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Les comportements de Marnix de Sainte-Aldegonde,

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Les comportements de Marnix de Sainte-Aldegonde,

p a r F R A N S V A N K A L K E N .

Mes chers Confrères,

Au moment où j'espère être arrivé au terme de mes longues recherches bibliographiques concernant Marnix de Sainte-Alde- gonde, figure de notre Passé dont, après beaucoup d'autres historiens, j'ai entrepris l'étude, il m'est particulièrement agréable d'avoir l'honneur de présenter devant vous quelques observations concernant deux moments critiques de la vie de mon personnage : sa capture par les Espagnols en 1573, avec les négociations qui s'en suivirent ; son attitude à l'égard d'Alexandre Farnèse lors des pourparlers accompagnant la capitulation d'Anvers en 1585. Je m'excuse auprès de mon cher collègue Charlier de faire figurer dans mon énoncé le mot « comportement ». Je n'en trouve pas de meilleur. Mon but est, en effet, non de vous parler du rôle de Marnix en ces deux moments cruciaux de sa vie tourmentée mais de la manière dont il s'est comporté à l'occasion du déroulement de ces rôles.

Je rappelle brièvement les faits qui ont précédé la capture de l'illustre « ministre et serviteur particulier » du prince d'Orange.

Ce dernier, après avoir fait appel, depuis 1571, aux qualités de Marnix en tant que négociateur, avait eu la fâcheuse idée de le nommer gouverneur de Delft, Schiedam et Rotterdam.

Depuis le début de 1573, Marnix s'employait à d'ingrates besognes militaires relevant plus spécialement des capacités de l'officier du Génie et de l'ingénieur hydraulicien.

Le 4 novembre de la même année, les Espagnols de Francisco Baldeo s'emparaient par surprise de la Schantse op de Maes- landtsche sluyse. Les mercenaires au service des États de Hollande avaient décampé et Marnix, après s'être en vain caché dans les

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roseaux, avait dû se constituer prisonnier. Dès le 7 novembre, il proposait à Guillaume d'Orange de « traicter quelque bonne paix ».

Le fait est notoire. Théodore Juste en parle déjà dans son honnête biographie de Saintc-Aldegonde (i). Nombre d'auteurs ont fait de même et je m'en voudrais de ne pas citer parmi eux notre confrère Herman Vander Linden qui rédigea pour la Bio- graphie Nationale une excellente étude sur notre héros (^).

Cette initiative du « bras droit du prince d'Orange », immé- diatement après sa capture, a quelque chose de troublant. Elle stupéfia les Hollandais et fît ricaner les Espagnols. Frédéric de Champagney, frère du cardinal de Granvelle, allait bientôt écrire : « Je savais qu'étant sans courage, Marnix craignoit la mort dont il se croyait menacé ». Chez les historiens qui n'ont jamais pu oublier que Marnix était le sarcastique auteur du Bijenkorf, la joie a été grande de pouvoir écrire que, par peur du supplice, il «voulait la paix à n'importe quel prix» {^).

L/CS panégyristes de Marnix ont, eux, été assez embarrassés.

L'historien auquel nous devons la meilleure biographie de Marnix parue jusqu'à ce jour, le Hollandais A. Van Schelven, parle d'un effondrement [eene inzinking), indice d'une faibles.se momentanée mais non d'une volonté de trahison (*). Un polygra- phe que je ne connais pas autrement — et que mon éminent col- lègue Hans Van Werveke m'a déclaré lui être inconnu également — A. Loosjes, s'est aventuré à lancer dans le Nieuwe Gids de 1940 une hypothèse assez cocasse Marnix aurait dû à sa qualité d'étranger son attitude jugée poltronne : « De kleine Savoyard

(') TH. JUSTE, Les Pays-Bas au XVI" siècle. Vie de Marnix de Sainte-Alde-

gonde (1538-1598). [Bruxelles-Paris, 1858]. Cite la lettre du 7 novembre 1573, p. 21, n o t e I. — H. VAN WERVEKE, Marnix en Oranje (Antwerpen, Lectura-

uitgaven, 1938), p. 13 cite aussi les lettres de décembre.

{*) H, VANDER LINDEN, Marnix (Philippe de), seigneur de Sainte-Aldegonde (Biographie nationale). T. X I I I , col. 800-844.

(') K. KERVYN DE LETTENHOVE, Marnix. La capitulation d'Anvers (Anvers 1883, 68 pp.), n o t a m m e n t p. 8.

(*) A. A. VAN SCHELVEN, Marnix van Sint-Aldegonde (Utrecht 1939). (CoUn.

Groote figurcn iiit o n s verleden), nott. pp. 88-90.

(») A. LOOSJES, Filips, de kleine Savoyard (Philippe de Marnix, seigneur du Mont Sainte-Aldegonde). (De N i e u w e Gids LV« ann. I, 1940), p. 368.

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zakt hangelijk ineen », écrit-il. Dans VOfficieel Gedenkboek, ouvrage de haute tenue historique et littéraire publié en 1938 par le Comité de commémoration Marnix, le perspicace Dr. Bakhuizen van den Brink note qu'une mentalité de cérébral n'est pas toujours également ferme {niet altijd even kordaat) i^). De son côté, Dr.

