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La logique discursive de la RSE | RIMEC

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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La logique discursive de la RSE

Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart et Abdelkrim HAMDI PACHA

Texte intégral

La logique discursive de la RSE1

1. Dans cette communication, il s’agira de questionner la nature éthique d’une responsabilité qui s’assume sans relever de la conviction ; et ce, à partir d’une approche philosophique centrée sur les actes de communication produits par l’entreprise, sur cette activité discursive de plus en plus importante que l’entreprise tient sur elle-même. Notre hypothèse d’investigation est qu’il ne s’agit pas tant de s’intéresser au contenu des discours ou à leur possible vérité, mais bien d’interroger ce fait – générique – de l’entreprise qui parle d’elle-même. Il s’agit de prendre acte de l’explosion discursive que la logique de responsabilisation sociale des entreprises implique, d’interroger cette nouvelle tâche qui incombe à l’entreprise et d’en mesurer les effets et enjeux.

2. Pour ce faire, nous avons focalisé notre attention sur une initiative au sein de l’aire RSE : le Global Compact, comme élément représentatif, voire emblématique, de ce grand processus de mise en discours de l’entreprise. Ces discours sont susceptibles de « fonctionner », d’avoir des effets, mais aussi de faire de l’entreprise un « sujet » dont il est désormais possible d’interroger la moralité. L’entreprise n’est plus seulement un organigramme, une fonction de production, mais elle se constitue comme un acteur en tant que tel, acteur conscient de son « obligation à être ». Et c’est précisément ce qu’un regard proprement philosophique nous semble devoir interroger.

3. Le « Global Compact » – ou « Pacte mondial » – est une initiative, lancée en 1999, par l’ancien Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, en vue de responsabiliser les entreprises. Ce Pacte « invite » les entreprises à « soutenir », « adopter », « embrasser », « promouvoir »2, dans leur sphère d’influence, un ensemble de dix principes fondamentaux dans les domaines des droits de l’homme, des normes de travail, de l’environnement, et de la lutte contre la corruption. Ce Pacte tente de désigner de nouvelles formes d’obligations (responsabilités), de nouveaux acteurs (les entreprises), une nouvelle communauté (globale), une nouvelle temporalité (transgénérationnelle), un nouveau rythme et un nouveau type de finalité (progressif). Le Global Compact ne cesse de souligner le caractère purement volontaire et non pas réglementaire de l’engagement de l’entreprise dans une dynamique de responsabilité sociale (et ce alors même que les dix principes visés sont déjà reconnus internationalement3), éliminant toute autre forme de contrainte que celle qui réussira, comme nous le monterons, à s’articuler au principe de véracité, c’est-à-dire au contrôle de l’adéquation de ce qui est fait à ce à quoi on s’est librement engagé. Ce point n’est évidemment pas sans soulever de nombreuses critiques, telles celles de la FIDH pour laquelle ce type d’initiative est symbolique d’un renversement inquiétant puisque les droits de l’homme y apparaissent comme une proposition, et, même plus, une disposition

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facultative4. Il est clair que cette dynamique résulte avant tout du fait que l’entreprise est fondamentalement rétive à toute action publique visant à contrôler directement son action, rétive donc à un certain type de contrainte. Ceci étant dit, nous tenons à mettre en avant le point méthodologique suivant. Il ne s’agira pas, dans le cadre de cet article, d’étudier le type de normativité mis en place par la dynamique de responsabilité sociale des entreprises soutenue par le Global Compact uniquement comme manque ou refus de contrainte entendue au sens légal du terme – quand bien même ce refus est réel. Nous tenterons plutôt de l’analyser « positivement », c’est-à-dire du point de vue des spécificités que ce type de normativité « floue » et auto-régulée permet réellement, ou du moins est censée mettre en avant. Au sujet de la dynamique de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) déployée dans le Global Compact, nous passerons donc outre les nombreux « commentaires » que l’on peut faire sur le fait que ce projet se veut profondément non contraignant au sens juridique du terme, pour préférer une analyse « positive » de la nature normative d’un tel projet et des avantages qu’elle est censée comporter ou qu’elle prétend soutenir.

4. Nous nous concentrerons donc sur un mécanisme extrêmement ténu au sein de la problématique de la RSE, telle que décrite dans ce texte emblématique qu’est le Global compact. Ce faisant, nous ne voulons pas dire que la question générale de la RSE se limite à ce mécanisme d’auto-contrôle des acteurs, en ce que celui-ci serait induit de leur bavardage en apparence le plus anodin et le moins risqué. Elle peut aussi, et heureusement, se développer parfois de manière plus réglementaire. Toutefois, le mécanisme que nous allons analyser de la manière la plus froide, en tentant entre autres d’en évaluer la nouveauté par sa confrontation avec des formes normatives plus ancienne, nous semble riche en ce qu’il permet de poser globalement la question de la responsabilité sans donner à celle-ci ni un sens moral, qui suppose la conviction ou l’adhésion, ni un sens juridique, qui suppose la contrainte et l’accord sur celle-ci. De surcroît, nous tenons aussi à poser comme hypothèse que le mécanisme que nous allons décrire et analyser est exemplaire de l’évolution du capitalisme contemporain, et donc d’une marche en avant du marché qui induit que les normes elles-mêmes deviennent un de ses objets.

