• Aucun résultat trouvé

Êtres et avoirs : esquisse sur les droits sans sujet en droit privé

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Êtres et avoirs : esquisse sur les droits sans sujet en droit privé"

Copied!
344
0
0

Texte intégral

(1)

Êtres et avoirs

Esquisse sur les droits sans sujet en droit privé

Thèse Alexandra Popovici Doctorat en droit Docteur en droit (LL.D.) Québec, Canada © Alexandra Popovici, 2016

(2)

Êtres et avoirs

Esquisse sur les droits sans sujet en droit privé

Thèse

Alexandra Popovici

Sous la direction de :

(3)

iii

Résumé

En 1994, le législateur québécois a transformé la fiducie en un patrimoine d’affectation, c’est-à-dire un ensemble de biens et d’obligations sans titulaire, administré par un tiers, pour une fin particulière. Cette nouvelle qualification remet en question l’assise classique du droit privé : le rapport inhérent entre un droit et son titulaire, le sujet de droit, dont le droit émane et pour qui il est, en principe, exercé.

Cette thèse tente de comprendre quelles sont les conditions de possibilités des droits sans sujet en droit civil actuel. Mon objectif est de repenser la notion de droit subjectif de manière générale afin qu’elle prenne en considération l’existence et la pertinence de ces droits sans sujet. Pour ce faire, deux entreprises sont nécessaires : (i) comprendre le paradigme dominant afin de bien cerner l’ampleur de la nouveauté et la résistance qu’elle engendre ; (ii) mettre au jour les fondements et les limites des droits sans sujet afin d’évaluer, dans une prochaine étape, si cette manière de comprendre les droits ne serait pas une alternative intéressante aux droits subjectifs actuels.

(4)

iv

Abstract

In 1994, the Quebec legislator transformed the trust into a patrimony by appropriation, understood as a universality of rights and obligations without a holder, administered by a third party for a particular purpose. This new qualification questions the classical foundation of private law: the inherent relationship between a right and its holder, the legal subject, from whom the right emanates and for whom it is in principle exercised.

The thesis tries to understand the conditions for the possibility of rights without holders in civil law today. My objective is to rethink the notion of ‘subjective right’ in a way that takes into consideration the existence and pertinence of these rights without holders. To do so, two steps are necessary: (i) to understand the dominant paradigm so as to appreciate the scope of the innovation and the resistance it creates; (ii) to uncover the foundations and limits of rights without holders in order to evaluate, in a subsequent phase, whether this new way of understanding rights could be an alternative to subjective rights.

(5)

v

Êtres et avoirs. Esquisse sur les droits sans sujet en droit privé.

Plan sommaire

Introduction : Les droits sans sujet en droit privé I. Existence

A. Affirmations doctrinales 1. Les rapports objectifs

2. L’inspiration doctrinale du Code civil du Québec B. Manifestations légales

1. Dans le Code civil du Québec 2. Ailleurs

II. Résistance

A. Le paradigme dominant

1. Le droit subjectif et le sujet de droit 2. L’architecture du droit privé

B. Le patrimoine

1. Notions et théories

2. L’emprise

III. Persistance

A. L’autonomie et l’intérêt des droits sans sujet 1. Un patrimoine comme simple universalité

2. Les droits sans sujet – une expression trompeuse ? B. Potentialités

1. Un nouveau paradigme

2. Un nouveau régime

(6)

vi

Table des matières détaillée

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Plan sommaire ... v

Remerciements ... xii

Introduction générale ... 1

i.

Sujet et objectifs de recherche ... 9

ii.

Mise en contexte et problématique ... 10

iii.

Questions de recherche ... 14

iv.

Hypothèses ... 16

v.

Méthodologie ... 24

vi.

Intérêt et originalité de la recherche ... 26

vii.

Plan ... 34

Chapitre I - Existence ... 36

Introduction ... 36

Mises en garde ... 39

1.

Affirmations doctrinales ... 43

A.

Les théories objectives et sociales... 43

a.

Michel Villey et la remise en cause des droits subjectifs

44

(7)

vii

b.

Les fonctions sociales des droits... 52

B.

Lepaulle : l’inspiration doctrinale du

Code civil du Québec . 77

2.

Manifestations légales ... 97

A.

Les droits sans sujet dans le

Code civil du Québec ... 99

a.

La fiducie-patrimoine d’affectation dans le Code civil du

Québec ... 100

i.

Le patrimoine d’affectation québécois ... 108

ii.

La fiducie en droit civil québécois ... 118

iii.

Le régime ... 127

L’administration de la fiducie ... 128

Le constituant ... 130

Le fiduciaire et la notion de pouvoir ... 134

Le bénéficiaire et ses droits ... 142

iv.

La fin du lien de droit. ... 148

B.

L’existence des droits sans sujet ailleurs ... 155

Conclusion ... 156

Chapitre II – Résistance ... 160

(8)

viii

1.

Le paradigme dominant ... 165

Mise en perspective ... 165

A.

Le droit subjectif ... 166

Une notion doctrinale ... 167

Formation de l’expression ... 169

Définitions et constructions ... 177

B.

Les sujets de droit... 206

Définir le sujet de droit ... 208

Qui est sujet de droit? ... 209

Un sujet patrimonial ... 218

Conclusions ... 221

2.

L’architecture du droit privé ... 222

Mise en perspective ... 222

A.

Le patrimoine – sujet de droit, biens ou obligations? ... 223

Le patrimoine – Une notion confuse, mais fondamentale 225

Les origines ... 227

Le patrimoine comme masse de biens ... 230

(9)

ix

Qui oblige, oblige sien. ... 238

B.

Le triptyque ... 239

Le patrimoine : une notion dynamique. ... 241

Le rapport de droit et imputabilité. ... 246

Conclusion – La place des droits subjectifs dans l’organisation du

savoir juridique civiliste ... 249

Chapitre III- Persistance ... 256

Introduction : l’autonomie et intérêt des droits sans sujet ... 256

1.

Droits sans sujet et patrimoine d’affectation ... 266

A.

Le patrimoine comme simple universalité ... 268

B.

Le patrimoine affecté – division et affectation ... 271

C.

Un patrimoine autonome ? ... 278

D.

Les droits sans sujet – une expression trompeuse ?... 281

2.

Potentialité : pour un droit privé alter-subjectif ... 282

A.

Le nouveau paradigme ... 282

B.

Deux modèles concomitants ... 284

C.

L’acte désintéressé est-il donc possible en droit privé ? .... 288

(10)

x

Conclusion ... 305

Conclusion générale : Pour une nouvelle théorie des droits privés.

... 308

Bibliographie ... 312

(11)

xi

(12)

xii

Remerciements

Cette thèse n’aurait pas eu être réalisée sans le soutien financier de plusieurs

entités : le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada qui m’a octroyé

la bourse Joseph-Armand-Bombardier ; la Faculté de droit de l’Université Laval ; le

Fonds Wainwright et le Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé. Je

leur suis infiniment reconnaissante

.

Plusieurs personnes méritent également mes plus sincères remerciements. Je

voudrais d’abord remercier mon directeur, le professeur Sylvio Normand. Je lui ai

déjà dit, mais merci pour tes encouragements, tes conseils, ton intérêt et ta

disponibilité. Grâce à toi, écrire fut un réel plaisir.

Je dois également remercier mes collègues au Centre Paul-André Crépeau de droit

privé et comparé, sans qui ce texte n’aurait pas vu le jour. Lionel, Régine,

Anne-Sophie, Manon, pour ne nommer qu’eux, car la liste serait trop longue… Merci. Vous

savez à quel point je vous suis reconnaissante. Peu d’étudiants ont la chance d’être

si bien entourés. Cette thèse n’aurait jamais vu le jour sans vous.

Laura… je ne t’oublie pas. Elle est pour toi ! Richard, tu as aussi droit à ta part.