Dankbaar, dans ses Hoogteptmten uit het Nederlandsche Calvinisme in de XVI^ eeuw, paru en 1946, déclare que Marnix a toujours besoin d'un guide, d'un soutien, et que, par ailleurs, il «n'est pas du bois dans lequel on sculpte les martyrs » (^). Il semble vraiment que le monde de la Pensée hollandais n'a pas grande confiance dans les aptitudes de l'intellectuel au stoïcisme. Je retrouve dans l'intéressante étude d'un essayiste contemporain, Dr Jan Romein, cette même opinion : on fait rarement un martyr d'un cérébral (^). Quant à J. De Klerk, prédicant à Charlois près de Rotterdam, il puisait déjà en 1900, alors qu'il consacrait à Marnix un Éloge au titre ampoulé : Een Édelman en een Edelnt'în, un grand réconfort dans le fait que Jean le Bap- tiseur, au Désert, avait, lui aussi, connu des heures de dépres- sion. (*)

Étudions, mes chers confrères, ce curieux problème d'un peu près. Remarquons en premier lieu que Marnix de Sainte- Aldegonde n'a rien d'un pleutre. Au cours de sa carrière, il affronte avec courage, en sa qualité de porte-parole du prince d'Orange, les Grands de ce monde : les orgueilleux princes du Saint-Empire à Worms, en 1578, les astucieux Valois, la perfide Élisabeth d'Angleterre ; il brave la colère de la clique calviniste à Gand, à l'époque des sires de Rijhove et d'Hembyze ; à la fin de sa vie, fatigué, épuisé par la gravelle et les attaques de goutte, il cherche encore, non sans danger pour sa vie, à rétablir

(') J. N. BAKHUIZEN V.\N DEN BRINK, Marnix als Godgeleerde (Marnix v a n Sinte-Aldegondc. Officieel Gedenkboek. Brussel-Amsterdarn, Onze tijd, 1938).

(^) W . DANKBAAR, Hoogtepunten uit het Nederlandsche Calvinisme in de XVeeuw (Haarlem 1946). Chap. II. Marnix van Sint-AIdegonde en zijne beteekenis voor de vestiging van de Nederlandsche Gereformeerde Kerk. p. 82.

(^) JAN ROMEIN, Filips van Marnix, de intclleclueel in de politiek. Extrait de Erflaters van onze beschaving, Nederlandsche gestalten uit zes eeuwen (De Stem, X V I I I e année, T. I, 1938), p. 26.

(*) J. F. DE KLERK, Een Edelman en een Edelman 0/ Filips van Marnix van Sinl-Aldegonde, herdacht drie honderd jaren na zijn sterfdag (Marnix. Protes- t a n t s c h e S t e m m e n . T. I, fascicule 15, R o t t e r d a m 1898), pp. 157 e t ss.

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l'autorité de Maurice de Nassau dans la principauté d'Orange, transformée en pandémonium. Lorsque Louis de Nassau est plus ou moins assiégé dans Mons, en 1572, Marnix se faufile au travers des lignes de blocus pour lui annoncer le massacre de la Saint-Barthélemy et rejoint ensuite son maître, de la même manière hasardeuse.

Dans sa célèbre « Response apologectique à un libelle fameux », sorte d'autobiographie écrite tout à la fin de son existence, Marnix évoque loyalement sa période de captivité et les transes par lesquelles il passa : « Et finalement la prison d'un an sous le Ducq d'Alve et le Commandeur Requesens durant laquelle je fus pour le moins trois mois qu'à chaque soir je me recomman- dai à Dieu, comme si c'eust été ma dernière nuit. ... et toutefois mon Dieu m'a toujours tellement fortifié que (si je le puis dire sans jactance) j'ay servi d'exemple de magnanimité mesmes à nos ennemis » (^). Le danger était pour lui très réel. Sa brochure de 1567, écrite pour justifier les égarements des Iconoclastes avait été rédigée sous le couvert de l'anonymat, mais chacun savait à Bréda —ville où il habitait à l'époque — que c'était lui qui en était l'auteur. Le secret avait été mieux gardé pour le Bijenkorf der Heilige Roomsche Kercke. Le risque d'être envoyé au bûcher n'en restait pas moins extrême.

Pour bien juger des choses, je crois qu'il faut avant tout abandonner l'idée que Marnix aurait été un « génie guerrier », un « guerrier plein de bravoure », a fortiori un « Kriegsheld », comme le veulent respectivement Albert Lacroix Ernest

(') LA RESPONSE APOLOGECTIQUE est reproduite dans la publication des œuvres de Marnix par ALB. LACROIX et FRANçOIS VAN MEENEN. T. V I I L Correspon- dance et Mélanges. Le fragment cité ici figure dans P. DE HAAN, Filips van Mar- nix van Sinl Aldegonde. (Tijdseinen. S t e m m e n uit christelijk-historischen kring, 3" année, N»» 30-31. La Haye, 1940), p. 62, n o t e 53.

(*) Vraye narration e t apologie des choses passées au Pays-Bas touchant le faict de la Religion en l'an 1566.

(') ALB. LACROIX, Notice historique sur Philippe de Marnix, pp. 273 et ss. du T . IV du Tableau des Différends de la Religion, publié par LACROIX et VAN MEENEN (voir n o t e i). Cette notice a paru en brochure indépendante, à Bru- xelles, en 1858, avec celle de VAN MEENEN, consacrée à la bibliographie des écrits de Marnix, sous le titre : Notices historique et bibliographique sur Philippe de Marnix (117 pp.).

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Discailles {^), et Schott-Van Veen {^). Il n'a pas la stoïque

indifférence, en quelque sorte professionnelle, du soldat de métier devant les hauts et les bas du capricieux jeu de la guerre. Je me l'imagine aux premiers jours de sa captivité à La Haye, en quelque sorte scandalisé devant le fait que lui, Marnix, l'huma- niste, le théologien, le diplomate, le polyglotte « fort instruit en grec, hébreu, latin » et qui écrit très aisément « les langues espagnole, italienne, allemande, française, flamande, anglaise et bien d'autres », a été pris comme un rat dans un piège dans un polder fangeux, sous un morne ciel de novembre.

Et voici que les Espagnols accueillent leur prisonnier avec courtoisie, l'installent à La Haye dans la demeure du maître de camp Julien Romero. Le seigneur de Noircarmes, qui com- mande les forces espagnoles depuis le désastre naval d'Enkhuizen et la capture du comte de Boussu ( i i octobre 1573), lui suggère tout aussitôt d'entreprendre des négociations. Noircarmes est sincère. Depuis l'abandon du siège d'Alkmaar, le 8 octobre, la situation laisse présager pour les généraux espagnols des cam- pagnes interminables, sanglantes et mornes. Or, il est notoire que Marnix est le seul homme capable, éventuellement, d'influencer le prince d'Orange !

