• Aucun résultat trouvé

L’intuition comme marge de vulnérabilité journalistique

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "L’intuition comme marge de vulnérabilité journalistique"

Copied!
11
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: hal-02615200

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02615200

Submitted on 22 May 2020

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

L’intuition comme marge de vulnérabilité journalistique

Luciana Radut-Gaghi

To cite this version:

Luciana Radut-Gaghi. L’intuition comme marge de vulnérabilité journalistique. Augustin Lefebvre;

Judit Maar. EXISTENCES PRÉCAIRES. Etudes de cas : XIXe, XXe, XXIe siècles, L’Harmattan,

2019, 978-2-343-17498-3. �hal-02615200�

(2)

RADUT-GAGHI Luciana Université de Cergy-Pontoise

L’intuition comme marge de vulnérabilité journalistique

Les temps que nous vivons nous obligent à interpeller les notions que nous pensions entérinées. Nous réfléchissons à la définition de la vérité, comme si la question n’était pas réglée depuis des siècles. Le champ du politique continue sans cesse d’être élargi, modifié, peut-être même dénaturée. Nous redéfinissions des domaines d’action et des métiers à cause de l’apparition et des évolutions de l’internet. Dans ce contexte mouvant, notre travail actuel s’insère dans une réflexion sur le journalisme pas tant pour ce qui est de ses pratiques, mais surtout pour ce qui est de la connaissance qui est permise par le discours des journalistes. Il s’agit pour nous de comprendre quel type de savoir est véhiculé par le travail des journalistes en examinant quelques pistes de ce que Bertrand Labasse appelle « la genèse et la construction du rapport journalistique au réel » (2015, 5). Le contexte plus général de notre travail est celui de la place de la communication dans notre société.

Nous concentrons notre propos sur une recherche au sujet des appropriations discursives, qui sont des modes d’approches, rationnelles et/ou intuitives, d’un certain sujet par le locuteur. Nous nous concentrons sur les discours journalistiques, en tant que médiations de sujets publics (Awad, 2010). Nous essayons de nous pencher sur l’intuition, mélange de a priori discursifs, de schémas de pensées, de créativité, en indiquant qu’elle est en large mesure une preuve assumée de la précarité intellectuelle de la situation professionnelle des journalistes. Ces derniers, répondant aux impératifs des lignes éditoriales ou des directives des rédactions, sont aussi dans la situation de choisir, de mettre en scène l’information. Nous pensons que cette liberté, toute relative qu’elle soit, en un versant décisif des appropriations journalistiques.

Notre travail peut être situé à la suite des recherches menées par Cyril Lemieux (2010) et publiés dans l’ouvrage collectif portant sur La subjectivité journalistique. Les auteurs qui y sont réunis investiguent sous plusieurs coutures la question la subjectivité ou de l’indépendance des journalistes, principalement d’un point de vue des sciences sociales. Nous souhaitons nous inscrire dans cette même visée, mais selon un angle discursif qui n’est pas celui des linguistes, mais qui embrasse la perspective de l’espace communicationnel.

Nous proposons ici une approche qui s’éloigne en quelque sorte de ses visées explicites

du projet d’études des existences précaires. Notre objectif est d’interroger la précarité ou la

vulnérabilité au sein même du discours, et non seulement celle dite, celle racontée, celle

exprimée, voire celle vécue. Nous le ferons par un acheminement par trois notions :

(3)

appropriations, induction et intuition. Les exemples sur lesquels nous nous appuyons sont issus du projet Lemel, qui réunit des chercheurs de plusieurs pays européens depuis 2014. Ils ponctueront nos parties afin d’illustrer notre propos. Nous avons choisi d’inclure des exemples divers, car il nous intéresse ici la manière dont le discours journaliste a affaire aux sujets européens et non la narration européenne en elle-même.

