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L’identité européenne comme « antidestin » ? Les Baltes, la culture européenne et le monde russe

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Academic year: 2021

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L’identité européenne comme “ antidestin ” ? Les

Baltes, la culture européenne et le monde russe

Julien Gueslin

To cite this version:

Julien Gueslin. L’identité européenne comme “ antidestin ” ? Les Baltes, la culture européenne et le monde russe. L’HISTORIEN ET LES RELATIONS INTERNATIONALES AUTOUR DE ROBERT FRANK Sous la direction de Jean-Michel Guieu et Claire Sanderson, Publications de La Sorbonne, Paris, 2012, 2012. �hal-03001238�

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d’échelle et de mémoire, ont toujours été des thèmes chers à Robert Frank qui a su les mettre, de manière vivante, au cœur de l’apprentissage et de la réflexion de ses étudiants. L’histoire des relations internationales qu’il nous a enseignée a toujours été celle d’un homme aux aguets, changeant sans arrêt de perspectives, variant les focales afin de s’approcher au plus près des événements et de leur inscription dans le paysage1. Les petits États sont souvent au centre des fractures stabilisées ou en rejeu de la tectonique géopolitique : elles sont, trop souvent à leur détriment, mais parfois à leur avantage, un espace privilégié de superposition ou de conflits de mémoires spatiales ou temporelles et d’une synthèse improbable entre celles-ci. Les pays baltes ont été sans doute au cours du siècle un des espaces les plus disputés du continent européen mais aussi un des endroits où les acteurs locaux ont cherché à affirmer, envers et contre tout, une identité propre dépassant celle de leurs puissants voisins. Or, comme l’a souvent montré Robert Frank, l’identité européenne et surtout la réflexion sur celle-ci, a été dans la première partie du siècle à la source d’identités nationales2

. L’appartenance au monde culturel européen et l’adhésion à ses valeurs ont été considérées comme un moyen privilégié voire inespéré de démocratisation et de modernité face à un monde russe en crise, jugé incapable de réussir sa modernisation intérieure et son intégration dans l’histoire européenne. Mais pour cela il fallait casser la perception d’un espace forcément solidaire de la Russie, ruser avec les anticipations d’une renaissance irrémédiable de l’unité russe pour construire des entités politiques perçuescomme des portes d’entrée vers le monde européen.

Les reconnaissances diplomatiques des trois États baltes en 1921-1922 par les puissances occidentales peuvent être interprétées par un observateur d’aujourd’hui comme un tournant dans l’histoire des nations baltes. Elles auraient fini par vaincre définitivement les réticences occidentales à voir éclater l’ancien Empire russe et par obtenir en quelque sorte le précieux

1

Robert Frank, « Penser historiquement les relations internationales », Annuaire français des

relations internationales, vol. 4, 2003.

2

R. Frank (dir.), Les identités européennes au XXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne,

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sésame leur permettant d’intégrer la communauté des États européens dits « civilisés ».

Si l’on analyse cependant précisément les perceptions et les réflexions de l’époque, on s’aperçoit que ces reconnaissances juridiques peuvent être au mieux vues comme une étape importante ou au pire comme une tactique voulant éviter à tout prix une nouvelle offensive bolchevique et/ou une réaction polonaise et chercher ainsi à stabiliser au moins provisoirement l’espace baltique. Ces reconnaisances sont rendues possibles par l’effondrement des forces russes blanches de Wrangel et à l’inverse, par la retenue montrée par certains milieux politiques russes modérés évoquant la création future d’une confédération.

Malgré la poursuite de la propagande lancée lors de la Conférence de la paix, les nouveaux États baltes ont bien du mal à convaincre les opinions française et occidentale de leur capacité à consolider une situation sociale et économique très précaire après les destructions subies pendant le conflit mondial et la guerre civile3. Les trois États manquent cruellement de capitaux et de crédits pour reconstruire l’appareil productif ou supporter efficacement les profondes réformes sociales entamées (en particulier les réformes agraires et le développement d’une classe de petits propriétaires et de travailleurs agricoles formant la majeure partie des populations nationales).

L’immense majorité des observateurs étrangers juge inévitable la fin rapide sinon proche du régime soviétique et la reconstitution rapide d’une Russie nouvelle à déterminer.