De l'avis de l'historien protestant hollandais F. W. Stutterheim, cette suggestion aurait troublé le clair jugement de notre Marnix, l'aurait « beneveld in zijn helder oordeel » Le cordial et enthou- siaste vulgarisateur H. J. Bulten, ancien bourgmestre de Blokzijl, va jusqu'à croire que « Oranje's rechter hand », ce « nobele, adel- lijke, geleerde, hoogstaande man », fut plongé dans une sorte d'hyp- nose par les subtiles et fallacieuses propositions espagnoles (*).

Pourquoi chercher dans des explications freudiennes la clef

(') E. DISCAILLES, La révolution des Pays-Bas au XVsiècle. Guillaume le Taciturne et Marnix de Sainte-Aldegonde (Bruxelles, 1884).

{-) TH. SCHOTT-VAN VEEN, Art. étendu consacré à Marnix dans la Realencyclo- paedie fur protestantische Théologie und Kirche. T. XIT (Leipzig, 1903), col. 347- 355-

{*) F. W. STUTTERHEIM, Brief van Philips van Marnix, Heer van Sint Alde- gonde, aan den Prins van Oranje en diens antwoord in December 1573. (Marnix, Protestantsche Stemraen. T. V I I I , ann. 1906. pp. 220-221).

(') H . J. BULTEN, Philips van Marnix, heer van Sint Aldegondc. Oranje's rechterhand (Arnhem, 1939), pp. 163-164.

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d'une situation fort simple. Marnix de Sainte-Aldegonde — nous aurons l'occasion d'y revenir — aimait passionnément la paix, la bonne volonté qui y prédispose et les négociations pleines de finesse qui y conduisent. Il procède avec prudence et suggère de prendre des informations au sujet des garanties que pourrait offrir Philippe II « au bien et au soulagement de notre povre patrie ». Le 28 novembre, le prince répond avec un flegme magni-

fique à son correspondant, malgré tout un peu empêtré. Certes, une paix « bonne et asseurée » serait excellente mais, au temps présent, elle serait « préjudiciable à la gloire de Dieu premièrement et puis aussi au bien et au salut du pays ». Par ailleurs, il ne se fâche pas contre Marnix et, pour lui venir en aide dans la mesure du possible, il suggère de l'échanger contre le comte de Boussu.

Que Julien Romero se garde bien de maltraiter son prisonnier : il serait l'objet de représailles.

Après avoir été transféré à Haarlem et à Amsterdam, le

seigneur d'Aldegonde est enfermé au château-fort dit Vredenburg, à Utrecht, le 3 décembre. Il y sera également traité d'une manière décente (^). C'est de là qu'il écrira encore au prince d'Orange, le 4 et le 9 décembre. Ces textes doivent être lus avec le plus grand soin. Marnix commence par remercier le prince et les États de Hollande de n'avoir bien voulu considérer le drame de Maesland que comme un fâcheux fait de guerre et non comme une lâcheté. Quant à ses propositions, il les met au point avec précision : il ne demande pas encore de garanties pour les Pro- testants mais un simple moyen d'entrer en contact. Il a trouvé le seigneur de Noircarmes dans d'excellentes dispositions pour le bien-être du pays. Il servirait volontiers d'intermédiaire pour que les insurgés puissent exposer leurs griefs au Roi. Il se dit convaincu que ceux qui seront délégués par le prince d'Orange auront tout lieu d'être contents. Dieu fortifiera l'entreprise.

Et si cet essai d'arrangement raisonnable devait échouer, on aurait tout au moins pu mesurer les sentiments de justice des deux parties. Ne croyez pas, ajoute-t-il, que cette démarche soit

(') D e f a u x bruits couraient, selon lesquels Marnix était fort mal traité au Vredenburg. Cf. G. A. EVERS, Philips van Marnix van Sint Aldegonde in Utrecht (Maandblad van Oud-Utrecht XV« ann. 1940, p. 37).

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due à l'impulsion du moment, à la pusillanimité d'un homme rendu craintif par la fâcheuse occurrence dans laquelle il se trouve. Il faut ici considérer que la guerre foule aux pieds le service de Dieu par ses horreurs et par ses violences. La paix, au contraire, sauverait la Généralité de la ruine. Cette lettre est longue et plus doctorale que pathétique. L'écrivain y cède à sa prédilection pour le classement ordonné des arguments ; en érudit incorrigible, il multiple les exemples empruntés aux guerres de la Grèce et de Rome.

Le prince d'Orange reçut les lettres du 4 et du 9 décembre à Zierikzec, le 19. Il y répondit quatre jours plus tard par une fin de non-recevoir brève et affectueuse. Il a, dit-il, adressé, d'accord avec les États de Hollande, une supplique au Roi. Il a même écrit une aimable lettre à Noircarmes (qui ne put y répondre, étant décédé peu après). C'est tout ce qxi'il désire faire pour l'instant.

On peut trouver que Marnix mit trop de hâte et de bonne volonté à répondre aux suggestions de l'ennemi. Mais il ne chanta pas la palinodie. Plaçant, comme je l'ai dit, la concorde au-dessus de toute forme de réussite par la violence, se refusant à rattacher les possibilités de paix à l'issue capricieuse d'une bataille, rencontrant inopinément et contre toute attente une possibilité de négociation qu'il juge honorable et sans danger, tout au moins quant au sort des Réformés, il voit, il ne peut voir les choses que dans le plan oii il s'est situé.