Le projet Lemel, qui a déjà donné lieu à un ouvrage collectif (L. Radut-Gaghi, D. Oprea, A. Boursier, 2017), emploie une méthode commune de récolte de corpus et d’analyse du discours médiatique. La collecte de matériaux journalistiques se fait en période normale de la politique, donc en dehors des périodes électorales. Ce choix est justifié par un désir de compréhension de la manière dont les journalistes maintiennent le niveau d’attention du public à des côtes d’intérêt raisonnables pendant ces moments quand l’Union européenne ne fait pas spécialement parler d’elle. Nous récoltons tous les articles parlant d’Europe (Union européenne, ou au moins deux pays la composant et parmi les pays limitrophes) parus dans les versions en ligne des deux journaux « de qualité » les plus importants de chaque pays. La base de données ainsi obtenue est annotée à la manière d’un corpus et organisée selon plusieurs éléments : événements médiatiques, thèmes, genres journalistiques. Un élément important de la réflexion collective autour de ce corpus est constitué par les appropriations journalistiques.

Les appropriations journalistiques

Pour expliquer la manière dont les journalistes abordent ou ouvrent le sujet européen dans leurs articles, nous avons envisagé ce mot, « appropriation », que nous essayons de présenter dans les lignes qui suivent, sans avoir la prétention d’entièrement couvrir sa signification. Ce travail de plus longue haleine fait l’objet de nos actuelles recherches.

Au début du projet Lemel, nous sommes partis, avec les collègues du réseau, sur la piste

de la notion de représentation. Elle se présentait à nous comme une solution de facilité (notion

commune à presque toutes les disciplines des sciences humaines et sociales) qui était censée

nous permettre de traiter des images de l’Europe dans les médias sans grand effort de

théorisation. Mais, assez rapidement, nous avons souhaité aller plus loin que la simple image,

vers quelque chose qui s’apparente à un procédé que le journaliste utilise pour donner un certain

sens à son propos, pour orienter ses dires, de manière manifeste ou pas. Retenons ici cette

phrase de J.-Bl. Grize qui illustre bien les multiples significations que l’on peut donner aux

notions : « Dans ma terminologie, orateur et auditeur ont des représentations et le discours

propose des images. » (2002, 33) On obtient une image à la fin, mais c’est une image qui est à

décrypter et qui est plus que la représentation. Nous nous sommes appuyés sur la théorie des

(4)

représentations sociales de Serge Moscovici et la conception en deux étapes – l’ancrage et l’objectivation –, qui tiennent compte de l’épaisseur historique des mots et de sa manifestation dans les discours (1961). Mais ce que nous avons observé dans le discours journalistique analysé est aussi une décision circonstancielle de l’auteur du discours, une tournure spéciale qu’il emploie à des fins de démonstration de son propos. Nous avons remarqué que le journaliste ne fait pas qu’une présentation, une analyse ou un commentaire de l’événement européen (ou lié à l’Europe). Il y a presque toujours une seconde visée, un discours derrière le discours. Il y a presque toujours une décision de faire une entrée dans le sujet (plutôt qu’une autre). Comme pour une mise en scène, le journaliste choisit ses acteurs, il choisit l’Europe qu’il veut mettre en avant, l’Europe qu’il instrumentalise pour les buts de son discours. Il fait siennes, il s’approprie les valeurs de l’Europe pour aller dans le sens de sa démonstration.

Appropriation, c’est le mot que nous avons choisi d’utiliser, qui correspondrait le plus à notre observation. Des appropriations de l’Europe apparaissent dans le discours là où on ne les attend pas, car le journaliste poursuit des objectifs annoncés et mobilise des informations, des connaissances, des angles, des significations, un imaginaire, des implicites, qui ne sont pas dans la ligne de mire, mais qui font le jeu de ces objectifs, en étayant la démonstration. Si l’on poursuit la polémique sur la distinction entre information et communication, les appropriations seraient du côté de la communication dans l’économie de l’article journalistique. Par exemple, un article de presse qui traite de l’accueil des migrants en Europe peut le faire sous un angle économique en présentant les enjeux chiffrés du processus, ou politique en mettant en évidence les positions des partis politiques, ou encore social en insistant sur la situation des personnes accueillies. L’étude de l’appropriation vise à identifier comment l’Europe est présentée dans le discours journalistique : serait-il question de l’hospitalité, ou des cas historiques d’accueil de migrants, ou de directives prises ou à prendre ? Ces incisions dans l’Europe sont nombreuses et dépassent le niveau thématique de l’analyse du discours.