Les nouvelles élites baltes tiennent évidemment en public des discours exaltant les indépendances et leur foi en la solidité des nouvelles institutions. La séparation avec la Russie est jugée irréversible même si bien sûr, conformément aux intérêts économiques nationaux, on affirme le désir de mettre le plus possible à disposition du commerce russe les ports et les infrastructures ferroviaires du commerce russe.

En privé, en particulier lorsqu’ils conversent avec des diplomates occidentaux, la majorité des dirigeants baltes tiennent au début des années vingt des propos beaucoup plus mesurés4. C’est toute l’ambiguïté de leur position de montrer qu’une Russie bolchevique faible ou respectant le statu

quo reste un problème en terme de politique extérieure et intérieure (avec

3

Voir ma thèse : Julien Gueslin, « La France et les « petits États » baltes : réalités baltes, perceptions françaises et ordre européen (1920-1932) », sous la direction de M. le professeur Robert Frank, Université Paris 1 –Panthéon-Sorbonne, 2004 [en ligne : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00126331/fr/, site consulté le 17 août 2011].

4

British Documents on Foreign Affairs. Reports and Papers from the Foreign Office

confidential print (BDFP), John Hiden, Patrick Salmon (ed.), Part II/F, vol. 59 (142) et 60

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une propagande endémique et déstabilisatrice) mais qu’elle leur semble une solution presque plus convenable que toute autre. Il est en effet clair pour eux que tout effondrement de la Russie bolchevique ramènera au pouvoir des milieux dits réactionnaires ou en tout cas hostiles foncièrement au maintien des frontières fixées par les traités de paix signés avec le régime bolchevique. Les observateurs et experts occidentaux étaient aussi dans l’expectative. Ils envisageaient une nouvelle Russie très affaiblie qui négocierait des autonomies très larges, voire même une confédération de la Baltique au Caucase, ou l’instauration d’un nouveau pouvoir très autoritaire consentant à respecter des libertés locales très limitées.

Pour lespopulations locales, si le sentiment et la fierté nationales étaient sortis renforcés des victoires obtenues sur les champs de bataille et sur la scène internationale, les mouvements nationaux étaient loin d’être parvenus à faire émerger des consciences nationales solidement enracinées5. L’émergence d’élites locales avait certes favorisé la création d’écoles, de coopératives, d’institutions artistiques, etc. Mais elles n’avaient pu contrôler de façon durable les administrations locales et provinciales et s’opposer à la domination séculaire de minorités nationales dominant la vie sociale et économique de ces régions (Germano-Baltes en Estonie et Lettonie, Polonais en Lituanie). Il restait donc encore beaucoup à faire en particulier dans les régions les plus périphériques (par exemple dans l’est de la Lettonie, en Latgale où l’influence de la Russie, de la Pologne, l’importance des minorités et un sentiment régional fort contrecarraient les efforts de lettonisation de la société).

Les nouveaux États avaient surtout du mal à imposer définitivement leur légitimité dans la sphère économique et financière6. Si personne ne pouvait regretter la disparition d’une administration tsariste discréditée, répressive et peu efficace, la nostalgie de l’Empire russe était prégnante dans les milieux ouvriers et commerçants (disparition quasi totale de la grande industrie installée dans les ports baltiques faute de matières premières russes, d’un appareil productif évacué mais détruit ou faiblement restitué par les Soviétiques). Mais elle était forte aussi chez les paysans perdant un marché privilégié et la proximité de métropoles comme Saint-Pétersbourg achetant leurs produits d’élevage. Le poids des impôts nécessaires à la construction d’appareils étatiques, même modestes, était jugé bien trop lourd par rapport à l’époque tsariste (où l’imposition directe était en particulier très faible). Une fraction importante des fonctionnaires, des militaires, des classes moyennes et des nouvelles élites baltes a été éduquée partiellement dans les universités russes ou par un système éducatif russifié. Elles avaient trouvé des emplois

5

Ibid..

6

John Hiden, Patrick Salmon, The Baltic Nations and Europe, Londres-New York, Longman, 1994, p. 43 sq. et 76 sq.

