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La transmission professionnelle en agriculture biologique, ou comment à la fois se comprendre et apprendre

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Academic year: 2021

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Submitted on 28 May 2020

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biologique, ou comment à la fois se comprendre et

apprendre

Fanny Chrétien

To cite this version:

Fanny Chrétien. La transmission professionnelle en agriculture biologique, ou comment à la fois se comprendre et apprendre. Innovations Agronomiques, INRAE, 2013, pp.297-316. �hal-02643004�

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La transmission professionnelle en agriculture biologique, ou comment à la fois se comprendre et apprendre.

Chrétien F. 1,2 1 INRA, UMR 951 Innovation, 34060 Montpellier, France

2 Agrosup Dijon, UP « Développement Professionnel et Formation », 21000 Dijon, France

Correspondance : chretien@supagro.inra.fr Résumé

Transmettre le métier d’agriculteur ne se réduit pas à des transferts de connaissances ou de références techniques, même si celles-ci paraissent essentielles à la professionnalisation des futurs praticiens. La transmission professionnelle renvoie plus largement à des configurations de travail complexes impliquant des personnes, des objets (aux sens de l’artefact et de l’intentionnalité) et des conditions particulières. Ces configurations de transmission se concrétisent par la mise en articulation, au cours des activités de travail, de formes d’engagement singulières (dans le travail, l’apprentissage et la transmission) ; de confrontations à des difficultés dans l’exercice du travail et dans les interactions qui s’y instaurent, nécessitant la construction de solutions nouvelles ; enfin de particularités historiques et sociales attachées aux espaces et aux pratiques. Cet article propose de défendre une méthode d’analyse de la transmission professionnelle agricole prenant ces trois dimensions en considération. La dernière partie consiste à l’illustrer à partir d’un cas de reprise d’une ferme bio en Alsace.

Mots-clés : Transmission professionnelle, installation agricole, configuration de tutorat, expérience,

agriculture biologique, méthode d’analyse, professionnalisation

Abstract: Professional transmission in organic farming: how to understand each other and learn at word.

The transmission of farmers’ skills and profession is not limited to transfers of knowledge or technical references, even if these are necessary to professionalise future farmers. Professional transmission refers more broadly to complex work situations involving persons, objects (within the meanings of artefact and intentionality) and particular conditions. These situations of transmission, during working activities, are produced by the articulation between three dimensions: 1/individual forms of involvement (in working, in learning and in transmission processes), 2/exposure to difficulties and challenges in working activities and interactions requiring new solutions, and finally 3/historical and sociological specificities of practices and areas. This article proposes to defend a method that analyses various forms of professional transmission in agriculture, considering these three dimensions. The last part aims to illustrate this method through a case of an organic farm transmission in the Alsace region.

Keywords: Professional transmission, farming settling, mentoring situations, experienced work,

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Introduction

D’après plusieurs études quantitatives (Lefebvre et al., 2006ab ; Rapport FNCivam, 2008), appuyées plus récemment par un travail d’enquête co-piloté par les Jeunes Agriculteurs (JA) et le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC)1, et par divers comptes rendus de rencontres regroupant des

acteurs de l’accompagnement et de l’enseignement (Formabio, Renata, les assises de l’installation 2012), plusieurs constats sont aujourd’hui posés en matière d’installation agricole.

C’est d’abord le constat d’une déprise agricole galopante : en France, la moyenne du nombre d’installation par an approche les 16 500 pour 27 000 départs. Un phénomène corollaire à l’agrandissement des exploitations agricoles. Le tissu social et professionnel s’est donc dilaté, accentuant les effets d’isolement des fermes.

Depuis cinq ans environ, plus du tiers des installations se réalisent hors du cadre familial (HCF), c’est-à-dire sur des exploitations qui n’ont pas été reprises à la suite des parents ou des grands-parents. Ces HCF constituent une catégorie de profils très hétérogène allant du fils d’agriculteur s’installant sur le même territoire que ses parents directement après une formation agricole initiale, à l’adulte de plus de 40 ans, souhaitant, dans un mouvement de reconversion professionnelle, s’investir dans un projet agricole alternatif.

Parmi ces installations HCF, 55 % correspondent à des créations d’activité du fait de l’inaccessibilité financière et administrative des cessations, et 60 % s’installent seuls alors que la plupart visaient le collectif ; 34 % s’installent en agriculture biologique (alors que les 2/3 le souhaitait avant installation) ; 9/10, au même titre que leurs homologues héritiers de fermes, sont toujours en place après cinq ans d’activité ; enfin, 2/3 des installations et 47% des HCF de moins de 40 ans ne touchent pas la Dotation jeune agriculteur (DJA) lors de l’installation. Par contre, les HCF qui ont créé leur activité, abandonnent trois fois plus que ceux qui ont pu reprendre une exploitation (Lefebvre, 2006), principalement pour des raisons économiques, familiales et techniques.

Bien que le paysage agricole soit abondamment fourni en structures d’encadrement, ce nouveau public de porteurs de projet à l’installation agricole met à l’épreuve l’efficacité de l’accompagnement visant l’apprentissage du métier. De témoignages de formateurs2 et d’animateurs d’organismes de

développement agricole, on retire le constat que la formation professionnelle offre des outils pour appréhender l’entreprise agricole (gestion, économie, etc.) et l’agriculture dans ses généralités (dans les BPREA3, on retrouve des modules fondamentaux tels que la science du sol, l’approche globale de

l’exploitation, etc.), mais ne prépare pas suffisamment à la conduite d’une ferme, au moins du point de vue technique, résolution de problème et mise en réseau avec le monde professionnel.

Face à cette difficulté, certaines initiatives naissent et se généralisent4 (Le Blanc, 2011). En dehors de

l’appui au parcours d’installation (voir le rôle des chambres, des Adear et des Civam par exemple) ou à la recherche de foncier (voir le travail de Terre de Liens), émergent des réflexions sur l’aide à la professionnalisation. C’est notamment le cas des espaces-tests dont les formes peuvent être très variables en fonction des partenaires, des objectifs d’accompagnement et des publics visés. L’aide à la

1 Un projet commandité par le Réseau rural français et mené en association avec d’autre organismes (Safer, CFPPA, APCA,

etc.). Il s’intitule « création d’activités agricoles par les entrepreneurs hors cadre familiaux : besoins spécifiques, leviers d’actions et complémentarité des dispositifs d’accompagnement ». Il vise « à mieux connaître les hors cadres familiaux, leurs besoins spécifiques ainsi que les initiatives existantes qui visent à les accompagner sur les plans de la formation, de l’accès au foncier et du financement lors de la mise en œuvre de leur projet ». Les résultats de l’étude ont été présentés lors du colloque « Demain tous paysans », le 23 mai 2013 à l’Agro Paris Tech et a fait suite à une table ronde et un débat.

2 Lors des rencontres Formabio 2012 et à partir d’entretiens réalisés dans le cadre de la thèse. 3 Brevet professionnel responsable d’exploitation agricole.

4 Il est possible de se référer pour plus d’information aux documents produits à l’occasion des assises de l’installation

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transmission professionnelle est également portée par le dispositif national PIDIL5, décliné au niveau

des régions. Il donne l’opportunité à un candidat à l’installation (répondant aux critères du cadre DJA) de travailler en collaboration avec un agriculteur expérimenté, proche de la retraite et cherchant potentiellement à transmettre son outil de production. Enfin, d’autres formes de parrainages s’instituent selon des modalités variables (voir le réseau le parrainage du GAB Ile-de-France, ou le tutorat animé par le Civam du Haut Bocage par exemple).

