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Résumé

Dans Le Labyrinthe du monde, projet anti-conformiste de mémoires familiaux, Marguerite Yourcenar met en crise le genre autobiographique en interrogeant les liens étroits qui unissent la mémoire et la construction identitaire de l’auteur. Si la mémoire fonde l’identité, elle est dans le même temps éminemment faillible : dès lors, comment cerner une identité toujours mouvante et incertaine ? Le présent article fait apparaître la façon dont Yourcenar met en œuvre un certain travail de la mémoire comme matrice de sa création littéraire et comment, afin de pallier aux défaillances de la mémoire et de l’identité, l’écrivain en passe par une représentation pseudo-historique et le registre de l’évocation chamanique. L’auteur crée ainsi un genre hybride à la croisée du mythe, du roman, de l’autobiographie et de l’histoire.

Abstract

In Le Labyrinthe du monde, a nonconformist project of family memoirs, Mar- guerite Yourcenar plunges the autobiographical genre into crisis by questioning the close links that connect memory to the author’s construction of his/her own identity.

If memory creates identity, it is at once eminently fallible. How can we accordingly comprehend an ever- changing and constantly uncertain identity? The present article illustrates how Yourcenar uses memory as the matrix of her literary creation and how, in order to compensate for the failings of memory and identity, the writer employs a pseudo-historical representation and the style of shamanic evocation. The author therefore creates a hybrid genre at the crossroads between myth, novel, autobiography and history.

Bérengère D

eprez

La mémoire en dit toujours trop ou trop peu Élaboration de l’identité et stratégie de la mémoire dans

Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar

Pour citer cet article :

Bérengère Deprez, « La mémoire en dit toujours trop ou trop peu. Élaboration de l’identité et stratégie de la mémoire dans Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 1, « Écritures de la mé- moire. Entre témoignage et mensonge », s. dir. David Martens & Virginie renarD, novembre 2008, pp. 99-108.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences ISSN : 2031 - 2970

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Interférences littéraires, n° 1, novembre 2008

La mémoire en dit toujours trop ou trop peu

Élaboration de l’identité et stratégie de la mémoire dans Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar

Dans Le Labyrinthe du monde, Marguerite Yourcenar pose souvent la double ques- tion de l’identité mouvante ou incertaine de l’auteur et de la fiabilité de la mémoire – et je vais parler ici d’identité et de mémoire individuelles, non collectives, quoique...

L’« érudition » et la « magie », les deux ingrédients de la recette yourcenarienne énoncés plus de vingt ans auparavant dans le « Carnet de notes de Mémoires d’Hadrien »1, viennent ici en aide à l’auteure dans le but de pallier, tantôt par la représentation pseu- do-historique, tantôt par l’évocation quasi chamanique, les déficiences de l’identité et de la mémoire. Car c’est bien ces deux horizons que visent les deux premiers constats liés à l’écriture du Labyrinthe. Dès la première ligne de la trilogie, l’auteure semble vou- loir rompre avec le genre autobiographique par une formule troublante : « l’être que j’appelle moi » y remplace « je », indice d’une mise à distance qui paraît à première vue quelque peu coquette ou inutilement sophistiquée.

Ce lien étroit entre l’identité et la mémoire, Yourcenar n’est pas la première à le constater : « Si nous n’avions pas de mémoire, nous n’aurions jamais eu la moindre notion de cause, ni par conséquent de cette chaîne de causes et d’effets qui constitue notre moi ou notre personne »2, disait déjà Hume. Locke, lui, avait défini l’identité personnelle comme une identité de conscience à travers une étendue de temps, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’identité sans durée, cette durée s’exprimant comme la mémoire articulée d’une succession d’instants de conscience. Diderot, à la suite de Hume et de Locke, voyait, par la bouche du docteur Bordeu dans Le Rêve de d’Alem- bert, la mémoire des impressions successives à la racine de la conscience de soi. Il y revient plus loin en faisant poser la question par d’Alembert : « À travers toutes les vicissitudes que je subis dans le cours de ma durée, n’ayant peut-être pas à présent une des molécules que j’apportai en naissant, comment suis-je resté moi pour les autres et pour moi ? ». Par la mémoire, répond en substance Bordeu.