Finalement, je dois remercier ma famille, Scott, Chiara et Lilly, évidemment, mais

aussi mes parents qui m’ont, bien malgré eux, lancée dans cette grande aventure

juridique.

(13)

-1-

Introduction générale

What need is there to talk of rights? F.H. Lawson

Invoquer l’existence des droits sans sujet peut sembler au premier regard absurde. Accorder une thèse à ces droits obscurs, une hérésie. Tout droit, en droit civil, compte à sa tête un sujet, le sujet de droit, sur lequel il repose et pour qui il est, en principe, exercé. Droit subjectif et sujet de droit sont selon la doctrine dominante les deux piliers du droit privé et remettre en question cette affirmation reviendrait simplement à nier le droit civil comme on l’entend encore spontanément aujourd’hui. Po urtant, depuis la mise en vigueur du Code civil du Québec en 1994, une nouvelle figure juridique a pris forme en droit civil : le patrimoine d’affectation. Inscrit dans le code pour héberger la fiducie, ce patrimoine autonome vient bouleverser les assises du droit privé et inscrire sur la scène juridique une alternative jusqu’alors ignorée ou plutôt écartée du droit positif : l’idée que des droits puissent exister et être exercés sans qu’il y ait à leur tête un titulaire qui puisse en jouir.

En doctrine, la dépersonnalisation des droits a déjà eu des adeptes1. Au

tournant du siècle dernier, les défendeurs de la fonction sociale du droit et

(14)

-2-

du réalisme juridique ont tenté de mettre sur pied de nouvelles théories générales dans lesquelles les failles provoqu ées par l’impérialisme des droits subjectifs et l’individualisme qui l’anime et en découle, étaient palliées. Léon Duguit par exemple, a décrié le subjectivisme du code Napoléon et l’importance accordée à la personnalité et à l’autonomie de la volonté en droit privé. Interpelant les textes de Saleilles 2, Michoud 3,

Demogue4, Gény5 et Hauriou6 pour ne citer qu’eux, il a tenté de démontrer

que droit subjectif et sujet de droit n’étaient que de simples techniques juridiques, des concepts artificiels non nécessaires, jamais indispensables à l’ordre juridique. Selon lui, tout découlerait du Droit o bjectif, droit qui

2 Raymond Saleilles, De la personnalité juridique: histoire et théories: vingt-cinq leçons d’introduction à un cours de droit civil comparé sur les personnes juridiques, Paris, A Rousseau, 1910.

3 Léon Michoud, La théorie de la personnalité morale et son application au droit français, Paris, LGDJ,

1924.

4 René Demogue, Les notions fondamentales du droit privé: essai critique, Paris, A Rousseau, 1911

[Demogue, Notions fondamentales].

5 François Gény, Science et technique en droit privé positif: nouvelle contribution à la critique de la méthode juridique, Paris, Sirey, 1921.

6 Maurice Hauriou, « La théorie de l’institution et de la fondation » dans Aux sources du droit: le pouvoir, l’ordre et la liberté, Paris, Librairie Bloud & Gay, 1925, 89.

(15)

-3-

permettrait de protéger tout intérêt et situation légitimes, qu’il y ait un titulaire qui puisse en jouir ou non7.

Cette même visée théorique a été reprise, un peu différemment, par Pierre Lepaulle dans son étude sur le trust sur laquelle repose le concept de patrimoine d’affectation que l’on retrouve aujourd’hui en droit québécois pour définir la fiducie8. Selon Lepaulle, le sujet de droit ne serait qu’une

simple technique juridique, « une technique commode qui ne se justifie que dans la mesure de son utilité » 9. Puisque pure technique, le sujet de droit

et le droit subjectif qui en découle n’ont rien d’essentiel et peuvent facilement cohabiter avec une autre technique, en l’occurrence l’affectation. Ainsi contrairement à Duguit qui voulait éliminer la notion de droit subjectif, Lepaulle ne la renie pas. Au contraire, selon lui, les droits ont simplement

7 Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, 3e éd, Paris, E de Boccard, 1927 au t 1, ch IV [Duguit, Traité, 3e éd]. Voir également Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Paris, La Mémoire du Droit, 1999 [Duguit, Transformations].

8 Pierre Lepaulle, Traité théorique et pratique des trusts en droit interne, en droit fiscal et en droit international, Paris, Rousseau & Cie, 1932 [Lepaulle, Traité] . Pour une analyse de son influence sur le droit privé québécois voir Alexandra Popovici, « La fiducie québécoise, re-belle infidèle » dans Alexandra Popovici, Lionel D Smith et Régine Tremblay, dir, Les intraduisibles en droit civil, Montréal, Thémis, 2014, 129 [Popovici, « Fiducie québécoise »].

(16)

-4-

plusieurs manières d’être : « ou bien ils appartiennent à un sujet de droit, ou bien ils sont affectés »10, ne reposant sur aucun sujet de droit, mais plutôt

sur la mise en œuvre d’un intérêt à protéger.

Le Code civil du Québec a repris presque à la lettre cette idée de Lepaulle. Non seulement la fiducie patrimoine d’affectation et son régime l’administration du bien d’autrui ont -ils vu le jour en 1994, mais le législateur a poussé la donne plus loin : l’article 915 C.c.Q. indique clairement qu’aujourd’hui, en droit civil québécois, les biens sont soit l’objet d’une appropriation par une personne juridique pour elle -même, soit l’objet d’une affectation à un but. Les biens en droit civil québécois ont donc plusieurs modes d’existence découlant de deux techniques juridiques bien distinctes, l’appropriation qui engendre les droits subjectifs donnant lieu à des droits et des obligations personnelles, et l’affectation, qui engendre des droits sans sujet qui à leur tour génèrent des pouvoirs et des devoirs à leurs attributaires.

Pourtant, bien que la notion de droit sans sujet ait fait son entrée dans le droit posé, il semble qu’elle soit restée marginale, voire exorbitante. La

(17)

-5-

preuve à ce sujet est probante. D’abord si l’idée a été consacrée au Québec, peu de pays ont cru bon de l’adopter11. La France, par exemple, a carrément

rejeté l’idée de patrimoine d’affectation pour sa nouvelle fiducie en 200712 et

a plutôt opté pour un nouveau type d’acte juridique à mi-chemin entre le mandat et les transactions, gardant ainsi intact le paradigme subjectif dominant13.

11 La République tchèque s’est inspirée du Code civil québécois pour la mise en œuvre de sa fiducie

dans son nouveau code de 2014. Pour une étude comparée, voir Alexandra Popovici, “Autonomous Patrimony and Legal Personality: Trust in Québec and Czech Law” (2016) ERPL (publication à venir). En Catalogne, on a récemment institué le patrimoine protégé en faveur de certaines personnes handicapées ou en situations de dépendances, (aux articles 227-1 à 227-9 du Code civil catalan à l’adresse suivante : http://civil.udg.es/normacivil/cat/ccc/ES/Index.htm) dont la nature autonome ressemble étonnamment à celle du patrimoine d’affectation québécois. Voir à ce sujet Elena Lauroba, « Le patrimoine protégé en faveur des personnes avec handicap ou dépendance dans le code civil catalan » dans Jérôme Julien et Muriel Rebourg, dir, Les patrimoines affectés. Actes du colloque du 27 avril 2012, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2013, 139.

12 La fiducie y a produit des études sérieuses sur la notion de patrimoine. Voir Marie-Anne

Frison-Roche, dir, Sociologie du patrimoine: la réalité de la règle de l’unicité du patrimoine (dans la perspective de la fiducie): rapport général de la recherche remis à la Chancellerie, Paris, Laboratoire de sociologie juridique de l’Université Panthéon-Assas (Paris II), 1995.

13 Voir la Loi n° 2007-211 du 19 février 2007 instituant la fiducie, JO, 21 février 2007, 3052. Sur les

fondements de cette nouvelle fiducie, lire par exemple Yaëll Emerich, « Les fondements conceptuels de la fiducie française face au trust de la common law : entre droit des contrats et droit des biens » (2009) 61:1 RIDC 49.