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et des positions lucratifs dans l’administration ou dans des entreprises dans tout l’Empire russe. Or, si bien évidemment le fait de devenir les cadres de nouveaux États, d’assurer sans supérieurs pétersbourgeois ou moscovites la direction d’une administration ou d’une institution satisfont une certaine soif de reconnaissance sociale, la dégradation nette des revenus tirés et aussi parfois le caractère plus limité ou modeste des affaires traitées alimentent certaines insatisfactions ou doléances.

Au niveau régional, ce sont particulièrement, hors des capitales quelque peu privilégiées, les habitants des ports (en particulier celui de Libau en Lettonie qui pâtit à la fois de la fermeture du marché russe et du conflit polono-lituanien) ou des zones frontalières qui souffrent le plus (malgré la contrebande) de la désorganisation des échanges et transports locaux (les tracés effectués correspondent dans peu de cas à des frontières naturelles ou rationnelles sur le plan économique)7.

Cette situation d’incertitude crée certes des blocages à la fois économiques et sociaux : hésitations initiales face aux nouvelles monnaies nationales, valorisation du court terme (spéculation, recherche de gains faciles) sur le long terme (investissement), difficulté de faire émerger ou de définir précisément une notion d’intérêt général transcendant les intérêts des différentes classes sociales, des milieux urbains ou ruraux, des régions, etc.

Mais pour les décideurs au contraire, elle est un puissant stimulant pour accélérer l’européisation de ces États et tenter de faire émerger de manière volontariste des États, des sociétés s’appuyant entièrement sur les modèles et les cultures développés en Europe. Elle correspond déjà à une tendance amorcée avant la guerre dans les milieux libéraux et intellectuels. L’écrivain estonien Gustav Suits, chef de file du groupe Noor Eesti (Jeune Estonie) proclamait dès 1905 « Soyons estoniens mais devenons aussi européens », l’idée étant de dépasser un nationalisme trop étroit8

.

L’idée est clairement d’affirmer l’appartenance à une civilisation européenne qui aurait surtout pour vertu de s’opposer à un monde russe ayant sa propre cohérence mais qui resterait irréductiblement étranger aux valeurs fondamentales mises en valeur après 1918, l’esprit démocratique, le respect des libertés fondamentales, le droit des peuples, etc.

C’est donc un projet idéaliste correspondant à l’idée d’une Europe nouvelle qui anime les associations et les milieux actifs prônant une paix européenne fondée sur le droit, la coopération et une certaine égalité entre les États.

7

Suzanne Champonnois, François Labriolle, La Lettonie : de la servitude à la liberté, Paris, Karthala, 1999, p. 240.

8

Voir la postface de Jean-Pierre Minaudier concernant un autre écrivain estonien s’inscrivant dans cette mouvance : Friedebert Tuglas, L’ombre d’un homme, Crozon, Arméline, 2010, p. 236 et 242.

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Comme dans les autres États européens et particulièrement les petits États, un certain nombre de publicistes ou d’hommes d’État se feront connaître en participant activement et en défendant un tel idéal au sein des associations (en particulier Paneuropa) ou lors des discussions menées à Genève, comme l’Estonien Pusta ou le Letton Cielens9

.

Est-ce un projet utopique, totalement nouveau qui tournerait le dos aux données géopolitiques qui semblaient inhérentes à l’espace baltique jusque-là, celle d’une zone étroitement liée à un hinterland russe, « le poumon » de la Russie comme diront certains publicistes à l’époque, indispensable à son unité économique comme à sa sécurité ? On aurait donc là une politique contradictoire avec les « forces profondes » caractérisant la région.

C’est d’abord oublier que l’intégration véritable des provinces baltiques à l’espace russe ne date que d’une ou deux générations. Auparavant la domination des élites germaniques a fait vivre les populations baltiques en symbiose avec l’Allemagne du Nord luthérienne et les évolutions intellectuelles qui l’ont caractérisée. D’une certaine manière la tradition hanséatique qui avait fait la prospérité ancienne des pays riverains de la Baltique continuait à subsister. Certains intellectuels allemands ont été les premiers, au temps du romantisme et de la découverte des cultures populaires, à étudier et à favoriser la conservation des arts et traditions populaires et des langues baltiques qui n’étaient alors considérées que comme des dialectes. C’est là encore l’ambiguïté de mouvements qui se sont construits d’abord contre la domination des élites germaniques locales et du nationalisme allemand mais qui resteront profondément influencés par la proximité et les échanges économiques et intellectuels persistant avec le monde germanique10.