5. Ce qui est mis en œuvre par le Global Compact ne s’apparente en rien à un « instrument réglementaire », assorti de contraintes ou sanctions, mais il est important de souligner qu’il n’est pas question non plus que la dynamique proposée aux entreprises engendre un instrument de « mesure » ou d’évaluation de leurs comportements ou de leurs actions. Ce double refus apparaît de manière très claire dans les différentes publications destinées à présenter de manière générale le Pacte. Reprenons l’Aperçu général :

6. « Ce pacte n’est pas un instrument réglementaire. Il n’a aucun rôle coercitif, ne fait respecter aucune règle et ne mesure pas le comportement ou les actions des entreprises. Il repose plutôt sur le sens des responsabilités, la transparence et l’intérêt bien compris qu’ont les entreprises, les travailleurs et la société civile d’adopter et de mettre en œuvre de façon collective des mesures concrètes pour réaliser les principes sur lesquels il se fonde ». 7. Nous retrouvons la même prudence, de manière plus explicite encore, en d’autres endroits

du site web ; dans l’inévitable « Foire aux questions »5 qui doit guider ceux qui s’interrogent sur les enjeux les plus évidents du pacte, par exemple. À la question 4, qui se pose très lucidement en ces termes « Sans contrôle ni obligation, comment le Pacte mondial peut-il

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être certain qu’une entreprise rend véritablement compte de ses actions ? », la réponse suivante est donnée :

8. « Le Pacte mondial n’est pas un instrument de performance ou d’évaluation. Il ne délivre pas de certificat et ne juge pas les performances. Il s’appuie plutôt sur la responsabilité à l’égard du public, la transparence et l’intérêt à long terme des entreprises, du monde du travail et de la société civile pour lancer des actions concrètes et conjointes en appliquant les principes énoncés dans le Pacte mondial ».

9. Nous pouvons retenir que la dynamique de responsabilisation sociale des entreprises telle que proposée par ce Pacte est donc marquée par un engagement purement volontaire, un engagement qui ne s’articule à aucune forme de mesure, qu’on comprenne le mot « mesure » comme réglementation ou comme évaluation. Le Global Compact renvoie même dos à dos ces deux sens habituellement distincts du mot mesure, en ce que l’un et l’autre témoigneraient de trop d’externalité par rapport au processus en branle, lequel ne suppose pas plus d’instance de contrainte que d’instance d’évaluation. Bref, ce Pacte Global semble n’exister que par ce qu’il évite.

10. Si nous avons bien insisté sur cette absence de contrôle externe et indépendant, objet de critères objectifs listés de quelque type qu’ils soient, il reste que cela ne signifie pas que nous pouvons éliminer la question du contrôle aussi rapidement. La dynamique d’adhésion au Pacte est porteuse d’un certain contrôle, mais pas au sens réglementaire du mot ; elle est aussi porteuse d’une logique d’évaluation, mais plus à l’interne qu’en régime de reporting ou d’audit externes, par exemple. Ce qui se joue ici, et que nous devons analyser en dépassant la méfiance immédiate que cela suscite est de l’ordre de la relation à soi, de l’ordre d’un auto-contrôle ou une auto-évaluation, un engagement non plus en termes de respect strict de dispositions et devoirs bien délimités, mais comme mise en jeu de soi ou « engagement à être ». Ce que nous tenterons de cerner, c’est ainsi très précisément le sens de cet appui sur la seule puissance bien éthéré de la « transparence », telle que signalée dans deux passages cités ci-dessus, pour amener l’entreprise à rendre compte d’elle-même « sans contrôle ni obligation ». En somme, nous interrogerons le sens d’un mécanisme expansif de transparence dans la dynamique de la RSE.

11. Nous devons en effet noter l’importance accordée par le Global Compact aux actes de communication produits par l’entreprise à propos de son engagement dans un processus de responsabilité sociale. À partir d’une obligation assez générique de communication, la puissance normative du projet pourra être libérée, bien que celui-ci repose sur l’engagement volontaire d’acteurs non définis, envers des sujets et des objets peu définis, sans définir non plus d’instance de contrôle, et en refusant même de se profiler comme un processus de mesure ou d’évaluation.

12. Dans cette logique, une directive précise a été ajoutée en 2003 au Global Compact, dite « Directive sur la communication sur le progrès »6, qui définit, cette fois de manière réellement contraignante, une obligation pour toutes les entreprises participantes de communiquer sur l’intégration des principes du pacte dans leurs activités : « Les sociétés qui ne présentent pas de Communication sur le progrès pendant deux ans de suite seront considérées comme ‘inactives’». Toutefois, cette disposition contraignante, qui porte donc exclusivement sur la communication des comportements, et non sur les comportements

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eux-mêmes, se contente de réclamer…

13. « … aux sociétés participantes de communiquer avec leurs parties prenantes, chaque année, sur les progrès accomplis dans l’intégration des principes du Pacte mondial, en utilisant leur rapport annuel, rapport de développement durable ou autres rapports publics, leur site web ou autres moyens de communication ».

14. Force est de constater immédiatement le caractère générique de la communication exigée : non seulement les destinataires de cette communication ne sont pas définis autrement que comme les stakeholders de chaque entreprise, laquelle conserverait donc toute la latitude pour désigner quels ils sont, mais le support et la forme mêmes de cette communication sont eux aussi laissés à l’entière discrétion de l’entreprise communicante. Pire encore, le contenu et les critères permettant de rendre compte de l’effective progression de l’entreprise en matière de responsabilité sociale sont également choisis par l’entreprise : 15. « idéalement, la société choisit un ensemble d’instruments de mesure qu’elle considère

satisfaisants pour mesurer les progrès accomplis ».

16. On le voit, cette directive charrie de l’indéfinition à tous les niveaux. Ce qui est exigé, c’est une communication indéfinie, globale, générique, qui s’adresse à des destinataires (parties prenantes ou stakeholders) eux-mêmes indéfinis, via des supports relativement indéfinis, en fonction de critères et instruments de mesure tout autant indéfinis. Cette indétermination globale est à la mesure du doute ontologique auquel peut se sentir confronté le destinataire de ces communications (et d’une grande partie de la littérature produite par les entreprises sur leur responsabilité sociale). S’agit-il de publicité adressée à un consommateur ? Ou s’agit-il de rendre des comptes à l’adresse de ceux envers qui l’entreprise est redevable ? Nous revenons sur ce point ci-dessous.