(18)

-6-

Au Québec, alors que le code a consacré la notion, l’ambivalence continue à prévaloir. L’article 915 C.c.Q., bien qu’ayant un potentiel révolutionnaire, est très peu étudié, sinon à peine mentionné par la doctrine 14 et la

jurisprudence15; la fiducie, seul exemple de patrimoine d’affectation et donc

de droit sans sujet dans le droit posé québéc ois, reste quant à elle incomprise : elle serait tantôt une parenthèse au sein de la propriété16, tantôt

un nouveau sujet de droit17, mais rarement une nouvelle manière de détenir

des biens sans titulaire. L’affectation connait elle aussi son lot de déformation puisqu’elle est comprise surtout comme une technique

14 Les trois principaux ouvrages sur le droit des biens québécois ne s’y attardent pas. Voir Sylvio

Normand, Introduction au droit des biens, 2e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 2014. Denys-Claude

Lamontagne, Biens et propriété, 7e éd, Cowansville Québec, Yvon Blais, 2013. Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd, Montréal, Thémis, 2007.

15Ferme CGR enr, senc (Syndic de), 2010 QCCA 719, [2010] RJQ 1049, l’invoque sans s’y arrêter

réellement [Ferme CGR].

16 C’est l’image qu’utilisent deux auteurs : Maurice Tancelin, Des obligations en droit mixte du Québec, 7e éd, Wilson & Lafleur, 2009 à la p 351, et Yaëll Emerich, « La fiducie civiliste : modalité de

la propriété ou intermède à la propriété ? » (2012) 58 RD McGill 837 [Emerich, « Fiducie civiliste »].

17 Madeleine Cantin Cumyn, « La fiducie, un nouveau sujet de droit? » dans Jacques Beaulne, dir, Mélanges Ernest Caparros, 2002, 131 [Cantin Cumyn, « Sujet de droit »]. Plusieurs auteurs partagent son avis, notamment Jean-Louis Baudouin, Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Les obligations, 7e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2013.

(19)

-7-

subjective au service de la volonté des individus propriétaires18 et non

comme une nouvelle technique d’appropriation désintéressée parallèle à la propriété et donc au droit subjectif. Et ce n’est pas tout. L’architecture même du Code civil, encore fondée sur le triptyque personne -bien-action 19,

aujourd’hui revampé en personne-bien-obligation20 et illustrée par la place

18 La notion d’affectation bien qu’encore assez obscure, commence à connaitre plusieurs études.

Voir Serge Guinchard, L’affectation des biens en droit privé français, Paris, LGDJ, 1976; Brigitte Roy, « L’affectation des biens en droit civil québécois » (2001) 103 R du N 383; Caroline Cassagnabere, « Définir l’affectation? Réflexion sur la notion d'affectation sous le prisme de la volonté et de l'intérêt » [2013] 2 Revue Juridique de l’Ouest 159. Voir notamment le dossier spécial sur l’affectation de la Revue juridique Thémis « Colloque du Centre Paul-André Crépeau de McGill portant réflexions sur l’affectation » (2014) 48:2 RJT 531.

19 « Tout le droit que nous utilisons se rapporte soit aux personnes, soit aux biens, soit aux

actions. » Ce plan tripartite de Gaius, repris par Justinien dans les Institutes est à l’origine, dit-on, du plan tripartite du Code civil français : des personnes, des bien et les différentes modifications de la propriété et des différentes manières dont on acquiert la propriété. Le Code civil du Québec, bien que comportant aujourd’hui dix livres, reste fortement inspiré par cette structure tripartite. Les sceptiques n’ont qu’à relire le premier paragraphe de la disposition préliminaire du Code civil du Québec : « Le

Code civil du Québec régit, en harmonie avec la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12) et les principes généraux du droit, les personnes, les rapports entre les personnes, ainsi que les biens. »

20 Le passage des actions vers les obligations n’a pas fait l’objet de plusieurs études. Il semble plutôt

pris pour acquis. Mais on peut retracer un des moments charnières de cette histoire aux Institutes de Théophile, un des premiers interprètes des Institutes de Justinien. Théophile était un jurisconsulte grec qui vivait à l’an 533, année de la publication des Institutes de Justinien. Il était interdit de commenter les Institutes, mais pas interdit de les traduire. C’est ce que fit Téophile, en grec, pour

(20)

-8-

qu’y occupe aujourd’hui la notion de patrimoine21, révèle à elle seule le destin

accordé à ces droits rebelles et de manière plus radicale encore l’emprise des droits subjectifs sur l’imaginaire juridique et les catégories propres du droit privé22.

Une question fondamentale demeure cependant : quelle place attribuer à ces droits étranges dans l’architecture conceptuelle du droit privé? Sont -ils le

des fins d’enseignement. Ces paraphrases ont été traduites en français par B.J. Legat en 1847 : Theophilus Antecessor et Jacques Godefroy, Les institutes de Théophile, paraphrase des Institutes

de Justinien , Leclere, 1847, en ligne :

<http://books.google.com/books?id=21RAAAAAcAAJ&pgis=1> (consulté le 1er Octobre 2014). À la

p. 291, on peut y lire ce qui suit, qui semble être une piste importance pour comprendre le passage action-obligation: « Après nous être occupés des choses, nous devons maintenant parler des Obligations. Toutefois, l’on pourrait critiquer cet ordre, et dire que nous traitons ici des obligations contre notre promesse; puisque, dans le premier livre des Institutes, où nous avons indiqué quels étaient les objets qui faisaient matière de droit civil, il a été dit que c’étaient les personnes, les choses et les actions. Ayant parlé des personnes et des choses, nous devrions par conséquent traiter des actions. Pourquoi donc, laissant de côté les actions, nous occupons nous des obligations? C’est que cet ordre n’est point changé; en effet, celui qui traite des obligations, traite tacitement des actions, parce que les actions naissent des obligations. » Voir aussi HF Jolowicz, « Obligatio and Actio » (1959) 68 Law Q Rev 469.

21 Sur importance de la notion de patrimoine sur l’imaginaire civiliste voir, Nicholas Kasirer,

« Translating Part of France’s Legal Heritage: Aubry and Rau on the Patrimoine » (2008) 38 RGD 453 [Kasirer, « Patrimoine »]. Sur la notion de patrimoine comme illustration de l’importance du triptyque personne-bien-obligation, voir Alexandra Popovici, « Trusting Patrimonies » dans Remus Valsan, dir, Trust and Patrimonies, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2015, 199 [Popovici, « Trusting Patrimonies »].

22 Sur les catégories en droit privé voir Michelle Cumyn, « Les catégories, la classification et la

qualification juridiques : réflexions sur la systématicité du droit » (2012) 52 C de D 351 et Eric H Reiter, « Rethinking civil law taxonomy » (2008) 1 Journal of Civil Law Studies 189.

(21)

-9-

fruit d’une erreur de la part du législateur ou plutôt le symptôme d’une faille réelle dans l’organisation du savoir juridique? Est -il possible et utile aujourd’hui de concevoir des droits qui ne s ont pas subjectifs? Si oui, à quelles conditions?

Tel sera le but ultime de cette thèse : découvrir les conditions de possibilité des droits sans sujet en droit privé actuel.

i. Sujet et objectif s de recherche

Mon projet de recherche tentera donc de comprendre s’il est possible de conceptualiser des droits sans sujet en droit privé. Avec la fiducie -patrimoine d’affectation, le législateur a en effet reconnu la possibilité de droits sans titulaire. Pourtant la théorie générale du droit continue de comprendre les droits uniquement comme des droits subjectifs acquis et exercés par et pour des sujets de droit. La primauté des droits subjectifs et l’emprise de la théorie classique du patrimoine — qui définit les droits comme l’émanation de la personnalité — empêchent non seulement de pouvoir qualifier adéquatement ce type de droits en droit civil aujourd’hui, mais également de leur accorder une place dans l’architecture générale du droit civil.