Nous avons donc retenu cette idée d’appropriation, qui s’accorde plutôt bien avec deux adjectifs : appropriation discursive, appropriation journalistique. Elle mérite un décryptage détaillé, large, argumenté. Retenons ici quelques éléments d’analyse qui permettront de comprendre l’utilisation du mot dans cet ouvrage.

Puisque nous pensons avoir affaire à des appropriations discursives, la première

réflexion à mener est sur leur universalité. S’appliquent-elles à tout discours ? Nous pensons

que oui, que dans tout discours nous faisons des choix, des sélections, nous instrumentalisons

les objets, les personnes, nous-mêmes. Mais la question est particulièrement intéressante à

analyser par rapport aux discours journalistiques. Car « les médias ne sont pas une instance de

(5)

pouvoir », il n’y a donc pas de « volonté collective de guider ou d’orienter les comportements, au nom de valeurs partagées », si l’on reprend l’analyse de Patrick Chadaudeau (2005, 11). Or, les journalistes utilisent ces moyens discursifs pour finalement orienter leur propos, voire l’opinion et le comportement des lecteurs. Nous avons donc affaire à une « dimension argumentative sans avoir de visée de persuasion avouée », comme l’analyse Ruth Amossy (2010)

1

. Les appropriations seraient donc un mode argumentatif fortement centré sur la doxa, qui a une valeur de probabilité, non de vérité. Elle est « l’espace du plausible tel que l’appréhende le sens commun » (ibid., 90) et pourrait correspondre à la part subjective de l’information. Le discours journalistique, que nous intégrons dans la catégorie des « textes dits d’informations » d’Amossy (2018), « tente de faire partager des opinions, des vues, des questionnements, à travers des procédures discursives qui ne sont pas des arguments de forme » (ibid.)

L’appropriation journalistique se constitue dans la tension entre sens commun et rationalité. En admettant que l’écriture journalistique soit un comportement, notre thèse est que l’appropriation se situe à la fois sur le terrain de l’explication par la rationalité que sur la zone de compréhension par l’intuition. Dans le cadre de la théorie du choix rationnel, on parlerait de

« cadres mentaux » à l’intérieur desquels le journaliste « opère Dans le cadre de la théorie de la rationalité ordinaire, la production du journaliste se situerait quelque part entre la connaissance ordinaire et la connaissance scientifique. En 1989, Elihu Katz démontrait que le modèle scientifique s’applique mieux au journalisme que le modèle d’une profession (model of profession). Dominique Wolton, appelé à réagir à l’article de Katz, se lance plutôt dans l’analyse de la « subjectivité et [de] l’intuition [qui] sont des qualités primordiales de la presse, de la même manière qu’elles constituent des prérequis au bon travail scientifique. Sans subjectivité, les journalistes deviennent des technocrates au service de l’événement, incapables de comprendre et donc de permettre aux autres de le faire. Sans rationalité, le journaliste n’est qu’un chroniqueur subjectif duquel les lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs se détourneront instinctivement. Les scientifiques se trouvent très souvent dans la même situation, sans le reconnaître… » (Wolton, 2012, 326).

Mais si les journalistes sont des scientifiques, quelles méthodes, quelles théories utilisent-ils ? Katz illustre son idée par l’application de la théorie de l’action par les journalistes (l’intérêt dans les actions auto-propulsée (self-propelled), leur intérêt pour les

1 Des nuances sont à noter, pourtant, car nous n’avons pas affaire à des cultures médiatiques uniformes dans les pays européens.

La visée persuasive des journalistes semble plus marquée, voire assumée en Roumanie, par exemple, selon les discussions dans le cadre de notre projet.

(6)

événements « discrets », mineurs, micro-sociaux, dirait-on, ou encore leur préparation pour l’inattendu, ce qui relève de la « serendipity », comme cela a été montré ailleurs.

L’induction

Nous voici à présent sur le terrain de la sociologie de la connaissance. Raymond Boudon appelle « le modèle Simmel » cette manière de fusionner plusieurs types de propositions dans le cadre des explications que nous faisons des phénomènes :

« Lorsque, hommes de science ou profanes, nous construisons une théorie visant à expliquer un phénomène, nous introduisons toujours, nous dit Simmel, à côté des propositions explicites sur lesquelles nous raisonnons, des propositions implicites qui n’apparaissent pas directement dans le champ de notre conscience. » (Boudon, 1990, 103)

La piste ouverte est celle des a priori présents dans ces explications que les individus font. Nous retrouvons cette presque même idée dans la notions de « cadre » chez Goffman, « paradigme » chez Kuhn, « thema » chez Holton, « conjecture » chez Popper.