Tous ces constats corroborent l’intérêt légitime à porter à la transmission, en tant que levier potentiel pour faciliter l’insertion d’une nouvelle génération dans les métiers agricoles. Mais ils invitent également à questionner la transmission professionnelle comme espace-temps dans lequel des personnes interagissent dans et pour le travail, où l’apprentissage s’opère de manière intentionnelle ou incidente (Leplat, 2005). Il ne s’agit donc pas seulement d’accompagner un projet d’installation sur le plan administratif ou un programme d’enseignement de savoirs sur l’agriculture. Cette hypothèse est renforcée par la nature même du métier d’agriculteur. C’est, en effet « un métier-vie », car le lieu de travail reste encore souvent le lieu de vie, et le projet professionnel s’inscrit dans un projet de vie. C’est aussi un « métier-exercice » car la construction des règles d’action et des modalités de conduite de la ferme ne cesse de se réactualiser face aux incertitudes liées au vivant (Chrétien, 2013a) et aux contextes socio-techniques changeants.

La transmission professionnelle est à la fois processus (comment transmet-on ? Selon quelles modalités ?), contenu (quels sont les objets de la transmission ?), conditions et situation. Comme situation, elle met en relation des personnes échangeant sur des pratiques et agissant sur les objets partagés d'un monde commun. Sera donc abordée la transmission professionnelle dans le milieu agricole comme une configuration intégrant les interactions qui la constituent et qui définissent l’orientation des actions (Quéré, 1988 ; Savoyant, 2009). Mais l’analyse des interactions à elle seule n’explique pas ce qu’est une configuration de transmission (Chrétien, 2013b). Car celle-ci s’inscrit nécessairement dans différents espaces sociaux et spatio-temporels. D’où l’importance de toujours replacer ce type de configuration sociale :

- dans l’histoire des espaces et des manières de faire (Salmona, 1994) ;

- dans la séquentialité des apprentissages (Kunégel, 2011) intégrée à un espace avant tout destiné à la production et soumis à des enjeux économiques ;

- dans des trajectoires individuelles, qui reposent sur des interdépendances humaines (Elias, 1970), et fondent pour partie ces configurations.

Nous les déclinons précisément ces quatre dimensions dans la deuxième partie.

1. Justification d’un cadre théorique pluriel pour penser la complexité de la transmission professionnelle agricole

Par transmission agricole, est entendu ici tout ce qui participe à déterminer ce qu’est, dans ses formes et ses contenus, la transmission professionnelle - pratiquée et s’actualisant - entre un (ou plusieurs) agriculteurs et un (ou plusieurs) apprenants entrant dans l’apprentissage de ce métier-vie. Le terme de transmission professionnelle sera préféré devant celui de transmission de savoirs professionnels. Car même en prenant le terme de savoir (ou de connaissance) dans son sens le plus large, la transmission de savoirs - que ces savoirs soient théoriques, scientifiques, d’action ou professionnels - ne recouvre pas toutes les réalités que comporte la transmission professionnelle (Olry, 2008). Certes, il est possible d’avancer aujourd’hui, que « sur le plan épistémologique, [… le savoir] paraît être utilisé tantôt pour désigner des énoncés, tantôt des composantes identitaires » (Barbier, 1996). Cependant, elle laisse

5 Programmes pour l’installation des jeunes en agriculture et le développement des initiatives locales crée en 1996 par l’Etat

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inétudiés deux aspects, non moins fondamentaux lorsqu’il s’agit de regarder et de comprendre les apprentissages en situation de travail :

- Le premier a rapport à la question des conditions d’appropriation et d’interprétation, renvoyant aux interactions entre les sujets et les situations de travail ; ces interactions se déroulant en cours d’action et en cours d’apprentissage. C’est parce qu’elles se trouvent dans un environnement professionnel où l’activité est dirigée vers la production et est inscrite dans une culture professionnelle, que les personnes portent plusieurs intentions (produire, apprendre, comprendre, s’organiser, etc.), développent diverses formes d’échange (interactions verbales, démonstration, coordination de gestes, etc.) et apprennent en partie par la confrontation au réel du travail (de manière intentionnelle ou incidente, lacunaire et changeante). Ces conditions regroupent donc un ensemble complexe de caractéristiques. Parmi elles, certaines relèvent de l’histoire des personnes, de leurs expériences, des valeurs qu’elles portent ou de certaines de leurs dispositions. D’autres concernent le comment on transmet, c’est-à-dire les formes de coordination (Thévenot, 2006) qui facilitent les compréhensions mutuelles. Un tas de questions subsidiaires en découlent : comment la tâche est comprise, comment la situation est-elle perçue, appréciée, de quelle manière les buts sont-ils hiérarchisés, comment les engagements des personnes jouent-ils sur la gestion de ces situations, etc. Enfin, celles qui portent sur le pourquoi de cette transmission, les objectifs, le dispositif du contrat didactique institué ou informel, les enjeux pour la ferme, l’apprenant et l’agriculteur en place. En d’autres termes, quand on parle de la transmission professionnelle, la question de savoir vers quoi et à partir de quels schémas interprétatifs est dirigé la connaissance transmise devient centrale.

- Le second aspect touche au contexte de production (le faire) et de transmission (le montrer ou le dire comment faire). Outre les conditions plus ou moins propices à transmettre, les façons de comprendre et de mobiliser ce qui est transmis vont aussi dépendre des moments où l’échange se réalise et des finalités principales qui s’y rattachent. Les processus de transformation et d’usage des contenus de ces savoirs en situation d’activité (Montmolin, 1986) sont forcément orientés par les enjeux de réussite ou d’agir dans cette situation pour la personne.

1.1 Les différents champs théoriques s’intéressant à la transmission et l’apprentissage en situation de travail

L’apprentissage du travail et au travail, de même que l’objet travail, interrogent de nombreux champs conceptuels. Ces derniers n’ont pourtant pas tellement l’habitude de se côtoyer. Serait-ce parce que les « mondes » scientifiques et disciplinaires ne se rencontrent pas et ne partagent pas d’espaces institutionnels et sociaux pour se rencontrer (Lahire, 2012) ? Ou alors, serait-ce parce que les chercheurs issus de ces « mondes » ne cherchent pas tout à fait les mêmes réponses aux phénomènes qui gravitent autour de la transmission du travail ?

La diversité des approches est bien sûr à mettre en lien avec les questions posées au départ du travail de recherche et avec les notions utilisées pour y répondre. Dans notre propos, cédant et repreneur sont engagés dans ce que nous définissons comme transmission professionnelle. Par cette expression, nous désignons le processus transmettre/acquérir et la construction de la maîtrise qui en découle et « fait » professionnalité dans quelque activité que ce soit. La transmission professionnelle ne se limite donc pas à un transfert de techniques et de connaissances, mais comprend des règles, rythmes et rites, marquant une communauté d’appartenance. Observation, imitation, répétition du geste professionnel (ou façon d'intervenir) sont des clés importantes de la transmission professionnelle, qui se fait donc de la pratique à la pratique, là où le discours seul est insuffisant.