La mémoire et l’identité : c’est bien cette articulation que met en cause Your- cenar en une sorte de vertige, de fragmentation de l’individu. Et la fragmentation

1 « Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un » (Mar- guerite Yourcenar, « Carnet de notes de Mémoires d’Hadrien », dans Œuvres romanesques, Paris, Galli- mard, « La Pléiade », 1982, p. 26, c’est l’auteur qui souligne ; cité en abrégé OR).

2 David HuMe, Traité de la nature humaine, cité par Ian Watt, dans BartHes et al., Écriture et réalité, Paris, Seuil, « Points/Essais », 1982, p. 27.

John Locke, cité par Ian Watt (ibid).

Denis DiDerot, Le Rêve de d’Alembert, Paris, Flammarion, « GF », 2002, p. 12.

Ibid., pp. 1-16.

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ne touche pas que l’identité, elle touche aussi la mémoire puisqu’elle désolidarise l’identité de conscience de l’étendue de temps (la succession d’instants). Revenons sur l’espèce d’incrédulité dont témoigne Marguerite Yourcenar alors qu’elle évoque les premières heures après sa naissance et se contemple rétrospectivement. Sitôt posé le constat de la naissance, il est sujet à caution : c’est la mémoire qui fonde l’identité ; or cette mémoire elle-même est battue en brèche par la lacune et par l’inexactitude, entraînant le doute sur l’identité : « Que cet enfant soit moi, je n’en puis douter sans douter de tout »6. Un syllogisme se profile : or je ne veux pas dou- ter de tout, donc je suis bien obligée de croire à ma propre existence. Au-delà du bricolage logique, la question de la mémoire et de son exactitude est donc cruciale.

De fait, dans la suite de la trilogie, impossible de s’y tromper : la romancière établira d’abord que la mémoire de son grand-père « tient du prodige » (EM, p. 1029), puis évoquera « la robuste mémoire paternelle », une mémoire qui n’est pas pour autant

« incontinente » (c’est-à-dire, qui ne restitue que ce qui doit l’être). Yourcenar elle- même pourra ensuite déclarer en toute modestie, dans « Jeux de miroirs et feux follets », un essai contemporain de la rédaction de Souvenirs pieux : « Ma mémoire est généralement très fidèle » (EM, p. ). On reviendra sur le contexte de cette décla- ration. Pour l’instant, l’important est qu’une génétique solide préside à l’entreprise des chroniques familiales.

On retrouve la sainte alliance entre la mémoire et l’identité dans la continuité qui s’établit entre la nouveau-née et la vieille dame, lorsqu’elle évoque le pauvre ma- tériel dont elle dispose pour cette entreprise : « Ces bribes de faits crus connus sont cependant entre cet enfant et moi la seule passerelle viable ; ils sont aussi la seule bouée qui nous soutient tous deux sur la mer du temps » (EM, p. 708). Pour cerner une identité, fût-elle la sienne, Marguerite Yourcenar se met en demeure de recourir à l’établissement des faits. Elle s’y prend par une méthode qui doit à l’histoire et à la magie, mais aussi à une généalogie à la Foucault, ou au « roman vrai » cher à l’historien Paul Veyne, et produit un récit aux confins de l’histoire et de la fiction.

Comme toute entreprise magique, Le Labyrinthe du monde est fondé sur une illusion ; c’est un peu La Recherche du temps perdu, une recherche qui se donnerait des airs de démarche scientifique :

Je suis forcée, tout comme je le serais pour un personnage historique que j’aurais tenté de recréer, de m’accrocher à des bribes de souvenirs reçus de seconde ou de dixième main, à des informations tirées de bouts de lettres ou de feuillets de calepins qu’on a négligé de jeter au panier, et que notre avidité de savoir pressure au-delà de ce qu’ils peuvent donner, ou d’aller compulser dans des mairies ou chez des notaires des pièces authentiques dont le jargon administratif et légal élimine tout contenu humain. (EM, pp. 707-708)

La démarche – à regret : « je suis forcée » – est toutefois d’emblée frappée de soupçon par l’auteure elle-même et, curieusement, c’est alors l’élément humain qui compromet l’exactitude de la restitution :

Je n’ignore pas que tout cela est faux ou vague comme tout ce qui a été réinter- prété par la mémoire de trop d’individus différents, plat comme ce qu’on écrit

6 Marguerite Yourcenar, Le Labyrinthe du monde I : Souvenirs pieux, dans Essais et mémoires, Paris, Gallimard, « La Pléiade », p. 707. Cité plus loin en abrégé EM.