17. Notre hypothèse est que nous sommes ici en présence de l’élément central, c’est-à-dire du seul élément matériel, au sein du projet d’émergence de responsabilité sociale des entreprises dans le Global Compact, et ce au sens où la dynamique engendrée viserait donc exclusivement à donner lieu à une production libre de discours sur la question de la RSE. Libre puisque ni les critères, ni les destinataires, ni la nature de cette communication n’ont été clairement définis. Mais cette communication libre semble pourtant pouvoir être suffisante quant au processus progressif visé, puisque, par elle, du contrôle peut être produit et de l’auto-contrôle peut être induit. En effet, si les entreprises ne se soumettent pas au processus de communication requis, elles s’exposent à l’« exclusion » du pacte, mais aussi et surtout à ce que nous nommerons rapidement le « tribunal de l’opinion publique » (consommateurs, investisseurs, contractants…) qui peut agir relativement à l’engagement dans le Pacte consenti mais non tenu par l’entreprise, en optant, par exemple, pour des actions telles que ne plus consommer, ne plus investir ou ne plus contracter. Ultimement, des actions en justice pour publicité mensongère ou diffusion d’informations trompeuses sont même rendues possibles sur la base d’un tel discours7, témoignant ainsi d’un éventuel retour de la contrainte juridique qui se limite à contresigner un processus de contrôle non juridique.

18. Cette obligation de « communication sur le progrès » que nous venons de décrire permet, selon nous, de révéler et d’appuyer la spécificité de la finalité du contrat établi par le Global Compact, à savoir l’amélioration continue. L’obligation générique de communication (et le

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processus de transparence qu’elle met en place) est en effet liée de manière essentielle avec le caractère seulement tendanciel du pacte :

19. « L’un des atouts du Pacte mondial est sa nature volontaire et le fait qu’il s’attache au principe d’amélioration continue. Mais une démarche volontaire perd de son intérêt et de sa crédibilité si elle ne permet pas de constater les progrès accomplis »8.

20. Tel serait donc le tour de passe-passe produit pour permettre le retour discret de la contrainte : un engagement volontaire et n’impliquant ni contrainte ni évaluation mais visant seulement à l’amélioration continue réclame au minimum que cette dernière soit constatée et engendre donc une obligation de communication. Au-delà de ce tour de passe-passe un peu retors par lequel la référence à une visée continue et progressive implique une obligation de communication, on doit noter combien cette finalité d’amélioration continue détermine la spécificité normative mise en place. Ce qui doit se dessiner, c’est un processus continu, progressif, perfectionniste, adaptable, qualitatif, évolutif, tendanciel, significatif du point de vue du grand nombre. En regard, l’action normative de la loi et l’action normative de la mesure supposeraient, pour leur part, que les règles ou critères, ou encore les finalités peuvent être déterminés, prétendent à un effet direct, mais discontinu, sans nuance, non dynamique, non adaptable en fonction des situations.

21. Dans ce cadre, il semble dès lors urgent d’analyser plus en avant la spécificité normative de ce mouvement de divulgation qui porte à lui tout seul la dynamique décrite. L’analyse du langage dans la pragmatique américaine ou les analyses de Foucault sur les mécanismes liant pouvoir et discours dans l’aveu permettent de proposer quelques éclairages sur la nature de cette « communication sur le progrès » et sur les mécanismes propres à lier ce discours que l’entreprise tient sur elle-même à des mécanismes de contrôle et par là, à des faits, à des pratiques et à de la production de responsabilité.

22. Austin et Searle se sont penché sur une fonction jusqu’alors négligée du langage qui

est sa capacité non pas seulement à décrire le monde (c’était ainsi que classiquement on considérait les propositions), mais aussi parfois à le transformer9. On a appelé cette fonction du langage la fonction illocutoire, mise en lumière par Austin à travers la catégorie des énoncés performatifs (comme la sentence la séance est ouverte » qui ne décrit pas l’ouverture de la séance, mais ouvre effectivement la séance).

23. Cette fonction est irréductible au contenu des propositions, c’est-à-dire au locutoire. L’intérêt de la fonction illocutoire du langage pour notre propos est double. C’est d’abord, bien entendu, de prêter attention à l’aspect opératoire du langage, même descriptif, et c’est par ailleurs le fait que, s’il est bien un acte intentionnel, l’acte produit par l’énoncé est pourtant tout à fait indépendant de la présence d’une volonté ou d’une intention : la phrase « je promets que… » produit bien un acte d’engagement, est bien une promesse, même si en la prononçant, je n’entends pas la respecter10. La théorie des actes de langage juge donc des résultats produits par un énoncé sans se prononcer sur des notions qui appartiennent au champ de la morale, comme l’intention, la volonté ou la bonne foi11. On peut ainsi tirer ressource de ces analyses pour comprendre l’engagement de l’entreprise indépendamment de ses intentions et de sa « morale », qui constituent précisément des points aveugles de la RSE sur lesquels il est possible d’épiloguer sans fin. Nous considérons donc la responsabilité non en amont, depuis un éventuel « sens » de la responsabilité de type

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prudentiel, mais en aval, à travers les productions et les concrétions liées à cet acte de langage qu’est la « communication sur le progrès ». On ne demande pas quel objectif a l’entreprise signataire du GC – en présupposant par là un mécanisme nécessairement volontaire et conscient de responsabilité. On prend acte du discours que tient effectivement l’entreprise sur sa moralité et on considère les effets de ce discours sur l’entreprise elle-même. Dans l’optique même de l’article de Thomas Berns « si les âmes ont une âme », il s’agit « d’accepter de rompre avec cette approche très chrétienne de l’intention, de la conscience » pour envisager une responsabilité en dehors de toute hypothèse sur la nature et même l’existence d’une volonté bonne ou mauvaise poussant à l’acte. On rompt donc en somme aussi avec l’analyse de la première partie qui, analysant la logique contractuelle, ne pouvait pas opérer cette suppression méthodologique de la volonté (indispensable pour penser le contrat).