Tout autre doit nécessairement être la conception du prince d'Orange. Tout en étant lui aussi ennemi de la guerre, celui-ci a, de par ses origines, sa formation, son passé, confiance dans l'efficacité du fait de guerre. A ses yeux, l'effondrement du duc d'Albe ouvre d'amples possibilités de victoires, tandis que, pour Marnix, l'arrivée de Requesens signifie surtout une possibilité d'en finir avec une guerre interminable. Ace moment Guillaume d'Orange poursuit avec succès le siège de Middelbourg ; le siège de Leiden par don Francisco de Valdez n'apeuré point son âme indomptable. C'est sous cet aspect qu'il faut juger les courts préludes de négociations auxquels il consentit enfin, en i574- Le 17 juillet de cette année, Marnix fut autorisé à le rejoindre à Rotterdam. Champagney était parvenu à ébaucher le souhait

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de Noircarmes. Mais l'entreprise s'avéra sans issue. Le prince passait cependant par des temps très durs. Sans doute, le brave Christophe Mondragon avait capitulé à Middelbourg, le 21 février, après un siège de deux ans, mais en revanche, le 14 avril, don Sanche d'Avila avait écrasé les troupes de Guillaume sur la bruyère de Mook. Le prince avait perdu ses deux vaillants frères Louis et Henri en cette sombre journée. Le siège de Leiden tournait à la catastrophe. Mais qu'importaient ces contingences à l'homme qui semble bien avoir dit qu'il n'avait pas besoin de réussir pour persévérer. Son point de vue triomphe, si l'on considère la miraculeuse levée du siège de Leiden, dans la nuit du 3 au 4 octobre 1574, mais celui de Marnix l'emporte tout autant si l'on considère que la guerre dura jusqu'en 1648 ! Quoi qu'il en soit, le rôle de Marnix, en tant que négociateur momentané, était terminé. Ne pouvant plus rien tirer de lui, les Espagnols l'échangèrent, le 15 octobre, contre Mondragon.

Certains partisans de Philippe II ne se consolèrent point — le conseiller Morillon entre autres — d'avoir vu échapper à leurs griffes Aldegonde, l'homme à « l'esprit diabolique ».

*

* *

J'en viens à présent à la capitulation d'Anvers du 17 août 1585. On sait que l'infortuné Marnix fut accusé de haute trahison par les calvinistes anversois, par le comte de Leicester et par Élisabeth en personne. On trouve dans un acte du 4 septembre de la même année, émanant de plénipotentiaires anglais dans les Provinces-Unies, la dure formule désignant Anvers comme in ttmanus Hostium ttirpiter devolutamiK Quant à la Généralité et spécialement les Etats de Hollande et de Zélande, ils préten- dirent interdire à Marnix le séjour dans son petit château de West-Souburg. Après qu'il eut ignoré cette défense avec une ferme dignité, ces mêmes États le maintinrent pendant quatre ans en di.sgrâce.

Nous retrouvons, à l'égard de notre personnage, la même animo.sité que dans le cas de défaillance ou de pseudo-défaillance précédent, chez le professeur à l'Université de Louvain Alber-

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de Marnix de Sainte-Aidegonde

dingk Thijm, (') chez Kervyn de Lettenhove (^) et chez le chanoine Prims (^). Sous la plume de Kervyn, le verdict est prononcé : « Marnix a trahi ses amis pour embrasser la cause du roi d'Espagne ». Sans être aussi catégorique, le chanoine Prims, grand touilleur d'archives, a trouvé, dans le dépôt d'Anvers qu'il dirige avec tant de brio, mention d'une série de eereloon en vergoedingen, reisonkosten, et autres cagnottes dont bénéficia le buitenburgemeester aux frais de la Cité. Lors de la capitulation, tout un train d'ordres de payements figura à son profit et à celui de ses amis, notamment de Catherine van Eeckeren qui allait bientôt devenir sa seconde femme. De là à laisser sntendre bien des choses, il n'y a qu'un pas. Il eut toutefois été équitable, en l'occurrence, de rappeler que Marnix avait eu ses biens confisqués après le grand exode de 1567 et qu'il avait dès lors dû vivre de traitements disparates, parcimo- nieusement mesurés et souvent suspendus.

Sainte-Aldegonde fut vigoureusement défendt, soit par ses admirateurs, soit par les historiens qu'anime le pur esprit d'objec- tivité historique. Parmi ces derniers, il m'est agréable de citer mon collègue et ami Vander Essen, auteur d'une magistrale étude sur Marnix van Sint-Aide gonde en de verdediging van Antwerpen (*). C'est dans ce travail que figure (p. 73) un juge- ment de Farnèse adressé à Philippe II, qui place, une fois pour toutes, Marnix au-dessus de tout soupçon. « Si bien es pobre, no lo veo interesadon. Je n'insiste point sur les arguments d'inca- pacité ou de pusillanimité employés lorsque l'on n'ose pas déclarer

(') p. p. M. ALBERDINGK-THIJM, De vroolijke historié van Philip van Marnix, hcer van Sinie Aide gonde, en zijne vrienden, Eene zedeschels opgedragen aan aile zijne bewonderaars (Louyain 1876). Trad. française par RIJCKMANS (Bruxelles, Lebrocquy, 1877).

(2) Cf. p. 15, note 3.

(') Chan. FL. PRIMS, Marnix van Sint Aldegonde. Een Katholiek oordeel {Xnt- worpen. D e Vlijt, 1939). Voir aussi, du m ê m e : Antwerpiensia. Losse bijdragen tôt de Antwerpsche Geschiedenis. X I « .série, 1937, nott. la chronique X X X X I I I Marnixiana.

(*) L. VANDER ESSEN, Marnix van Sint Aldegonde en de verdediging van Ant- werpcn (Officieel Gedenkboek [voir p. 16, n o t e i], pp. 51 ss.). Cf. également Dr.

PAULINA HAVEL.\AR, Marnix van Sint Aldegonde als verdediger van Antwerpen 1584-1585, pp. I à 33 des Bijdragen voor Vaderlandschc Geschiedenis en Oudheid- kunde, VII« série, T. 7, livr. i e t 2 (La H a y e , 1936).

