF, lat. 16089 et sa bibliographie, voir L. Cova, « Il corpus zoologico di Aristotele nei dibattiti fra gli ‘artisti’ parigini alle soglie del XIV secolo », dans L’enseignement des disciplines à la faculté des arts (Paris et Oxford, XIIIe-XVe siècles), L. Holtz et O. Weijers éds, Turnhout 1997, 281-302. Description codicologique du ms. dans C. Lafleur, Quatre introductions à la philosophie au XIIIe siècle. Textes critiques et étude historique, Montréal, Paris 1988, 17- 39. Voir aussi ici Introduction, 3-6.

5 P. Duhem, Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, nouv. éd.

corrigée par O. Digne, Paris, Hermann, 1988, VI, 540.

6 La question se poursuit de la manière suivante: « Et si dicatur inquirendo quod hoc magis convenit primo regi Francie quam alteri, dicam quod hoc potest sibi inesse ex constellatione aliqua que dominabatur in nativitate ipsius ; et ab aliqua constellatione sibi datum est quod hereditarie posset omnem talem morbum curare. Et quod illud habeat veritatem potest ostendi per Albertum, qui narrat de quodam quem vidit, natus in aliqua constellatione, ex virtute illius constellationis iens per vicum deserebat omnes domos ; reieciens autem vel rediens ipsas serabat, quod poterat contingere quia (quod ms.) ex constellatione sic dominante in eius nativitate poterit alterare quodam modo aerem ; ex alteratione autem aeris poterat alternatim (alterari ms.) serare. Sic ergo possumus dicere quod curare talem morbum specialiter infuit primo regi Francie et non aliis propter talem constellationem dominantem (dominante ms.) in eius nativitate. Per hoc solvitur quod argueretur de aliis regi<bus> »,

(5)

laisse entendre que le pouvoir thaumaturgique ne relève pas du sacre.

[275]

Eugenio Randi ne s’est pas intéressé au fait que le maître parisien renvoie, dans sa réponse, à la théorie médicale des maladies héréditaires. Tel n’était pas son propos, à moins qu’il ne pensât que l’existence d’un tel concept en médecine allait de soi. Il est vrai que le quodlibet suggère qu’au tournant du XIII

e

et du XIV

e

siècle, le concept de maladie héréditaire fût suffisamment connu, y compris en dehors du milieu médical, pour servir à expliquer un miracle. Cependant, au moment de la rédaction du quodlibet, la catégorie des maladies héréditaires était, comme on le verra, relativement récente. Cet article relativise, en effet, l’idée répandue selon laquelle la médecine ancienne dispose déjà de ce concept

7

.

D’autre part, l’existence du concept de maladie héréditaire n’implique pas la présence d’une théorie générale de l’hérédité comme véritable ʻ espace épistémiqueʼ

8

. La théorie moderne, dite mendélienne, stipule que les caractéristiques qui se transmettent sont immuables d’une génération à la suivante et ne peuvent pas être modifiées par des changements dans les corps des parents ou par des influences extérieures, le corps ne servant que comme hôte du matériel génétique transmis aux générations suivantes. Cette vision d’une hérédité ʻ dure ʼ qui sépare l’héréditaire clairement des contingences de la génération (conception, grossesse, parturition et lactation) ne se développe que tardivement, à partir du XIX

e

siècle

9

. Cependant, si toutes les théories prémendéliennes sont ʻ douces ʼ , certaines sont plus ʻ dures ʼ que d’autres. Les discussions médiévales, puis modernes, sur les maladies héréditaires introduisent un certain nombre de distinctions qui jettent, comme le rappelle Carlos López-Beltrán, les bases pour le développement ultérieur de la théorie de

ms. Paris, BnF, lat. 16089, fol. 58rb.

7 Voir infra, n. 67.

8 Voir S. Müller-Wille et H. -J. Rheinberger, « Heredity. The Production of an Epistemic Space », dans Heredity Produced: at the Crossroad of Biology, Politics, and Culture 1500-1870, S. Müller-Wille et H.- J. Rheinberger éds, Cambridge, Mass. 2007 et Müller-Wille, Rheinberger dans le présent volume.

9 Cf. P. Bowler, The Mendelian Revolution. The Emergence of Hereditarian Concepts in Modern Science and Society, London 1989, 3. Il faut noter que durant les dernières décennies, les recherches sur des phénomènes dits ʻépigénétiquesʼ tendent à nuancer cette théorie. Cf. E. Jablonka et M. J. Lamb, Evolution in Four Dimensions: Genetic, Epigenetic, Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, Cambridge, Mass. 2005 ; H. Atlan, La fin du tout génétique? Vers de nouveaux paradigmes en biologie, Paris 1999.

(6)

l’hérédité

10

.

[276]

Dans les pages qui suivent, il s’agira d’étudier les étapes de la mise en place et le contenu du concept de maladies héréditaires, son importance et ses limites, dans la médecine savante entre le XII

e

et le XVI

e

siècle

11

. On aura également l’occasion de s’interroger sur les implications politiques, juridiques, morales et religieuses de cette notion et sur les rapports éventuels entre les maladies héréditaires, les règles ecclésiastiques de la consanguinité et la doctrine du péché originel

12

.

La place de la notion de maladies héréditaires dans la médecine scolastique

C’est à partir du milieu du XIII

e

siècle que les maladies héréditaires constituent une véritable catégorie dans la médecine savante. Il est à ce titre significatif que les Concordances de Jean de Saint-Amand, rédigées à la fin des années 1280, sorte de dictionnaire encyclopédique du savoir médical tiré des autorités, agrémentées de développements plus personnels, contiennent une entrée morbus hereditarius

13

.

Pour autant, les maladies héréditaires constituent un thème relativement mineur dans la médecine médiévale pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la maladie

10 Voir ici López-Beltrán.

11 La séparation entre le Moyen Âge et le début de l’Époque moderne est largement artificielle et correspond à des réflexes historiographiques et des clivages institutionnels. La continuité entre médecine médiévale et médecine du XVIe siècle a souvent été sous-estimée. D’autre part, s’il ne s’agit pas de nier la réalité de certaines nouveautés importantes, celles-ci n’ont pas forcément un impact déterminant sur la notion d’hérédité.

12 Pour la période médiévale, la question n’a, à ma connaissance, pas été traitée. L’étude de B. David, La préhistoire de la génétique. Conceptions sur l’hérédité et les maladies héréditaires des origines au XVIIIe siècle, Paris 1971, comporte des références utiles, mais est dépourvue de tout sens historique et méthodologique. La partie sur le Moyen Âge est peu utilisable.

13 Jean de Saint-Amand, Concordanciae, s.v. ‘morbus hereditarius’ ; éd. J. Pagel, Die Concordanciae des Johannes de Sancto Amando, Berlin 1894, 202. L’entrée suit le mot vedette ʻmorbus ʼ Il n’y a pas d’entrées pour d’autres catégories de maladies.

(7)

y est analysée essentiellement comme un dérèglement de la complexion individuelle. Ce déséquilibre est le résultat d’une double causalité: la complexion du malade et des facteurs d’origine extérieure appelés les choses non-naturelles ʼ , comme la nourriture et la boisson, l’air que l’on respire et les états d’âme. Les maladies héréditaires, comme les maladies contagieuses, ne correspondent pas à ce modèle.