Etudie-t-on la transmission professionnelle sous l’angle de l’apprentissage et du développement professionnel des futurs agriculteurs ? La littérature mobilise dans ce domaine un paradigme expert/novice. En tout cas, la réponse à cette question suppose de sortir de la perspective cognitiviste qui voudrait que le novice accueille la connaissance professionnelle dans un corpus au départ « vide ». Pour en sortir, il convient d’abord de passer par une définition de la transmission professionnelle, et notamment en termes de caractéristiques favorables aux développements de différents types

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d’apprentissage au sein du milieu de travail et de son organisation. Mais là encore tout dépend de ce que l’on met derrière les notions d’« apprentissage », de « développement professionnel » ou de « professionnalisation ». S’agit-il, comme l’analyse l’ergonomie cognitive, d’un développement de compétences de la personne (Vergnaud, 2001), d’une construction de savoirs, de représentations et d’outils nouveaux ? S’agit-il de processus de socialisation dans le milieu de travail, sur les plans des dynamiques d’intégration et de reconnaissance (Clot, 2008) et de la construction des identités professionnelles, à l’instar de ce qu’analyse la sociologie de l’action (Osty, 2003 ; Dubar, 1991) ? Dans le domaine de l’agriculture, les travaux sur la transmission professionnelle ont surtout été investis par des sociologues (Pharo, 1985 ; Jacques-Jouvenot, 2000 ; Gillet, 2003) et des anthropologues (Delbos et Jorion, 1984, Salmona, 1994). Ils ont montré d’une part que la transmission du travail était celle d’une place sociale à acquérir, avec ses rituels, ses ajustements, et ses systèmes d’identification ; mais aussi qu’elle est fonction d’un rapport spécifique au travail et aux savoirs. C’est d’ailleurs surtout sur ce point que ces travaux développent leurs thèses : l’agriculteur fabrique ses pratiques par des jeux d’interaction entre d’un côté des institutions plus ou moins (bien) intériorisées dans la vie de tous les jours et de l’autre des conceptions personnelles du métier. Ces travaux ont eu le mérite de montrer en quoi le rapport au travail agricole est particulier (comme le rapport au vivant, la dimension patrimoniale du savoir et du lieu de travail, ou l’environnement institutionnel et technique de la profession) et que l’ordre social paysan s’analyse par le vécu des personnes, inscrit dans des unités de temps et d’espace multiples.

En revanche, l’analyse des conditions et des produits de la transmission de savoirs en situation de travail, prise sous l’angle des processus de socialisation ou de transformation du sujet ne dit rien sur le

contenu de la transmission du travail. Autrement dit, qu’est-ce qui est transmis ? Si on comprend

que le partage des règles sociales entre l’individu et le collectif fait partie de la réponse, une autre grande dimension de la transmission est omise, celle qui touche à tout ce qui compose et constitue l’activité réalisée et le réel de l’activité (Clot, 2005).

En sciences de l’éducation et de la formation, et en particulier dans le courant de la didactique professionnelle, on s’intéresse moins à une transformation identitaire du sujet, qu’à la transformation de ses compétences.

L’analyse de l’activité et l’identification des caractéristiques des situations professionnelles, ouvrent à une mise en évidence d’organisateurs de l’action, composantes cognitives structurantes de l’action efficace (Pastré et al., 2006). Ces organisateurs sont le plus souvent connus des professionnels : ils sont le fruit d’un raisonnement souvent pragmatique, et s’énoncent dans des dénominations qui ne les distinguent pas d’autres informations descriptives. C’est parce que l’activité est analysée que les formations professionnelles peuvent être enrichies. « La notion de processus d’élaboration pragmatique essaie de rendre compte du processus de développement des compétences professionnelles. Celui-ci est le produit de la confrontation des individus à la réalisation d’activités porteuses de problèmes à résoudre et à la confrontation des significations différentes des mots et des énoncés correspondant aux concepts mobilisés pour ces activités » (Mayen, 1999). Prenant appui sur le potentiel de développement des situations (Mayen, 1999), on peut ainsi rechercher les formes d’une élaboration pragmatique qui résultent d’un accompagnement adapté.

1.2 Comment marier et choisir des catégories d’analyse compatibles ?

Pour obtenir des données sur l’ensemble des déterminants de la transmission professionnelle tel que présenté au-dessus, il a été nécessaire de combiner différentes natures de données issues d’un rapport particulier au terrain. Inversement, c’est avec la diversité des cas étudiés et des données recueillies que nous mettons progressivement à l’épreuve le modèle d’analyse construit.

La parole des agriculteurs a constitué la première source d’information sur le sujet. A partir d’entretiens de longue durée, parfois entrecoupés d’activités, souvent sur le mode conversationnel, nous avons accès au rapport que les personnes entretiennent avec leur travail et les savoirs, car ces rapports

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présentent un lien avec la manière dont ils parlent de leur travail, leurs valeurs, etc. (Pharo, 1985). Ces aussi par ces entretiens compréhensifs que l’on a accès à l’ordre des valeurs, aux espaces d’appartenance, à des formes de jugement et d’engagement (Thevenot, 2004). Or, ces éléments participent de la construction de choix aussi bien sur les modes de production que sur les marges d’apprentissages et les milieux fréquentés.

L’option d’étudier certains cas dans le temps long (entre une et deux semaines) et de participer à la vie domestique et agricole sur quelques jours permet de valoriser les entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1996). Ces entretiens ont pris la forme de récit de vie et d’expérience (Bertaux, 1997), parfois d’explicitation (Vermersch, 1994) lorsqu’il s’agissait de revenir sur des situations d’action ou d’interaction observées à d’autres moments. Les observations et les moments de participation ont fait l’objet d’enregistrement audio, vidéo et lorsqu’il était difficile de se doter de matériel, des traces écrites de type journal de bord ont été produites.

La rencontre des personnes, de leurs enjeux propres et la compréhension des significations qu’ils traduisent verbalement de leurs pratiques et des circonstances de leurs réalités (Bruner, 1998), ont permis de relever :

- différents niveaux d’objectifs : des orientations lointaines, des priorités, et des buts proches de l’action ;

- des informations sur les conditions d’exercice du travail, et plus précisément sur le contexte local de travail et de construction de connaissances empiriques. Notamment par la confrontation à l’idiosyncrasie des lieux de travail, par les références locales, et autres ressources cognitives mobilisés dans des réseaux et des communautés de pratiques (Lave et Wenger, 1991);

- des formulations de jugement et de justification (Thevenot, 2006) ; - et la narration de faits vécus (Vermersch, 1994).

Cependant, l’observation directe des activités, de l’organisation au quotidien de ces activités ainsi que les modes d’organisation entre personnes au travail offre d’autres moyens d’entrée dans d’autres dimensions constitutives de la transmission professionnelle : tout ce qui est mobilisé dans l’action pour agir (des raisonnements, des interprétations, des références intimes, des équilibres, des choix et compromis pragmatiques, etc.).

C’est en cela qu’il sera fait le choix d’utiliser, parallèlement à l’approche et aux concepts de la sociologie pragmatique (Nachi, 2006), ceux que développe la didactique professionnelle sur l’analyse de l’activité. Ceci s’explique du fait de la pertinence d’articuler dans un même cadre d’analyse à la fois les représentations d’ordres symboliques et sociales qui apparaissent dans les discours et ouvrent à la compréhension de certains choix, engagements, et pratiques (agricoles et relationnelles), et les représentations fonctionnelles (Holgado, 2011) qui sont en rapport direct avec l’action et son orientation. La didactique professionnelle, proche de la psycho-ergonomie, invite à repérer des concepts pragmatiques (ou invariants opératoires) dans les relations entre activité et situation, i.e. les composantes de l’activité prises en compte pour être efficace. Autrement dit, ce sont les variables construites par la personne afin qu’elle puisse identifier et organiser les paramètres d’une situation de manière à réaliser un diagnostic prédicable et cohérent au regard de la situation et de ses objectifs opératoires (Pastré, 1999). L’approche de la didactique professionnelle met donc au débat un ensemble de notions et concepts utiles pour comprendre les processus de transmission.