24. Searle distingue les deux fonctions descriptive et prescriptive de la langue à partir de ce qu’il appelle la « direction d’ajustement » : d’un côté, les assertifs – affirmations, descriptions, assertions – visent à se conformer à un monde qui existe indépendamment d’eux12. Dans la mesure où ils y réussissent ou y échouent, nous disons qu’ils sont vrais ou faux. Les assertifs ont une direction d’ajustement qui va des mots au monde. D’un autre côté, les directifs – ordres, commandements, réclamations – et les promissifs – promesses, serments, engagements – ne sont pas censés se conformer à une réalité existant avant et indépendamment d’eux, mais amener des changements dans le monde. S’ils y réussissent ou pas, on ne dit pas qu’ils sont vrais ou faux, mais qu’ils sont exécutés ou non, observés ou enfreints. Les promissifs et les directifs ont ainsi une direction d’ajustement qui va du monde aux mots : c’est le monde qui se conforme ou pas au contenu propositionnel13. 25. Cette distinction entre énoncés descriptifs et prescriptifs reposant sur des directions

d’ajustement différentes et impliquant des erreurs théoriques ou pratiques est utile pour juger de la nature de la « communication sur le progrès »14. La première évidence, c’est que celle-ci est censée décrire des pratiques, c’est-à-dire informer. Vue de cette manière, elle pourrait être justifiée et évaluée en tant que participant à un nouvel approfondissement d’un processus continuel d’information dont la maximalisation, dans la perspective de Hayek, définirait la seule finalité globale acceptable pour le marché. Pourtant, il serait délicat de prétendre que ce discours est considéré comme uniquement descriptif, c’est-à-dire uniquement susceptible d’être évalué sous l’angle de la vérité. Symptomatiquement, le diagnostic d’une éventuelle « fausseté », d’un « mensonge » (jugé sous la forme notamment de l’accusation juridique de publicité « mensongère ») s’accompagne toujours autant d’une demande de rectification verbale que d’une attente d’ajustement des pratiques. L’entreprise ne doit pas seulement modifier son discours pour qu’il corresponde à ses pratiques (et soit « vrai »), elle doit tout autant modifier ses comportements pour qu’ils correspondent davantage à son discours (et soient « responsables »). C’est sous cet angle que l’opinion publique et les investisseurs sociaux appréhendent le rapport d’entreprise et la sanctionnent ou font pression sur elle.

26. Mais si on voit bien que cette communication sur le progrès est descriptive, puisqu’elle prend la forme d’un rapport sur les actions déjà mises en place, d’où viendrait sa dimension prescriptive ? Faut-il la considérer comme un énoncé directif ou plutôt promissif ? La

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possibilité la plus évidente de lire la « communication sur le progrès » comme un énoncé

directif est de la condidérer comme une publicité. L’essence de la publicité est, en effet,

d’induire un effet sur autrui, de susciter un comportement de consommation ; elle correspond ainsi à une forme atténuée de demande. Simplement la force impérative s’accroit progressivement entre les différents actes directifs consistant à faire la promotion, demander et ordonner. La dimension prescriptive, cette fois, de cette communication tiendrait plutôt dans la promesse qu’elle constitue de modifier ses pratiques dans le sens définit par le Pacte mondial. Cette dimension promissive du discours de l’entreprise est cependant limitée par le refus explicite relevé plus tôt de tout processus contraignant de standardisation des évaluations dans la dynamique de la RSE. Que signifierait une promesse de « progression » accompagnée du refus a priori de tout critère pour juger du progrès fait et toute instance de contrôle ? Ne serait-ce même plus une promesse? Ou bien, au contraire, n’est-ce pas précisément une « pure » promesse, c’est-à-dire une promesse détachée de tout marqueur du lien entre celui qui promet et le contenu de la promesse, comme aussi de tout indice sur la réalisation de la promesse, et de tout juge autorisé, doué d’instrument contraignant, sanctionner cette réalisation ? M. H. Robins avait déjà souligné le paradoxe de la promesse à tenir sa promesse15, on peut y adjoindre un nouveau paradoxe, celui de la promesse de promettre, qui semble repousser définitivement tout lien avec l’effectivité de la promesse tenue : on peut constater, en effet, que l’entreprise ne s’engage pas formellement à améliorer ses pratiques, mais bien à tenir un discours sur l’amélioration de ses pratiques. Elle s’engage bien à promettre, et seulement à cela !

27. Il y a donc une sorte d’enchevêtrement de ce qui est attendu de l’entreprise signataire du Global Compact, à savoir une modification de ses pratiques, et de la dimension directive publicitaire de son discours (qui ne porte pas sur elle, mais sur autrui) ou de sa dimension promissive réelle (qui ne porte pas sur des pratiques à modifier, mais uniquement sur le discours à tenir au sujet de ces pratiques). Considéré comme un acte de langage, le discours auquel l’entreprise signataire du Global Compact est contrainte produit à première vue autre chose que ce qui est attendu d’elle. Mais l’enchevêtrement entre les niveaux descriptifs et prescritpifs du discours de l’entreprise sur elle-même finit cependant par lier la dimension promissive et publicitaire de sa communication sur les « progrès » à la modification effective de ses pratiques, toutefois pas de manière consciente et dans un processus de moralisation volontaire et choisi des pratiques. Tout se passe comme si le droit, impuissant à organiser et contrôler les pratiques des entreprises qui peuvent délocaliser leur activité pour ne pas subir sa pression, retrouvait par ce discours une possibilité de prise sur l’entreprise en le sanctionnant s’il s’avère faux – ce faisant, il juge donc la communication sur le progrès comme un discours descriptif. Cette sanction qui pèse sur la description trouve des développements pratiques. L’opinion publique, renseignée par cette publicité que l’entreprise organise sur ses pratiques, s’intéresse moins à la véracité du discours de l’entreprise sur ses pratiques qu’à ses pratiques elles-mêmes, qu’elle juge responsables ou pas. L’entreprise est donc prise dans une sorte d’étau : elle est légalement tenue d’avoir un discours vrai sur ses pratiques, faute de quoi elle encoure les risques d’une action judiciaire pour publicité mensongère, et ces pratiques décrites adéquatement doivent à leur tout être suffisamment « responsables » pour ne pas être sanctionnées cette fois par le tribunal de

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l’opinion publique. La responsabilité dans la dynamique de la RSE n’est donc pas choisie et assumée, elle est un effet causal, résiduel, et pour ainsi dire mécanique d’un discours où se chevauchent et s’enchevêtrent les dimensions descriptives et prescriptives.