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Bérengère Deprez

sur la ligne pointillée d’une demande de passeport, niais comme les anecdotes qu’on se transmet en famille, rongé par ce qui entre-temps s’est amassé en nous. (EM, p. 708)

Prenons un autre exemple de la stratégie assignée par Yourcenar à la mémoire dans l’élaboration de son identité. C’est également dès les premières pages de Sou- venirs pieux, lors de l’accouchement proprement dit, qu’entre en scène Barbara, la femme de chambre, âgée de vingt ans au moment de la naissance, et qui, suite à la mort de Fernande, jouera un rôle maternel explicitement reconnu et même reven- diqué par Marguerite Yourcenar. Barbara assiste « aux péripéties de l’accouchement

», mais pas à la délivrance proprement dite, puisqu’elle ne pénétrera à nouveau dans la chambre de l’accouchée qu’après la naissance (EM, p. 721). Par contre, c’est elle qui lave la nouveau-née7 : toutes choses dont évidemment l’auteure ne peut avoir que des « souvenirs reçus de seconde ou de dixième main ». « Barbara ne fit pas que remplacer pour moi la mère jusqu’à l’âge de sept ans ; elle fut la mère, et l’on verra plus tard que mon premier déchirement ne fut pas la mort de Fernande, mais le départ de ma bonne » (EM, p. 7), écrit Marguerite Yourcenar avec une certaine duplicité, dans la mesure où l’énonciatrice parle de ce premier déchirement avec des mots et un recul d’adulte. Or nous sommes en présence d’un même personnage à deux moments de sa vie : d’abord la fillette « vieille d’une heure », « déjà prise, comme dans un filet, dans les réalités de la souffrance animale et de la peine hu- maine » (EM, p. 72), qui n’a pas de mots et n’aura bientôt plus de mémoire pour décrire un éventuel déchirement, puis celle, âgée d’environ sept ans, qu’on sépare d’une femme à laquelle elle s’est attachée sincèrement. Mais cette fillette n’a pas plus de mots que la précédente : c’est l’écrivaine de soixante-huit ans qui – après avoir tenu à distance ce bébé et cette fillette qui sont elle –, énonce, décrit, affirme, dénie, prétend tout savoir de ces personnages qu’elle identifie, quoique souvent comme à contrecœur, à elle-même.

Les personnages les plus furtifs dans l’œuvre peuvent aussi faire l’objet de la sollicitude de l’écrivaine. C’est le cas, dans Archives du Nord, de Françoise Leroux, nom obscur sur une liste d’ascendants possibles de la romancière, et qui devient par la « sympathie imaginative », une sorte d’alter ego de Marguerite Yourcenar :

Le besoin de simplifier la vie, d’une part, le hasard des circonstances, de l’autre, me rapprochent davantage d’elle que des aïeules en falbalas. […] Je fais encore des gestes qu’elle fit avant moi. Je pétris le pain ; je balaie le seuil ; après les nuits de grand vent, je ramasse le bois mort. […] Nous avons l’hiver les mêmes mains gonflées. (EM, p. 100)

Encore Françoise Leroux pourrait-elle être évoquée de la sorte par la néces- sité où se trouve l’auteure de présenter son ascendance, puisque c’est le projet de son livre. Mais il est un autre personnage encore plus obscur, sans lien de parenté avec l’auteure, sans renommée aucune, sans nom même, qui semble n’avoir laissé d’autre trace sur la terre qu’une photographie : c’est la dame américaine emportée par une vague, dont le traitement clôture l’essai intitulé « L’Italienne à Alger ». À partir d’une « photographie de la semaine » du magazine Life, Marguerite Yourcenar

7 Mais on ne l’apprendra que dans le troisième volume des mémoires, Quoi ? L’Éternité (EM, p. 11).

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fait naître en une page à peine « une forme, une personne reconnaissable, chérie peut-être, ou détestée », qui s’est « d’un seul coup amalgamée à la mer informe », a

« disparu dans le primordial et l’illimité » (EM, p. 618). Et elle conclut son élan de

« sympathie imaginative » par ces mots :

J’ai repensé plusieurs fois à elle. J’y pense encore. À l’heure qu’il est, je suis peut- être la seule personne sur la terre à me souvenir qu’elle a été. (EM, p. 618)

Auteure-araignée, Marguerite Yourcenar tire d’elle-même le fil d’identité et de mémoire dont elle tisse la toile de son œuvre. Si ses personnages y sont pris, ils n’y vibrent pas sans qu’aussitôt elle entre en résonance avec eux. Mais, tout au contraire d’une araignée malfaisante, l’écrivaine alimente ses personnages de sa substance au lieu de les vider de la leur. Cette sollicitude maternelle de Marguerite Yourcenar est aussi celle d’une démiurge omniprésente, omnisciente, omnipotente8 : elle évoque à certains égards, dans l’Évangile, la parole du Christ selon laquelle le plus petit moi- neau ne tombe pas au sol sans la volonté du Père (Matthieu 10, 29-1).