D’autre part, les maladies héréditaires ne sont pas perçues comme un danger pour la santé publique. Le contraste avec la peste est saisissant. Défiant, comme les maladies

[277]

héréditaires, les théories de causalité dominantes, l’explication traditionnelle de la peste, par l’infection de l’air, se combine souvent avec celle, plus nouvelle, de la contagion d’homme à homme, par l’intermédiaire de l’air infecté par le malade ou par contact cutané

14

. À la différence des maladies héréditaires, la peste représente une urgence sociale. Le flot d’écrits consacrés à la maladie depuis son réapparition en Occident au milieu du XIV

e

siècle répond à ce défi. Il est significatif que Pierre de Saint-Flour, auteur d’un remaniement des Concordances de Jean de Saint-Amand composé vers 1363, gonfle les entrées liées à la peste, alors que la notice sur les maladies héréditaires est plus modeste que dans son modèle

15

.

Les traités sur les maladies héréditaires sont très rares. On peut citer, pour le début du XIV

e

siècle, une longue question disputée, transmise dans au moins trois manuscrits, du grand médecin florentin Dino del Garbo (mort en 1327), actif à Bologne et dans plusieurs autres villes de l’Italie du Nord

16

, et pour l’extrême fin de

14 Voir D. Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien. XIVe-XVe siècle, Paris 1998, 237-58.

15 Pour Pierre de Saint-Flour et son dictionnaire, voir infra, n. 52.

16 Dino del Garbo, ‘Utrum aliquis morbus qui esset in patri posset hereditari in filio’ ; ms. A Paris, Bibliothèque de la Sorbonne, 128, fol. 113v-114v ; ms. B Città del Vaticano, BAV, Vat. lat., 4454, fol. 99v-101r ; ms. C München, Bayerische Staatsbibliothek, CLM, 13020, fol. 187v-188v. Je n’ai pas pu consulter le troisième manuscrit. Le texte sera désormais cité comme dino del Garboʻ ʼ Sur l’auteur, N. Siraisi, Taddeo Alderotti and his Pupils. Two Generations of Italian Medical Learning, Princeton 1981, 55-64 ; s.v. Del Garbo, Dino, Dizionario Biografico degli Italiani, XXXVI, 578-81. L’enseignement et la production littéraire de Dino se situent entre v. 1305 et sa mort. La question disputée n’est pas datée. Il existe des parallèles étroits avec la discussion des causes des ressemblances entre parents et enfants dans le commentaire sur le De natura fetus, composé en 1310 (cf. R. Martorelli Vico, Medicina e filosofia. Per una storia dell’embriologia medievale nel XII e XIV secolo, Napoli 2002, 65), même si ce dernier texte ne dit rien des maladies héréditaires. L'absence de références aux maladies héréditaires dans le commentaire sur le De natura fetus ne permet pas, en soi, de conclure que ce dernier texte soit plus précoce.

(8)

notre période, un opuscule de Luis Mercado (1525-1611), médecin des rois Philippe II et III d’Espagne

17

. Cependant, les auteurs scolastiques évoquent également les maladies héréditaires, de manière plus ponctuelle,

[278]

dans leurs discussions sur les ressemblances et dissemblances entre parents et enfants

18

, ainsi que dans les débats sur certaines maladies, comme la lèpre et surtout la goutte, maladies qui font parfois l’objet de traités indépendants

19

. Les remarques plus ou moins lapidaires de plusieurs autorités grecques et arabes constituent des points de départ obligés des commentaires scolastiques. Il n’en reste pas moins que tout au long du Moyen Âge, la place des maladies héréditaires dans la pensée médicale reste discrète et que certains grands médecins n’y accordent que peu d’attention. C’est au début du XVII

e

siècle que l’intérêt des médecins concernant les maladies héréditaires s’accroît brusquement et de manière significative. L’opuscule de Luis Mercado inaugure une longue série de traités spécifiques sur le sujet

20

.

17 Luis Mercado, De morbis hereditariis, éd. dans Opera omnia, Frankfurt 1608, II, 672-82. L’opuscule fut publié pour la première fois dans le second volume des Opera omnia parus en 1605 à Madrid. Le travail a cependant été écrit avant. Dès 1594, Mercado avait en effet décidé de publier ses travaux. Voir D. F. Musto, « The Theory of Hereditary Disease of Luis Mercado », Bulletin of the History of Medicine, 35 (1961), 346-73, ici 346, note 1. L’œuvre de Mercado s’inscrit dans la tradition scolastique et reflète la réaction antihumaniste de la fin du XVIe siècle. Voir N. Siraisi, Avicenna in Renaissance Italy. The Canon and Medical Teaching in Italian Universities after 1500, Princeton 1987, 83.

18 Par exemple Dino del Garbo, Expositio in De natura fetus ; éd. dans Expositio Jacobi supra capitulum de Generatione embrionis, cum questionibus ejusdem. Dinus supra eodem. Dinus supra librum Ypocratis de natura fetus,Venezia 1502. Jacques de Forli, « Utrum sperma mulieris effective concurrat ad generationem » (question de son commentaire sur le Tegni de Galien, éditée par R. Martorelli Vico, Medicina e filosofia, 151). Cependant, Gilles de Rome, dans son très influent traité embryologique (cf. infra) ne mentionne pas les maladies héréditaires.

19 Citons le chapitre sur la goutte dans l’encyclopédie médicale de Jean de Gaddesden qui contient une discussion particulièrement longue et détaillée des maladies héréditaires (Rosa Anglica, II, 3 ‘De dolore iuncturarum’ ; Pavia 1492, fol. 44r-46r) et le traité en italien sur la goutte de Michel Savonarole (De gotta, Pavia 1505). Je remercie Gabriella Zuccolin de m'avoir aidée à mieux comprendre plusieurs passages de ce traité.

20 Pour ces traités, voir ici López-Beltrán.

(9)

L’invention d’une terminologie héréditaire

À partir du début du XII

e

siècle

21

, les médecins et philosophes médiévaux évoquent parfois les maladies héréditaires, mais ils le font en passant, sans les qualifier explicitement comme telles. Dans son adaptation en latin du Pantegni, l’encyclopédie médicale arabe de Haly Abbas, Constantin l’Africain parle, à propos de la lèpre, d’un mal qui passe des parents aux enfants par la semence

22

. Il affirme que la goutte

[279]

provient parfois ex parentela, touchant tant les enfants que les parents, parce que dans le père, le sperme — qualifié comme la matière initiale des organes et membres — est mélangé aux humeurs qui engendrent cette maladie

23

. Le philosophe Guillaume de Conches évoque, quant à lui, les maladies qu’un enfant

« contracte de sa mère » et des « maux incurables que le fils obtient dans la même partie du corps que son père ». Ces renvois aux maladies héréditaires servent à appuyer sa théorie de la génération en faveur de l’existence d’une semence féminine (il sous-entend en effet que celle-ci est nécessaire pour que les enfants puissent ressembler à leur mère), et en faveur de la pangenèse du sperme, idée que le sperme provient de toutes les parties du corps

24

. Dans son œuvre médicale, Hildegarde de

21 Les sources médicales connues au Haut Moyen Âge comme Oribase et Célius Aurélien, ne semblent pas mentionner les maladies héréditaires. Pline et Isidore de Séville n’évoquent pas non plus le sujet et je n’ai rien trouvé dans le Passionarius, l’encyclopédie médicale du médecin salernitain Gariopontus (XIe siècle).

22 Constantin l’Africain, Haly Abbas, Pantegni, Theorica, VIII, 15, éd. dans Isaac Israeli, Opera omnia, Lyon 1515, fol. 39r: « De lepra. […] Substantia enim spermatis comixta est cum humoribus malis de quibus lepra procreatur. Humoresque corporum filiorum, humoribus patruum similes sunt […] unde necesse est a patribus ad filios malum protendatur », . Pour le discours médical sur la lèpre au Moyen Âge, cf. F.- O. Touati, Maladie et société au Moyen âge: la lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu’au milieu du XIVe siècle, Paris 1998, 127-85.