28. Les parallèles proposés ici avec la pragmatique sont bien sûr trop rapides. Leur enjeu n’est pas dans la minutie de la comparaison, il est plus simplement de donner de nouvelles perspectives d’analyse de la dynamique de la RSE en se centrant sur son élément résistant, à savoir l’obligation de communiquer. La pragmatique ouvre la possibilité de considérer la responsabilité comme l’effet propre de la « communication sur le progrès » considérée comme un acte de langage. Un trait majeur de cette communication nous conduit à nous arrêter un instant sur l’oeuvre de Michel Foucault. Que la logique d’évaluation du Global Compact repose sur un régime de reporting interne plutôt que d’audit externe ouvre en effet sur un second parallèle entre la « communication sur le progrès » et l’aveu dans la pastorale chrétienne. L’analyse foucaldienne de l’aveu est précisément centrée sur les effets d’une obligation de discours qu’on est tenu d’avoir sur soi et, plus précisément, les effets de pouvoir, de subjectivation, de moralisation et de vérité, c’est-à-dire sur la question de savoir comment parler de soi « en vérité » assujettit, « subjectivise » et moralise16. Disons un mot sur chacun de ces concepts.

29. Nous entendons ici retrouver une problématique morale en partant de l’étude des énoncés – et ce toujours indépendamment de la question de l’intention. Mais nous ne nous intéresserons pas aux fondements de la morale, aux fondements du « ought » ainsi que l’on classiquement fait les philosophes de la tradition analytique qui se sont penché sur des questions d’éthique, comme R. M. Hare, H.-N. Castaneda ou H. L. A. Hart ; nous nous intéressons plutôt, comme Foucault, aux processus de moralisation qui passent par le discours. Quand Foucault parle de « morale », il ne l’a conçoit pas comme un Code, un ensemble règles de conduite ou une liste d’actes illicites (ceux de la loi ou de la contrainte juridique), mais comme rapport à soi tournant autour de la question du bien agir/penser. Ce qui compte n’est pas le contenu des codes, à peu près identiques d’une société à l’autre, mais bien la manière dont le rapport éthique à soi est instruit dans une société. Or, selon Foucault, notre société occidentale a lié la morale à une herméneutique de soi et à une obligation de parole corrélative : le devenir moral du sujet en Occident a été lié à l’aveu des fautes et non au respect d’une série de règles de conduite jugées justes. C’est dans le même esprit que nous envisageons ici le devenir moral de l’entreprise dans une production de discours.

30. La notion foucaldienne de « mécanisme de subjectivation » s’oppose alors à la conception traditionnelle (platonicienne, cartésienne, kantienne) d’un sujet « substance », qui serait universel et transcendantal. Pour Foucault, on n’est pas un sujet doté a priori de propriétés universelles, on devient sujet, et un sujet typé, singulier, dans un processus de parole particulier. Dans le monde chrétien, on devient sujet en avouant17. Foucault découvre en effet que, dans la culture occidentale depuis la confession chrétienne, le gouvernement des hommes demande de la part de ceux qui sont dirigés, en plus d’acte d’obéissance, des actes de langage : il est requis de dire la vérité à propos de ses fautes et de l’état de son âme. Ce dire vrai sur soi a donc pris la forme de l’obéissance. Relevons d’une part que cette obéissance est volontaire : elle fait l’objet d’un choix. On notera qu’il n’y a donc pas

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ici de contradiction entre obéir et vouloir – ce que l’insistance quasi publicitaire des textes du Global Compact à souligner l’aspect volontaire de l’engagement semble effacer.

31. L’obéissance peut être considérée à la fois comme moment ponctuel de choix et comme dispositif. D’un côté, en effet, le sujet qui avoue répond à une injonction de parole : la question « Qui suis-je? » qui semble gouverner l’aveu n’est en réalité pas première, elle est l’écho d’une injonction première de l’Autre, du maître de conscience qui interroge « Qui es-tu? ». Avec cette précaution : dans la confession, l’« Autre » occupe une position définie et autoritaire – ce qui n’est pas le cas dans la communication sur le progrès qui n’a pas un public défini qui occuperait par rapport à ce qui est dit une position d’autorité (d’autant moins qu’il n’y a pas de critère faisant autorité), mais un public qui se construit en se positionnant face au discours de l’entreprise. Ce qu’on veut retenir pour ce parallèle entre aveu et communication sur le progrès, c’est que cet Autre en construction ne fait pas plus qu’inviter à cette herméneutique de soi – c’est cette fonction qui nous intéresse. D’autre part, si l’aveu est un acte ponctuel d’obéissance, c’est aussi un dispositif : il installe une relation d’assujettissement qui repose sur le fait que celui qui se saisit de la question « Qui es-tu? » laisse naître en lui le soupçon que ce qu’il est en vérité ne lui pas donné par sa conscience, par sa présence immédiate à lui-même. L’Autre introduit le secret dans celui qui avoue par cette simple question, et il aliène alors à lui celui à qui il adresse cette question parce qu’il lui laisse la charge de se chercher devant lui. L’entreprise « responsable » est elle aussi prise dans un tel processus de parole sur elle-même qui ouvre sur un questionnement sans fin et qui a des effets de mise en doute de son identité.

