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Manifeste du Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’histoire (CVUH)

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Academic year: 2021

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Manifeste du Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’histoire (CVUH)

En tant que chercheurs et enseignants en histoire, notre rôle principal consiste à élaborer et à transmettre des connaissances rigoureuses sur le passé. Celles-ci résultent d’une analyse critique des sources disponibles, et répondent à des questions qui ont pour but de mieux comprendre les phénomènes historiques et non pas de les juger. Mais les historiens ne vivent pas dans une tour d’ivoire. Depuis le XIXe siècle, le contexte politique et social a joué un rôle essentiel dans le renouvellement de leurs objets d’étude. Les luttes ouvrières, le mouvement féministe, la mobilisation collective contre la colonisation, ont incité certains d’entre eux à s’intéresser aux « exclus » de l’histoire officielle, même si la France est restée à la traîne de ces mutations.

Il y a donc un rapport étroit entre la recherche historique et la mémoire politique, mais ces deux façons d’appréhender le passé ne peuvent pas être confondues. S’il est normal que les acteurs de la vie publique soient enclins à puiser dans l’histoire des arguments pour justifier leurs causes ou leurs intérêts, en tant qu’enseignants-chercheurs nous ne pouvons pas admettre l’instrumentalisation du passé. Nous devons nous efforcer de mettre à la disposition de tous les connaissances et les questionnements susceptibles de favoriser une meilleure compréhension de l’histoire, de manière à nourrir l’esprit critique des citoyens, tout en leur fournissant des éléments qui leur permettront d’enrichir leur propre jugement politique, au lieu de parler à leur place.

Les enjeux de mémoire aujourd’hui

Cette conception de « la fonction sociale de l’histoire », qui était déjà celle de Marc Bloch, a toujours été très difficile à défendre sur la place publique. Elle nous semble particulièrement menacée aujourd’hui par des « entrepreneurs de mémoire » que l’on peut regrouper en deux grands ensembles.

Le plus important réunit tous ceux qui tentent d’utiliser l’histoire pour défendre des positions conservatrices. La forme la plus caricaturale de ces manipulations a été donnée, il y a quelques années, par le courant « négationniste », les « assassins de la mémoire » (Pierre Vidal Naquet) liés à l’extrême droite. La mobilisation collective des historiens a permis de les combattre efficacement. Mais ces entreprises réapparaissent aujourd’hui sous des formes diverses. La plus grave concerne les tentatives de réhabilitation de la colonisation. Dans le Sud de la France, on voit ainsi depuis quelques années, fleurir des stèles et des plaques célébrant des activistes de l’OAS, qui ont pourtant été condamnés par la justice pour leurs activités anti-républicaines. Tout récemment, le gouvernement n’a pas hésité à adopter une loi (23 février 2005) exigeant des enseignants qu’ils insistent sur les aspects « positifs » de la colonisation. Cette loi est non seulement inquiétante parce qu’elle véhicule une vision conservatrice du passé colonial, mais aussi parce qu’elle traduit le profond mépris du pouvoir à l’égard des peuples colonisés et du travail des historiens. La confusion entre histoire et mémoire, que consacre officiellement la loi du 23 février 2005, reflète une tendance beaucoup plus générale. L’intervention croissance du pouvoir politique et des médias dans des questions d’ordre historique tend à imposer les jugements de valeur au détriment de l’analyse critique des phénomènes. Les enseignants et les chercheurs sont constamment incités à établir des bilans : la colonisation c’est « positif », le communisme c’est « négatif », etc. Dans un monde où règnent les experts et les sondages d’opinion, chaque jour, on veut nous obliger à nous prononcer « pour » ou « contre » les événements du passé. Du coup, les acteurs et leurs pratiques sont occultés, les enjeux de pouvoir sont refoulés, les formes de domination et de résistance passent à la trappe. Les citoyens qui s’interrogent sur des problèmes historiques qui

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les ont parfois (eux ou leur famille) directement affectés, sont privés des outils qui leur permettraient de les comprendre.