Simmel élargit le cadre proposé par Kant, qui avait dégagé principalement les a priori de la physique newtonnienne. Dans la vie sociale, « la connaissance n’est jamais la copie de la réalité, mais suppose une intervention active du sujet connaissant (où) ces a priori sont infiniment plus nombreux et divers que Kant ne l’avait indiqué. » (Boudon, 105) Ainsi, ces a priori sont identifiables dans les explications des sciences humaines aussi, non seulement des sciences dures. Et à Boudon d’ajouter, « bien sûr, il en va de même de la connaissance ordinaire. » (Boudon, 105)

Nous posons donc à présent la question de savoir si le discours, le savoir journalistique mobilise plutôt des a priori scientifiques, disciplinaires, ou des a priori relevant de la connaissance ordinaire. B. Labasse (2015) propose un niveau intermédiaire, la

« mésoépistémologie », qui serait propre aux journalistes : sans atteindre le niveau d’abstraction

et de formalisme des scientifiques, les journalistes ne se situent pas non plus au niveau

empirique pur des profanes. Si nous poursuivons le parallèle avec le travail de Simmel cité par

R. Boudon, le journaliste se positionne comme « un témoin capable de raconter exactement un

événement auquel il a assisté. (…) le témoin ajoute des chaînons manquants à ce qu’il a

observé ; il complète l’événement de manière à lui donner la signification qu’il pense pouvoir

y lire » (Simmel, Les problèmes de la philosophie de l’histoire, PUF 1984, p. 66 cité par

Boudon, 107).

(7)

L’induction est le procédé qui permet de passer d’observation ou d’a priori à des analyses plus générales : « ce raisonnement – qui apparaît comme irrecevable d’un point de vue logique – est à la base de l’expérience commune aussi bien que de toutes les sciences de l’observation et de l’expérimentation. » (Boudon, 115) L’enjeu de l’induction et de comprendre

« comment, à partir d’observations singulières, inférer des propositions universelles ? » Comment surtout échapper à la solution sceptique donnée par Hume à ce problème ? Selon Hume, c’est l’habitude qui expliquerait que nous croyons que le soleil se lèvera demain.

(Boudon, 113).

Pour illustrer l’induction par notre corpus, nous nous sommes arrêtés à l’événement Brexit, qui, à une lecture attentive, nous offre des exemples d’a priori évidents. Dans l’ensemble du corpus Lemel recueilli en 2015, nous avons retenu les articles appartenant au genre journalistique « commentaire » et « éditorial » pourtant sur la préparation de la campagne pour le référendum qui a eu lieu en juin 2016. Nous avons identifié quatre a priori présents dans les médias continentaux (pas de récolte d’articles au Royaume-Uni) et nous formulons les inférences qui s’ensuivent.

1. Une négociation à deux. Même si le Royaume-Uni fait partie de l’UE, la négociation a été faite comme entre deux partenaires distincts. Ainsi, la partie négocie avec le tout.

« Il faut être deux pour danser le tango », a noté le président de la commission européenne, Le Monde 15.X.2015; « David Cameron et l’UE face à face sur le Brexit », titrait Le Monde le 10.XI.2015. L’inférence est de définir une négociation bilatérale UE-UK . Le premier-ministre britannique Cameron a négocié avec les partenaires européens depuis une position déjà extérieure à l’Union européenne.

2. L’analyse des quatre conditions que le Royaume-Unie pose à l’Union européenne : quatre ans avant de recevoir les prestations sociales britanniques pour les travailleurs intracommunautaires; la reconnaissance des monnaies, supprimer « l’union sans cesse plus étroite » ; les intérêts de la city ; le droit de véto. « Londres pose ses conditions pour rester dans l’Europe », écrivait Le Figaro le 3.XI.2015, « Cameron chiede quattro riforme per restare nella Ue », publiait aussi La Repubblica le 10.XI.2015 en Italie. Ce qu’on retient de ce type d’article est une négociation en un seul sens. L’Union européenne négocie les conditions que Londres avait posé unilatéralement, sans que cela soit considéré comme inégal ou injuste par les journalistes continentaux.

