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Vous avez cinq minutes ?

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Academic year: 2022

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Conference Presentation

Reference

Vous avez cinq minutes ?

MOESCHLER, Jacques

MOESCHLER, Jacques. Vous avez cinq minutes ? In:

Pour saluer Michel Butor. Journée d'hommage

, Genève, 2 décembre 2016, 2016, p. 1-2

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:110422

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Vous avez cinq minutes ?

J’ai osé, un jour, il y a bien trente ans de cela, franchir les quelques mètres qui séparaient le bureau que j’occupais de celui de Michel Butor, dans l’Aile Jura. Une question de sémantique-pragmatique me tenait à cœur, sans être capable de la formuler de manière claire et pertinente.

Chacun sait que les tropes sont, pour parler de manière simple, des violations de normes. Les approches cognitives récentes, en sémantique et en pragmatique, abordent certes ces questions de manière un peu plus fine, notamment en montrant les fondations cognitives et communicatives des métaphores et des métonymies par exemple. Mais à l’époque, ce qui me préoccupait, pour des raisons liées à mes intérêts pour la pragmatique (une théorie de la signification en contexte, donc de la signification intentionnelle), était de savoir si une telle violation était une question qui avait du sens pour un écrivain. En termes plus simples : une violation de normes dans l’usage de la langue correspond-elle à un processus intentionnel chez un écrivain ? Je me souviens de son regard, et de la franchise immédiate de sa réponse : « Mais évidemment ! On ne fait que cela : casser les normes ! ». J’étais sauf, mais surtout rassuré : un écrivain cache ce qu’il fait, mais sait ce qu’il fait et, surtout, n’a pas à dire qu’il le fait.

Cette anecdote n’a pas été exposée uniquement pour montrer que Michel Butor était un écrivain qui maîtrisait parfaitement à la fois ses intentions esthétiques et la manière de les communiquer. Elle a été rappelée pour mettre en perspective un aspect de son écriture, dont La Modification est un exemple emblématique, qui consiste à créer des situations de paradoxe pragmatique dans la fiction.

Un paradoxe pragmatique est associé à une contradiction entre signification et usage, comme par exemple dans fameux paradoxe du menteur : Je mens est un énoncé paradoxal, tout comme Je n’existe pas.

Les paradoxes pragmatiques sont souvent associés à la première personne, mais j’aimerais vous en proposer un, à la 2e personne :

L’après-midi, c’est décidé, vous vous promènerez dans toute cette partie de la ville où l’on rencontre à chaque pas les ruines des anciens monuments de l’Empire. (…)

Vous traverserez le Forum, vous monterez au Palatin, et là chaque pierre presque, chaque mur de brique vous rappellera quelque parole de Cécile, quelque chose que vous avez lue ou apprise pour pouvoir lui en faire part ; vous regarderez depuis le palais de Septime Sévère le soir tomber sur les crocs des termes de Caracalla qui se dressent au milieu des pins.

Anne Reboul et moi avons utilisé cet extrait dans plusieurs publications pour montrer que le style indirect libre (pensée ou parole représentée) n’était pas limité, comme l’affirme Ann Banfield, à la troisième personne. Les exemples de SIL à la première personne sont légions, mais plus rare est l’utilisation de la 2e personnes dans le SIL. Où se trouve le paradoxe ?

Banfield a montré, essentiellement avec un corpus de Virginia Woolf et de Gustave Flaubert, que la subjectivité n’était pas limitée à la première personne, et que ce cas de figure était une conséquence d’un principe général, 1 E / 1 SELF (une expression, un soi), qui avait comme règle de fonctionnement la préférence au locuteur dans l’attribution de la référence au SELF (SOI). Cela l’a conduit à un joli paradoxe (syntaxique cette fois) : les phrases au SIL sont des exemples de phrases sans locuteur, ou de phrases imprononçables (unspeakable sentences), car une seule perspective (le SELF) peut être attribuée dans une Expression (une phrase ancrée dans une unique perspective). Le SOI étant dans le SIL à la 3e personne justement une troisième personne, ce SOI ne peut prononcer une telle phrase (il ne peut pas référer au locuteur), d’où l’idée de phrase imprononçable. La conséquence de son analyse est double : d’une part le SIL est un exemple d’usage non communicatif du langage (et de manière général la fiction), et d’autre part le style se mesure à la présence ou non d’un sujet de conscience, donc d’une subjectivité.

Voici maintenant le paradoxe : si l’extrait donné de La Modification est un exemple de SIL, il est donc un exemple de pensée représentée, attribuée à un SOI, qui est cette fois une 2e personne, à savoir l’interlocuteur. Mais la sémantique du pronom tu n’est pas identique à celle de je : alors que je, marque

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par excellence de subjectivité, n’implique pas tu, tu implique je, puisque pour que tu puisse être utilisé, il faut un locuteur (donc quelqu’un qui puisse dire tu). Mais selon Banfield, les phrases au SIL sont imprononçables. Ici, ces phrases sont prononçables, car elles ont un locuteur, puisque la perspective est celle d’une 2e personne et qu’une 2e personne implique je. Il y aurait donc deux perspectives, celle du locuteur et celle de l’interlocuteur, dans une seule expression, ce qui contrevient au principe 1 E/ 1 SOI de Banfield.

Est-ce que La Modification falsifie la théorie de Banfield du SIL ? Partiellement, notamment sur la limite du SIL à la 3e personne. Mais ce à quoi je conclurais, ce n’est pas l’impossibilité d’une telle lecture au SIL : en effet, si ces phrases ne sont pas au SIL, ce sont des phrases de la narration, et en tant que telles, elles véhiculent le même paradoxe, car deux perspectives simultanées doivent être accessibles. Je ne pencherais pas pour cette conclusion, mais plutôt pour une autre, alternative : ces exemples illustrent un paradoxe, totalement maîtrisé et intentionné par son auteur, mais un paradoxe pragmatique. Le lecteur ne peut s’identifier qu’au référent des pronoms de 2e personnes, mais dans un contexte qui n’est pas un contexte de communication. D’où la sensation d’étrangeté que ce livre provoque à sa lecture : être, comme lecteur, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la fiction, personnage et spectateur, sans aucune liberté d’identification ou de non-identification.

J’ai donné une image très caricaturale de Michel Butor avec mon anecdote ; j’aimerais, avec ce petit commentaire, donner, de l’écrivain qu’il est, une autre image. Michel Butor a créé dans la fiction des paradoxes pragmatiques, et ce faisant, instauré une relation nouvelle entre l’auteur et son lecteur.

Merci de votre attention.

Jacques Moeschler

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