Par ailleurs, l’opposition rigide entre Europe et Russie pose évidemment problème. Si elle s’explique bien évidemment par le désir balte de consolider la séparation effectuée avec la Russie, elle simplifie et omet volontairement les débats et les transformations socioculturels qui avaient caractérisé la Russie d’avant 1914. Sans revenir au célèbre débat entre slavophiles et libéraux, un certain nombre de réformes russes certes lacunaires ont déjà tracé le chemin en assurant une évolution vers des normes européennes. En terme par exemple de législations sociales, les lois russes (en particulier la loi de 1913 sur les accidents industriels) resteront ainsi en vigueur au début des démocraties baltes et seront invoquées auprès du BIT comme un signe

9

J. Gueslin, « C.R. Pusta (1883-1964), Estonien, Balte et Européen. Un père nordique méconnu de l’Europe », dans Gérard Bossuat (dir.), Inventer l’Europe. Histoire nouvelle des

groupes d’influence et des acteurs de l’unité européenne, Bruxelles, Peter Lang, 2003.

10

Un bon résumé de ces évolutions : Edward C. Thaden (dir.), Russification in the Baltic

Provinces and Finland 1855-1914, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1981 ;

Aleksander Loit, National Movements in the Baltic Countries During the 19th Century, Stockholm, Center for Baltic Studies at the University of Stockholm, 1985, passim.

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de respect des normes sociales défendues par l’institution de Genève. De manière plus générale, dans le domaine du droit, mais aussi de nombreuses réglementations techniques, les normes russes resteront longtemps en vigueur, surtout lorsqu’elles avaient été elles-mêmes inspirées auparavant par des exemples européens11. En matière économique, l’ouverture du commerce russe à l’Europe avait précipité le développement des provinces baltes et accéléré leur intégration dans des réseaux commerciaux et financiers transnationaux. Ces derniers avaient suscité des échanges commerciaux intenses, des investissements étrangers importants, l’installation d’entreprises fonctionnant selon les normes et exigences européennes, etc. Au total ces éléments avaient favorisé une intégration de plus en plus poussée de la zone baltique qui fonctionnait comme une interface entre le reste de la Russie et l’Europe occidentale.

Participant aux luttes politiques de l’époque, que ce soit au sein de la social-démocratie ou aux côtés des partis libéraux russes, les hommes politiques baltes (par exemple Tchakste qui sera député à la Douma et deviendra le premier président de la république lettonne) ont milité et combattu pour l’émergence d’une Russie nouvelle, éventuellement républicaine ou sinon profondément réformée où ils espéraient que leurs nations pourraient disposer d’une autonomie très large et en tout cas d’un système démocratique leur permettant de s’émanciper définitivement de la tutelle germano-balte. La décomposition russe, la révolution bolchevique et la paix de Brest-Litovsk les abandonnant à l’Allemagne avaient scellé la fin de cette espérance d’une Russie « européanisée » et l’avènement d’idéaux indépendantistes qui étaient restés jusque-là utopiques.

La marche vers l’Europe était enfin simplement une nécessité car il ne se dégageait finalement pas d’autre alternative (sauf bien sûr celle exclue par la quasi-totalité de la population de tomber volontairement dans le giron soviétique).

Finalement, les indépendances et la possibilité de s’ouvrir largement aux cultures européennes ont été considérées comme une chance inespérée de pouvoir achever des mouvements nationaux qui s’étaient développés difficilement et avec retard par rapport à tous ceux qui avaient éclos dans le reste de l’Europe. Même si finalement les nouveaux hommes d’État baltes pouvaient en leur for intérieur craindre pour le maintien à moyen et long terme des libertés baltes, plus le temps passait, plus l’existence des nations baltes devenait une réalité tangible. D’une certaine manière, plus la

11

J. Gueslin, « Le Bureau international du travail et les “petits” États baltes dans les années trente : tuteur encombrant ou passeur d’idées et de réflexions sociales ? », dans Dzovinar Kevonian, Alya Aglan (dir.), Humaniser le travail. Régimes économiques, régimes politiques

et Organisation internationale du travail 1929-1969, sous presse (colloque des 28 et