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Marnix lâche ou corrompu. Par-ci par-là surgit aussi le vieil argument utilisé pour la crise de 1573 : le break-down, la moede- loosheid (1).

Sans m'attarder à des problèmes depuis longtemps résolus, tels que celui de la quantité de vivres encore disponibles

dans la place ou de la proximité des troupes anglaises au moment de la capitulation, je passe à la question délicate entre toutes : celle des rapports personnels entre Sainte-Aldegonde et son vainqueur.

Il convient de ne pas attacher trop d'importance à la question des petits cadeaux dont le conservateur des Archives d'Anvers fait des gorges chaudes (^). Marnix avait, toujours aux frais de la Cité, acheté en janvier 1585 un livre de médecine, un autre sur l'art de la guerre, et de beaux ouvrages de dévotion imprimés chez Plantin, qu'il avait distribués, à Beveren, dans l'entourage du duc de Parme, au début des négociations. Ces politesses étaient dans le style de l'époque. Le pasteur P. De Haan, dans une fine étude, qui parut en 1940 dans la revue chrétienne- historique Tijdseinen, rappelle, d'après le texte publié par Prims, qu'au cours du siège Farnèse avait fait envoyer du lait d'ânesse et des chapons à une dame de qualité, malade. En retour, le buitenburgemeester a\ ait expédié au duc de Parme un tonnelet de vin vieux et des pâtisseries

Mais il y a plus. Dix jours après la capitulation, le 27 août donc, Marnix reçoit solennellement Alexandre Farnèse aux portes d'Anvers. Deux jours plus tard, il entreprend un voyage à Bruxel- les à ses côtés. « Personne à la Cour n'est plus avant dans l'inti- mité du prince », dit un témoin oculaire, « on ne connaît qu'Alde- gonde » ! Du coup Loosjes — cité plus haut — éclate. Cette attitude de Marnix serait « à peine trop vivement définie, par

(•) Cf. nott. H. A. ENNO VAN GELDER, Biographie de Marnix dans l'Algemeene Encyolopaedie de Winkler Prins.

(2) Fi.. PRIMS, Antwerpiensia (voir p. 22, n o t e s ) . Chronique X X X X I : Boeken van Marnix. A la page 295, le chanoine Prims insère une vigoureuse réplique d ' u n grand admirateur de Marnix, M. FR. WITTEM.^NS, auteur d'une monogra- p h i e de lecture agréable m a i s u n peu tendancieuse, intitulée : Marnix de Sainle- Aldegonde, ministre de Guillaume d'Orange {Bruxelles, Office de Publicité, 1935)-

(") DE HAAN, Filips van Marnix (voir p. 17, n o t e i), p. 49.

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de M ami X de Sainte-Aide gonde

le terme de répugnante » si sa qualité bien connue de Savoyard basané n'expliquait encore une fois ses virevoltes. Ne cherchons pas de faciles rapprochements historiques en la matière et can- tonnons-nous dans l'analyse du fait en soi. INIarnix est à ce moment une personne ])urement privée puisqu'il s'est engagé à ne plus combattre le roi d'Espagne pendant un an. Farnèse a tout fait pour lui rendre la capitulation moins amère : la ville n'aura pas de garnison espagnole ; il n'y sera point élevé de citadelle occupée par les vainqueurs ; il n'est pas question d'indemnité de guerre et la garnison a pu sortir avec ses armes et ses drapeaux déployés. Enfin, le duc de Parme a eu le tact de ne laisser entrer dans la cité vaincue que des soldeniers wallons et allemands, de façon à garder hors de vue les tercios espagnols abhorrés.

Quel est, en ces moments dramatiques, l'état d'esprit du bourg- mestre ? Le 12 juin 1584, il a eu une dernière entrevue, à Delft, avec son patron vénéré, à l'occasion du baptême de Frédéric- Henri {}). «En ce voiage », écrit-il, « le prince me monstra

infiniment plus d'honneurs, de caresse, de privauté et de confiance qu'il n'avoit oncques faict de sa vie, ni à moi, ni à aucun sien conseiller ou serviteur ». Hélas, le 10 juillet de la même année, le prince a été assassiné par Balthazar Gérard. Marnix s'est, depuis, senti profondément seul et désemparé.

De son passage à Anvers il n'a conservé que des souvenirs de cauchemar. Dans le factum qu'il rédigea pour justifier son rôle, le « Brief récit de Testât de la ville d'Anvers du tems de l'assiègement et reddition d'icelle » (^), il écrit, « le prince d'Oran- ge m'envoya à la ville d'Anvers de laquelle il tenoit alors la conservation comme désespérée ». Pendant des mois il a dû louvoyer parmi « tant de pilotes et nochers tant divers ». Les

(') L'amitié profonde entre le prince d'Orange e t Marnix a été établie par de n o m b r e u x auteurs. Parmi e u x il m'est agréable de citer un des plus fins analystes de la mentalité de Marnix, étudiée spécialement sous ses aspects reli- gieux : D'' J. C. H. DE PATER. N o t o n s ici, parmi ses n o m b r e u x essais, tous lau- datifs mais pondérés : Marnix van Sini Aldegonde. dans Neerlandia. T. X X X X I , N" 10, octobre 1937, PP- ^^53 ss.

(^) Le « Brief récit » figure dans les Écrits politiques et historiques, t o m e V I I de la publication des œ u v r e s de Marnix par Lacroix e t van Meenen, citée p. 17, n o t e I.