2. Développement d’une méthode d’analyse pour repérer les déterminants de la transmission professionnelle agricole en situation de travail

En partant de l’hypothèse qu’il est possible d’allier différentes approches conceptuelles pour aborder la connaissance investie et transmise dans le métier d’agriculteur, le travail de recueil de données sur les

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terrains a aussi été celui d’une construction progressive du cadre analytique. Car lorsque l’objectif de recherche vise à capter dans des études de cas singuliers des phénomènes encore peu explorés, il ne suffit pas de produire un guide d’entretien a priori. Le choix méthodologique a donc été d’élaborer, par le va-et-vient entre le terrain et l’écriture, un modèle d’interprétation de ce que recouvre la transmission professionnelle, et plus spécifiquement dans le secteur agrobiologique. Pour ce faire, le terrain s’est composé d’une grande diversité de cas, l’idée étant de combiner, dans la diversité, les facteurs explicatifs du phénomène de transmission professionnelle agricole. Ainsi, parmi les cas étudiés se trouvent des relations maitre de stage / stagiaires en sortie de formation, des reprises familiales avec création de nouveaux ateliers, des reprises d’exploitations hors du cadre familial, et des expériences de tutorat dans le cadre d’espaces-tests agricoles.

Tout en restant dans un paradigme de l’activité, nous proposons d’ajouter à l’analyse des schémas de conceptualisation – qui se trouvent derrière l’action - d’autres cadres qui empruntent à la sociologie pragmatique, relatifs aux modalités de coordination à partir desquelles les interactions et les actions collectives dans le travail agricole prennent forme. Parmi eux, nous utilisons notamment celui que propose Laurent Thevenot dans la théorie des conventions : « Les conventions peuvent être appréhendées comme des cadres interprétatifs mis au point et utilisés par des acteurs afin de procéder à l’évaluation des situations d’action et à leur coordination (…). Elles se rapportent à des objets et à des formes cognitives correspondant à des formats d’information » (Diaz-Bone et Thevenot, 2010).

En partant de situations particulières, où des personnes agissent dans un travail qui demande de la coordination - comme c’est le cas, de manière même emblématique, dans une ferme où deux associés d’expériences différentes s’attaquent aux tâches plus ou moins quotidiennes du métier – de nombreuses autres préoccupations que la réalisation de la tâche qu’on s’est donné à faire. Ces autres préoccupations s’accompagnent d’intentions, de significations, et de connaissances qui relèvent d’autres réalités que celle qui est concernée par la tâche et les opérations à effectuer. En effet, au traitement de la situation, à la construction de repères pour agir, s’agrègent, dans les interactions ponctuelles ou diffuses tout au long de l’expérience commune, des différences de points de vue :

- sur les contenus d’une part : par rapport aux niveaux d’objectifs, sur des stratégies et des logiques parfois en décalage entre l’apprenant et l’agriculteur ;

- et sur des modes d’appréciation des objets et des procédés : différends sur les perspectives de l’activité, sur l’importance à donner aux choses, sur le poids de certains raisonnements devant d’autres, sur des hiérarchisation de valeurs différentes se traduisant par des manières de prioriser les opérations et les actions qui ne correspondent pas.

Dans une situation où l’apprenant agit au sein du système productif avec ou au côté de l’agriculteur, l’objet et le moment de la transmission peuvent apparaître sous différentes formes. Si par exemple l’apprenant agit seul, il peut néanmoins agir en étant mis en confiance par la présence de l’autre ; il demandera peut-être des précisions pour agir et recevra une explication, un raisonnement, une consigne, un geste ou encore une indication invitant à observer selon un certain regard (Kunégel, 2011) ou à prendre en compte d’autres indicateurs de l’environnement. On comprend alors que ce qui fait l’objet de la transmission (un outil à utiliser, un ordre d’importance à donner aux tâches, une consigne, etc.) est plus ou moins directement corrélé à la manière dont ce sera transmis. En d’autres termes, on s’attache ici à comprendre comment est transmis le travail (plutôt qu’un savoir) dans telle ou telle

situation, et pourquoi. Qu’est-ce qui est mobilisé par l’apprenant ou le tuteur pour faciliter cet

apprentissage ? Quelles sont les différentes modalités de transmission ? Selon quels critères seront-elles optées : est-ce en fonction de finalités, de dispositions particulières, d’adéquation avec le problème observé ? Finalement, quelle relation existe-t-il entre les processus de transmission et ses contenus ? Le schéma suivant souligne une diversité d’entrées à l’analyse de la transmission du travail. Il s’ensuit des problèmes méthodologiques que nous ne prétendons pas résoudre complètement, mais face auxquels nous apportons quelques propositions.

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Figure 1 : Modèle de la transmission professionnelle (quoi ? qui ? où ? comment ? pourquoi ?).

Deux grandes orientations de présentation des données sont apparues saillantes : les moyens et les modalités de transmission d’une part ; les contenus de transmission d’autre part. Elles sont présentées dans cet article sous formes de deux « grilles » d’analyse construites à partir de plusieurs catégories thématiques faisant écho aux divers croisements de données transcrites. Ces catégories sont hiérarchisées selon les références théoriques auxquelles elles renvoient.

2.1 Les processus de transmission ou comment transmet-on le métier d’agriculteur (lorsque l’on est soit même agriculteur) ?

Pour comprendre les processus de transmission, il est apparu d’abord pertinent de saisir ce qui constitue les grammaires des interactions entre apprenants et agriculteurs en place (Goffman, 1973 et 1991 ; Bonicco, 2006). Bien que le déroulement des interactions donne de nombreuses pistes pour aller dans ce sens - par l’observation directe des interactions verbales et non verbales -, le cadre de ces interactions recoupe plus largement des déterminants qui se révèlent parfois en dehors de l’interaction elle-même. Ce premier constat nous amène à définir comme premier axe de la transmission professionnelle, les interactions de tutelles.

En revanche comme il est dit plus haut, les conditions de transmission du travail, au travail, ne sont pas uniquement régies par l’ordre de l’interaction et ne dépendent pas seulement du cadre des interactions dans lequel sont mis en scènes des « rôles » et des « positions », eux-mêmes fonction des enjeux que comporte cette interaction (Goffman, 1973, 1981). Pour amender ce cadre, nous prendrons d’autres dimensions relatives à l’engagement des personnes dans ces interactions, à l’appréciation qu’ils fondent des situations vécues. C’est pourquoi finalement nous nous rapprochons de la notion de configuration – sociales (Elias, 1998) et d’activité (Veyrunes, 2006) - plutôt que de celle d’interaction. En introduisant la notion de configuration et de coordination, nous ouvrons la focale sur les formes

d’engagements, les modes d’appréciation, les conceptions et ordres de priorités liées à l’expérience et les objets qui font controverses. A partir de situation concrète, on peut ainsi repérer

les causes qui se trouvent derrières les obstacles à l’intercompréhension (Zarifian, 2005) et les besoins d’accords de vraisemblance.

Enfin, dans la manière de transmettre, se retrouvent bien sûr les moyens et les modalités de

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L’encadré suivant détaille les catégories d’analyse utilisées et les questions de recherche associées : A) Configurations et interactions de tutelle

a.1) Grammaire des interactions

Quels sont les points de vue des uns sur les autre et ses traits de personnalité ? Comment cela se

manifeste-t-il dans les interactions ?

Quelles sont les règles d’interaction que l’on peut observer (politesse, mise en retrait, mise à l’épreuve, etc.) et

éventuellement les exceptions à la règle (« clash », étonnement face au comportement de l’autre, etc.)

Quel serait le contrat didactique attendu ? Est-il formalisé ou tacite ? Comment repère-t-on dans ce cas les

attentes de chacun ?