32. Parallèlement à l’obligation de tenir un discours sur soi s’impose l’obligation que ce discours ait un certain nombre de caractéristiques qui le lie à la vérité : caractéristiques de transparence, de sincérité dans l’intention présidant à l’énonciation, d’absence de rétention dans l’énoncé des pensées. Mais la vérité qui nous intéresse ici, c’est moins cette sincérité préalable que la vérité produite dans le processus même. En somme, si le discours sur soi a bien pour enjeu une certaine vérité, cette vérité n’est pas dans la sincérité (qui en est juste une condition – pour l’entreprise une condition d’ailleurs supposée plus que réelle), la vérité n’est pas non plus dans l’adéquation entre la description et la réalité, elle est dans le processus de subjectivation : parler de soi devant un autre permet de faire coïncider davantage ce que l’on croit être et ce que l’on est vraiment, pour trouver ainsi sa propre vérité et se constituer plus pleinement comme sujet. C’est en effet par la verbalisation analytique de qui l’on croit être que que l’on manifeste ce que l’on est vraiment parce que l’on rougit, on résiste parfois à dire – et ce sont précisément ces manifestations de honte et de résistance qui disent la vérité du sujet. Le dire opère un partage entre le vrai et l’illusoire qui subjectivise et qui moralise le confessé. C’est ce même processus d’une moralisation obtenue par la publicité d’un discours sur soi que nous épinglons dans la dynamique de la RSE.

33. En tenant encore la comparaison entre aveu et « communication sur le progrès », on peut soupçonner qu’en choisissant volontairement la contrainte d’une communication sur ses pratiques, l’entreprise réponde en réalité à une injonction. Son discours sur ses pratiques est le signe qu’un pouvoir s’exerce sur elle qui l’oblige à se considérer ou/et à être considérée comme un sujet moral, un sujet « responsable », alors que sa finalité économique

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paraît sinon incompatible du moins en grande tension avec cette considération. Or, quand bien même cette obligation de discours sur soi aurait été choisie « librement », elle n’en contribue pas moins à installer de facto l’entreprise dans un processus d’assujettissement à l’égard de tout ceux qui sont susceptibles de recevoir « sa confession ». L’entreprise aurait en réalité opté pour une obligation de discours sur ses pratiques dans laquelle elle est prise comme dans une toile d’araignée parce que précisément ce discours sur soi est sans borne fixe, sans critère pour s’assurer de sa véracité et qu’il peut donc sans cesse être mis en doute dans les « vérités » qu’il croit exprimer. Le refus des critères de mesure du progrès n’a pas seulement ouvert un espace de liberté aux pratiques des entreprises, il a aussi ouvert un espace de contrôle infini pour les observateurs externes et internes de l’entreprise. Une normativité floue s’impose alors, qui est liée à une situation de parole déséquilibrée entre celui qui recueille la confession (tout qui peut émettre un avis critique sur ce rapport – donc, potentiellement, tout le monde) et celui qui a à la faire. Ce déséquilibre joue de façon multiple sur le pouvoir en jeu dans toute prise de parole. Ainsi, la dénonciation du rapport annuel sur les progrès en matière sociale et environnementale comme une opération de marketing peut être considérée comme la réitération de l’attitude du confesseur à l’égard de l’aveu qu’il soupçonne constamment d’être incomplet, infidèle ou mensonger. On voyait jusqu’ici le marketing comme un « instrument de contrôle social » parce qu’il consistait pour l’entreprise à surveiller le marché et les consommateurs, appâter le client, le conduire dans ses achats, le fidéliser, agir sur ses désirs et ses comportements18. Le Global Compact, tout en n’étant guère qu’une opération supplémentaire de marketing, a aussi abouti à soumettre l’entreprise à un contrôle constant et donc à généraliser la société du contrôle : l’entreprise, qui surveille le marché, est elle-même surveillée par les actionnaires qui pourtant se contentent d’investir ou par les consommateurs qui se contentent de consommer… La responsabilité n’est pas en tant que telle quelque chose qui se choisit ; elle est un effet causal, résiduel, et pour ainsi dire mécanique qui tout au plus s’assume. On peut dire, de façon plus générale, qu’une société n’est pas plus libérale que la précédente, mais que, simplement, elle organise autrement les asservissements et les libertés. Ce qui est perçu comme une nouvelle liberté – ou comme une nouvelle étape dans le refus de l’entreprise de toute contrainte – participe aussi à des mécanismes de contrôle : le bracelet électronique remplace l’enfermement dans une prison, mais il permet aussi de suivre un condamné à la trace, comme d’ailleurs ces cartes – les cartes bancaires, les cartes de fidélités, les cartes d’identité – qui libèrent le commerce et la migration en même temps qu’elles permettent de nous suivre comme une puce électronique sur le collier d’un animal. De la même façon, la communication sur le progrès permet à l’entreprise d’échapper à la dureté d’une réglementation juridique des pratiques dans le temps même où ce discours sur ses pratiques la soumet aux regards de tous.

34. La question de la véracité et du caractère vrai de ce qui est divulgué apparaît alors ici d’une importance renouvelée dans la mesure où on a assisté avec le Global Compact, et nous pensons plus généralement avec une grande partie de la dynamique contemporaine de RSE, à la mise en place d’un processus de production de parole, une production débridée et générique, qui porte à elle seule l’enjeu normatif. Le Global compact ne propose pas un engagement qui produit des contraintes et des normes, mais un engagement qui produit la

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parole qui produira la contrainte, un engagement qui produit de la parole dont émergeront des normes. La parole devient l’objet et le contenu mêmes du contrat ; elle est ce par quoi on se lie et donc ce à quoi on s’oblige. C’est à ce titre que le régime qui prévaut dans la dynamique décrite est véritablement celui de la véracité (et non pas directement celui de la vérité) : la véracité, c’est ce qui met en jeu la qualité de vérité des choses mais seulement depuis les qualités du sujet qui la dit, c’est-à-dire depuis ses engagements et ses promesses. La véracité est l’élément discriminant dans un « monde » gouverné par la transparence et la responsabilité dans la mesure où chacun n’est redevable que de ce qu’il a dit, que de ce qu’il a bien voulu dire.