23 Constantin l’Africain, Haly Abbas, Pantegni, Theorica, IX, 44, éd. dans Isaac Israeli, Opera omnia, Lyon 1515, fol. 51r: « Aliquando podagra est ex parentela, verbi gratia si sint quedam membra in corporibus patrum debilia, fiunt in filiis similia, quia membrorum fundamenta ex spermate sunt facta, sperma autem in corporibus huiusmodi mixtum est cum humoribus his qui morbi huiusmodi sunt generativi, et filius qui de hoc spermate generatur, ut in hunc morbum incidat est apparatus, quia enim pedes naturaliter sunt debiles, et similiter omne membrum debile morbo apparatum est, quia natura hos humores mandat ad ipsum […] ».

24 Guillaume de Conches, Philosophia mundi, IV, 8, éd. G. Maurach, Pretoria 1980, 95: « Aliud iterum ad hoc est argumentum, quod, si pater in aliquo membro aliquam incurabilem infirmitatem obtineat, ut

(10)

Bingen décrit la mélancolie comme une maladie qui se transmet des parents aux enfants, de même que les autres complexions

25

. En même temps, la savante abbesse qualifie

[280]

la mélancolie, et plus généralement le déséquilibre des humeurs, comme une conséquence physiologique de la Chute, un mal qui affecte tous les hommes

26

.

Ces références restent ponctuelles

27

, dépourvues de terminologie technique ; elles ne reflètent pas encore l’existence d’une catégorie pathologique bien circonscrite. Les maladies héréditaires ne commencent à se constituer en

ciragram vel podagram, filius in eodem membro eandem obtinebit infirmitatem » ; ibid., IV, 11, 97:

« Nos vero dicimus etiam muliebre esse in conceptione, quod per infirmitatem, quam pueri contrahit in simili membro a matre potest probari » ; Id., Dragmaticon, VI, 7, 2-3, éd. I. Ronca (CCCM 152), 204:

« Dux: Mirum est quod dicis in spermate aliquid de omnibus membris contineri et, nisi ad hoc uerisimile argumentum induxeris, incredibile. Philosophus: Natura exigit quod similia de similibus nascantur. Vt igitur omnia membra inde possint progredi, ratio est de omnibus aliquid in spermate contineri. Aliud ad hoc idem habe argumentum: si pater aliquam incurabilem infirmitatem in aliquo suo membro obtineat, ut chiragram uel podagram, filius in eodem membro similem incurit infirmitatem. Et hoc unde, nisi quid in germine contraxit infirmitatis illius causam et originem? » ; Ibid., VI, 8, 10, éd. Ronca, 210: « Et quid dubitas sperma matris in conceptu esse cum videas filios similes matribus nasci infirmitatesque earum contrahere? ». Ces passages du Dragmaticon sont repris dans les Questions salernitaines en prose, B 4 et B 11, éd. B. Lawn, The Prose Salernitan Questions, London 1979, 3 et 7. Dans le Dragmaticon l’argument appliqué au père est suivi par une objection du Dux: comment se fait-il alors qu’un homme avec la main, le pied, les oreilles ou le nez tranché engendre des enfants sains? Guillaume répond que la nature vise la perfection et répare le défaut.

25 Hildegarde de Bingen, Causae et curae, De melancolicis, § 148, éd. L. Moulinier, Berlin, 2003, 112 (à propos des mélancoliques) ; § 146, ibid., 108, à propos des colériques qui engendrent les colériques ;

§ 147, ibid., 109 sur des personnes de tempérament sanguin qui engendrent une progéniture au tempérament sanguin. Je dois ces références ainsi que la suivante à J. Ziegler.

26 Hildegarde de Bingen, Causae et curae, c. De melancolie morbo, § 69, v. 23-25, ibid., 66: « Hec autem melancolia naturalis est omni homini de prima suggestione dyaboli, quando homo preceptum dei transgressus est in cibo pomi ».

27 On constate de nombreux silences, tant dans les sources à la disposition des savants occidentaux que dans leurs propres traités. L’Isagoge de Joannitius (Hunain ibn Ishâq), introduction arabe à la médecine galénique traduite par Constantin l’Africain et texte central pour la médecine du XIIe siècle, évoque des maladies qui interviennent dès la conception dues à la mauvaise qualité du sperme, mais il ne s’agit pas ici de l’hérédité, éd. G. Maurach, Sudhoffs Archiv, 62 (1978), 167: « Malitia aegritudinis ingreditur et supervenit in consimile membrum naturale V modis: aut contigit in utero materno aut tempore nativitatis aut cum constringit fascia aut ex malo nutrimento sive ex aliqua infirmitate adveniente in

(11)

véritable catégorie qu’à partir du deuxième quart du XIII

e

siècle. C’est l’époque de l’assimilation du nouveau corpus aristotélicien et médical, réception qui stimule le développement des sciences de la vie et amène aussi des réflexions nouvelles sur le mécanisme de la génération

28

. Pour la notion de maladies héréditaires, la réception de deux textes médicaux arabes a joué un rôle décisif: les Aphorismes de Jean Mesue et le Canon d’Avicenne. L’apport de ces traductions

[281]

au débat consiste à proposer une définition générale des maladies héréditaires, exprimée dans une terminologie précise.

Jean Mesue — que les Occidentaux appellent également Jean Damascène — est le nom latinisé de Yûhannâ ibn Mâsawagh (vers 777-857), médecin installé à Bagdad. Ses Aphorismes ont été traduits de l’arabe en latin durant la première moitié du XII

e

siècle, vraisemblablement en Italie

29

. Le texte est fréquemment cité et très diffusé ; à partir du XIV

e

siècle souvent avec un commentaire vraisemblablement composé en Italie, par un certain Isidore, et que l’on peut dater au plus tôt du second quart, au plus tard de la seconde moitié du

praedictis temporibus vel postea. Si tempore conceptionis in utero debilitatur aliquod consimile membrum, fit ex abundantia spermatis aut ex parvitate et indigentia convenientis qualitatis spermatis, si fuerit grossum et pingue vel aquosum et tenue […] ». Le Viatique, autre traduction constantinienne (éd. dans Isaac Israeli, Opera omnia, Lyon 1515), n’évoque pas le caractère héréditaire des maladies comme la lèpre et la goutte. Ajoutons que les œuvres des chirurgiens Rogerus de Parme et de son élève Rolandus ne mentionnent pas le caractère héréditaire de la lèpre, de la sciatique et de la pierre (éd. dans Ars chirurgica Guidonis Cauliaci…, Venezia 1546). Le Compendium medicine de Gilbertus Anglicus qui s’inscrit également encore dans la tradition salernitaine qualifie la goutte et la lèpre d’héréditaires, sans toutefois utiliser de terme technique (Lyon 1510, fol. 310r et 337r). Dans son commentaire sur les Aphorismes d’Hippocrate, Maurus de Salerne semble avoir sauté l’aphorisme sur la goutte (éd. S. De Renzi, Collectio salernitana, IV, Napoli 1856).

28 Voir J. Cadden, Meanings of Sex Difference. Medicine, Science, and Culture, Cambridge 1993, 105-66 ; M. van der Lugt, Le ver, le démon et la Vierge. Les théories de la génération extraordinaire. Une étude sur les rapports entre théologie, philosophie naturelle et médecine, Paris 2004 ; Martorelli Vico, Medicina e filosofia.

La réception du livre De la génération des animaux est très importante pour les débats sur le mécanisme des maladies héréditaires (voir infra) mais n’apporte rien sur le plan de la terminologie.