Peut-on repérer des sens primaire et secondaire dans le cadre des expériences ? Autrement dit, trouve-t-on

des usages dévoyés des circonstances de situation dont l’objet principale est apparemment évident ? a.2) Coordination, intercompréhension, et accords de vraisemblance

 Quels sont les types de régimes d’engagement observés ? Entre familiarité (confort, aisance), planification

(vers l’action), exploratoire (vers la découverte), ou encore légitimité (faisant appel à des registre de justification) ? Quelle épreuve de réalité est vécue et interprété par les personnes ? Quelles composantes sont prises en compte ? Pour y répondre, nous repèrerons :

- Les marques de garantie de l’engagement et de la mobilisation : quel est mon engagement ? Comment

se manifeste-t-il ? D’où vient-il ?

- Les formats de l’information : par exemple, comment est-ce que j’exprime mon jugement ?

- L’ordre des biens communs : Sur quoi sommes-nous d’accord ? Met-on la même chose derrière ce qui

semble faire accord ? Y’a-t-il un écart temporel (ou « régime d’historicité » décalés) dans l’appréciation de ce bien ? (Hartog, 2003).

- Opérations de qualification et modes d’appréciation : des choses, des objets, des pratiques, etc. - Objets de controverses et conflits socio-cognitifs

B) Les moyens et les manières pour transmettre

b.1) Les actes de langages significatifs :

Quelles fonctions donner à certaines formulations, interjections dirigées vers l’autre ? Quels sont les modes de

communication les plus souvent adoptés (fréquence, circonstances) ? b.2) Les modalités de transmission

 S’agit-il d’imitation, d’utilisation de la métaphore, d’un étayage explicatif, d’une explicitation, d’une

démonstration gestuelle…?

2.2 Les contenus de la transmission professionnelle : qu’est-ce qu’on transmet au et pour le travail ?

Dans l’analyse de la transmission professionnelle, la partie didactique concerne le contenu de ce qui est transmis, au regard de la pertinence de la situation à maitriser. Pourtant, en regardant de plus près ces situations professionnelles, force est de constater que la distinction entre les processus et les contenus de la transmission n’est pas si évidente. Bien qu’il puisse paraître naturel, au premier abord, de séparer la forme du fond, la manière de l’objet, la question devient délicate dès lors que l’on considère le savoir, non pas comme une proposition qui circule et se délivre, mais comme une ressource cognitive incarnée pouvant émerger sous diverses formes, car attachée à des conceptualisations subjectives. Par exemple, le raisonnement d’anticipation est un processus entrant dans les possibles de la transmission puisqu’il engendre la mobilisation d’arguments, de formulations, d’enchainements et de mises en lien de facteurs explicatifs étayant un choix. Mais c’est également un contenu car se partagent alors une

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justification, une relation de causalité, un principe ou une règle d’action, établis en tenant compte de ce que la personne prévoit de l’avenir. La réciproque n’est toutefois pas vérifiée : connaître les manières de transmettre ne suffit pas à saisir tous les contenus ; ceci invitant à rester attentif, en général, à mettre en lien les façons d’expliquer, de raconter, de faire avec les contenus concernés. Cela semble être une condition nécessaire si l’on veut comprendre ce qu’est transmettre au travail dans son ensemble.

Dans cette deuxième « grille », différentes catégories de contenus sont mobilisées. Les premières correspondent aux éléments qui composent le schème d’action tel que le définit Gérard Vergnaud : « un schème est une totalité dynamique fonctionnelle, une organisation invariante de l’activité pour une classe définie de situations » (Vergnaud, 2001). Nous trouvons dans ce deuxième encadré les différentes catégories pertinentes au regard de l’ensemble de ce qui peut être transmis au travail et du travail6 :

A/ On peut transmettre des éléments relatifs aux conceptualisations construite dans l’action :

a.1) Des invariants opératoires

Des concepts-en-acte ou concepts pragmatiques (Pastré, 1999) : nous le reformulons comme des concepts

dont les propriétés orientent et organisent l’activité, posent des repères pour l’action.

 Théorèmes-en-acte : interprétés comme des équivalents prenant la forme de propositions tenues pour vraies sur le réel, renvoyant à des croyances, des assertions, des principes. Ils peuvent concerner des opérations mais également des points de vue sur des personnes et leurs relations, ou des valeurs.

a.2) Des buts énoncés (explicitement) ou visés (interprété a posteriori) adossés à des opérations (démarrer du tracteur) et des actions (engendrant une série d’opérations : épandre le fumier), des motifs (que nous définissons comme un ensemble d’objectifs plus larges concernant l’activité : fertiliser les prairies de telle manière) (Savoyant, 1979).

a.3) Des raisonnements conditionnels, circonstanciels ou généralisés : ce sont des règles d’action

répondant à la formule « si…alors… ». Elles s’analysent en prémices par ce que Vergnaud appelle :

 Des possibilités d’inférences : ce sont les prises d’informations, les choix d’indicateurs, A quoi la personnes est

attentive ? Quels sont les indices qu’elle prélève de la situation ?

Et elles répondent à trois fonctions :

 Une fonction de diagnostic que nous déclinons selon s’il s’agit de formulations d’hypothèses, qualification d’état, par exemple.

 Une fonction d’adaptation : selon nous, elle renvoie aux logiques pour parvenir à des choix, des décisions d’action ; ainsi qu’à des construction de compromis (ex : articuler, gérer, prioriser, etc.).

Une fonction de pronostic et d’anticipation

B/ Des schèmes d’utilisation d’outils : choix, fonctions et usages des objets, soit ce que Rabardel appelle les processus d’instrumentalisation et d’instrumentation (Rabardel, 1997).

Dans le cadre de cet article, et au regard de l’étude de cas qui suivra, toutes ces catégories d’analyses présentées ci-dessus, ne seront naturellement pas toutes introduites dans la démonstration. Nous avons choisi de les exposer malgré tout car elles posent un cadre général utile lorsque l’on procède à une analyse croisée de cas de transmission professionnelle. Le paragraphe suivant décline par exemple ce qui, dans le fait de pratiquer l’agriculture biologique, est agissant dans le travail et donc par extension dans la transmission professionnelle.

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2.3 Comment prendre en compte la spécificité agrobiologique dans les phénomènes de transmission de connaissances en milieu de travail ?

L’étude « Demain tous paysans », présentée en mai 2013 par les JA et le MRJC, nous dit que 2/3 des HCF (sur les 230 réponses de l’étude) veulent s’installer en AB, et que seuls 39% le feront effectivement. Ce constat révèle deux choses importantes pour notre propos. La première est que la volonté de pratiquer l’agriculture biologique est très forte parmi les HCF. La deuxième montre que la mise en œuvre de cette orientation de départ n’est pas évidente. Pourquoi cet engouement, et en quoi est-ce difficile ? Sur le premier point, nous faisons l’hypothèse que l’agriculture biologique est une orientation qui vient s’ajouter à des choix plus vastes de système de production. Les HCF n’étant pas héritiers d’un patrimoine immobilier et foncier, sont plus rarement possesseurs de moyens et de capitaux nécessaires à l’investissement de départ lors de l’installation. Les HCF ont donc une propension plus grande à s’inscrire dans des formes d’installation progressive, pluriactive, axée sur des circuits courts de commercialisation, nécessitant peu d’investissements, dont les productions visées sont à haute valeur ajoutée (comme les ateliers de transformation). L’AB participe de cette plus-value. Les motivations de s’installer en bio vont souvent au-delà de l’opportunité économique. Souvent liées aux valeurs qu’ils donnent à l’agriculture biologique, ces motivations peuvent faire références à des ordres de grandeurs différents (Boltanski et Thévenot, 1991) : la recherche de la qualité (environnementale ou alimentaire), l’inscription identitaire dans une « communauté de pratique », etc. (Van Dam et al., 2009). La part de la population HCF qui n’est pas issue du milieu agricole recherche dans ce projet professionnel un projet de vie, souvent en rupture avec une situation antérieure qui ne leur convenait pas. Cette rupture est donc le résultat d’une trajectoire, d’une série d’évènements, d’engagements et de jugement sur certains aspects de sa vie professionnelle. Nous retrouvons par exemple souvent le désir d’autonomie dans les discours des stagiaires de la formation BPREA maraichage bio. Or, cette autonomie est possible lorsque l’on s’installe dans les systèmes décrits plus haut.