Mais revenons à la mémoire qui n’est pas seulement fondée sur l’érudition de l’entreprise historique, fût-elle frappée de discrédit par celle-là même qui la justifie, mais aussi et peut-être surtout sur l’évocation chamanique et l’entreprise magique.

Dans Souvenirs pieux, même la photographie mortuaire apparaîtra du côté de la ma- gie, permettant à l’auteure avide des moindres détails de la photographie, au-delà de l’image de sa mère morte, de découvrir la pièce et le mobilier de la chambre mor- tuaire, et donc de « recrée[r] cet intérieur oublié ». Quant au photographe,

[i]l fit son entrée avec les instruments de son art sorcier : les plaques de verre sensibilisées de façon à fixer pour longtemps, sinon pour toujours, l’aspect des choses, la chambre obscure construite à l’instar de l’œil et pour suppléer aux manques de la mémoire, le trépied avec son voile noir. (EM, p. 72)

Images qui par le vocabulaire même évoquent une sorte d’oracle antique, de double vue. Mais c’est aussi, le cas échéant, le souvenir qui se fixe de façon quasi photographique ; dans Archives du Nord, lors d’un incident avec son père de- vant la vitrine d’un antiquaire, l’émotion de l’altercation redoutée pétrifie les objets contemplés dans la mémoire : « Des gravures de Landseer et des photographies de Bouguereau […], des Moustier ébréchés sont restés ainsi pyrogravés dans ma mé- moire par l’incident qui va suivre » (EM, p. 1176).

Une analyse poussée le démontre aisément, Marguerite Yourcenar ne fait pas œuvre d’historienne : par exemple, elle falsifie les citations des œuvres de son grand- oncle, Octave Pirmez, et refuse obstinément de consulter les archives de sa famille maternelle, qui, aux dires de son petit-neveu Georges de Crayencour, avaient été mises à sa disposition9, alors que pour les investigations liées à la famille paternelle, elle lira jusqu’aux lettres d’étudiant que son grand-père Michel Charles adresse à sa

8 Voir Bérengère Deprez, Marguerite Yourcenar : Écriture, maternité, démiurgie. Essai, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, « Documents pour l’histoire des francophonies », 200, p. 28 et sq.

9 Valeria sperti, Écriture et mémoire : Le Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar, Naples, Liguori, « Critica e litteratura », 1999, p. 2.

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Bérengère Deprez

famille durant son Tour en Italie. Le traitement des archives est lui-même différent selon la nature du souvenir. Comme l’a remarqué Valeria Sperti,

[l]e souvenir personnel reste souvent lié, dans Le Labyrinthe du monde, à la mé- moire intellectuelle et froide. Le souvenir d’archives, au contraire, doublé de l’invention romanesque, est souvent riche d’affectivité, de lyrisme. Le croise- ment entre une existence fictionnelle (qui doit sa vie à la mémoire du narra- teur) et une existence remémorée à travers les autres, actualise le passage de l’écriture de la dimension chronologique à la dimension ontologique.10

Tout se passe comme si le souvenir personnel était suspect en raison même de sa proximité, au point que Marguerite Yourcenar ne s’autorise à le restituer qu’après une certaine prise de distance, ainsi pour la recomposition d’Hadrien :

Matins à la Villa Adriana, innombrables soirs passés dans les petits cafés qui bordent l’Olympeion ; va-et-vient incessant sur les mers grecques ; routes d’Asie mineure. Pour que je pusse utiliser ces souvenirs, qui sont miens, il a fallu qu’ils devinssent aussi éloignés de moi que le IIe siècle. (OR, p. 20)

À l’inverse, la romancière poussera sa reconstitution jusqu’à « s’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis » (OR, p. 28), introduisant la mémoire par dé- faut comme une preuve de plus de sa fidélité ! Cette fidélité s’étendra au respect des mensonges supposés de l’empereur : « il m’est même arrivé de sentir que l’empereur mentait. Il fallait alors le laisser mentir, comme nous tous » (OR, p. 28). Et elle établira clairement un parallèle entre tous ses personnages, « imaginaires ou réels » (EM, p. 7), y compris… elle-même :

Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus incon- nue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. (OR, p. 27)

La mise en question de l’identité n’est donc pas confinée au Labyrinthe du monde ou aux autres textes publiés où l’auteure s’exprime en son nom propre (les entretiens par exemple). Dans L’Œuvre au Noir, au moment même où Zénon a plai- sir à revoir la « bonne figure » de son cousin Henri-Maximilien à Innsbruck, il doute soudain que ce visage soit vraiment le même, celui de « cet Henri qui est et n’est pas celui [qu’il a] connu à vingt ans » :

Je ne m’étonnerais guère plus de revoir ma mère, qui est morte, que de retrouver au détour d’une rue votre visage vieilli dont la bouche sait encore mon nom, mais dont la substance s’est refaite plus d’une fois au cours de vingt années. (OR, p. 6)

Nous retrouvons l’idée de d’Alembert ayant renouvelé complètement toutes les molécules dont il est fait. Mais ce tourment du personnage est celui de l’écri-

10 Ibid., p. 7.

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vaine, qui donne d’ailleurs dans un essai daté de 1986 – soit un an avant sa mort – une des raisons de son admiration pour Rembrandt :

On comprend que ce grand connaisseur en visages ait passé tant d’années à fixer ses propres traits, ou plutôt le changement qui chaque fois les faisait autres sans cesser d’être siens. […] C’est ainsi qu’il a prouvé […] l’incessant changement et l’incessant passage, les séries infinies qui constituent chaque homme, et en même temps ce je ne sais quoi d’indéniable qu’est le Soi, […] cette identité qui nous sert à mesurer l’homme qui change. (EM, p. 68 ; c’est l’auteure qui souligne)

Le soi est donc élément de stabilité, d’identité au même moment qu’il est enjeu de passage et de changement. Dans L’Œuvre au Noir, Zénon abdique l’idée même de son identité : « Sébastien Théus était un nom de fantaisie, mais ses droits à celui de Zénon n’étaient pas des plus clairs. Non habet nomen proprium : il était de ces hommes qui ne cessent pas jusqu’au bout de s’étonner d’avoir un nom » (OR, p. 68). De son côté, dans Un homme obscur, Nathanaël se dilue progressivement – physiquement, mentale- ment, mystiquement – dans le cosmos yourcenarien d’où il sort. S’il a besoin de voir de temps en temps le visage du vieux Willem, c’est « pour s’assurer qu’il en [a] un lui-même

» (OR, p. 100) ; s’il crie son propre nom dans la solitude, c’est « pour se prouver qu’il poss[ède] encore un nom et un langage ». Mais c’est en vain : « ce nom inutile semblait mort comme le seraient tous les mots de la langue quand personne ne la parlerait plus » (OR, p. 100). Comme Zénon, il en vient à douter de son origine, de son existence :

Qui était cette personne qu’il désignait comme étant soi-même ? D’où sortait-elle ? Du gros charpentier jovial […] et de sa puritaine épouse ? Que non : il avait seule- ment passé à travers eux. (OR, p. 1007)

Hadrien lui-même, à l’orée des… Mémoires, avoue :

Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, […] mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. […] Je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais […] ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fas- sent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou même dans la mienne propre. (OR, p. 0)

L’identité et ses contours sont un thème central chez Marguerite Yourcenar, à commencer par l’identité propre de l’auteure. C’est par un mouvement de retour spectaculaire que l’identité du moi, au lieu d’être la garante de l’écriture, comme le voudrait une appréhension classique de la notion d’autorité au sens fort du terme, se retrouve tout au contraire justifiée par l’écriture elle-même :

Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’exis- tence, et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire.11

11 Marguerite Yourcenar, Discours de réception à l’Académie française, Paris, Gallimard, « NRF », 1981, p. 10.

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Bérengère Deprez

Mais le projet anticonformiste de mémoires familiaux, pour une écrivaine qui revendique à propos de Cavafy « la perpétuelle équation œuvre-mémoire-immortalité

» (EM, p. 17), n’aboutit pas seulement à mettre en crise le genre autobiographique au moyen du doute constant qu’il sème sur l’identité de qui écrit, par la désarticulation du lien entre la narratrice et son propre personnage. Il interroge les limites génériques entre mythe, roman, (auto)biographie et histoire. Il amène enfin le lecteur à s’inscrire, souvent malgré lui, dans une tentative universaliste marquée par l’ambition d’asseoir une autorité littéraire absolue, en débordant progressivement du champ de la fiction, et ce par une méthode qui le pousse à l’identification la plus forte.