(22)

-10-

Ma thèse porte ainsi sur les conditions de possibilité de ces droits sans sujet en droit privé. Par droits sans sujet, j’entends des droits sans titulaire propre, qui sont exercés par des attributaires de pouvoir23.

L’objectif est d’examiner de manière sérieuse les anomalies eng endrées par la consécration de la fiducie-patrimoine d’affectation dans le Code civil du Québec tout en mettant au jour les forces et les faiblesses du paradigme dominant, basé sur les notions de droits subjectifs et de sujet de droit.

ii. Mise en contexte et problématique

Le droit privé peut en quelques mots se résumer ainsi : être (droit des personnes), être avec les autres, avoir des liens – que ce soit avec ceux qu’on aime (droit de la famille et succession) ou avec des tiers (droit des obligations) –, et ce à travers nos biens, nos avoirs – (droit des biens et gage commun des créanciers). Le droit privé gère nos relations avec autrui dans le but très simple de rendre nos interactions plus sereines. Ce faisant,

23 Le comité de rédaction du Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues — Les biens a ajouté

dans cette édition de leur dictionnaire une troisième définition au terme « droit » qui correspond à ces droits sans sujet : « Prérogative juridique sans titulaire dont l’exercice est assumé par une personne habilitée à cette fin » ; Centre Paul-André Crépeau de droit privé et comparé, Dictionnaire de droit privé et lexiques bilingues — les biens, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2012, sub verbo « Droit » [Dictionnaire de droit privé — les biens].

(23)

-11-

on sait très bien que non seulement il enca dre, mais il guide notre manière de vivre en commun et donc participe à notre manière d’être et d’avoir avec les autres. Ainsi chaque droit privé correspond à une manière de concevoir le monde, une manière d’organiser, de penser, de connaître et d’imaginer le monde.

En droit civil, c’est souvent le code civil qui façonne nos manières d’être et d’avoir, nos liens et nos biens. Il est donc important de comprendre le type de relations et d’imagination qu’il privilégie. Comme tout droit privé, le droit civil québécois, plus précisément le Code civil du Québec, favorise certaines relations au détriment de certaines autres, un imaginaire au détriment d’un autre, certains mythes au détriment de certains autres.

L’histoire houleuse de la fiducie au Québec – la fiducie étant une manière de détenir des biens de façon désintéressée – le démontre très bien : ce n’est pas simplement parce que la fiducie est une institution de common law qu’elle ne trouvait pas sa place dans le Code civil du bas Canada24, mais

parce qu’il était inconcevable de comprendre qu’une personne – le fiduciaire

24 Sur l’histoire houleuse de la fiducie sous le CCBC, voir Sylvio Normand et Jacques Gosselin, « La

fiducie du Code civil : un sujet d’affrontement dans la communauté juridique québécoise » (1990) 31:3 C de D 681.

(24)

-12-

– détienne des biens sans que ce soit pour son propre bénéfice25. Comme l’a

si bien dit la professeure Cantin Cumyn : « la notion d’un droit de nature patrimoniale sans bénéfice était un concept inconnu au droit civil. » 26

Dans le Code civil du Québec, il semble que le législateur ait remédié au problème : non seulement a-t-il rénové la fiducie qui est aujourd’hui un patrimoine d’affectation et héberge donc des droits sans su jet, mais il a intégré un mécanisme pour en assurer le fonctionnement : l’administration du bien d’autrui. Ce faisant, il a mis en valeur un type de relation que l’on retrouvait déjà, malgré les réticences, de manière éparse dans l’ancien code (par exemple en ce qui concerne la tutelle ou la curatelle). Avec la consécration de la fiducie et un titre complet sur l’administration du bien d’autrui, qui impose des contraintes aux acteurs administrant des biens qui ne leur appartiennent pas, le législateur a mis en valeur une certaine manière d’être et d’avoir en droit privé, qui n’avait pas droit de cité auparavant : il a élaboré une prérogative juridique exercée dans un intérêt

25 Sur le peu de place qu’occupe l’altruisme dans le code civil français, voir Xavier Martin,

« L’insensibilité des rédacteurs du Code civil à l'altruisme » (1982) 60:4 RHD 589.

26 Madeleine Cantin Cumyn, « La propriété fiduciaire, mythe ou réalité ? » (1984) 15 RDUS 7 à la

(25)

-13-

distinct du sien, un droit patrimonial sans bénéfice, que le code consacre aujourd’hui sans le nommer, ni le définir : le pouvoir.

Cependant si la notion de pouvoir commence doucement à prendre sa place dans l’imaginaire du juriste québécois27, son emprise n’est pas encore totale.

La raison est simple, la nouveauté de la construction jurid ique est encore sujette à l’impérialisme des constructions dominantes, en l’espèce le droit subjectif28. Plus particulièrement, si on continue à comprendre la fiducie

-patrimoine d’affectation et l’administration du bien d’autrui comme des exceptions dans le droit privé, jamais les droits sans sujet et l’action désintéressée de l’attributaire de pouvoir ne p ourront prendre racine en droit québécois et devenir des relations privilégiées dans notre société.

Pour contrer cet impérialisme et réorienter notre droit privé, je propose de prendre au sérieux la consécration des droits sans sujet et donc d’essayer comprendre ce que cette idée veut dire et ce qu’elle implique.

27 Madeleine Cantin Cumyn, « Le pouvoir juridique » (2007) 52 RD McGill 215 [Cantin Cumyn,

« Pouvoir »].

28 Ce sont les propos de Madeleine Cantin Cumyn, Ibid. Voir également Emmanuel Gaillard, Le pouvoir en droit privé, Paris, Economica, 1985 qui parle quant à lui de l’absorption de la notion de pouvoir par certaines notions subjectivistes comme l’abus de droit.

(26)

-14-

iii. Questions de recherche

La question principale qui animera toute la thèse est la suivante : quelles sont les conditions de possibilité de droits sans sujet en droit privé actuel? Ou pour le dire autrement : est-il possible aujourd’hui de concevoir des droits qui ne sont pas subjectifs? Si oui, à quelles conditions?

Cette manière d’articuler la question principale trouve sa source dans l’œuvre de Michel Foucault, plus particulièrement dans la pr éface de son livre Les mots et les choses29. Dans ce texte, Foucault tente d’expliquer la

nature de l’enquête qu’il désire mener, cette fameuse « archéologie du savoir ». Pour ce faire, il invoque un texte de Borges dans lequel ce dernier s’amuse à imaginer « une certaine encyclopédie chinoise » dont la taxinomie animalière est pour le moins étrange : les animaux, selon cette encyclopédie, « se divisent en a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches.» 30 L’incongruité de cette taxinomie, souligne

29 Michel Foucault, Les mots et les choses: une archéologie des sciences humaines, Paris,

Gallimard, 1966.

(27)

-15-

Foucault, fait sourire. Mais si l’on s’attarde au pourquoi, quelque chose de fantastique nous saute aux yeux : le sourire ne découle pas du caractère fabuleux des éléments classés, mais du manque de cohér ence entre les différentes catégories mises ensemble. En effet aucun critère ne permet d’imaginer une suite ou un lien logique entre les différentes catégories, aucune structure connue n’est respectée. En d’autres mots, nos attentes sont tout simplement bafouées par cette liste hétéroclite. Comme le dit Foucault, il est tout bonnement impossible de penser cela31. Pourtant, c’est

là, c’est écrit, c’est dit. Ce que démontre notre réaction à cette liste est simple, prétend Foucault, nous sommes habitués à un or dre de pensée; notre savoir découle d’une architecture bien précise sur laquelle on ne s’attarde que très rarement. Ce que son archéologie du savoir cherche à faire, c’est démasquer cette architecture voilée et mettre au jour nos habitudes de pensée32 afin de comprendre la production de la connaissance en science

humaine. L’enquête de Foucault porte, nous dit -il, sur « les conditions de possibilité de la connaissance ». Comment se fait-il qu’il soit possible ou

31Ibid.