Lors de la transmission, le bio est rarement une dimension remise en cause. Au contraire, il s’agit la plupart du temps du socle commun. On ne discute pas le bien fondé d’être en bio, dans l’absolu. Par contre, de nombreux débats et incertitudes sur les pratiques agronomiques peuvent s’opérer dans les interactions entre agriculteurs et apprenants. Car les pratiques et les savoirs agronomiques en agriculture biologique ne sont pas stabilisés, ce qui est à l’origine d’ailleurs des communautés de pratiques et d’échange au sein de ce champ (Gardiès et al., 2011). En dehors des aspects administratifs, qui peuvent être néanmoins très pesants, l’installation bio est donc difficile du point de vue des compétences et savoir-faire qu’elle suppose. Ces derniers répondent à la spécificité des principes et de l’environnement professionnel agrobiologique (Amand et Langlois, 2009). Nous proposons quelques exemples de caractéristiques du travail agrobiologique. L’impossibilité du recours aux antibiotiques et produits de synthèse modifie substantiellement :

La gestion du risque : construire des compromis pour « limiter la casse ». Voir par exemple, le concept pragmatique (Pastré et al, 2006) du « moment propice » qui organise l’activité de désherbage mécanique ;

La recherche de la durabilité et de la stabilité : critère de résilience des races et des espèces, compromis entre rusticité, adaptabilité au milieu et productivité ;

La dimension préventive des maladies, parasites et adventices : chercher à favoriser les meilleures conditions de résistance ; gérer des seuils critiques plutôt que rechercher l’absence totale de parasites ;

La gestion de la fertilité : remplacer les engrais par des complémentarités (engrais verts, association culturale, engrais organiques plus ou moins stables). Ce point renvoie au besoin de connaître le sol et son comportement chimique, structural et organique ;

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L’élargissement des activités culturales dans le temps et l’espace : nécessité des rotations, gestion des assolements au regard des besoins annuels et pluriannuels de production ;

La recherche d’informations et la co-construction dans les réseaux de pairs ;

La connaissance des équilibres alimentaires et organiques (car acheter une ration toute faite en bio devient très souvent une charge financière limitante)…

Toutes ces dimensions du travail sont à transmettre. Et on le remarque, sont très dépendantes des caractéristiques des lieux : le type de sol, de climat, d’organisation du travail, et des syndicales ou familiales, etc. C’est pourquoi ce ne sont pas des contenus livrables tels quels. Le contexte joue un rôle central sur ce qui justement va entrer dans les décisions de conduite, et dans la construction des compromis.

3. Le cas d’un parrainage réalisé dans le cadre d’un PIDIL et à l’occasion d’une cessation de ferme d’élevage biodynamique

Jean-Philippe (JPh) sort d’une formation agricole professionnalisante, il a suivi le BPREA Agriculture Biodynamique proposé au CFPPA d’Obernai en Alsace. L’idée de s’installer en élevage laitier lui vient de loin. Même s’il n’est pas issu d’une famille agricole, il s’oriente assez vite vers des expériences de stages effectués dans des exploitations de productions diverses. Par le biais de la formation et dans la recherche d’une ferme pour réaliser une étude, il rencontre Christian (Ch), éleveur pratiquant l’agriculture biodynamique dans un village de montagne, sur les hauteurs du Haut-Rhin. Ch étant proche de la retraite et dans le souhait de transmettre son outil de production, il accueille JPh sur sa ferme, dans le cadre d’un PIDIL, donnant à ce dernier l’opportunité de tester l’activité agricole avec la perspective d’une éventuelle reprise d’exploitation.

A travers une thématique, la gestion de la ration, qui est apparue comme un objet de débat dans les entretiens comme dans des situations de dialogue observées dans le quotidien du travail, nous illustrerons en quoi elle révèle des phénomènes de coordination, de négociation, et de régulation, inhérents à cette configuration de transmission professionnelle particulière. Cette thématique a été abordée au cours de la période d’enquête qui s’est déroulée sur deux semaines : lors d’entretiens individuels et en situation de dialogues, émergés d’instants de pratique.

Une jeudi 15 mars au matin, dans la grange…JPh distribue la ration d’herbe dans les auges, la première fournée du matin. Ch nous rejoint et fait une remarque relative au rangement du matériel : « il ne faut pas laisser les choses dehors ». Le jeune ne réagit pas à cette remarque et, à la place, pose une question sur la ration d’herbe à fournir aux vaches :

JPh : je donne quoi comme quantité de foin, d’ensilage et d’enrubanné aux vaches ? Ch : tu en donnes de sorte qu’il en reste au 15 mai.

JPh : en regardant et s’adressant à l’enquêtrice (E) : t’as vu la réponse…je fais comment moi ?

Dans ce cours dialogue, le jeune apprenant attend, en retour de sa question, une réponse d’un autre ordre que celle que l’éleveur apporte : « je fais comment moi ? ». En prenant l’enquêtrice à témoin, il exprime un sentiment d’insatisfaction par rapport aux attentes qu’il semble avoir de la qualité de l’information. Il perçoit cet acte de transmission comme lacunaire et inapproprié au regard de l’efficacité de l’action qui est censée, selon lui, en découler. Le différentiel entre le format d’information attendu par JPh et celui prodigué par Ch révèle, on le verra, différents niveaux de préoccupation. On ne peut en comprendre les ressorts qu’en se référant à des extraits de discours relevés dans d’autres circonstances d’entretiens dans lesquelles il développe les rapports qu’il entretient avec son travail et avec l’animal.

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Plus tard dans la matinée, JPh et l’E se trouvent toujours dans la grange, juste après que la traite du matin est terminée :

E : tu donnes combien de foin comme ça ?

JPh : ah ben ça c’est la question (rire). Quand je pose la question à Ch il me répond « ce que chaque vache a

besoin » (rire).

On retrouve dans la remarque de JPh, le fait qu’il investit la question de la quantité d’herbe destinée à l’alimentation des vaches différemment de Ch. La première fois, la nature de l’information apportée par Ch renvoie à une échéance, à une date limite. Il ne donne pas directement une quantité, mesurée en unité de poids, de volume, ou de contenant, il l’exprime sous forme d’un but. Dans ce deuxième extrait, « le besoin des vaches » est une nouvelle forme de mesure exprimée par un but (satisfaire les besoins de l’animal).

E : et si tu écoutais vraiment les vaches, elles en mangeraient plus ?

JPh : ouai, ouai. Avant, on avait l’ensilage dans le tracteur qui était là, y’avait un gros tas dans la benne, tous les jours je descendais avec la griffe, je prenais l’ensilage…c’est presque la même matière (que l’enrubanné), il est un peu

plus jaune.

E : c’est quoi la différence entre l’enrubanné et l’ensilé sinon ?

JPh : il n’y a presque pas de différence, c’est la même coupe, ils ont le même âge, simplement l’ensilage est dans un silo et

l’enrubannée en boule dans le plastique…

E : est-ce que c’est moins fermenté en enrubanné ?

JPh : non c’est pareil…peut être un peu moins. Moi je faisais un gros tas avant, et puis après je le distribuais le tas et faisais à peu près le même tas tout le temps, là je ne sais pas combien il fait.