Du point de vue de la création littéraire, en effet, la mémoire de l’écrivaine devient une véritable matrice, le lieu de développement d’un embryon de personnage. Pour Na- thanaël, pour le prieur des cordeliers, pour Hadrien, pour Zénon, Marguerite Yourcenar évoque longuement le travail de la mémoire et l’espèce de confiance avec laquelle elle ne prend pas note aussitôt des visions qu’elle a de caractéristiques ou de scènes romanes- ques, persuadée que la réalité, l’identité du personnage seront suffisamment fortes pour commander le rappel de la vision, qui devient de la sorte, le moment venu, un vérita- ble souvenir, et le personnage presque une personne. L’écriture yourcenarienne procède d’une « vision créatrice » (EM, p. 161) d’ordre onirique et cosmique, durant laquelle l’écriture elle-même, au sens technique du terme, semble momentanément empêchée :

L’écrivain qui prépare une œuvre littéraire en se la racontant à soi-même ou en essayant de laisser son récit se dérouler pour ainsi dire devant lui, sans rédaction et sans prise de notes d’aucune sorte, bénéficie d’une sorte de vision provoquée ana- logue à celle du rêve. (EM, p. 161 ; c’est moi qui souligne)

Cette phase doit avoir lieu plusieurs fois pour s’imprimer définitivement dans la mémoire :

Il est préférable d’attendre une nouvelle occasion de recueillement pour faire en quelque sorte passer une seconde fois, puis une troisième, ce film sous ses yeux, jusqu’au jour où cette série d’images en quelque sorte apprise par cœur sera retenue et rappelée à volonté par la mémoire volontaire. (EM, p. 161)

Conception très augustinienne12 de ce que l’écrivaine appellera ailleurs « le tré- sor de la mémoire » (OR, p. 89), espèce de coffre aux merveilles où l’auteure puise ses propres visions pour en faire des livres, sans douter le moins du monde du prin- cipe créateur et de la permanence de la vision :

Pendant l’audition d’une série d’œuvres de Bach, j’ai entièrement composé en esprit, avec environ six ou sept ans d’avance sur la composition réelle, la conversation entre Zénon et le chanoine quelques heures avant la mort de Zé- non. Une fois sortie de cette soirée, la musique finie, j’ai complètement oublié ce dialogue. Mais je savais que je le retrouverais un jour.1

12 st augustin, Les Confessions, Paris, Flammarion, « GF », 196 (voir particulièrement les passages sur la mémoire, pp. 209-211).

1 Marguerite Yourcenar, Carnet de notes de L’Œuvre au Noir, Paris, Gallimard, « Folio », 1991, p. 62.

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L’oubli même ne menace pas la création. Marguerite Yourcenar constate vers la fin des années 1960, bien des années avant la sortie d’Un homme obscur, qu’elle a oublié ce qu’elle se proposait d’écrire pour remanier son personnage de 19 :

Même expérience pour la nouvelle version de « Nathanaël » composée silen- cieusement durant une nuit […] d’insomnie en attendant un train dans une petite gare de jonction. Mais pas notée et pour le moment perdue.1

Cette expérience est en effet également racontée en 1982 dans la postface d’Un homme obscur (OR, pp. 108-100), où elle est datée de 197, tout comme dans la version donnée en entretien dans Les Yeux ouverts1 :

Je vis passer sous mes paupières, subitement sortis de rien, rapides toutefois et pressés comme les images d’un film, les épisodes de la vie de Nathanaël à qui, depuis vingt ans, je ne pensais même plus. (OR, p. 109)

Quoi d’étonnant dès lors à ce qu’une auteure qui, un peu comme Flaubert qu’elle cite d’ailleurs voluptueusement à ce propos, s’est si souvent associée consubs- tantiellement à ses personnages et à ses livres en arrive, comme nous l’avons lu à propos d’Hadrien, à prétendre faire coïncider les lacunes de ses textes avec les oublis de ses personnages ?

On vient de dire que le lecteur de Marguerite Yourcenar se trouvait entraîné contradictoirement à l’identification et à une perte d’identité. Il n’est pas le seul.