35. Pour en prendre la juste mesure, nous pensons qu’il est utile de le considérer comme un mécanisme de subjectivation en ce sens que nous assistons affectivement à un processus de variation et d’adaptation des sujets concernés : les sujets en présence s’analysent, c’est-à-dire sont dans des situations de doute ontologique par rapport à eux-mêmes. L’entreprise se questionne ou du moins elle vit son identité comme questionnée, et nous devons savoir ici qu’il n’est paradoxalement rien de plus délicat que de définir l’identité d’une entreprise (même du point de vue juridique). Sa seule fonction est-elle de gagner de l’argent, comme le dit Milton Friedman, sous peine de créer de la confusion, ou doit-elle être gouvernée en fonction de la multiplicité des parties prenantes, des stakeholders ? Mais quels sont alors ces parties qui la définissent, et selon quelles règles de priorité doit-on les prendre en considération, c’est-à-dire comment entreprise et parties prenantes se définissent-elles mutuellement ? L’entreprise doit-elle être considérée, juridiquement, comme un noeux ou une somme de contrats, ou est-elle, de manière bien plus substantielle, une institution, une communauté, un corps ? L’auto-obligation de communication de l’entreprise, c’est l’entreprise qui se met en position et est mise en position de vivre ce doute quant à son statut, c’est-à-dire qui accepte que les réponses à ces questions extrêmement normatives ne soient pas connues.

36. Mais on peut dire aussi que toute partie de l’opinion publique intéressée par l’entreprise est, elle aussi, dans une situation de doute ontologique, de négociation avec elle-même quand elle prend en considération la communication générique de l’entreprise : est-elle dans la situation du consommateur subissant la publicité de l’entreprise ? Du consommateur responsable ? Du juge impartial ? Ou encore du militant ? Est-elle un juge ou un militant « pris » dans le marché (en train de se faire « rattraper » par le marché) ? Est-elle dans une situation d’extériorité par rapport au marché ? Ce doute est extrêmement prégnant, présent dans la communication diffuse des entreprises sur elles-mêmes.

37. On peut même dire que ce doute porte sur la communication elle-même : s’agit-il de politique, de publicité, de savoir ou de poudre aux yeux ? Nous devons donc prendre acte de ce doute radical quant à ce qu’est une entreprise, ce que nous sommes quand elle s’adresse à nous, et sur ce qu’est cette communication qui nous lie mutuellement. Ce doute apparaît désormais comme le point à mettre en avant, non pas comme un doute de principe (qui précède les mécanismes de communication et de divulgation décrits), mais comme un doute qui se construit au sein même de ce mécanisme.

38. Nous terminerons en mettant en avant un effet concret du mécanisme de subjectivation décrit, c’est-à-dire non pas un effet qui serait concret en ce qu’il témoignerait du caractère

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désormais plus responsable du sujet « entreprise », mais bien en ce qu’il témoigne d’une évolution dans le mode de subjectivation lui-même. Le Global Compact suggère – sans l’imposer bien sûr – certains critères et normes d’évaluation mis en avant comme des outils techniques partagés. Il fait ainsi référence, par exemple, à de multiples reprises aux critères de la GRI – la Global Reporting Initiative19 qui est un organe majeur sur le « marché de la divulgation ». Face au nombre croissant d’entreprises s’inscrivant dans une démarche de RSE dont la divulgation apparaît comme un des éléments essentiels, et face à la multiplicité et à la diversité des rapports20 qui résultent du cadre purement volontaire dans lequel s’opère cette démarche, le processus de standardisation et d’uniformisation des critères et des pratiques de reporting apparaît comme l’élément discriminant qui permet de considérer comme effectif l’engagement au contrôle. Dans l’absence de contrainte qui a été pointée au niveau des critères de communication, le partage de ceux-ci, même s’il résulte d’un « marché » des techniques d’évaluation et de divulgation, et même s’il se légitime donc de manière toute hayekkienne, devient l’élément central du processus de responsabilisation de l’entreprise au point de rassembler en lui toutes les dynamiques décrites.

39.

40. Cette version n’est pas la version définitive de notre communication – nous souhaitons travailler encore sur quelques points qui nous paraissent déterminants dans la logique de la RSE et qui sont dans la suite des analyses en quelque sorte « linguistiques » proposées ici. Voici les quelques directions que prendront nos recherches et les questions qui y présideront:

En quelle mesure cette approche est-elle en contradiction avec une approche en termes d’acteurs? La logique du Global Compact – qui vise une « amélioration », un « apprentissage » – relève d’un cadre délibérativiste qui met en avant une

convocation toujours plus importante des acteurs en présence (stakeholders). Cependant les capacités de participation et d’apprentissage de ces acteurs, la mise en capacitation de ces acteurs, restent insuffisamment interrogées.

Ainsi, il nous faudra aussi investiguer plus précisément les « publics » du discours de l’analyse, non d’une manière sociologique, mais en termes de nouveau plutôt

philosophiques. Il y a lieu en effet de distinguer différents types de public, divers sens possibles de ce terme important lorsque l’on questionne les « arènes publiques ».

Nous souhaitons aussi préciser la notion de responsabilité dégagée par nos analyses, qui conduit à l’envisager dépourvue de l’aspect d’engagement et même de la simple notion d’intention.

Enfin, il nous semble aussi intéressant d’approfondir l’analyse du discours de la RSE comme discours promissif et de déterminer si la communication sur le progrès de l’entreprise serait ou pas prise dans les mécanismes de la promesse.

References

(13)

le cadre d’une recherche collective sur le courage demandée par la Fondation Bernheim. Certains éléments présentés ici sont à ce titre redevables du travail mené dans ce cadre avec Thomas Berns (ULB).