29 Le plus ancien manuscrit des Aphorismes de Jean Mesue date du milieu du XIIe siècle. Il existe une deuxième traduction latine, composée vers la fin de sa vie par le dominicain Gilles de Santarem (mort en 1265), transmise comme annexe à une œuvre de Rhazès. Voir l’introduction à l’édition du texte par D. Jacquart et G. Troupeau, Genève 1980.

(12)

XIII

e

siècle

30

. Jean Mesue consacre deux de ses Aphorismes aux maladies héréditaires. Le premier les décrit en fonction de l’analogie de l’hérédité de l’apparence physique et des vices de l’âme, le second affirme que l’effet héréditaire est moins fort si seulement l’un des deux parents est atteint de la maladie. Le traducteur anonyme emploie dans le premier cas le terme hereditas ; dans le second une forme verbale: hereditare

31

.

Le Canon d’Avicenne a été traduit à Tolède par l’équipe de Gérard de Crémone durant le dernier quart du XII

e

siècle, mais le texte n’est cité qu’à partir des années 1230-40, pour devenir par la suite l’une des plus grandes autorités médicales du Moyen Âge

32

. Au début du premier livre, Avicenne présente différentes classifications des maladies. Après celle, principale, entre maladies dues à l’altération de la complexion

[282]

, à des défauts morphologiques du corps et à des fractures ou blessures, ou à une combinaison de ces causes, il propose, en annexe, une division plus accessoire en trois catégories: les maladies contagieuses, qui passent d’une personne à une autre (que de uno ad alium transit ) ; les maladies héréditaires (egritudines que in semine hereditantur) et les maladies particulières à certaines populations et régions

33

. Dans la partie du Canon passant en revue les

30 Ibid. Isidore excepté, les Aphorismes de Jean Mesue ne semblent pas avoir été beaucoup commentés, mais, à l’instar d’autres autorités peu commentées, comme Airs, eaux, lieux d’Hippocrate, le texte est bien connu et souvent cité. Le commentaire d’Isidore est à son tour longuement cité par Jean de Gaddesden.

31 Jean Mesue, Aphorismi, 12, ibid., 119: « Quemadmodum tam vitium anime quam figure corporis a parentibus cadunt hereditas, ita quoque morbus diuturnus et maxime si sit in principali membro » ; ibid., 191: « Morbum diuturnum et defectionem membrorum hereditat quidem filius, sed differentem aut minorem, si alter parentum sanus fuerit ». Les mêmes aphorismes dans la traduction de Gilles de Santarem: 12: « Quemadmodum in mentibus et faciebus et membris homines patribus et avis existunt similes, ita et in antiquis egritudinibus hereditantur et maxime in egritudinibus membrorum principalium » ; 95: « Dolores antiquos et debilitatem membrorum filii a patribus contrahere consueverunt, sed fortasse in filiis vel minuuntur vel augentur ».

32 D. Jacquart et F. Micheau, La médecine arabe et l’Occident médiéval, Paris 1990, 153-60 et Siraisi, Avicenna in Renaissance Italy.

33 Avicenne, Canon medicine, I, 2, 1, 8, Venezia 1507, fol. 27v: « Et est preterea ex egritudinibus quedam que de uno ad alium transit […]. Et sunt egritudinum quedam que in semine hereditantur sicut albaras alba et tinea naturalis et podagra et ptisis et lepra. Et sunt egritudinum quedam que sunt generales que sunt alicui genti proprie, aut in aliqua regione morantibus aut in eis multum abundant ».

(13)

maladies l’une après l’autre, aux chapitres sur les inflammations des articulations et sur la lèpre, il signale, sans y insister, leur caractère héréditaire

34

.

Une troisième traduction a également de l’importance pour la terminologie: la version arabo-latine, attribuée à Constantin l’Africain

35

, du commentaire de Galien aux Aphorismes d’Hippocrate et dont les premiers manuscrits remontent au XIII

e

siècle. En ce qui concerne la supposée absence de la goutte chez les eunuques, Galien remarque, tout à la fin d’un long développement sur d’autres causes comme les excès sexuels et alimentaires, que la goutte peut aussi être héréditaire (ex hereditate), à cause d’une macule du sperme

36

.

Les auteurs latins reprennent et développent la terminologie introduite par les traducteurs. L’utilisation du terme hereditas est relativement rare

37

, tout comme hereditatio, vocable introduit par Dino del

[283]

Garbo

38

. En revanche, on trouve

34 Ibidem, III, 22, 2, 5, fol. 381v: « De doloribus iuncturarum et eis que communicant podagre et sciatice et aliis. […] Et dolores quidem iuncturarum sunt ex summa egritudinum que hereditantur plurimum, quoniam sperma est secundum complexionem generantis » ; IV, 3, 3, 1, fol. 442v: « Et quandoque accidit propter hereditatem et propter complexionem embrionis ex qua creatus est in se, propter complexionem que est ei […] ».

35 L’attribution n’est pas tout à fait sûre, car les premiers manuscrits ne datent que du XIIIe siècle, voire de la seconde moitié de ce siècle, cf. P. Kibre, Hippocrates latinus. Repertorium of Hippocratic writings in the Latin Middle Ages, New York 1985, 29-33. Jacquart et Micheau, La médecine arabe, 103, l’acceptent pourtant sans réserve. Notons que la traduction de l’aphorisme qui nous concerne diverge de l’original grec, ce qui va dans le sens d’une traduction indirecte via l’arabe.

36 Galien, Commentarius in Aphorismos Hippocrati, ad VI, 27, ‘Eunuchi non podagrizant, neque calvi fiunt’, éd. dans Articella seu thesaurus operum medicorum anticorum, Venezia 1493, sans foliotation (ici VI, 28): « […] Ex hereditate etiam podagra comitatur. Sperma enim quia maculatum fuit necessario pedes filiorum debilitat passione duplicata ex parentum causa et ex sui culpa ».

37 Exemples de la forme substantivée: Jean de Saint-Amand, Concordanciae, s.v. ‘morbus hereditarius’, 202-3: « Ista est causa hereditatis. […] Hereditas sit quia sperma est maculatum […] » ; Michel Savonarole, De gotta, 1, Pavia 1505, sans foliotation: « Elle pur bello da sapere et cosi tacere non voglio se le gotte vanno per heredita, cioe chel gottoso faccia il gottoso ».

38 Dino del Garbo, ms. A, fol. 113vb ; ms. B, fol. 100ra: « Preterea si non est assimilatio et hereditatio in dispositionibus naturalibus (filii ad parentes add. B) nec etiam multo magis in accidentalibus et egritudinalibus […] » ; ms. A, fol. 114ra ; ms. B, fol. 100Ra-rb: « Sed anime quidem accidentalia quedam sunt ex consuetudine et doctrina acquisita, sicut virtutes intellectuales et morales et horum opposita ; et in (et in] cum A) hiis, sicut dicit phylosophus, hereditatio neque etiam assimilatio nulla sint […] » ;

(14)

souvent les verbes hereditare ou hereditari (parfois avec des qualifications comme ex patre in filium). Les composés morbus hereditarius ou egritudo hereditaria, également d’un usage très fréquent, s’inspirent à l’évidence des traductions, même si, comme hereditatio, on ne les y trouve pas en tant que tels. Gérard de Bourges est peut-être le premier à l’employer, dans le chapitre sur la lèpre de son commentaire sur le Viatique rédigé entre 1230 et 1237

39

, puis, on le trouve, au début des années 1240, dans le commentaire sur le De animalibus de Pierre d’Espagne et vers la même époque dans le commentaire sur les Aphorismes d’Hippocrate du maître montpelliérain Cardinalis. Ce n’est certainement pas un hasard que Gérard de Bourges soit le premier utilisateur attesté du Canon

40

et que Pierre d’Espagne et maître Cardinalis citent respectivement Avicenne et Galien dans ce contexte

41

.