Marguerite Yourcenar elle-même, tout en dénigrant explicitement la propension des écrivains à parler d’eux-mêmes et l’égotisme du roman français en particulier, a également, on l’a vu, transformé la quête traditionnellement concentrique de l’auto- biographie en éclatement centrifuge dans l’espace et dans le temps. Mais cet anti- égotisme se double d’une prise de possession, d’un déploiement du moi et d’une

« occupation » intime de ses personnages, qui sont une des conditions mêmes de l’écriture démiurgique yourcenarienne : « Durant ces quelques semaines […], j’ai vécu sans cesse à l’intérieur de ces deux corps et de ces deux âmes » (OR, p. 908), écrit-elle à propos de ses tout premiers personnages de fiction, Anna et Miguel d’Anna, soror…, qu’elle rédige en 192, bien avant Alexis.

Cette vision magique de la création se double, à y regarder de près, et malgré les apparences de l’objectivité, d’une vision magique de l’histoire. Un essai en té- moigne, qui a précisément pour thème la mouvante réalité de la mémoire : « Jeux de miroirs et feux follets ». Dans ce texte, Marguerite Yourcenar recense quelques événements dans sa vie qui, au moment où elle écrivait des ouvrages ou évoquait des personnages, se sont trouvés coïncider étroitement avec ses préoccupations littéraires. Certes, l’anecdote du chat noir qui s’enfuit en soufflant au moment où elle visite le château d’Elisabeth Bathory peut prêter à sourire. Mais plus troublante et plus utile pour le thème qui nous occupe est la pierre tombale à laquelle elle se heurte dans un musée namurois, trois ans après la publication de L’Œuvre au Noir, et qui porte gravés le nom, les titres et les dates de naissance et de mort d’un des

1 Ibid., p. 62.

1 Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, entretiens avec Matthieu gaLeY, Paris, Le Centu- rion, 1981, p. 2.

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Bérengère Deprez

personnages mineurs de son roman : Lancelot de Berlaimont, le fils du prieur des cordeliers.

« Ma mémoire est généralement très fidèle », insiste la romancière, comme si elle s’étonnait de n’avoir pas pu identifier tout de suite la source historique que lui suggère la réalité de la fiction à laquelle elle se cogne littéralement. Certes, elle fait loyalement l’effort d’envisager une référence entrevue puis oubliée et en quelque sorte réinventée à son insu : « J’ai retrouvé dix ans plus tard, dans un livre venant de la bibliothèque de mon père, une chronique du XVIe siècle contenant le nom d’un certain Lancelot de Berlaimont. Il est plausible que j’aie pu lire ou feuilleter ce livre entre quinze et vingt ans, et n’aie fait ensuite que me ressouvenir » (EM, p. 7).

Mais l’enjeu de cette interrogation sur les dédales de la mémoire (le titre de l’essai, rappelons-le, est « Jeux de miroirs et feux follets ») me paraît se situer ailleurs. Si l’on prend le récit au premier degré, il pourrait donner lieu à une espèce de satisfecit d’exactitude historique, la romancière rencontrant comme une pièce à conviction un de ses personnages dans la vie réelle, fût-elle passée. C’est ce que semble expri- mer la phrase : « Ce que j’avais cru un masque modelé par mes mains se remplis- sait soudain d’une substance vivante ». Or, le sentiment qui s’empare de l’écrivaine, loin d’être autosatisfait, me paraît plutôt un vertige existentiel, une sorte de crainte émerveillée touchant à la magie dangereuse de l’écriture, aux pouvoirs que manipule l’écrivain. Il ne s’agit donc pas de se glorifier, de céder à une hybris de la toute-puis- sance créatrice qui se trouverait confirmée en quelque sorte par la louange de la créature, mais de se souvenir qu’il ne faut jamais prendre à la légère un personnage, fût-il mineur, fût-il même méprisé, comme on le sent très nettement dans le cas de Lancelot de Berlaimont… car il se peut que ce personnage revienne ensuite vous demander des comptes en vous souffletant de sa réalité. Vision magique de l’his- toire… Que Lancelot de Berlaimont soit venu à Marguerite Yourcenar par la réalité de sa véritable identité ou par les détours flottants de la mémoire de son auteure, voilà le piège de la création refermé sur la romancière… et sur le lecteur.

Bérengère Deprez

Université catholique de Louvain

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