Dans ce passage, deux aspects de la ration sont soulevés : les différentes qualités de fourrage et un type de repère pour identifier une quantité. JPh repérait les quantités journalières par rapport à un volume visible « dans la benne » et à partir d’un instrument de mesure, « la griffe ». Dès lors que le stock d’ensilage s’est tari, le repérage a changé, il faut désormais aller chercher l’ensilage d’herbe dans le silo et faire correspondre le volume équivalent à partir d’un godet attelé au tracteur. D’où l’embarras qu’il a manifesté par rapport à son besoin de renouveler ses repères volumiques.

E : tu disais que c’était la deuxième coupe… JPh : ouai. On l’a fait fin aout.

E : le foin sec c’est fini ? JPh : non ça on en a toujours. E : vous alternez ?

JPh : non le foin on en met toujours. Au début du repas on donne du foin sec et une fois à la fin de la traite avec le petit dej. Là j’en ai donc déjà donné deux fois ce matin. Maintenant c’est le dessert.

E : elles bouffent beaucoup.

JPh : ah oui. Une vache a besoin de 13 kg de matière sèche par jour. Les gros gabarits, type Holstein. Elles, elles doivent en avoir besoin de moins, moi je leur en donne un peu moins.

E : et le soir, tu redonnes ?

JPh : pareil. Foin et ensilage en fin de traite. Toujours deux repas.

Spontanément, JPh exprime une assertion sur la procédure à mettre en œuvre lors des repas des vaches : elle porte sur les moments, les répartitions et les étapes de l’alimentation. Ce qui importe ici,

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310 Innovations Agronomiques 32 (2013), 297-316

c’est le rituel des repas. Il précise également la quantité théorique qu’une vache doit manger par jour : « 13 kg de matière sèche ». Cependant, cette quantité n’aide pas à estimer ce qu’il doit apporter, lui, parce que ce chiffre ne précise pas de quel type d’élevage on parle, ni de quelle race il s’agit : « elles, elles doivent en avoir moins besoin ». C’est cette nuance qui pose problème : à quoi correspond ce besoin ? Comment le mesure-t-on ?

Vers midi, la même journée, JPh interroge de nouveau Ch sur l’alimentation des vaches :

JPh : elles ont eu à manger ?

Ch : écoute, il faut repousser dans la mangeoire et puis elles se démerdent. Il faut tirer au max jusqu’à l’ensilage final, comme ça…

JPh : hein, comment ça il faut tirer au max, ça veut dire quoi ? Il faut l’économiser ou le liquider ? Ch : écoute, je vais à la déchèterie, si tu as des choses à gerber parce que tes nylons qui sont dehors… JPh : on fait comme on peut hein…en tout cas ils ne m’ont pas dérangé pour la nuit.

Ch : ouai mais s’il y a du vent tu les attrapes, tu les cherches à 20 mètres…

JPh : ouai mais l’ensilage de première coupe, il faut l’économiser ou le liquider. Fin avril ? Ch : ah ben il faut que ce soit fini le 10 mai.

(…) Non…il y a 1m50 encore par rapport à la porte ou…?

JPh : oui…la moitié du silo.

Ch : donc il y a encore un mois et demi… E : et là les bottes ça dure combien de temps ? JPh : la grosse fait deux jours.

De nouveau, Ch énonce un but : « tirer au max ». Cela rappelle l’importance qu’il donnait à l’échéance. L’idée est d’optimiser la quantité d’herbe disponible pour l’alimentation. Pourquoi est-ce important ? Pour Ch, mais aussi pour JPh, l’autonomie fourragère est un principe central dans leur représentation de l’exploitation agricole. C’est un principe qui découle d’objectifs et de valeurs plus vastes : ne pas dépendre de l’achat de matières premières extérieures, mais produire son foin c’est aussi un principe de la biodynamie car la ferme est pensée comme un organisme qui se régule de manière endogène. Or le contexte socio spatial est difficile : les terres sont peu nombreuses et peu productives. L’environnement de la montagne d’Aubure se traduit, en termes de contraintes pour l’éleveur, par des terres acides, de faibles températures, de fortes pentes et de courtes saisons. Le rendement de production est faible, et il n’est pas possible de faire sécher la ou les dernières coupes. C’est pourquoi ils pratiquent l’ensilage pour celles-ci. La quantité de foin est limitante, l’optimiser est donc une compétence incontournable.

Lorsque JPh demande : « l’économiser ou le liquider ? », il y a derrière cette question un souci d’interprétation de la consigne transmise par Ch. « Tirer au max » n’est donc pas une formule efficace pour orienter l’action de JPh. Pourtant le jeune partage l’objectif de l’autonomie fourragère et la nécessité d’optimiser la ration d’herbe. Un autre élément perturbateur entre en jeu ; cet extrait du journal de bord de l’enquêtrice permet d’y voir plus clair. Il s’agit d’une interprétation a posteriori d’interaction et de discussion non enregistrées mais observées et partagées au cours du séjour de terrain :

Les résidus d’herbes dans les auges sont censés être exploités au maximum selon le principe commun « économiser et

gérer le foin de manière optimale afin de se donner les moyens d’être autonome en fourrage ». Mais parallèlement, le

conseil de Ch est de nettoyer les auges chaque matin pour observer ce qu’elles mangent en quantité et en composition (sélection des types de fourrage par les vaches selon leur besoin et en fonction de l’appétence de l’herbe). C’est un moyen de mesure. D’après JPh, par contre, s’il faut rationner – ce qui est, il le rappelle, une consigne de Ch, exprimée dans

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d’autres circonstances – « ce n’est pas logique de donner les restes aux chevaux » car cela représente une perte

importante de fourrage alors qu’ils pourraient être mélangés aux prochaines tournées de foin.

Une contradiction est relevée par JPh dans les actes de transmission provoqués par Ch. Le choix est difficile entre les deux propositions d’action, et l’expérience de Ch, de son côté, lui a permis d’apprendre à construire un compromis, ou plutôt à tâtonner pour aller vers un équilibre acceptable, entre besoin/mesure/optimisation. Par ailleurs, si JPh exprime ce souci de compréhension face à ce qu’il interprète comme une contradiction, c’est aussi parce qu’il a conceptualisé un raisonnement en cours d’action : l’optimisation et l’expérimentation de la mesure sont deux mouvements contradictoires servant des objectifs a priori incompatibles ; interroger son parrain est alors une voie légitime.