32 Plusieurs auteurs ont étudié ces questions épistémologiques. Mais dès que l’on écrit le mot

habitude, une notion saute à l’esprit : l’habitus de Pierre Bourdieu. Pour une analyse de cette notion en lien avec le droit civil et sa forme particlière, voir Pierre Bourdieu, « Habitus, code et codification » (1986) 64:1 Actes de la recherche en sciences sociales 40.

(28)

-16-

impossible de penser quelque chose dans une cul ture donnée, à un moment donné?

M’inspirant largement de cette démarche épistémologique, mon but en articulant la question principale en termes de conditions de possibilité est d’essayer de comprendre la configuration du savoir juridique actuel au Québec. Pris dans un carcan très précis, ou pour reprendre un terme foucaldien, une épistémè très précise, celui du droit privé québécois, est -il possible d’imaginer des droits sans sujet?

iv. Hypothèses

Mon hypothèse principale est simple : les droits sans sujet sont possibles et même nécessaires en droit privé. En effet, non seulement sont -ils consacrés aujourd’hui en droit posé, mais ils sont révélateurs d’une transformation sociale, juridique et économique où l’individualisme , la propriété absolue et l’autonomie de la volonté ne sont plus compris comme les seules valeurs fondamentales. Pour démontrer cette idée, il faut comprendre l’origine logique, la mesure et la portée des droits subjectifs et du sujet de droit afin d’essayer de comprendre pourquoi et comment les droits sans sujet sont mis à l’écart et s’il est possible de les réhabiliter. Plusieurs pistes, qui s’ancrent dans les propositions suivantes, seront examinées.

(29)

-17-

Premièrement, je pars de l’idée que l’impossibilité présumée des droits sans sujets découle d’abord d’un culte erroné des droits subjectifs en droit civil qu’il faut situer. En effet, comme l’a démontré Michel Villey, le droit subjectif est une notion historique33. Selon ses études, l’idée d’un droit qui existe à

l’avantage exclusif d’un sujet date au mieux du XIVe siècle avec Guillaume d’Occam et sinon du XIXe siècle. C’est à cette époque que parait le terme de « droit subjectif » au sens de prérogative individuelle protégée par le Droit. Ce sont les codes civils modernes et leurs interprètes qui ont immortalisé et sacralisé la notion individualiste et libérale de droits subjectifs34. Il est donc possible de remettre en question la primauté de ces

droits et d’en repenser les fonctions structurantes et sociales.

Deuxièmement, la comparatiste en m oi sait qu’aucune notion n’est universelle et immuable. Un regard vers la common law permet de l’affirmer sans hésitation : si les notions de sujet de droit et droits subjectifs y existent,

33 Michel Villey, « L’idée du droit subjectif et les systèmés juridiques romains » (1946) 24 RHD 201. 34 André Arnaud, Essai d’analyse structurale du code civil français: la règle du jeu dans la paix bourgeoise, Paris, LGDJ, 1973.

(30)

-18-

on ne peut pas dire qu’elles y soient nécessaires35. Disons qu’elles ne font

pas partie de l’imaginaire du common lawyer36. En effet, comme l’a bien dit

F.H. Lawson que j’ai mis en exergue, alors qu’il commentait un texte de droit civil qui justement avait comme objectif de remettre en question les catégories propres du droit privé, « (…) the notion of subjective rights has never become completely naturalized at common law, despite all the efforts of theorical jurists such as Austin; wrongs call for remedies; everything that stands opposites to a liability in a balance sheet is an asset; everything that can be transferred is a thing. What need is there to talk of rights? » 37 Ainsi,

si le droit privé anglo-saxon n’a pas besoin de droits subjectifs, pourquoi ne pas les remettre en question en droit civil? Un regard sur une autre tradition nous permet de voir les idiosyncrasies de notre propre épistémè. Comparer les Droits nous permet simplement de voir et de croire que l’on peut penser

35 Voir le texte de Geoffrey Samuel, « “Le droit subjectif” and English Law » (1987) 46 Cambridge LJ

264.

36 Sur la place des droits subjectifs en droit civil et en common law, voir Helge Dedek, « From Norms

to Facts: The Realization of Rights in Common and Civil Private Law » (2010) 56 RD McGill 77.

37 FH Lawson, recension de Droit réel, propriété et créance: élaboration d’un système rationnel des droits patrimoniaux de S. Ginossar (1966) 30 Rabels Zeitschrift für ausländisches und internationales Privatrecht 147 à la p 149.

(31)

-19-

autrement. De Droit sans droits à droits sans sujet, le saut n’est pas impensable.

Mais pourtant, si la notion est historique et culturelle, des obstacles internes continuent à entraver l’incorporation des droits sans sujet dans notre imaginaire. En effet, on continue à penser le Droit à travers les droits38. Les

droits subjectifs participent à l’organisation interne du droit civil. Ces « prérogatives juridiques que le titulaire exerce dans son propre intérêt »39

sont au cœur de notre droit privé. Et la raison est simple, le sujet de droit, le titulaire de ces droits subjectifs, est fondamental : tout le droit civil s’organise autour de la personne, par la personne, pour la personne40.

On trouve, il est vrai, dans le droit civil des mécanismes internes qui semblent corriger certains défauts de cette primauté excessive des droits subjectifs et de l’individualisme qui en découlent. En effet, les droits subjectifs et les bénéfices personnels qu’un sujet peut en tirer sont

38 Voir notamment Jacques Ghestin, Gilles Goubeaux et Muriel Fabre-Magnan, Traité de droit civil. Introduction générale, 4e éd, Paris, LGDJ, 1994.

39 Voir Dictionnaire de droit privé — les biens, supra note 23, sub verbo « Droit ».

40 Sur la personne comme notion centrale du droit civil voir Judith Rochfeld, Les grandes notions du droit privé, 2e éd, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

(32)

-20-

aujourd’hui restreints par des notions telles la bonne foi41, l’abus de droit42

ou la même confiance43.

D’autres mécanismes sont encore plus frappants. Il suffit de penser aux personnes morales : n’est-ce pas la solution parfaite entre l'individuel et le collectif, entre le sujet et le non -sujet? Car en vérité, à qui appartiennent réellement les droits d’une personne morale? La personne morale, c’est le non-sujet par excellence. En remettant en question l’axiome selon lequel seule la personne physique peut être sujet de droit et avoir des droits subjectifs, la personnalité morale, aujourd’hui reconnue et admi se sans

41 La bonne foi est aujourd’hui consacrée dans le Code civil du Québec, notamment aux articles 6 et

7. Marie Annik Grégoire, La bonne foi dans la formation et l’élaboration du contrat, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2003; Marie Annik Grégoire, Liberté, responsabilité et utilité: la bonne foi comme instrument de justice contractuelle, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2010 [Grégoire, Liberté]; Brigitte Lefebvre, La bonne foi dans la formation du contrat, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 1998. Pour une version édulcorée, voir Marie Annik Grégoire, « Articles 6 et 7 du Code civil du Québec : chapeau noir et chapeau melon ou les Dupont et Dupond de la bonne foi » dans Benoît Moore et Générosa Bras Miranda, dir, Mélanges Adrian Popovici - Les couleurs du droit, Montréal, Thémis, 2010, 261.

42 Voir Pierre-Emmanuel Moyse, « L’abus de droit: L'anténorme » (2011) 57 RD McGill 859 et (2012)

58 RD McGill 1.

43 Voir Daniel Jutras, « Que personne ne bouge ! La protection de la confiance légitime en droit civil

québécois » dans Anne-Sophie Hulin, Robert Leckey et Lionel Smith, dir, Les apparences en droit civil, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2015, 193.