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querelles entre capitaines, le maugré des bourgeois à faire les sacrifices nécessaires, ont usé ses forces dans des conflits ([uotidiens. Le 26 mai 1585, le percement de la digue du Kauwen- steyn a un instant fait vibrer en lui l'espoir de la victoire. Mais Marnix n'a pas de chance sur les champs de bataille ! Rentré prématurément dans la ville avec le comte de Hohenlohe, pour recevoir les congratulations de la Cité, il a connu l'amère et ridicule déconvenue d'un succès transformé après son départ en déconfiture. Cinq jours plus tard il est entré en pourparlers avec le prince de Parme.

A ce moment — Farnèse nous en donne le témoignage — Marnix était « las de la guerre » au point d'avoir « très grand désir de s'employer à faire une bonne paix par deçà ». L'armée espagnole était, à son avis, excellente et son chef invincible.

Gand avait capitulé le 17 septembre 1584 et Bruxelles le 10 mars de l'année suivante. Le pays était comparable à un « navire abandonné sans pilote au milieu d'une tempête ».

Et voici que l'on obtenait « de meilleures conditions et plus favorable traicté que nulle autre », un traité qualifié plus tard par l'historien protestant Van Meteren de « 't gracelijkste van aile d'overgegeven steeden » ! Nous le savons : dès le début de la guerre Marnix s'était moins intéressé au « gemeyne vaderlandt » qu'à « het ware geloof ». Il était plus calviniste que Néerlandais (^).

Il combattit de toutes ses forces Philippe II mais il fut toujours prêt à rentrer sous son obédience si le souverain voulait bien renoncer enfin à son intransigeance envers les Réformés. Vander Essen rappelle (^) la déclaration formelle qu'il fit un jour : «s'il luy (Philippe II) plaisoit nous faire ceste grâce (de tollérer ses subjects en ce qui touche leurs consciences et le service qu'ils doivent à Dieu), je dis franchement que je tiendrois pour abominables ceux qui voudroyent encore continuer ceste misé- rable guerre, puisque nous avons toujours protesté que nous ne désirions (rien) sinon de rendre à Dieu ce qu'est à Dieu et

(') Thèse n e t t e m e n t soutenue par VAN SCHELVEN dans une étude très synthé- t i q u e : Philips van Marnix van Sint Aldegonde (1540-1940), parue dans Neer-

landia, X X X X I V « ann., 9= livr., septembre 1940, pp. 115-118.

(2) V A N D E R E S S E N , loc. cit., c f . p . 2 2 , n o t e 4 .

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de Marnix de Sainte-Aidegonde

au Roy ce qu'est au Roy ». A condition qu'ils tolèrent la Reli- gionsfried, Marnix aurait jadis prêté indifféremment le serment d'allégeance au duc d'Anjou, à Henri III, même à Elisabeth.

Il est vrai qu'en 1585 Philippe II n'admit pas plus qu'aupara- vant la présence des Réformés dans les Pays-Bas, mais au moins leur accordait-il un libre départ et un délai de quatre ans pour réaliser honorablement leurs biens. Le secours de Dieu, se disait Marnix, donnerait à ces exilés une patrie peut-être plus douce à habiter qu'une terre où ils seraient restés en frictions permanentes avec les catholiques et toujours exposés à la tentation d'une apostasie.

L'image, chère à Romein,d'un Marnix,paladin littéraire ingénu, toujours dupé par la fourberie des Grands, n'a donc aucun sens Si le jour de la capitulation d'Anvers ne fut évidemment pas marqué pour Marnix d'une pierre blanche, il fut cependant celui par excellence où, grâce à ses talents de négociateur et à la merveilleuse ingéniosité de son esprit, il put tirer le maximum d'une situation minimante. Il put donc affronter son vainqueur le cœur en paix et la tête haute.

Qu'il y ait dans le caractère de Marnix une certaine souplesse obséquieuse, le fait me paraît indéniable. Il est visible dans ses propos, ses négociations, ses lettres. Elles sont si « gracieuses et playnes de toute humilité » qu'elles éveillent la défiance, écrit le duc de Parme à Philippe II, le août 1585. Le R. P. Nolet, dans son substantiel et tout récent ouvrage : Marnix ah

theoloog(^), n'a. peut-être pas tort lorsqu'il déclare que la formation première de Marnix fut moins celle d'un théologien à la manière de Théodore de Bèze que d'un humaniste homme de Cour italien, à la manière du Cortegiano de Balthazar de Casfiglione.

Mais, abstraction faite de ce penchant, notre personnage a une sincère admiration pour Farnèse. Il a si longtemps vécu au contact de capitaines incultes et de pasteurs à l'esprit étroit. Il a connu les mesquineries de la Généralité, le fanatisme et l'esprit mercan- tile des États de Hollande et de Zélande, abandonnant de plus en plus cyniquement la cause des Flamands et des Brabançons.

{') J. RoMEiN, loc. cit., cf. p. 16, n o t e 3.

(^) Can. W . A. NOLET, O. P., Marnix als theoloog. Historische inleiding (Am- sterdam, Urbi et Orbi, 1948), passim.

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Le voici en présence du duc de Parme, fin, cultivé, souple, char- meur par excellence, dont il ne peut assez louer la « débonnaireté et clémence ». Il est clair que ces deux hommes, venus de camps opposés, ont immédiatement pris le plus intense plaisir à nouer un commerce intellectuel. Il est loisible de ramener les sentiments de Marnix à la gratitude qu'il éprouva du fait que Parme

s'intéressa à la main levée de ses biens immeubles aux quartiers de Mons et de Nivelles, saisis jadis par Philippe II (^). Mais que c'est là voir les choses d'une manière simplifiée. Je pose en fait que, au moment où s'engagèrent les difficiles négociations de Beveren, tant souhaitées par les deux adversaires, il s'établit entre eux une sorte de, je ne dirai pas complicité oucompérage, mais une discrète connivence, un plaisir raffiné et réciproque à voir le partenaire se dégager des influences extérieures (Philippe II et la Cour de Madrid d'une part, les jusqu'au-boutistes des

Pays-Bas, de l'autre) pour se rapprocher du but commun : la paix.