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perspective de devoir faire face à une réabsorption dans l’ensemble russe était retardée, plus on pouvait espérerque, si ce jour devait venir, les nations baltes pourraient négocier, sinon résister, avec le maximum de vigueur à une mise sous tutelle. Ne pourraient-elles convaincre leurs interlocuteurs russes sinon les dirigeants occidentaux qu’une disparition pure et simple ou du moins une perte totale d’autonomie ne pourrait être considérée que comme une anomalie ?

Dès le milieu des années vingt, il était devenu clair pour la majorité des observateurs étrangers et baltes que le retour de la Russie ancienne ou l’émergence d’une Russie nouvelle sous les cendres de la Russie bolchevique devenait un scénario toujours plus improbable. Malgré la persistance de craintes incessantes face à des menaces soviétiques et donc une certaine frilosité des investisseurs étrangers, l’équilibre précaire du début des années 1920 se consolide peu à peu et favorise sur le terrain et dans les esprits la consolidation des nouvelles réalités nationales. Si une guerre impitoyable entre agitateurs soviétiques et polices baltes continue de se dérouler, les États baltes et soviétiques feront tout sur le plan diplomatique pour en limiter l’impact au niveau international, pour maintenir le statu quo politique et des relations correctes12. Même si le développement économique de la zone baltique reste modeste, le simple fait pour les nouveaux États de pouvoir au fil des années assurer un ordre intérieur réel, la reconstruction et un développement économique modeste, mais réel, permet de renforcer la confiance en la solidité des nouveaux États. L’idée qu’ils sont des « réalités saisonnières » s’estompe face à la perception d’ensembles ayant pleinement leur place en Europe et en particulier dans une Europe nordique en plein dynamisme. La divergence croissante entre les politiques et les réalités russes et baltes, la porosité de plus en plus faible des frontières, accréditent l’idée que ces dernières séparent désormais deux civilisations au lieu d’être un simple cordon sanitaire artificiel courant au milieu du corps russe.

Cette politique d’européisation trouvera sa traduction au début des années 1930 avec la montée en puissance de nouvelles générations éduquées pour les plus privilégiés dans les universités européennes ou au moins dans les nouvelles universités nationales modelées sur leurs homologues européennes13. Du fait de la pénurie initiale en terme de cadres nationaux, les nouveaux diplômés sont vite intégrés dans les administrations, institutions ou entreprises, très vite chargés de responsabilités très hautes du fait de leurs connaissances voire même chargés de créer ou de réformer les structures existantes, d’établir de nouvelles réglementations, d’enseigner dans les

12

BDFP, II/F, volume 60, documents 133 (rapport annuel 1925) et 193 (rapport annuel 1926).

13

Voir par exemple : Gerhard P. Bassler, Alfred Valdmanis and the Politics of Survival, Toronto, University of Toronto Press, 2000, p. 10 sq.

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universités ou grandes écoles tout ce qu’ils viennent d’étudier en Allemagne, en France ou en Angleterre. Malgré les tensions, ils repoussent progressivement les vieilles générations à l’arrière-plan.

Si elles sont numériquement peu nombreuses, ces nouvelles élites, par un effet d’halo, influencent les modes de vie et de pensée du reste de la population qui, avec le développement des moyens de communication, de l’instruction et des médias, se modèle de plus en plus sur les canons ou modes européennes. La maîtrise du russe disparaît parmi les jeunes générations au profit de l’anglais ou l’allemand.

Dans les campagnes, cette évolution passe par les instituteurs, les organisations de jeunesse et surtout le mouvement coopératif qui défend la modernisation des campagnes, l’adoption de normes, techniques, gestes qui visent à favoriser le développement des échanges avec le reste de l’Europe, la prospérité et donc la fierté nationale. La spécialisation des agricultures baltes dans l’économie d’élevage et l’exportation de produits laitiers et de viande sur le modèle danois en est un bon exemple. Techniciens, instructeurs vont se former et popularisent les techniques apprises. Des institutions étatiques et des coopératives contrôlent strictement la qualité des produits envoyés et valident ou non l’exportation de ceux-ci. La renommée acquise sur les marchés occidentaux et la reconversion réussie font partie des grandes fiertés des dirigeants baltes. On oppose alors la production d’avant-guerre, un beurre à forte odeur fait avec des techniques rudimentaires et livré avec retard vers les villes russes par une foule d’intermédiaires, à la production avec les machines et les techniques les plus modernes, d’un beurre parfaitement conforme aux desiderata des clientèles occidentales14.