(33)

-21-

hésitation, a pourtant elle aussi connu des résistances44. Des auteurs

s’étonnaient en effet de voir « à la voix du législateur un être sort ir du néant. »45 Ce néant, devenu sujet de droit, ayant des intérêts souvent

multiples et difficilement conc iliables, a donné du fil à retorde aux juristes empreints de réalisme et d’individualisme46. C’est le recours à la fiction, une

technique juridique semant souvent la controverse, qui a permis à la personnalité morale de s’installer en tant que sujet de droi t dans l’ordre juridique.

S’il est vrai que l’histoire de la personne morale au Québec, influencée par la common law et son pragmatisme, diffère grandement de celle de la France et des débats qui y ont eu lieu au tournant du siècle dernier47, il n’en reste

pas moins qu’ici comme ailleurs, la personne morale est comprise comme un être fictif. Et, bien qu’elle ait secoué les fondements de la notion de sujet de droit et des droits subjectifs qui en émanent, son rôle actuel dans

44 Michoud, supra note 3. Pour une belle analyse de la personne morale aujourd’hui voir, Charlaine

Bouchard, La personnalité morale démythifiée: contribution à la définition de la nature juridique des sociétés de personnes québécoises, Sainte-Foy (Qc), Presses de l’Université Laval, 1997.

45 Michoud, t 1, supra note 3 à la p 6. 46 Saleilles, supra note 2.

47 Par exemple, le Code civil du Bas Canada incorporait déjà les corporations, ces « personnes

morales et fictives ». Voir Commissaires pour la codification des loi du Bas-Canada qui se rapportent aux matières civiles, Rapports des codificateurs, t.1, second rapport, Québec, GE Desbarats, 1865 à la p 228 et s. Sur la distinction entre la France et le Québec, voir Bouchard, supra note 44.

(34)

-22-

l’ordonnancement juridique et social est indéniable. Ainsi d’une certaine manière l’histoire de la personne morale est rassurante : elle permet de croire que la nouveauté est possible en droit, qu’il est possible de créer avec des techniques nouvelles de nouveaux types de liens. Mais, ce qu’il faut retenir ici, c’est surtout sa forme actuelle : la personne morale, peu importe les intérêts qu’elle engage et protège, est un sujet de droit ayant des droits subjectifs. À l’instar des autres mécanismes nommés plus haut, la forme de la personne morale ne remet pas en question les sujets de droit et les droits subjectifs, mais confirme et solidifie le paradigme subjectif en droit privé. En fait, et c’est ma troisième supposition, bien que ces notions démontrent certaines faiblesses des droits su bjectifs, elles contribuent, en les modulant, en les tempérant, en les modérant, à chasser, et ce paradoxalement, la nécessité de penser hors du paradigme dominant. En imposant des limites aux droits subjectifs pour les premiers et en dénaturant le sujet d e droit pour la seconde, ces notions repoussent carrément la nécessité de penser à des droits de nature plus altruistes. Ainsi, en reconsidérant la situation de façon plus attentive, on remarque que si, chacune à leur manière, toutes ces notions, théories et fictions atténuent l’individualisme qui découle du droit subjectif et dévoilent certaines de ses faiblesses, elles participent tout de même à renchérir les techniques juridiques existantes : la personnalité et l’appropriation pour soi, le sujet de droit et les droits subjectifs restent la norme, le collectivisme, l’altruisme et le désintéressement des exceptions.

(35)

-23-

En réponse ma thèse, en fait mon hypothèse, peut se résumer à ceci : les relations avec autrui en droit privé ne peuvent être réduites qu’à de l’appropriation pour soi. Le patrimoine d’affectation et l’administration du bien d’autrui en sont de bons exemples, mais il faut aller plus loin. Selon moi, il ne faut pas seulement repenser les droits subjectifs, mais surtout le rôle du sujet en droit pour réellement être capable d’imaginer des relations juridiques qui ne sont pas nécessairement intéressées.

Le Code civil du Québec a déjà commencé une réforme : le législateur a consacré la fiducie-patrimoine d’affectation et l’administration du bien d’autrui. Il a même établi qu’un bien n’est plus simplement un objet approprié, mais aussi un objet affecté. Il faut aller plus loin. D’abord en comprenant réellement ce que veut dire l’affectation en droit, ensuite en regardant ce que cette notion implique po ur le sujet de droit. En effet, face à ces nouveaux biens, le sujet de droit comme on l’entend encore spontanément aujourd’hui, cet archétype titulaire du droit subjectif, cette personne présumée apte à exercer et jouir de ses droits et obligations, et ce, dans son propre intérêt, ne peut plus être la figure dominante et doit être remplacée par une nouvelle figure juridique, dont la fonction dans une situation juridique détermine son rôle sur le plan juridique48. Ce n’est donc

pas un effacement du sujet qu’engendrent le patrimoine d’affectation et les

(36)

-24-

droits sans sujet, mais une nouvelle figure de la pensée qui permet de comprendre le sujet dans toute sa complexité dans ses relations avec autrui. Je propose ainsi de repenser les catégories propres du droit pr ivé québécois et d’y inclure une nouvelle manière d’être et d’avoir. En effet, s’il y a en Droit plusieurs manières d’avoir, il doit y avoir plusieurs manières d’être. Seront donc questionnées de manière approfondie les notions de personnalité juridique, de capacité juridique, de bien, de propriété, d’obligation, bref c’est toute la théorie du patrimoine qui sera au cœur de mes explications.

v. Méthodologie

Quel chemin sera emprunté afin de comprendre ces nouvelles figures de la pensée? Celui de l’étude du droit québécois d’un point de vue historique, linguistique et comparé. Pour ce faire, comme je l’ai dit plus tôt, j’emprunterai une posture épistémologique : une étude critique de certaines notions clefs – droit subjectif, sujet de droit, patrimoine, droit sans sujet – sera faite dans le but de déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée. Plus particulièrement, mon analyse empruntera la méthod e de l’archéologie des idées citée plus haut qui a pour but d’établir une filiation relative entre certains auteurs, textes et idées. Ce qui m’intéresse n’est pas simplement l’histoire de ces notions, mais de déterrer ce qui a conduit à leur formulation et à leur emprise sur notre manière de penser. Pourquoi le droit

(37)

-25-

subjectif continue-t-il d’avoir une emprise sur notre manière de penser en droit? Pourquoi avons-nous systématiquement recours au sujet de droit pour comprendre tout intérêt protégé juridiqueme nt alors que parfois, même en droit privé, les intérêts en cause ne sont pas subjectifs?

Je ferai donc une analyse qui se veut à la fois interne et externe. Externe, car il s’agira d’étudier le Droit d’abord et avant tout comme un discours. Ce sont les mots du Droit qui seront mon matériau de base. Mais contrairement au sociologue du droit dont l’objet d’étude reste toujours extérieur à sa pensée profonde49, j’oserai aller fouiller dans le droit privé et participer ainsi

à la construction d’une nouvelle man ière de le comprendre. Je ne compte pas seulement décrire, mais construire. Je veux agir sur le droit par la théorie, mais je ne veux pas seulement expliquer, déconstruire, exposer. Je veux réorganiser, édifier, produire. Produire de nouvelles classificati ons, qui mettront en lumière certains enjeux jusqu ’ici occultés. Produire de nouvelles manières de comprendre pourquoi le droit est édifié comme il l’est et pourquoi on peut le façonner autrement. Je veux comprendre et façonner la juridicité québécoise. Mon but est de modaliser une nouvelle manière de penser les relations privées qui ne soit pas toute comprise sous le prisme

49 Jean Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, Presses universitaires de France, 2004 [Carbonnier, Sociologie juridique].

(38)

-26-

des droits subjectifs où le titulaire agit nécessairement dans son propre intérêt.