Bien d’autres exemples d’usage rétrograde de l’histoire pourraient être cités. On peut évoquer les célébrations consensuelles célébrant les « grands hommes de notre histoire », sans le moindre égard pour le peuple (cf. la commémoration des de Wendel), ou dénonçant les

« horreurs de la guerre », sans réflexion véritable sur le rôle joué par ceux qui les ont combattues, parfois au péril de leur vie. L’histoire est aussi de plus en plus souvent utilisée aujourd’hui par ceux qui cherchent à stigmatiser les comportements populaires. Depuis les années 1980, les « traditions républicaines » ont été constamment mobilisées pour condamner les jeunes vivant dans les banlieues (« avant les immigrés voulaient s’intégrer, aujourd’hui ils menacent la République »), discréditer les intellectuels solidaires des mouvements sociaux (« populisme »), etc.

Ces discours conservateurs suscitent des réactions qui se placent elles aussi sur le terrain de la mémoire, mais en inversant les signes. La loi contre le voile islamique à l’école a été ainsi dénoncée comme une forme de « colonialisme », par des entrepreneurs de mémoire qui se présentent comme des « indigènes de la République ». D’autres n’hésitent pas à établir des palmarès macabres, visant à hiérarchiser les victimes des atrocités de l’histoire, voire à opposer les victimes entre elles. L’esclavage contre la Shoah, le féminisme contre l’Islam et vice versa. En se plaçant sur le terrain de leurs adversaires, ceux qui parlent au nom des laissés pour compte de la société française d’aujourd’hui jouent un jeu dangereux.

Auparavant, les classes populaires pouvaient s’appuyer sur leurs propres organisations syndicales et politiques pour se défendre contre les injustices, les humiliations, la misère.

Aujourd’hui, ces organisations sont considérablement affaiblies. C’est pourquoi les fantasmes identitaires tendent à s’imposer au détriment des réalités économiques et sociales. En tant qu’historiens, nous savons dans quels engrenages terribles peuvent conduire ces manipulations du passé. C’est pourquoi nous avons décidé de nous mobiliser contre ces dérives.

La nécessité de l’action collective

Il est vrai qu’un certain nombre d’entre nous ont tiré depuis longtemps la sonnette d’alarme dans des livres ou des articles de presse. Mais ces réactions individuelles sont aujourd’hui insuffisantes. L’information-spectacle et l’obsession de l’audimat poussent constamment à la surenchère, valorisant les provocateurs et les extrémistes, au détriment des historiens sérieux. Pour résister efficacement à ces entreprises, il faut donc agir collectivement. C’est pourquoi nous nous adressons à tous les historiens (enseignants et chercheurs), quel que soit leur domaine d’études ou leur type d’approche, qui refusent que l’histoire soit livrée en pâture aux entrepreneurs de mémoire. Deux domaines de réflexion et d’action nous semblent prioritaires :

1. L’enseignement de l’histoire. Le débat actuel sur l’histoire coloniale illustre un malaise beaucoup plus général concernant l’enseignement de notre discipline, et l’énorme décalage qui existe entre les avancées de la recherche et le contenu des programmes. Il faudrait commencer par établir un état des lieux, faire des propositions pour réduire le fossé entre recherche et enseignement, réfléchir à une élaboration plus démocratique et transparente des programmes.

2. Les usages de l’histoire dans l’espace public. Il va de soi que notre rôle n’est pas de régenter la mémoire, Nous ne nous considérons pas comme des experts qui détiendraient la Vérité sur le passé. Notre but est simplement de faire en sorte que les connaissances et les questionnements que nous produisons soient mis à la disposition de tous les citoyens, pour qu’ils ne se laissent pas abuser par ceux qui prétendent parler à leur place et au nom de l’histoire.

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