Il est donc logique que les régimes autoritaires succédant aux démocraties ne mettent pas fin à ce mouvement. La dimension libérale de la culture européenne disparaît mais l’intégration aux circuits socioculturels européens continue. Avancer sur le chemin de la modernité européenne, montrer que les Baltes sont, non seulement des acteurs à part entière de la culture européenne, mais surtout peuvent se distinguer dans certains domaines (que ce soit l’aviation, le sport ou le logement social), tout cela contribue à créer une Lettonie ou une Estonie nouvelle. Certes on évoque moins ouvertement les influences étrangères pour au contraire exalter les génies nationaux mais comme le remarquent parfois certaines experts européens, les législations nationales sont parfois les plus européennes qui soient car elles sont la synthèse de mesures et des dispositions empruntées aux corpus législatifs des grands États européens.

Au contraire, si les références aux traditions nationales séculaires se multiplient pour glorifier l’ancienneté des nations baltes, l’intérêt pour le

14

Georges Desbons, « L’élevage et l’industrie laitière lettonne », Revue économique

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folklore balte est favorisé par le succès qu’il rencontre auprès des opinions occidentales valorisant les arts et traditions populaires. Les langues baltes étant réputés également les plus proches de l’indo-européen ancien, l’invocation du passé devient pour certains publicistes occidentaux le moyen d’évoquer des nations qui conservent les plus anciennes traditions européennes et donc d’en faire (parfois dans la critique de la société moderne) les centres d’une certaine culture européenne rurale en train de disparaître.

Cette évolution explique l’ampleur du choc de 1940 et de l’arrivée des troupes soviétiques. Au-delà de l’imposition par la violence d’un régime politique et d’une idéologie, les témoignages contemporains évoquent la stupéfaction, oscillant entre surprise et mépris, des populations baltes devant la conduite et les mœurs des occupants. L’évocation amusée de la conduite des soldats soviétiques dans les villes baltes disparaît vite face à la terreur qui s’instaure. Comme le montre bien le dernier roman à succès de Sophie Oksanen, c’est presque toute une génération insouciante et assimilée à la culture européenne au sens large qui sera « sacrifiée » dans la tourmente soviétique et dans le conflit mondial15. Mais l’ampleur du traumatisme et des conflits n’aura-t-elle pas figé définitivement cette référence baltique à une identité européenne et l’idée sous-jacente d’une altérité irréductible vis-à-vis du monde russe ? Les générations en exil (dont une grande part de ces anciennes élites) conserveront précieusement cet héritage et l’invoqueront face à la communauté internationale. En Union soviétique, ces anciens référents culturels continueront de cheminer souterrainement dans les consciences. Pour l’opinion soviétique, l’espace baltique restera toujours un espace périphérique à la fois inquiétant et attirant car permettant de respirer un peu « l’air de l’Europe ». Les références à une Europe même idéalisée seront réutilisées et mobilisées presque naturellement au sein des mouvements qui vont revendiquer une autonomie accrue, puis la sécession vis-à-vis de l’Union soviétique et le retour dans l’Europe, matérialisé cette fois-ci par l’adhésion à l’Union européenne. Les Baltes durent cependant recommencer, comme dans les années vingt, un travail de persuasion auprès de la majorité des opinions occidentales pour qui l’européanité des Baltes, presque une évidence pour ces derniers, était loin d’être acquise par rapport aux réflexes hérités de l’époque soviétique. Comme dans les années 1930, les pays baltes ont réussi à retrouver leur place sur la « carte mentale » de l’Europe des Européens, mais il reste à voir si leurs frontières orientales seront toujours le signe d’une coupure nette entre deux mondes ou si elles pourraient s’estomper en surmontant des conflits mémoriels encore si douloureux.

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