Le corpus étudié sera assez simple : le Code civil du Québec sera au cœur de mon projet. La jurisprudence et la doctrine occuperont également une place non négligeable. La démarche méthodologique que j’ai explicitée plus haut, cette archéologie linguistique de certaines notions fondamentales , se fera de manière diachronique et synchronique. Synchronique, puisque ce qui m’intéresse ce sont les formules actuelles du code civil; c’est le droit sans sujet tel qu’il se manifesté aujourd’hui dans le droit posé qui sera d’abord et avant tout étudié. Mais puisque pour moi, le droit et ses notions ne sont pas des notions anhistoriques50, ces notions seront aussi analysées de manière

diachronique : je m’intéresserai à l'évolution des notions au sein de la tradition civiliste québécoise.

vi. Intérêt et origi nalité de la recherche

50 Quant à l’importance de l’historicité en droit, et plus particulièrement en ce qui concernent la fiducie

dans le nouveau Code, voir Sylvio Normand, « L’acculturation de la fiducie en droit civil québécois » (2014) 66 RIDC 7.

(39)

-27-

Au Québec, il semble encore facile de justifier une thèse de doctorat en droit privé. En effet, le Code civil est encore jeune51. Il est peu étudié52 et est très

influent53. Une thèse de doctorat qui a pour objectif premier de comprend re

l’architecture du Code civil du Québec et la place qu’y occupent les droits subjectifs et le sujet de droit ne semble donc pas inopportune. À ma connaissance, aucun ouvrage québécois à ce jour n’a tenté cette entreprise. Par ailleurs si on croit des étu des récentes, la théorie n’est pas une pratique commune dans l’univers juridique québécois54. Pourtant, essayer de bâtir un

51 On parle encore du nouveau code alors qu’il fêtait ses 20 ans l’année dernière.

52 Le nombre de thèses en droit privé en 2013-2014 est révélateur. Voir « Recension des thèses

2014 » (2014) 59 RD McGill 1017.

53 Le Code civil du Québec a été une source d’inspiration pour plusieurs nouveaux codes civils, Voir

par ex. Actes de la conférence internationale « Le Code civil roumain : vu de l’intérieur – vu de l’extérieur », 23, 24, 25 octobre 2013, Université de Bucarest, Roumanie, 2014.

54 Selon Mathieu Devinat et Édith Ghilhermont, « le juriste québécois, et plus particulièrement l’auteur

de doctrine, présente rarement son opinion comme une « théorie » » ; Mathieu Devinat et Édith Guilhermont, « Enquête sur les théories juridiques en droit civil québécois » (2010) 44 RJT 7 à la p 13. Heureusement, certains osent, voir par ex André Bélanger, Théorisations sur le droit des contrats: propositions exploratoires, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014.

(40)

-28-

ensemble cohérent et organisé d’idées et de concepts afin de décrire, d’expliquer et de moduler le droit privé ne peut être vain55.

Évidemment, si je décris ma thèse comme une nouvelle théorie des droits patrimoniaux, l’ampleur du projet peut sembler surdimensionnée pour une simple thèse de doctorat56. Mais les modalités choisies me permettent, je

crois, de garder une emprise sur mon su jet : en partant des droits sans sujet, c’est-à-dire en partant de la fiducie québécoise et en essayant de comprendre la place qu’elle occupe au sein de l’architecture québécoise, je crois pouvoir circonscrire le tout. Mon point de départ est en effet asse z précis : prendre au sérieux le patrimoine d’affectation tel qu’inséré dans le code et comprendre les conséquences théoriques qui en découlent. Ici encore le terrain semble presque vierge. En effet, si la fiducie a fait couler beaucoup d’encre, elle est l oin d’être circonscrite et maitrisée57. En fait, bien

55 Sur la place qu’occupe la théorie en droit et dans les études juridiques, voir Christian Atias, Théorie contre arbitraire: éléments pour une théorie des théories juridiques, Paris, Presses universitaires de France, 1987.

56 Ou pire encore, voué à la marginalisation. Il suffit de penser aux travaux de Ginossar : Sh Ginossar, Droit réel, propriété et créance. Élaboration d’un système rationnel des droits patrimoniaux., Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1960.

57 Au Québec, seulement deux ouvrages analysent la fiducie actuelle dans son ensemble : John

(41)

-29-

que la nouvelle fiducie-patrimoine d’affectation ait carrément engendré une rupture épistémologique en droit privé en sanctionnant des droits sans sujet, très peu de textes y sont consacrés58. L’intérêt premier de ma recherche est

donc de mieux comprendre une institution nouvelle qui connaît peu d’analyses doctrinales et jurisprudentielles, le patrimoine d’affectation. Ma thèse élucidera l’origine, la spécificité et l’utilité de ce patrimoine auton ome. L’opportunité de cette analyse n’a pas besoin de démonstration. L’ambiguïté qui entoure la nature de la fiducie en fait un véhicule problématique au Québec alors que sa fonction est grandissante tant sur le plan local qu’international — la fiducie a récemment vu le jour dans plusieurs États de

fiducies, 2e éd, Montréal, Wilson & Lafleur, 2005. Il faut noter ce livre allemand Rainer Becker, Die fiducie von Québec und der trust. Ein Vergleich mit verschiedenen Modellen fiduziarischer Rechtsfiguren im civil law, Tübingen, Mohr Siebeck, 2007. Et plus récemment encore Valérie Boucher, « Fiducie », dans JurisClasseur Québec, coll. « droit civil », Biens et publicité des droits, fasc. 20, Montréal, LexisNexis Canada, (feuilles mobiles mises à jour le 1er juillet 2012).

58 Sur le peu de travaux en cours sur la notion de patrimoine d’affectation voir Alexandra Popovici, Le patrimoine d’affectation: nature, culture, rupture, mémoire de maîtrise en droit, Faculté des études

(42)

-30-

droit civil59, notamment en République tchèque où c’est carrément la fiducie

-patrimoine d’affectation québécoise qui a été empruntée60. Par ailleurs, les

juges québécois ont commencé à élargir le champ d’application du patrimoine d’affectation à de nouvelles situations juridiques, telle la société en nom collectif61, ce qui repousse l’idée que cette nouvelle manière d’exister

pour les droits est une simple exception.

Mon travail se veut donc d’abord et avant tout une œuvre de doctrine62 sur

un sujet particulier : le patrimoine d’affectation. Il s’agira de comprendre la nature de ce patrimoine et des droits qui en découlent, son histoire, sa place

59 Pour un portrait de la place qu’occupe la fiducie dans les juridictions de droit civil, voir Lionel D

Smith, dir, Re-imagining the Trust: Trusts in Civil Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.

60 Le 1er janvier 2014, le nouveau Code civil tchèque est entrée en vigueur adoptant une fiducie –

patrimoine d’affectation basée sur le Code civil du Québec. Sur l’influence du Québec voir Tomas Richter, « National Report for the Czech Republic » dans Sebastianus Kortmann et al, dir, Towards an EU Directive on Protected Funds, Kluwer Legal Publishers, 2009, 59.

61 Voir le jugement de la Cour d’appel du Québec : Ferme CGR, note 15. Pour une analyse de ce

jugement, Alexandra Popovici, « Québec’s Partnership : une société distincte » (2013) 6:1 Journal of Civil Law Studies 339 [Popovici, « Société distincte »].

62 Comme le dit si bien Carbonnier « tout docteur participe à la doctrine », Sociologie juridique, supra

(43)

-31-

dans le droit privé québécois actuel. Je désire éradiquer l’insécurité juridique qui imprègne le patrimoine d’affectation et démontrer l’importance de l’institution fiduciaire dans l’architecture particulière du droit privé québécois63. Mon projet a donc comme objet premier la sécurité juridique64.

Mais si la sécurité juridique est souvent invoquée pour justifier une œuvre comme celle-ci, elle ne peut selon moi être l’unique raison d’être d’un ouvrage de cette envergure. Le véritable intérêt de ma recherche git ailleurs : dans sa méthodologie, son objet et dans sa portée.