Comme l’a montré Carlos López-Beltrán, il faut attendre le XIX

e

siècle pour que le substantif « hérédité » s’impose dans les sciences de la

[284]

vie, le passage de l’adjectif à cette forme traduisant une réification de ce concept

42

. Si les textes médicaux médiévaux emploient déjà parfois la forme substantivée, on ne

ms. A, fol. 114va ; ms. B, fol. 101rb: « Set que sit causa quare (A om.) non semper ista hereditatio fiat que est in assimilatione consistere perfecte sunt declarata ».

39 Gérard de Bourges, Glosule super Viaticum Constantini, VII, 17, ‘De lepra’, Venezia 1526 (sous le nom de Gérard de Solo), fol. 187r: « […] generatur ab omnibus causis ex quibus omnes alii morbi, sicut ex parentela et est morbus hereditarius » ; ms. Paris, BnF, lat. 6888, fol. 99rb-va ; lat. 6889, fol. 186va. L’expression ex parentela est emprunté au Pantegni, voir supra note 23. Le Viatique ne qualifie pas la lèpre d’héréditaire.

40 Jacquart et Micheau, La médecine arabe, 156.

41 Pierre d’Espagne, Commentarius super De animalibus, XI (= De historia animalium, VII, 5, 586a), ms. Madrid, Biblioteca Nacional, 1877, fol. 271vb: « Preterea queritur de morbis hereditariis ut calculus, lepra sunt morbi hereditarii. Hii enim sunt ex hiis vel ex eis que exhereditantur sicut dicit Avicenna ».

Pour le problème très complexe de la tradition textuelle et l’attribution des commentaires zoologiques de Pierre d’Espagne, voir en dernier lieu S. Nagel, « Testi con due redazioni attribuite ad un medesimo autore: il caso del De animalibus di Pietro Ispano », dans Aristotle’s Animals in the Middle Ages and Renaissance, P. Beullens et C. Steel éds, Leuven 1999, 212-37. Maître Cardinalis, Commentarius in Aphorismos Hippocrati, ad VI, 27 ’Eunuchi non podagrizant’, ms. Paris, BnF, lat. 6847, fol. 66rb: « […] et est morbus hereditarius, unde dicit in fine commenti huius afforismi, quod filii podagricorum podagrici debent esse. Sperma enim parentum maculatum inficit pedes eorum ».

42 C. López-Beltrán, « Forging Heredity: from Metaphor to Cause, a Reification Story », Studies in History and Philosophy of Science, 25 (1994), 211-35.

(15)

saurait pas simplement traduire hereditas par ʻ hérédité ʼ . Ce terme est emprunté au domaine juridique et transféré à la sphère biologique, mais en droit médiéval, hereditas renvoie au contenu de l’héritage laissé par le défunt ou du droit de succéder à ce dernier

43

. Le néologisme hereditatio a également ce sens dès le XII

e

siècle

44

. Il s’agit non pas de la transmission des biens et du lien établi entre les personnes en raison de cette transmission, mais des biens eux-mêmes ou du droit qui pèse sur eux. Isidore, le commentateur des Aphorismes de Jean Mesue, a bien compris le sens juridique du terme hereditas, en le glosant par iure hereditario « selon le droit héréditaire »

45

.

Cependant, si les juristes médiévaux continuent, tout au long du Moyen Âge, à privilégier ce sens restreint d’hereditas qui ne fait aucune référence aux liens de parenté, le droit des successions subit, dès l’Antiquité, une évolution qui part d’une conception de la famille agnatique, fondée sur la notion de la puissance du pater familias, à un modèle cognatique qui donne la primauté aux liens biologiques

46

. De plus, dans la langue courante, le vocabulaire héréditaire semble revêtir des connotations plus larges et plus liées à la parenté naturelle. C’est en tout cas à ce sens que renvoient les médecins le plus souvent lorsqu’ils développent l’analogie juridique. Dino del Garbo explique

[285]

que les maladies héréditaires s’appellent

43 Voir ici Roumy, 41-42.

44 J. F. Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, Leiden, 1976, s.v. hereditatio. Aucun exemple n’est pourtant donné. En français médiéval, « hereditation » a également le sens d’héritage, cf. F. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IX au XV siècle, 1891-1902, réimpr.

1982, IV, 460.

45 Isidore, Glose super Aphorismos Johannis Mesue, ad 12, ms. Paris, Bibliothèque de la Sorbonne, ms. 131, fol. 102vb: « Dicit ergo ‘quemadmodum tam vitia animi quam figure corporis cadunt hereditatis’ et cadit iure hereditario […] ». Dino del Garbo utilise hereditatio cependant comme synonyme d’assimilatio, terme qui peut désigner tant la ressemblance, que la production de celle-ci. On peut ainsi se demander si hereditatio ne prend pas ici le sens de ʻtransmission par voie héréditaireʼ plutôt que celui plus étroit et classique d’héritage. La même interprétation semble s’imposer chez Michel Savonarole qui affirme que la goutte peut venir per heredita (supra, note 37). En français, ʻhéréditéʼ peut dès la fin du Moyen Âge avoir le sens de la transmission des biens fondée sur la filiation. Cf. Antoine de la Sale, La Salade (vers 1442-44): « […] lequel fust intitulé dispost de Rommenie par heredité materne », éd. F. Desonay, dans Œuvres complètes, Liège, Paris 1935, 176.

46 Cf. P. F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, Paris 19247, 890, 897 concernant l’évolution des règles de la succession ʻab intestatʼ et ici Introduction, 9.

(16)

ainsi, parce qu’elles sont transmises comme les biens qui passent des parents aux enfants. Grâce à cette similitude, le terme hereditarius peut être employé métaphoriquement en médecine

47

. Vers le milieu du XV

e

siècle, Jacques Despars signale que « ces maladies sont dites héréditaires parce qu’elles descendent des parents aux fils ou aux filles comme les héritages (hereditagia

48

) des biens temporels »

49

. Au début de l’Époque moderne, Jean Fernel

50

et Luis Mercado

51

, proposent des analogies similaires. Ces comparaisons juridiques aident à élaborer le concept de maladies héréditaires et parfois à mieux les distinguer d’autres maladies.

47 Dino del Garbo, ms. A, fol. 114ra ; ms. B, fol. 100ra: « Et hoc apparet ex significatione vocabuli: illa enim sola bona que a parentibus deveniunt in filios vocantur hereditaria. Secundum hanc igitur similitudinem translatione (extramsumptione B), hoc nomen est attributum morbis qui a parentibus in filios derivantur ».

48 En latin médiéval, hereditagium est un terme technique qui veut dire ʻtenure héréditaireʼ, sens qui ne semble pas s’appliquer ici, vu le qualificatif temporalium bonorum. En français médiéval, hereditage est pourtant attesté à la fin du XIIIe siècle dans un sens plus général, comme synonyme d’héritage. Jacques Despars (voir la note suivante), originaire de la Picardie et professeur de médecine à Paris, semble donc plutôt influencé par le vernaculaire. D’autre part, on peut se demander, étant donné le qualificatif bonum temporalium, si hereditagium renvoie ici au processus de la transmission des biens (un sens que héritage n’a pas en droit), plutôt qu’à l’héritage à proprement parler. Mais il est vrai que le pluriel fait plutôt penser à un sens plus concret d’héritage, qui serait ici spécifié par bonum temporalium.