Dans la suite de l’interaction verbale, Ch retourne l’objet de départ : « écoute je vais à la déchèterie ». Ce décalage génère de l’embarras du côté de JPh, puis une tension. Ch commente amèrement des problèmes de rangement de matériel. Ce n’est pas la première fois, c’est un objet de discorde récurrent, car l’harmonie de la ferme, les habitudes d’emplacement des objets importent pour Ch et orientent le jugement qu’il porte sur le travail de JPh. JPh ressent cette tension, reste sur sa position, il insiste sur sa préoccupation : sur la façon de gérer l’ensilage. Il finit par obtenir une réponse, du même ordre que ce que l’on a étudié du premier échange. Finalement, Ch l’interroge : « il reste 1,50 m ? ». Cette question totale suggère un type de réponse précis : la hauteur de l’ensilé dans le silo. Pourtant, le sens de la question et de l’expérience est peut-être double. Ch, en posant cette question, procède d’un acte d’étayage (Bruner, 1996). Il teste d’une part les capacités d’interprétation et de raisonnement du jeune. Cette hypothèse ne peut que rester à l’état d’hypothèse, mais elle est néanmoins renforcée par les descriptions ultérieures que ces deux personnes ont formulé à l’égard des relations parrain/parrainé qu’ils ont eux-mêmes décrites. Chacun d’eux parle de « surveillance de loin », de la part de Ch sur le travail de JPh, et en particulier sur l’alimentation du troupeau et les opérations de mécanique sur le matériel agricole. D’autre part, il crée une situation d’apprentissage intentionnel, car il l’amène à formuler la part conditionnelle de la règle d’action (si le silo est à moitié plein…), et boucle le raisonnement en fournissant la fin de la proposition logique (…alors il reste un mois et demi à tirer de l’ensilage). Entre le 15 mars et le 10-15 mai, s’écoulent presque 2 mois. L’ensilage doit alors être rationné au plus précis pour ne pas à avoir à dépendre d’un achat extérieur. On comprend alors qu’il faut l’économiser. Le repère devient une hauteur, sous-entendu un volume, rapporter à une échéance, sous-entendu tenant compte du nombre de vaches, de leur besoin moyen et de l’apport de la prochaine première fauche annuelle. La règle d’action est à la fois circonstanciée, appelant à un diagnostic et à un pronostic. JPh en répondant à la question de l’enquêtrice : « la grosse (botte) fait deux jours », montre qu’il a construit les repères visuels pour faire correspondre un volume à une marge temporelle d’utilisation pour l’alimentation des animaux. Il a construit ces repères pour le foin, mais ne l’avait pas pour l’ensilage. La question est de savoir si ces échanges ont modifié l’état des connaissances de JPh, c’est-à-dire si celui-ci s’est approprié ces nouveaux repères pour prendre des décisions plus sereinement sur la composition des rations journalières distribuées aux vaches aux divers moments de la journée.

La gestion du fourrage et de la ration est une activité complexe, c’est en tout cas ce qui ressort de plus saillant de ces données. Le fait est que ces trois types de fourrages n’induisent pas les mêmes conduites (gestion des stocks) ni les mêmes utilisations (proportions et moments dans l’alimentation des animaux). De plus, déterminer les besoins des vaches, on l’a vu, n’est pas une tâche simple. Elle dépend de la race des vaches (or ici le troupeau est composé de plusieurs races), de leur stade de développement (génisse, vache), de la fonction de production qu’on lui assigne (laitière ou allaitante). Les deux extraits suivants, issus d’entretiens individuels illustrent des choix de pratiques :

1) Ch : Ici (dans cette ferme, dans cet environnement), on fait deux coupes : une première coupe de foin, et une deuxième

coupe qu’on stocke comme ensilage, dans le silo. La deuxième coupe n’a pas le temps de sécher. Parfois on fait aussi un peu d’ensilage avec la première coupe et on enrubanne quand le silo est plein.

2) Ch : moi j’aime bien faucher pas trop tôt - bon c’est vrai, les vaches ça valorise bien tout ce qui est tardif -, parce qu’ainsi

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312 Innovations Agronomiques 32 (2013), 297-316

pas dans la ration. Le fruit, c’est du feu, c’est l’énergie (…) le danger, c’est les cerfs, ça bouffe tout pareil comme les

vaches.

Dans le deuxième extrait, Ch énonce des choix de pratique (faucher plutôt tardivement), une assertion qui entre indirectement dans une logique de choix (c’est vrai que les vaches valorisent bien les coupes tardives), ainsi qu’une justification d’un ordre nouveau (l’ordre symbolique), utilisant une qualification particulière : « avoir un peu de fruit (…) le fruit c’est le feu ». Les causes de ces choix ne sont néanmoins pas exprimées entièrement. Les raisonnements sont tronqués, « court-circuités », les inférences incomplètes. En effet, nous ne savons pas pourquoi il est important pour Ch d’avoir un foin doté de « feu », de fruit dans sa ration, pourquoi le fruit est-il synonyme d’énergie. Toujours est-il que c’est agissant pour lui car il justifie ainsi pourquoi il fauche tardivement. Lorsqu’il évoque « les cerfs », en enchainant après la justification de la fauche tardive, il ne mentionne pas le bout de raisonnement qui pourrait se formuler de la manière suivante : « la fauche tardive augmente le risque de voir le foin détérioré et consommé par une espèce sauvage ». Les bouts d’entretien avec Ch montrent que l’activité de gestion de la ration et des fourrages est certes complexe : il fait appel à des connaissances sur le caractère du foin, en fonction de la date de coupe. De plus, la qualité aussi régule les besoins de nutrition des vaches, et la quantité d’herbe nécessaire est fonction de cette qualité. Mais ces bouts de raisonnement ne sont pas explicités à JPh quand il pose la question de la quantité, Le déroulement de la réponse demandant certainement un temps et une énergie importante, inopportune dans une situation de travail où le dialogue s’improvise face au problème posé.

Denis Chevallier nous rappelle que trop souvent sont faites des distinctions entre savoirs formels et informels, et sont opposés des apprentissages et des savoirs au sein et hors des institutions scolaires qui les dispensent. D’où la question qu’il pose : « le savoir-faire, part informelle de l’acte technique, ne peut-il se transmettre que « sur le tas » par imprégnation, incorporation progressives ? Et quel est le rôle de la communication verbale dans ces processus ? » (Chevallier, 1991). Notre exemple montre que la communication verbale est évidemment importante, mais qu’elle n’est ni homogène, ni fluide, ni suffisante. La communication rapide, par bribe, parfois tendue n’est pas systématiquement synonyme d’inefficacité et de souffrance. Elle peut être un mode de régulation des interactions au travail : les problèmes sont abordés frontalement, quitte à irriter le partenaire, mais les solutions sont assimilées rapidement, les tensions désamorcées régulièrement, les non-dits évités. JPh pose des questions qui invitent à des réponses courtes. Pourtant le parrain ne veut pas donner ce qui est attendu « sur un plateau ». La réponse peut être très complexe, par conséquent il cherche peut-être à provoquer des apprentissages, à susciter un décalage. Ceci reste une hypothèse quant à une éventuelle stratégie de transmission. Toujours est-il que JPh est en phase de test dans la ferme de Ch, ce qui, de fait, pose l’interaction dans un cadre où une position sociale particulière est mise à l’épreuve. Cette mise à l’épreuve est sous-entendue, et inférée par l’habitude qu’a pris Ch de surveiller de loin le travail de JPh. L’observation de l’autre au travail, que ce soit dans un but de surveillance ou d’imitation, de vérification ou d’inspiration gestuelle, est un autre mode de transmission de la connaissance en situation de travail, cette fois-ci non verbale.

Le choix de prendre les interactions comme grain d’analyse de la transmission est efficace car ainsi nous entrons dans le contenu de ce qui est transmis et dans les dimensions opérationnelles du travail. Par contre, cette approche ne traite pas de manière exhaustive les caractéristiques de la situation qui sont déjà là, et qui pourtant structurent le « décor » de ces échanges. Nous pensons notamment à la question du bio dans la transmission professionnelle, et en particulier dans les interactions de travail comme celle que nous avons analysée. Mis à part le principe d’autonomie, nous n’avons pas abordé les points de spécificités déployés dans le paragraphe 2.3. Ce constat nous rappelle que les interactions à elles seules ne nous donnent pas tous les enjeux et contenus de la transmission. Derrière les pratiques d’ensilage et d’autonomie, nous pourrions creuser les notions de gestion du risque et de recherche de stabilité ; derrière le choix de la race vosgienne pris par ces deux éleveurs, il y a un consensus sur l’importance du critère de résilience et de résistance, etc. Autant de points qui font appel à des

Figure

Figure 1 : Modèle de la transmission professionnelle (quoi ? qui ? où ? comment ? pourquoi ?).

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