Je ne reviendrai pas sur la méthodologie choisie. Il suffit de rappeler qu’il est toujours utile de repenser des classifications qui nous semblent naturelles et immuables. L’avènement des droits sans sujet marque selon moi une véritable révolution dans la structure du droit privé et il est important d’en connaitre les tenants et aboutissants. Ce sont l’histoire, les

63 Popovici, « Fiducie québécoise », supra note 8.

64 Sur la notion de sécurité et son rôle dans l’organisation du savoir juridique, voir notamment Martin

Nadeau, « Perspectives pour un principe de sécurité juridique en droit canadien : les pistes du droit européen » (2010) 40 RDUS 511. Voir aussi le numéro spécial sous la direction Anne-Françoise Debruche, Mathieu Devinat et Anne Saris, Comité organisateur, Actes du Congrès de l’Association internationale de méthodologie juridique, « Sécurité juridique/Legal Certainty » Sherbrooke, les 24-27 octobre 2007, (2008) 110 R du N 265.

(44)

-32-

conséquences et la pertinence de cette révolution qui sont au cœur de mes travaux. Ma thèse veut ainsi d’abord et avant tout prendre le pouls des mutations qui découlent d’un changement épistémologique en droit65.

Pour ce faire, je tenterai de dresser une archéologie des droits sans sujet. Afin d’y arriver, il faudra comprendre le paradigme dominant et analyser la notion de droits subjectifs et son allié le sujet de droit. S’il est vrai que certaines histoires des droits subjectifs existent66 (heureusement !) elles

sont pour la plupart faites sous l’angle de la propriété et se limitent au droit français67. Ici, c’est le sujet de droit qui sera l’objet véritable de l’intrigue68

que je me propose de ficeler. La notion de patrimoine jouera également un rôle central dans l’analyse : son lien intime avec la notion de personnalité et la place fondamentale qu’il occupe dans l’architecture du droit civil mérite

65 Voir les travaux de François Ost et Michel van de Kerchove, De la pyramide au réseau? pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002.

66 Michel Villey, « La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam » (1964) 9 Archives de

philosophie du droit 97 [Villey, « Genèse »].

67 Frédéric Zénati, Essai sur la nature juridique de la propriété: contribution à la théorie du droit subjectif, thèse de doctorat en droit, Lyon II, 1981 [non publié]; Mikhaïl Xifaras, La propriété. Étude de philosophie du droit, Paris, Presses Universitaires de France, 2004.

(45)

-33-

une attention particulière. Si la doctrine ne manque pas sur la notion de patrimoine69, l’angle prévu permet d’en justifier une nouvelle analyse,

puisqu’ici le patrimoine doit être compris comme une entité pouv ant être personnelle et pouvant être affectée.

Par ailleurs, si ces notions connaissent des analyses propres, elles n’en connaissent pas en droit québécois. La spécificité de la juridicité québécoise est en fait le véritable objet de mes recherches. Je veu x contribuer en son explication et à sa compréhension. Je veux démontrer, en comprenant les droits sans sujet et leur place dans l’architecture du droit privé québécois, la particularité et la modernité de notre droit privé70.

69 La thèse la plus récente est celle de David Hiez, Etude critique de la notion de patrimoine en droit privé actuel, Paris, LGDJ, 2003.

70 Dans le même sens, voir le texte de Frédéric Zenati-Castaing, « L’affectation québécoise, un

(46)

-34-

vii. Plan

Pour démontrer l’importance des droits sans sujet dans le droit privé actuel et la spécificité de la juridicité québécoise, j’essaierai de vous convaincre à l’aide d’un plan dialectique basé sur la construction thèse-antithèse-synthèse. Selon le Grand Robert, une dialect ique est une « [m]arche de la pensée reconnaissant l'inséparabilité des contradictoires (thèse et antithèse), que l'on peut unir dans une catégorie supérieure (synthèse) ». Une dialectique prend en compte le « [d]ynamisme de la matière, qui évolue sans cesse »71. Cette manière d’appréhender le droit permet de rendre

compte de la tension inhérente qui existe en droit entre synchronie et diachronie, entre le positivisme juridique et la mise en perspective et relativité des notions juridique. Elle permet égalem ent de comprendre le phénomène juridique sans l’essentialiser et donc par le fait même le réduire

(47)

-35-

à une seule vision possible72. Penser le droit de manière dialectique permet

d’appréhender sa complexité73.

C’est donc à une lecture déviante que je vous invite avec ce texte qui prend la forme dialectique classique, thèse -antithèse-synthèse que j’ai traduite par existence-résistance-persistance en écho aux thèses classiques qui existent sur le sujet.

Ainsi, partant de l’hypothèse de la possibilité des droits sans sujet, j’établirai d’abord leur existence en doctrine et en droit positif ; j’exposerai ensuite la résistance contre laquelle les droits sans sujet doivent se battre : l’emprise des droits subjectifs, du sujet de droit et de la théorie du patrimoine. Finalement, j’examinerai de plus près mon hypothèse de base afin de voir quelles sont les réelles conditions de possibilités des droits sans sujet. Mon but d’établir une assise juridique solide pour les droits sans sujet afin de commencer à délimiter une manière d’assurer leur persistance en droit privé.

72 Voir à ce sujet Pierre Legendre, L’amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique, Paris, Éditions

du Seuil, 1974; Michel Boudot, Le dogme de la solution unique. Contribution à une théorie de la doctrine en droit privé, thèse de doctorat en droit, Aix Marseille 3, 1999 [non publié].

73 Voir Ost et Kerchove, supra note 65; Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris,

(48)

-36-

Chapitre I - Existence

What need is there to talk of rights? F.H. Lawson

Introduction

L’expression « droits sans sujet » est peu commune. Introuvable dans les index, peu citée par la jurisprudence74, sous-estimée par la doctrine75, le

cœur de cette thèse ne semble pas avoir attiré beaucoup d’attention. Pourtant, comme nous le verrons sous peu, l’idée qui se cache derrière cette expression n’est pas nouvelle et bien qu’on ne la retrouve pas souvent explicitement sous le vocable « droits sans sujet », elle fait aujourd’hui partie de toutes les analyses classiques de droit civil : en effet, dès que les notions fondamentales de droit subjectif et d e patrimoine sont évoquées, inévitablement leurs penchants objectifs et négatifs sont abordés76. Ceci

74 Au Québec, l’expression n’a été employée qu’une seule fois selon les moteurs de recherche, dans Droit de la famille – 977, [1991] RJQ 904, [1991] RDF 260, .

75 Un auteur a tout de même osé utiliser l’expression : Neumayer, « Les droits sans sujet », supra

note 1.

76 Octavian Ionescu, La notion de droit subjectif dans le droit privé, Bruxelles, Bruylant, 1978 à la

Références

Documents relatifs

Étant donné que la valeur nominale des contrats de change à terme en cours au 31 décembre 2010 représente moins de un pourcent de l’actif net de la

Nous vous verserons le montant que vous aurez indiqué sur votre Demande, pourvu que a) dans le cas d’un FERRR établi en Saskatchewan, d’un FERRR établi au Manitoba ou d’un FRR

In our opinion, the consolidated financial statements present fairly, in all material respects, the financial position of Fronsac real estate investment trust as at December

À noter : dans le cadre de sa mission, Solutions Fiducie s’engage, sur les seules instructions et sous la responsabilité du généalogiste, à verser les sommes reçues dans

235 La traditio par remise de la possession au créancier-gagiste ou à un tiers (art. 3:236) est remplacée par un acte authentique ou sous seing privé enregistré (art. Ce gage sans

Si votre décès survient avant que les fonds en dépôt dans votre RERI collectif autogéré Scotia soient transférés à un FRRI, à un FRV, à une rente viagère ou à tout autre

(Mergers and Acquisitions), et régulation des marchés. Le président de la République, dans sa lettre de mission, en date du 30 juin 2008, l’avait invité à réfléchir à

Pour appuyer l’élaboration d’un programme d’études pour l’apprentissage et la garde des jeunes enfants, il prend des mesures pour que tous les enfants âgés