3. Le in OU le out. Le troisième principe est celui de la dichotomie instaurée par le discours

journalistique, fondé sans doute sur le discours politique, entre sortir ou rester dans

l’Union européenne. Le titre du Monde est illustratif en ce sens : Cameron et l’Europe :

(8)

tu veux ou tu veux pas », 12.XI.2015. Des situations intermédiaires ne sont pas envisagées par les journalistes. L’inférence est de dire qu’aucune voie intermédiaire n’est acceptable.

4. Le quatrième a priori est de dire que la sortie de l’UE est une mauvaise chose, voire inconcevable. Presque aucun média « mainstream » continental n’a remis en question cette idée. Le Brexit n’était pas envisageable. Tous les acteurs sont convoqués pour soutenir l’idée. « Les patrons anglais disent ‘no’ au ‘Brexit’ » écrit le monde le 10.XI.2015. Pour Le Figaro, il s’agit d’un piège : « David Cameron peut-il échapper au piège du ‘Brexit’? », 6.X.2015. « Brexit? Sarebbe una catastrofe : l’allarme delle università britanniche », considérait La Repubblica le 11.XI.2015. « Pourquoi un

‘Brexit’ serait très mauvais pour les Britanniques » écrivait Le Figaro dès le 19.V.2015.

Et encore en Italie, « Il futuro dell’Europa si gioca (anche) a Londra », Corriere della Sera, 11.XI.2015. La conclusion de ces discours serait celle de catastrophe pour l’Europe et ses acteurs si le Brexit avait lieu.

Pourquoi ces a priori sont-ils si facilement utilisés par les journalistes ? Il s’agit sans doute des « hypothèses générales » sur le contenu du sujet, qui sont faites en se fondant sur le savoir disponible sur la question. Ce savoir est principalement celui véhiculé per les politiques, au moment de la rédaction de ces articles. La pertinence de l’information disponible est au cœur de ces choix et ces inférences. Pour Simmel, « ces a priori sont indispensables à la connaissance » (Boudon, 126) et nous étendons sa réflexion à la connaissance journalistique.

Intuition

L’intuition n’est pas le concept favori des sciences humaines et sociales. La subjectivité comme notion n’est pas entièrement reçue et acceptée. Aller dans les profondeurs de la subjectivité et y trouver quelques explications pour la mise en discours de journalistes n’est pas une des idées qui sont accueillies avec le plus de générosité. Noël Mouloud la définit pour l’Encyclopédie Universalis comme « la manière d'être d'une connaissance qui comprend directement son objet, par un contact sans médiats avec lui, et sans le secours des signes ou des procédés expérimentaux ». Si les disciplines acceptent l’existence d’une philosophie de l’intuition, sa relation avec le discours est encore relativement obscure.

Depuis Vialatoux, il n’a pas eu foule de chercheurs pour dire que « ce serait, en effet,

se méprendre gravement, que faire de l’intuition et du discours deux genres de connaissance

séparés » (1930,39). Dans une vision de l’argumentation qui tient compte du contexte historique

et communicationnel, l’intuition jouerait le rôle de coordination des parties à l’ensemble, du

(9)

sujet à l’attribut, des prémisses aux conclusions, selon Vialatoux. Il y aurait « intuition sensible » pour tout ce qui est « réception immédiate de quelque donné particulier » (1930, 44) et elle serait continuée par l’« intuition intellectuelle », qui intègre ce donné aux « tendances rationnelles » (1930, 43). L’intuition serait le moyen de connaître la vérité par le cœur, selon la distinction de Pascal, et la raison s’appuie sur l’intuition pour se mettre en discours. Intuition et rationalité participent en égale mesure à la connaissance, et donc à l’organisation du discours en arguments.

Mais dans A la recherche d’une méthode Peirce ((1893) 2004), dès l’ouverture de son premier chapitre, « Sur une méthode de recherche des catégories », aborde les impressions par l’intuition, conçue comme cognition immédiate – « une connaissance telle qu’aucune autre représentations de la conscience n’intervient entre elle et la chose » (2004, 3).