Je me suis longuement complu à la lecture de la correspondance entre le conseiller Richardot, président du Conseil d'Artois et homme de confiance de Farnèse, et le seigneur de Sainte-Alde- gonde, du 8 juin au 15 juillet 1585 {^). Théodore Juste, qui en reçut communication par son ami Gachard, ne semble pas avoir pénétré toute la finesse qui s'en dégage. Il s'agit d'obtenir « quel- ques bonnes et raisonnables conditions ». Certaines gens d'Anvers veulent susciter des « difficultez et retardemens lesquels il faut surmonter par constance et magnanimité ». Des indiscrétions se sont produites et, comme l'écrit Farnèse, « la garbouille est

(1) Voir GACHARD, Analectes historiques : Actes du prince de Parme en faveur de Philippe de Marnix et des membres de sa famille, pp. 309 e t ss. du Compte- rendu des séances de la Commission Royale d'Histoire , I I I ' série, T. 12 (Bruxelles 1871). Les conclusions assez perfides que K e r v y n a tirées de ces Actes e t d e l a red- dition d'Anvers, en général, amenèrent le célèbre hi.storien P. J. BLOK à déclarer, à propos de la Capitulation d'Anvers dudit Kervyn : schandelijker pamphlet

onder het masker van onpartijdig historisch onderzoek kwam zelden uit . (De N e - derlandsche Spectator, 1883), pp, 284-287 ; Een pamflet tegen Marnix.

(^) GACHARD, Analectes historiques, pp, 32g e t ss. Correspondance entre le conseiller Richardot et Philippe de Marnix, seigneur de Sainte-Aldegonde, touchant la réconciliation d'Anvers avec Philippe II (8 juin-15 juillet 1585), d a n s Compte-rendu des séances de la C. R. H. III* série, T. g, Bruxelles, 1867.

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de Marnix de Sainte-Aldegonde

survenue dans la Ville » ! Marnix en est bien marri mais Richardot le réconforte : « Les gouvernements populaires sont plains de mil hasardz », écrit-il, vous devez « avecq loisirs encheminer les impressions du peuple au sentier de la raison ». Quel dommage que l'aboutissement de ces subtils préliminaires, la longue entrevue secrète entre Marnix et Farnèse, du lo juillet 1585, doive vraisemblablement à jamais rester ignorée quant aux propos qui s'y sont tenus !

L'estime affectueuse de Marnix pour Farnèse s'affirmera encore — comme vous le savez — bien des années plus tard, en 1590, lorsque le premier, merveilleux expert en matière d'écri- tures chiffrées, communiquera au second des lettres confi- dentielles, interceptées, d'où il apparaissait que le Commandeur Juan de Moreno menait de Paris une ténébreuse intrigue et cherchait à noircir Farnèse dans l'esprit de son soupçonneux souverain. Vander Essen a trouvé ces lettres dans les Archives Famésiennes, à Naples, en 1911 {^).

Une considération encore. D'aucuns trouveront peut-être que ces façons de Marnix sont bien peu celles d'un rugueux calviniste. Mais c'est précisément là l'erreur trop répandue que de croire que le dogme de la prédestination doive nécessai- rement former des mentalités jusqu'au-boutistes. Le pasteur De Haan, dans les Tijdseinen déjà cités, remarque avec perspicacité que, de par sa mentalité même, Marnix a logi- quement dû accepter avec équanimité la victoire de Farnèse puisqu'il apparaissait visiblement que le duc de Parme était en l'occurrence l'instrument de la volonté de Dieu. «Après que le Seigneur des armées nous impose loy de nécessité (c'est-à- dire la capitulation), il faut, ou plier le col ou le rompre, car sa puissante main est un aiguillon trop dur pour y regimber » N'oublions pas que Sainte-Aldegonde, même lorsqu'il atteint les sommets des honneurs, conserve son humilité de croyant

(1) L. VANDER ESSEN, Contribution à la biographie de Marnix de Sainte-Alde- gonde. Ses rapports avec Alexandre Farnèse en 1590, pp. 53 et ss. des Analectes pour servir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, III^ série, T. 7 (37 de la col- lection), Louvain 1911.

(2) P . D E H A A N , loc. cit., p . 5 2 .

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sincère et ne se juge qu'un « cleyn lidmaet des Heiligen Lichaems Christi Jesu, die van God cleyne gaven heeft ontvangen ».

* *

J'en viens, mes chers confrères, à ma conclusion. La grosse difficulté à vaincre, lorsque l'on s'attelle à la tâche de situer la personnalité de Marnix de Sainte-Aldegonde, c'est que l'on se trouve devant un foisonnement d'historiens qui ont voulu voir en lui un surhomme, soit dans le domaine de la vertu, soit dans celui de la scélératesse. Pour Edgar Quinet il est «le plus grand des Belges », le « héros national » par excellence. Motley en fait «un des hommes les plus marquants de son siècle qui rappelle la grandeur des héros antiques » {^). Dans le camp des adversaires, Alberdingk Thijm le qualifie de fripon (een schurk), Kervyn, de lâche. Quant au chanoine Prims, il « luxurie »

— comme on disait au XVI^ siècle —, en épithètes déconcer- tantes. Aldegonde est un verwilderd weeskind, un student- landlooper, tantôt opstandig, tantôt verwaand en dom. Il reprendrait volontiers la définition du père Jésuite del Rio :

« homo in scelere vigilantissimus et in nefasciis omnibus diligen- tissimus ». Dans le clan des docteurs calvinistes, cet érudit de grande classe, mais qui n'est tout de même qu'un amateur dans la science des choses divines, est présenté comme le théo- logien par excellence. On a également voulu voir en lui un annonciateur du rationalisme et de la libre-pensée alors qu'il était d'une piété profonde. Mieux encore, les hypernationahstes flamands d'avant la Seconde Guerre en ont fait un « messager de Dieu de la Grande Néerlande ». Quant aux collaborateurs hol- landais, ils ont voulu le métamorphoser en groot-dietscher, préfi- gurant devant la Diète de Worms les attitudes de Mussert devant Hitler ! {^)

En présence de tant d'interprétations, les biographes les plus récents ont été saisis d'un accès de timidité. Van Schelven et Nolet sont d'accord pour déclarer qu'il y a encore bien à apprendre sur Aldegonde. Dr J.-G. Sterck, dernier entré en

(') J . L o T H R O P M O T L E Y , History 0 / ihe Dutch republic, (éd. de 1894), passim.