49 Jacques Despars, Commentarius in Canonem Avicenne, ad I, 2, 1, 8, Lyon 1498, I, sans foliotation:

« Alique sunt egritudines hereditarie que in semine hereditantur, id est trahunt originem ex spermatibus parentum vel sanguine menstruo ex quibus fimus. Et dicuntur hereditarie, quia descendunt a parentibus in filios aut filias sicut hereditagia temporalium bonorum ».

50 Jean Fernel, Pathologia lib. VII, I, 11, éd. Ioannis Fernelii ambiani, medicina ad Henricum II Galliarum regem christianissimum, Paris 1554, 15: « Quocunque etiam morbo pater quum generat tenetur, cum semine transfert in prolem: quandoquidem ex corpore universo (ut aliquando demonstravimus) decisum semen, tum morbi tum causae eius vim in se continet. Sic senes et valetudinarii, imbecilles ; nephritici, arthritici et epileptici filios vitiosa constitutione gignunt, qua tandem in morbos similes haereditarios idcirco nuncupatos, incurrant, ut parentibus liberi succedant, non minus morborum, quam possessionum haeredes ». Voir aussi la traduction française, La pathologie ou discours des maladies, I, 11, éd. Paris 1655, 36. Notons l’apparition, dans la version française, du terme ʻʼraceʼ comme traduction de ʻfiliosʼ.

51 Luis Mercado, De morbis hereditariis, 675: « Quid prohibet, ut si avus, pater et mater hoc morbo correpti fuerint, etiam posteriorum ac nepotum aliquis eo corripiatur, semen enim a sanis sanum, a morbidis morbosum decidit. Quippe quocunque morbo pater cum generat, tenetur, cum semine transfert in prolem, ita ut non minus morborum, quam possessionum heredes fiant ».

(17)

[286]

L’héréditaire et le congénital

Pour pouvoir parler d’hérédité biologique dans le sens actuel du terme, il faut en effet qu’il existe une distinction claire entre la transmission des caractéristiques d’une génération à l’autre par le biais des semences, et le processus par lequel les caractéristiques sont produites dans un organisme en développement.

En l’occurrence, entre les maladies héréditaires et les maladies que l’enfant développe au moment de la conception ou in utero ; entre l’héréditaire et le congénital.

Tous les médecins médiévaux ne distinguent pas clairement ces deux types de phénomènes. Un exemple extrême de ce flou est présenté par le dictionnaire médical de Pierre de Saint-Flour. Le médecin parisien affirme, à l’entrée morbus hereditarius, que la maladie héréditaire peut avoir deux causes, l’une matérielle, l’autre efficiente. La seconde consiste en l’affaiblissement ou l’infection de la virtus formativa dans le sperme qui a pour effet que les boiteux engendrent parfois des boiteux, les aveugles des aveugles, tandis que la cause matérielle consiste en l’infection du sperme ou des menstrues, les matières initiales à partir desquelles l’embryon se constitue. Cependant, Pierre de Saint-Flour ajoute ensuite qu’à cause de cette infection, ceux qui sont conçus pendant la menstruation héritent de maladies comme la lèpre

52

. Malgré l’emploi du verbe hereditare, il s’agit ici de la croyance très répandue au Moyen Âge selon laquelle l’accouplement pendant les

52 Pierre de Saint-Flour, Concordanciae, s.v. ‘morbus hereditarius’, éd. J. Pagel, Neue literarische Beiträge zur mittelalterlichen Medicin, Berlin 1896, 74: « […] Notandum quod morbus hereditarius […] plurimum provenit a mala complexione frigida, propter quod omnes morbi hereditarii ut plurimum sunt frigidi et in membris frigidis, ut in juncturis sicut podagra, cujus duae sunt causae: una materialis sicut sperma infectum aut menstruum, ideo quae sunt concepta tempore menstruorum hereditantur a morbis sicut lepra et similibus ; aliqua est causa efficiens, videlicet virtus formativa existens in spermate debili vel infecto, quae quidem virtus cum sit eadem cum virtute nutritiva, quia fuit debilis in nutriendo fuit debilis in formando ; ideo claudus generat claudum et coecus coecum quandoque ». Pour l’auteur et ce texte, voir D. Jacquart, « Les ‘concordances’ de Pierre de Saint-Flour et l’enseignement de la médecine à Paris dans la seconde moitié du XIVe siècle », dans O. Weijers éd., Vocabulary of Teaching and Research between Middle Ages and Renaisssance. Proceedings of the Colloquium London, Warburg Institute 11-12 march 1994, Turnhout 1995, 172-183.

(18)

règles est responsable de déformations ou de maladies du fœtus, et notamment de la lèpre

53

. Dans une veine similaire, Michel Savonarole

[287]

(1384-1464)

54

et Jean Fernel (1497?-1558)

55

associent étroitement les maladies héréditaires et celles dues à l’ivresse ou la vieillesse du père au moment de la conception, facteurs responsables d’une mauvaise qualité du sperme, ou encore les maladies ou particularités de l’enfant dues à la consommation de certains aliments par la mère durant la grossesse. Luis Mercado assimile également maladies héréditaires et maladies contractées par l’enfant à cause de la maladie de la mère ou de la nourrice pendant l’allaitement

56

.

Dans son Lilium medicine (1305), le célèbre médecin montpelliérain Bernard de Gordon construit quant à lui sa discussion des causes de la lèpre sur la distinction entre la lèpre qui est introduite pendant la grossesse (ab utero), et celle contractée après la naissance (post uterum)

57

. Dans la première catégorie, Bernard

53 Le lien entre coït pendant les règles et lèpre est ancien ; il s’inspire sans doute du rapprochement de ces sujets dans la Lévitique et se trouve déjà chez les Pères de l’Église. Cf. Touati, Maladie et société, 109- 12.

54 Michel Savonarole, De gotta, primo canto, Pavia 1505, sans foliotation: « Ma se li nasce figliol dhumo che al tempo della generatione di quello non e gottoso, ma dapoi si fa gottoso, tal figliolo temere non debbe per quel tanto gottoso diventare. Et per simil ragione adiviene che lhomo ebrio fa il figliol gottoso et apto a diverse infermita benche lui non sia gottoso ne infermo, perche esser puote che’tal homo di natura sua forte et sano sia, ma per lo suo disordinato viver fa lo seme suo maculato et tristo, dove cativo et tristo fructo nascera ad esser cioe gottoso et infermiccio. Ancho per somigliante cagione si puo dire che ut plurimum li studiosi et savij homini generano li figlioli debili et infermicci, et questo adviene pur perche fanno lo seme debile et cativo consumando loro spiriti et caldo nel parlare con morti. Et per tal cagione solver si puote perche tali fanno piu le femine che maschij. Nasce le femine di seme piu debile et piu freddo. Et ben considerando il lectore dicio sapera la cagione perche di leproso nasce leproso et ptisico di ptisico cosi di somigliante cose ».

55 Jean Fernel, Pathologia, I, 11 ; éd. cit., 15. Trad. fr., 36-37.

56 Luis Mercado, De morbis hereditariis, 679: « Quod si ex nutrice aut ex matre, quae post partum affecta fuit morbo Gallico, filius hereditaverit hunc aut similem morbum, longe facilius curabitur mutato protinus alimento ». Ce passage témoigne du fait que, dans les théories médiévales et du début de l’Époque moderne, l’accouchement ne rompt pas totalement le processus de la génération.