L’intuition était déjà analysée par Husserl dans sa Sixième recherche logique (Lohmar, 2001). Pour Husserl, les intentions qui portent sur des objets réaux sont soumis à l’intuition sensible et les objets idéaux à l’intuition catégorielle. L’apparente distinction nette entre objets

« déjà là pour nous » et objets idéaux, « thématiques », abstraits est moins nette quand on parcourt la pensée de Husserl. Le processus de « recouvrement » permet d’identifier les objets l’un après l’autre dans le cadre d’une action plus ample. L’appréhension peut ainsi changer par rapport aux intentions premières.

Cet appareil conceptuel a souvent été critiqué pour sa lourdeur. Mais peut-être qu’une tentative d’application des étapes de l’acte catégorial peut donner de nouvelles perspectives dans l’étude de l’intuition dans le discours. La première étape est le « percevoir global » simple.

L’objet est appréhendé dans sa globalité. La deuxième étape vise l’objet « de façon explicite », ses parties sont « implicitement co-visées » (Lohmar, 661) La troisième étape est celle de la mise en relation de l’objet et de ses éléments, celui des « actes relationnels » (Lohmar, 662).

Le terrain par lequel nous avons analysé le discours journalistique a été celui de

l’Europe, dans ses vastes conceptions, institutionnelles, géographiques, géopolitiques. Il nous

est apparu assez tôt dans le travail au projet Lemel que le journaliste procède souvent par la

comparaison. En effet, rédiger un papier sur l’économie automobile, sur les taux de chômage,

sur les niveaux de vie ou encore sur le nombre de soldats victimes de la Première Guerre

mondiale demande presque comme une obligation du journaliste de comparer avec d’autres

pays. Et ces pays sont invariablement ceux de l’Union européenne. On passe donc d’une vision

centrée sur l’objet même à une prise en compte explicite des autres objets adjacents. Ceci pour

constituer intuitivement, dirions-nous, les relations et catégories qui vont comme allant de soi

au sein de l’ensemble européen.

(10)

Nous avons appelé cette appropriation « L’Europe comme terrain de comparaison ».

Elle recouvre cette tendance, cette pratique presque des journalistes de régulièrement regarder autour de l’objet de leur attention et de constituer ainsi un objet nouveau : de la présentation de l’accueil des migrants en France, l’attention passe à la présentation du même sujet dans d’autres pays et donc au dessin de la question dans plusieurs pays européens, avec une attention constante sur la composante européenne.

Pour conclure ce périple parmi les notions qui étayeraient la délicate position du savoir journalistique entre le savoir de sens commun et le savoir scientifique, posons-nous la question du métadiscours sur l’intuition. Est-ce que les journalistes eux-mêmes discutent leur part de vulnérable, de tribut à l’imprécis, leur défaillance au principe de l’objectif ou du vrai ? Une recherche réalisée sur la plateforme PressEurope.com le 25 avril 2018, soit la veille du colloque qui est à l’origine du présent ouvrage, nous a permis de trouver 1454 références à l’intuition en français et en anglais les 30 derniers jours précédant la recherche. La grande majorité de résultats couvrent de manière anecdotique le champ de l’astrologie. Dans la presse en français, nous avons affaire principalement le domaine de la culture : « ‘Je suis un intuitif, tandis que Renaud est un cérébral.’ Cette intuition, dont il a fait sa méthode, est le titre et l'objet de son dernier disque (Erato) », article sur François Delétraz, Figaro Magazine, 30.III. 2018. Les résultats sont plus cérébraux pour la presse anglo-saxonne : « Never underestimate intuition in business world » titre The Scotsman du 24.IV ; mais nous avons aussi The Economist qui écrit sur le boxeur Sean Scully « A boxer, like a painter, must be reactive and intuitive », le 27.III.

En conclusion, notre recherche sur le métadiscours journalistique sur l’intuition n’est pas fructueuse. Les journalistes ne parlent pas de leur intuition.