(^) ANONYME, Marnix van Sint Aldegonde voor den Rijksdag te Worms (1578).

Préface par S. HINDERDAEL (La H a y e , 1941).

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de Marnix de Sainte-Aidegonde

lice parmi les marnixiens, conclut, en 1949, par la constatation : f( Aide gonde is een raadselachtig figuur i\ Elle l'est peut-être moins si l'on consent à admettre que, loin de commander aux circonstances, Marnix sut s'y adapter, en cherchant parfois à tâtons la voie de la modération dans un monde aux idéologies déchaînées. En temps ordinaire, Marnix aurait probablement été un pacifique homme de bibliothèque, ayant, par ses travaux, acquis une grande réputation d'humaniste, d'exégète, de poly- glotte et d'érudit. Il étaiUeen man van schrander brein » dit Hugo de Groot, « van overtreffend vernuft», dit Heinsius. Il aurait aimé polémiquer du fond de son cabinet de travail, entouré d'in-folios et de parchemins, à la manière d'Erasme. Né au XX^ siècle, ce zélateur de la paix aurait été une des grandes figures de la Société des Nations et se serait fait l'apôtre de l'esprit de Locarno. Les circonstances ont voulu qu'il ait vécu il y a quatre siècles, au temps d'une grande Révolution. Tout devait l'amener à jouer un rôle au sein du Compromis des Nobles. Dès lors il est pris dans la succession heurtée et contradictoire des faits. Il sera l'auteur du Bijenkorf mais aussi le pivot de la Religionsfried, l'animateur de la Pacification de Gand mais aussi de l'Union d'Utrecht. Parfois il zigzaguera, passant de la défense des Icono- clastes fanatiques à la critique de la tout aussi intolérante Gueuse- rie gantoise, soutenant « qu'il faut laisser les catholiques romains en leur liberté, sans mesmes inquiéter les ecclésiastiques », ce tout en sapant leurs croyances les plus chères, disant des pasteurs de la religion Réformée : K zij moeten de conscientiën vrij laten », ce tout en réclamant des « uytwendige lichaemelijke straffen » pour les anabaptistes et les geestdrijvers libertins de la Révélation intérieure !

Tout bien considéré, la grande beauté de sa vie réside dans son attachement au prince d'Orange, dans son ardeur à le servir pour ramener, là où faire se peut, l'esprit de concorde. Il sacrifie à ces tâches ses forces et sa santé. Il lui eût certes été plus commode de rester, comme au début de la Révolution, « en toute quoyeté

(') J. G. STERCK, Marnix van Sint Aldegonde en de Théologie dans Sacris Erudiri. Jaarhoek voor Godsdiensfwetenschappen, II. 1949 (Steenbrugge, éd. de l'abbaye de Saint Pierre), pp, 387 e t ss.

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et modestie... comme caché soubs la croix des persécutions»;

il eut peut-être connu moins de tribulations en s'abandonnant unilatéralement à un calvinisme outré. Il préféra mettre, et par la plume et par la parole, au service de la cause qu'il jugeait bonne, un cerveau de qualité exceptionnelle. A ce jeu, il faillit bien laisser la tête.

Surtout, que l'on consente à voir dans ce petit homme au front haut, au visage basané, expressif, mangé de poils, un être humain dans toute la simplicité du terme, avec ses héroïsmes et ses faiblesses. Jusqu'à la fin de ses jours, Mamix conservera un amour ensoleillé pour les choses de la vie : la lecture des classiques, l'exégèse subtile, et aussi la passion des livres, des tableaux, des fleurs et des citrouilles. La solitude lui sera toujours pénible. Après sa longue et paisible union avec Philippote de Bailleul, sincère calviniste comme lui, il épousera en secondes noces — et contre l'avis de ses amis — la veuve de l'amman d'Anvers Jan van Straelen, Catherine van Eeckeren. Veuf pour la seconde fois, il épousera encore Josine de Lannoy, dont il disait galamment : « matrona certe summis ac frope divinis virtutibus ornata, nisi me amor penitus dementat ». De ces diverses unions naîtront une demi-douzaine d'enfants. Ce calviniste pré- tendu austère aime la danse et la trouve salutaire puisqu'elle empêche qu'après les repas de fête on ne joue ou on ne s'enivre.

Il est sociable par naturelle disposition d'esprit et il s'en rend compte. «J'ai vécu », écrira-t-il, «si honorablement que j'ai été agréable aux grands, cher à mes égaux et estimé des petits ».

Le savant Aernout van Buchell, d'Utrecht, lequel dîne avec lui en 1590, s'émerveille des anecdotes, des propos verveux et des

badinages de ce « petit homme .,. de cœur dispost et allègre » (^).

De tout cœur, je me rallie à sa définition de Sainte-Aldegonde, précise et totale comme un instantané photographique : « een man van grooten bedrijve, besogne, mémoire, ja, singulier in ailes » !

(') R. FRUIN, Herinnering aan Mamix van Sint Aldegonde, dans Verspreide geschrijten, T. I X , pp. 83 et ss. — Cf. aussi Mamix van Sint Aldegonde, recueil d'excellentes courtes études de caractère protestant, introduites par J. v.^N HAM. (Elckerlijc-boekjes, Baarn, Bosch en Kenning, 1938). V o i r n o t a m m e n t VAN H A M p. I I .

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