57 Bernard de Gordon, Lilium medicine, I, 22, Lyon 1550, 89: « […] Lepra enim aut introducitur ab utero, aut post. Si ab utero, hoc est quia generatus est in tempore menstruorum, aut quia est filius leprosi, aut quia leprosus concubuit cum muliere praegnante et ita baccalarius erit leprosus et ex his corruptionibus

(19)

inclut trois cas de figure: l’enfant conçu pendant les règles, l’enfant qui est le fils d’un lépreux, et le fœtus sain qui est infecté in utero à la suite d’un rapport de la mère avec un lépreux. Bernard de Gordon distingue ainsi entre maladie

[288]

contractée au moment de la conception, maladie héréditaire

58

, et maladie contractée plus tard durant le développement embryonnaire. Il ne confond pas l’héréditaire et le congénital, mais pour lui, la distinction importante se situe entre maladies liées d’une manière ou d’une autre à la génération, et maladies contractées après la naissance (pour ce qui est de la lèpre, à cause d’une alimentation malsaine, de l’air corrompu, de la fréquentation de lépreux ou de rapports sexuels avec une lépreuse).

Cependant, certains médecins s’efforcent de mieux isoler les maladies héréditaires

59

. De façon typiquement scolastique, Dino del Garbo commence par expliquer les termes du sujet. Dans un premier temps, il glose hereditarius par ex principio generationis. Cependant, toutes les maladies contractées à travers les semences

60

ne sont pas héréditaires. Au moins l’un des parents doit souffrir déjà de la maladie et il faut donc exclure l’affection du fœtus au moment de la conception par des influences environnementales. Seules les maladies qui, comme des biens temporels, se transmettent des parents aux enfants peuvent être qualifiées d’héréditaires

61

. Dino distingue ainsi, au sein des maladies contractées ex generatione

magis advenientibus conceptui generatur lepra. Si post uterum, hoc potest esse quia aer est malus, corruptus, pestilentialis, aut quia continuavit cibaria melancholica, sicut sunt lentes et alia legumina et carnes melancholicas, sicut sunt vulpes, ursi, apri, lepores et quadrupedalia, sicut sunt asini et similia. Et in quibusdam regionibus omnia talia feralia commeduntur ; et provenit etiam ex nimia confabulatione cum leprosis et ex coitu cum leprosa […] ». Voir aussi Arnaud de Villeneuve, Breviarium practice, II, 47 ; éd. s. l. [1485], sans foliotation.

58 « quia est filius leprosi » (voir la note précédente). Un peu plus loin dans le même chapitre (Lyon 1550, 107), Bernard de Gordon qualifie la lèpre, ainsi que la goutte, de morbus haereditarius.

59 Le quodlibet d’Henri de Bruxelles ou d’Henri d’Allemagne suggère une distinction entre l’héréditaire et le congénital, en attribuant le don thaumaturgique du premier roi de France à la constellation astrale au moment de sa naissance.

60 Cette interprétation de l’expression ex principio generationis est corroborée par un passage plus bas, où Dino emploie le pluriel: « morbus hereditarius dicitur esse ille qui ex principiis generationis contrahitur ». La proposition ex exclut que Dino ait voulu dire « au début de la génération ».

61 Dino del Garbo, ms. A, fol. 114ra ; ms. B, fol. 100ra: « Sed ulterius advertendum quod non quicumque etiam morbus ex generatione contractus hereditarius dicitur, nam si tempore conceptus ex aere vel ex

(20)

(plus ou moins l’équivalent de ab utero chez Bernard de Gordon), les maladies ex hereditate. C’est l’analogie juridique qui apporte une précision à la première glose purement biologique et aide à conceptualiser les maladies héréditaires.

Son contemporain Jean de Gaddesden, médecin du roi Edouard II d'Angleterre

62

, signale, quant à lui, qu’il est erroné de qualifier d’héréditaires

[289]

toutes les maladies dues à une mauvaise qualité du sperme, comme la faiblesse de l’enfant causée par l’ivresse du père au moment de la conception. Pour être véritablement héréditaire, il faut que la maladie ou l’affection du père ne soit pas passagère ni accidentelle, à l’instar de l’ivresse, mais chronique (diuturnitas

63

), et qu’elle soit ancienne (antiquitas), c’est-à-dire transmise de génération en génération.

Il semblerait qu’une maladie qui frappe seulement le père et le fils, mais non pas le grand-père ne mérite pas encore, à ses yeux, le qualificatif d’héréditaire

64

.

malitia regiminis vel alio occurente contingat aliqua mala dispositio in fetu, malam quidem dispositionem quando est multa morbum scilicet dicunt interesse ex generatione, sed non dicunt ipsum esse ex hereditate, quia egritudo talis non fuit in aliquo parentum. Oportet igitur addere ad rationem morbi hereditarii quod fuerit in aliquo parentum, sive naturaliter, sive accidentaliter, et maxime si in ipso fuerit diuturnus et confirmatus ».

62 Sur cet auteur, voir C. H. Talbot et E. A. Hammond, The Medical Practitioners in Medieval England. A Biographical Register, London 1965, 148-150.

63 Critère également mentionné par Dino del Garbo.

64 Jean de Gaddesden, Rosa Anglica, II, 3, Pavia 1492, fol. 45r: « Ulterius sciendum, quod morbus hereditarius est duplex. Unus, causatus a causa accidentali extrinseca, alius a causa naturali intrinseca.

Primus est sicut si ebriosus, vel repletus coeat et sperma emittat, huiusmodi sperma est crudum et indigestum, et ita quod ex ipso nihil generabitur, vel si sic generabitur morbosus, quia semen illud non est bene prolificum […]. Et iste morbus qui venit ex primis parentibus dicitur hereditarius, sed improprie, quia tunc omnis morbus posset dici hereditarius, si ex causa extrinseca, vel alia fieret in filio, postquam fuit in patre a causa tali. Alius est morbus hereditarius, proprie causatus a causa naturali, et sic omnis morbus non est hereditarius, sed quidam sic et quidam non. Pro quo ulterius sciendum quod ad hoc quod morbus sit proprie hereditarius duo requiruntur, scilicet morbi diuturnitas et morbi antiquitas. Primum, ut per eius diuturnitatem et longitudinem debilitetur virtus membri in tantum quod non possit generare membrum forte simpliciter ; 2m requiritur ut si fuerit in avo, proavo, attavo, non ultra, quia ultra quartam generationem non currit assimilatio filii ad parentes, et sic discurrendo de filio in filium, donec huiusmodi morbus fuerit quasi naturalis et essentialis, ita quod propter naturalitatem et essentialitatem sit hereditarius, quia simile fit a simili in generatione univoca et perfecta ». Pour la limite de quatre générations, voir infra, n. 117.

(21)

Le grec, l’arabe et le latin

En médecine, le vocabulaire de l’hérédité s’inspire, comme on l’a vu, de traductions latines d’œuvres médicales arabes et de la version arabo-latine d’un texte grec: le commentaire de Galien sur les Aphorismes d’Hippocrate. Il est tout à fait significatif que l’expression ex hereditate dans ce dernier texte ne se trouve pas dans l’original grec, Galien utilisant ici une périphrase

65

. La science grecque possède bien la notion de maladies transmises des parents aux enfants — même si elle privilégie, comme la médecine scolastique, l’idée que les maladies ont des causes soit internes soit externes — et elle a également parfois

[290]

proposé des explications physiologiques de transmission, comme la pangenèse

66

. Cependant, elle ne dispose pas d’une terminologie technique pour les désigner. La science grecque, comme celle romaine

67

, n’emploie pas le vocabulaire juridique de la transmission des biens.