2. ? Tous ces termes sont

directement issus de l’Aperçu général, que l’on pourra consulter à l’adresse suivante : http://www.ungloba lcompact.org/Languages/fren ch/GC_brochure_FR_last_16 1006.pdf

3. ? Les dix principes en question

sont tirés de codifications internationalement reconnues : Déclaration universelle des droits de l’homme, Déclaration de l’Organisation Internationale du Travail relative aux principes et droits fondamentaux du travail, Principes de Rio sur l’environnement et le développement et Convention des Nations Unies contre la corruption. 4. ? Cf. http://www.fidh.org/article. php3?id_article=413. 5. ? Cf. http://www.unglobalcomp act.org/Languages/french/fra ncais5.html 6. ? Cf. http://www.unglobalcomp act.org/Languages/french/cop _guidelines_french.pdf. 7. ? Voir à ce sujet Responsabilités des entreprises et corégulation, collectif : T. Berns, B. Frydman et alii, Collection

(14)

Penser le droit n°6, Bruylant, Bruxelles, 2007.

8. ? « Guide pratique de la

communication sur le progrès ». Cf.http://www.un.org/french /globalcompact/guide.htm

9. ? Cf. Les deux ouvrages

principaux sont ceux de J. L. Austin, Quand dire, c’est faire (1962), trad. G. Lane, Paris, Seuil, « Points », 1970 et de J. Searle, Les actes de langage (1969), Paris, trad. H. Pauchard, Hermann, 1972.

10. ? Cf. Quand dire, c’est faire, p. 45.

11. ? Kent et Robert soulignent

bien l’étrangeté de la théorie des actes de langage à la morale : « Que le locuteur soit obligé de tenir cet engagement, c’est là une question morale qui ne trouve pas de réponse dans la théorie des actes illocutionnaires » [Bach Kent et Harisch Robert, Linguistic Communication and Speech Acts, MIT, 1979, p. 125].

12. ? Cf. J. Searle, Sens et

Expression, Paris, Minuit, 1982, chap. I.

13. ? Elisabeth Anscombe

proposait une illustration parlante de ces deux directions d’ajustement : imaginons un homme dans un grand magasin, avec une liste de courses préparée par sa femme. Supposons que, tandis qu’il arpente les rayons en quête de ces

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aliments, un détective le file et note ce qu’il prend. À la sortie du magasin, le mari et le détective auront une liste identique, mais leur fonction et leur direction d’ajustement sera différente. Le but de la liste de course est de rendre le monde conforme aux mots, alors que celui de la liste du détective est de rendre les mots conformes au monde. Cette différence se manifeste en ceci que l’absence de conformité n’est pas éprouvée de la même manière : si le détective s’aperçoit qu’il a écrit « lard », mais que c’est des côtes de porc que le mari a achetées, il suffira qu’il modifie sa liste : il a commis une erreur théorique, c’est un défaut dans la description. Au contraire, le mari qui a acheté du lard au lieu des côtes de porc mentionnées sur la liste ne peut pas réparer l’erreur en remplaçant « côte de porc » par « lard » sur la liste : il a commis une erreur pratique, c’est un défaut dans l’action. Le langage descriptif se définit par sa fonction qui est de représenter adéquatement le monde ; le langage prescriptif (qui regroupe promissifs et directifs) se définit par sa fonction qui est de guider l’action. [cf. L’intention, trad. M. Maurice et C. Michon, Paris,

(16)

Gallimard, 2002, §32, p. 106-107].

14. ? Si l’énoncé est descriptif,

l’erreur est théorique, c’est celle d’un discours faux ou mensonger ; le rapport ne décrit pas adéquatement la réalité des pratiques de l’entreprise. Si l’énoncé est prescriptif, l’erreur est celles des pratiques qui doivent être réaménagées.

15. ? M. H. Robins Promising,

Intending, and Moral Autonomy, CUP, 1984.

16. ? On peut se reporter

principalement aux 3 tomes de L’histoire de la sexualité et aux cours du Collège de France datant des années 82-83 (L’Herméneutique de la subjectivité, le Gouvernement de soi et des autres, Le courage de la vérité) ; ils entament dans l’oeuvre de Foucault une nouvelle interrogation centrée sur les rapports du dire vrai au pouvoir.

17. ? Il y d’autres types de parole, comme la parrhêsia, la franchise ou mieux : le courage de la vérité, qui créent un autre type de sujet. On aurait pu ainsi aussi mettre côte à côte la communication sur le progrès et la parrhêsia pour interroger plus avant la nature et surtout, d’ailleurs, les limites de la RSE. Il nous a semblé en effet qu’une telle comparaison n’aurait conduit

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qu’à souligner le déficit de franchise de la « communication sur le progrès », l’écart entre la vérité dont elle se réclame comme discours descriptif et la vérité risquée du franc qui se lie à ce qu’il dit dans un acte qui est à la fois un acte d’engagement et un acte de courage.

18. ? G. Deleuze, « Postscriptum

sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Paris, Minuit, 1990², p.

19. ? Cf. www.globalreporting.org/

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20. ? La prolifération des codes

éthiques, codes de conduite et chartes en tous genres a acquis une telle importance que cela a amené des organisations telles que l’OCDE et l’OIT à se pencher sur ce phénomène et à produire plusieurs études et inventaires sur le sujet. Sur ce point, on se rapportera par exemple à Corinne Gendron, « Codes d’éthique et nouveaux mouvements sociaux économiques : la constitution d’un nouvel ordre de régulation à l’ère de la mondialisation », Les cahiers de la Chaire – collection recherche, n° 9-2006, Chaire de responsabilité sociale et de développement durable, ESG UQÀM.

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Auteur

Abdelkrim HAMDI PACHA : Faculté d’architecture et d’urbanisme Université de

Constantine 3

Pour citer cette article

Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart et Abdelkrim HAMDI PACHA, "La logique discursive de la RSE", RIMEC [en ligne], 01 | 2017, mis en ligne le 11 novembre 2016, consulté le 02 June 2021. URL: http://revue-rimec.org/la-logique-discursive-de-la-rse/

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