Le travail des chercheurs est celui de comprendre la profondeur des choses, des idées, des discours. Notre intention, dans ce texte, était de pointer une situation ambiguë, vulnérable, du travail des journalistes. L’objectif est d’indiquer la position de force de ces acteurs de l’espace communicationnel, dont le statut de médiateurs entre la réalité du terrain et le public les rend responsables du processus de diffusion des informations. Mais aussi responsables de la mise en discours des informations, qui est peut-être le point de rencontre entre l’espace de la communication et l’information, la pure, la vraie, l’objective, comme on nous l’a longuement dessinée par le passé.

Bibliographie :

(11)

Amossy, Ruth, « Introduction : la dimension argumentative du discours - enjeux théoriques et pratiques », Argumentation et Analyse du Discours [Online], 20 | 2018, Online since 15 April 2018, connection on 15 February 2019. URL : http://journals.openedition.org/aad/2560 ; DOI : 10.4000/aad.2560

Amossy, Ruth, L’argumentation dans les discours, Paris, Armand Colin, (2000) 2010.

Awad, Gloria, Ontologie du journalisme, Paris, L’Harmattan, 2010.

Boudon, Raymond, L'art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1990.

Bertrand, Labasse, « Du journalisme comme une mésoépistémologie », Communication [Online], Vol. 33/1 | 2015. Online since 14 February 2015, connection on 15 February 2019.

URL : http://journals.openedition.org/communication/5093 ; DOI : 10.4000/communication.5093.

Charaudeau, Patrick, « Le Maelstrom de l’interdiscours » : « Relier hypothèse, objectif, corpus et intrumentation oblige à opérer une sélection, voire une redéfinition des outils d’analyse, ce qui a pour effet de neutraliser une partie de la totalité méthodologique », in L’analyse de discours. Sa place dans les sciences du langage et de la communication, Jean-Claude Soulages (dir.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

Grize, Jean-Blaise, Logique et langage, Paris, Ophrys, 1990.

Katz, Elihu, « Journalists as scientists. Notes towards an occupational classification », American Behavioral Scientist, nov.-déc., 1989.

Lemieux, Cyril, La subjectivité journalistique, Paris, Editions de l’EHESS, 2010.

Lohmar ,Dieter, « Le concept husserlien d'intuition catégoriale », in Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 99, n°4, 2001. pp. 652-682.

Moscovici, Serge, La Psychanalyse, son image et son public, op. cit., 1961 et 1976.

Peirce, Charles Sanders, A la recherche d’une méthode, Paris, Champ social éditions, 2004.

Radut-Gaghi, Luciana, Oprea, Denisa, Boursier, Axel, L’Europe dans les médias en ligne, Paris, L’Harmattan, 2017.

Vialatoux, Georges, Le discours et l’intuition, Paris, Bloud et Gay, 1930.

Mouloud, Noël, « L’intuition », Encyclopédie Universalis, disponible en ligne à l’adresse https://www.universalis.fr/encyclopedie/intuition/ , consulté le 15 février 2019.

Wolton, Dominique, « Rationality and subjectivity in applied sciences, social science, and

journalism. Comments on Katz.”, in La communication, les hommes et la politique, Paris,

CNRS Editions, 2012

Références

Documents relatifs

Mon copain me fait un compliment...je suis rouge comme une tomate.. Je

Lisez ces œuvres et bien d’autres encore, pour vous cultiver, ou juste pour le plaisir….. L’HUMANISME (pour les 1L)

Ce qui nous conforte dans notre choix de lier la problématique du discours rapporté à un genre de la presse écrite (le fait divers), de prendre en compte le

Bien sûr, nous avons vu, dans d’autres textes de cette collection, que tout dépend d’abord, pour « parler » simplement, de la problématique et de la ou des

Probablement du fait qu’il est anaphorique, il n’endosse plus le seul rôle de cadre de point de vue, mais tend à assumer une valeur proche de celle d’un connecteur: il code

Compléter ce triangle de manière que le nombre inscrit dans chaque case soit égal à la somme des deux nombres inscrits dans les deux cases juste en dessous de celle-ci... Trouver

» et une autre aussi dans le discours rapporté : « …du vieux parti qui semblent prêts à tout… », nous avons aussi, dans ce même article, trois subordonnées

Dans les deux cas également, on voit poindre la norme, laquelle est d’un côté rattachée à la grammaire de manière naturelle, tout autant comme produit