Tantôt les médecins et philosophes grecs n’utilisent aucun terme spécifique, tantôt le vocabulaire employé (katà génos, suggenikos, etc.) renvoie de manière assez floue à la famille ou à la génération, mais pas à l’hérédité, et ne permet pas de distinguer l’héréditaire du congénital. Souvent, il est impossible, même à partir du contexte, de déterminer s’il s’agit d’une maladie innée ou transmise

68

.

L’introduction d’une terminologie technique constitue une étape capitale dans le développement du concept des maladies héréditaires et plus largement dans celui d’hérédité dans le domaine des sciences de la vie. Elle est une invention médiévale. La contribution de la médecine arabe se révèle ici cruciale. Les médecins arabes désignent les maladies transmissibles des parents aux enfants par un

65 Galien, Commentarius in Aphorismos Hippocrati, ad VI, 27 ; éd. C. G. Kühn, XVIII-1, 43.

66 Voir par exemple Hippocrate, Airs, eaux, lieux, 14 ; éd. J. Jouanna, Œuvres d’Hippocrate, II, Paris 1996, 223-26 ; De la maladie sacrée, éd. J. Jouanna, Paris, 2003, II, 2, 10 ; De la génération, XI, 1 ; éd. et tr.

R. Joly, Œuvres d’Hippocrate, XI, Paris 1970, 52 ; Aristote, De generatione animalium, I, 17, 721b17sq ; I, 18, 724a3sq. et Historia animalium, VII, 6, 585b29.

67 Je n’ai rien trouvé chez Celse, chez Pline, chez Célius Aurélien, ni chez Isidore de Séville.

68 Voir sur ce point aussi E. Lesky, Die Zeugungs- und Vererbungslehren der Antike und ihr Nachwirken, Mainz 1951 (Akademie der Wissenschaften und Literatur. Abhandlungen der Geistes- und sozialwissenschaftlichen Klasse, 1950, 19), 112-13 et 113, note 1.

(22)

vocabulaire héréditaire et juridique

69

. Les médecins occidentaux vont plus loin que leurs sources: ce sont eux qui développent de véritables analogies juridiques pour clarifier le concept des maladies héréditaires et pour distinguer l’inné et le transmis.

La métaphore juridique véhicule également l’idée de l’hérédité comme un système de transmission dicté par des règles.

Cependant, le concept de maladies héréditaires a également d’importantes limites. Tout d’abord, la notion dominante reste toujours la génération, et non pas l’hérédité, comme en témoigne la confusion relative entre maladies héréditaires et congénitales. Les forces et les limites du concept des maladies héréditaires dans la médecine scolastique tiennent aux théories du mécanisme de leur transmission.

[291]

Le mécanisme de la transmission des maladies héréditaires

Les médecins scolastiques ne se contentent pas de définir les maladies héréditaires par une métaphore juridique ; ils s’interrogent aussi sur leur mécanisme causal. Voyons tout d’abord quelles sont les maladies que la médecine scolastique considère comme héréditaires. Ce ne sont nullement celles reconnues comme telles aujourd’hui. Au Moyen Âge, il s’agit essentiellement de la lèpre et de la goutte ; au début de l’Époque moderne, la syphilis, maladie nouvelle en Occident, prend la place de la lèpre, dont la présence est alors en nette régression. La tuberculose (phtisis), maladie héréditaire par excellence au XIX

e

siècle, figure dans la liste médiévale, mais y occupe une place mineure, à l’instar du calcul du rein ou de la vessie, des maladies de peau, de l’épilepsie, des troubles visuels et du boitement

70

.

L’hérédité n’est cependant jamais la seule cause possible des maladies

69 Les termes employés par Jean Mesue et Avicenne dérivent tous de la même racine, w-r-th, héritage, et ont tous un sens héréditaire. Un grand merci à Nicolai Serikoff, Olga Lizzini, Carla Di Martino et Carmela Baffoni pour leur aide sur le vocabulaire arabe.

70 Comme le signale López-Beltrán, 325, les écrouelles constituent au XVIIe et XVIIIe siècle l’une des principales maladies héréditaires. Il s’agit là d’une évolution par rapport à la période médiévale. Le quodlibet parisien sur les écrouelles cite la lèpre, et non les écrouelles, comme exemple des maladies héréditaires. On peut peut-être penser que l’idée de l’hérédité des écrouelles s’inspire, par analogie, de l’hérédité du pouvoir thaumaturgique de les guérir. Voir aussi supra, 273-74.

(23)

qualifiées d’héréditaires. Ces dernières ont une proximité particulière avec les maladies contagieuses, qui se transmettent également d’une personne à une autre.

Dans la classification avicennienne, les deux types de maladies sont étroitement associés et on trouve la lèpre, la phtisie et l’albaras alba (une affection de peau) dans l’une et l’autre catégorie

71

. D’autre part, les principales maladies héréditaires de notre période (goutte, lèpre, syphilis) ont en commun d’être perçues comme des maladies de luxe et de luxure, dues à des excès alimentaires

[292]

et/ou sexuels.

Pour la lèpre, le rapport causal avec la sexualité et la génération semble la caractéristique essentielle et en fait une maladie héréditaire, congénitale et contagieuse à la fois.

D’autre part, les auteurs scolastiques souscrivent à l’hérédité des caractères acquis: un père qui contracte la goutte à cause d’une vie débridée peut la transmettre par voie héréditaire à ses enfants

72

. Ainsi, la goutte en vient à être considérée comme une maladie noble, héritée de l’intempérance des générations précédentes

73

. L’ampleur du chapitre sur la goutte chez Jean de Gaddesden, médecin du roi anglais, témoigne sans doute de ce lien entre noblesse et goutte et il est également significatif que Michel Savonarole écrive son traité sur cette maladie lorsqu’il est au service de la cour d’Este à Ferrare, après avoir quitté l’université

74

.

71 Avicenne, Canon medicine, I, 2, 1, 8, éd. Venezia 1507, fol. 27v. Cependant, Pierre d’Espagne réserve l’expression avicennienne de uno ad alterum pour les maladies héréditaires et non pour les maladies contagieuses, en attribuant ces dernières à l’infection de l’air seule: « Queritur per quam viam venit morbus pestilencialis. Respondeo quod sunt morbi hereditari<i> qui de uno ad alium transeunt ut podagra, calculus et lepra. Sunt alii morbi contagiosi qui inficiunt aerem. Aer vero infectus illos qui ibi sunt inficit sicut pestis […] », Problemata, 53, ms. Firenze, Biblioteca Nazionale, Conv. soppr., J.IX.26, transcrit dans M. de Asúa, The Organization of Discourse on Animals in the Thirteenth Century. Peter of Spain, Albert the Great, and the commentaries on De animalibus, Phd University of Notre Dame, 1991, 375. Sur l’interaction entre contagion et infection de l’air, cf. supra, note 14.

72 Voir infra, 294.

73 R. Porter et G. S. Rousseau, Gout. The Patrician Malady, New Haven, London, 1998. Les auteurs commencent leur étude à la Renaissance, mais il existe des indices que le lien fort entre la noblesse et la goutte se développe au Moyen Âge. Je me propose de revenir sur ce thème dans une étude ultérieure.

74 Le choix de la langue vernaculaire, mais aussi de la thématique, peut s’expliquer par ce nouveau public. Savonarole dédie le traité au prince Borso et inclut un vrai consilium sur la maladie du prince.

Voir Ch. Crisciani, « Histories, Stories, Exempla, and Anecdotes: Michele Savonarola from Latin to Vernacular », dans Historia. Empiricism and Erudition in Early Modern Europe, G. Pomata et N. Siraisi,

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