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Les mutations de l'expression philosophique : de la parole à l'hypertexte

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Academic year: 2021

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GUILLAUME GALLANT

HL

A ûû H

LES MUTATIONS DE L’EXPRESSION PHILOSOPHIQUE

De la parole à !’hypertexte

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2005

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Puisque nous n’avons accès aux idées philosophiques que par leur expression, nous devons reconnaître qu’il est aussi pertinent et important de nous questionner à son sujet qu’au sujet de la philosophie elle-même. Est-il préférable pour exprimer nos idées de faire appel à l’oral ou à l’écrit ? Quelles formes de ceux-ci leur conviendraient le mieux ? Que devons-nous communiquer à notre lecteur et à notre interlocuteur ? Comment le leur communiquer ? Que faut-il leur cacher ? Que sommes-nous en mesure d’attendre d’eux ? Tous ces problèmes concernant l’expression de la philosophie sont apparus avec les premières manifestations de la pensée philosophique. Alors, il ne s’agit pas de questions accessoires : il faut nous les poser.

Dans ce mémoire, je tenterai donc d’éclaircir les problèmes qui entourent l’expression de la pensée en accordant une attention particulière aux nouvelles formes d’expression philosophique auxquelles pourrait donner naissance l’écriture sur hypertexte.

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Je sais qu’il est ici d’usage de remercier tous ceux qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à la rédaction de ce mémoire. Mais ils sont si nombreux ! Je préfère m’abstenir de les nommer puisque je ne veux pas oublier certaines personnes qui pourraient m’en vouloir. Je dis donc ceci : « Si vous croyez que vous méritez ces remerciements, ils vous sont sans doute adressés. Et si vous en doutez, vous faites peut-être preuve d’une trop grande modestie. C’est tout à votre honneur ! »

À vous, mes chers amis, comment vous exprimer toute ma gratitude ? Certainement pas en vous inondant de compliments ! En rien je n’ai l’intention de vous flatter ! Il vous faudra donc excuser la maladresse avec laquelle je vous fais part de ma reconnaissance car il s’agit là du costume dont est vêtue ma sincérité. Mais assez parlé ; passons aux choses sérieuses.

Je tiens aussi à remercier chaleureusement tous ceux qui ont essayé de me convaincre que je perdais mon temps en de vaines réflexions. Sans eux, ce mémoire n’aurait jamais vu le jour, leur manque d’ouverture d’esprit s’étant avéré le meilleur des stimulants ainsi qu’une source intarissable d’inspiration.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé... ii

Avant-propos...iii

Table des matières... iv

Introduction... 1

Chapitre I : Quelques mythes au sujet de la philosophie et de son expression... 5

Chapitre II : De l’oral et de l’écrit... 10

1- De l’inconvénient d’écrire... 10

2- Que les inconvénients de l’écrit peuvent aussi être ceux de l’oral... 13

3- Que les inconvénients de l’écrit ne sont pas ceux de toutes les formes de l’écrit. 19 4- Déplacement du problème hors de l’opposition radicale entre l’écrit à l’oral... 26

5- Des avantages et inconvénients d’une mémoire écrite...30

6- Changements et craintes... 39

Chapitre III : Écrit et philosophie... 40

0- Introduction...40

1- Le fragment comme forme d’expression philosophique...41

2- Le dialogue comme forme d’expression philosophique... 60

3- Le récit philosophique... 73

Chapitre IV : L’expression de la philosophie et l’ordinateur...91

0- Écrits, ouvertures et hypertexte... 91

1- Considérations actuelles... 92

2- Écriture et lecture sur hypertexte... 98

3- Le transfert de l’imprimé à l’hypertexte...101

4- Nouvelles formes d’expression philosophique sur hypertexte... 103

Conclusion... 118

Notes... 121

Annexe A... 133

Annexe B... 141

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Il y a peu de choses plus difficiles à faire qu’introduire un texte à son lecteur. Bien entendu, puisque j’ai écrit ce mémoire, je dois bien avoir une idée de ce que j’y ai écrit : on ne peut pas écrire à l’aveuglette et dans l’ignorance la plus totale ! Je n’irais tout de même pas prétendre une telle absurdité ! Néanmoins, les choses me semblent encore obscures et je suis bien dans l’embarras : comment me soumettre aux exigences d’une introduction ? Je pourrais prendre comme point de départ les questions qui m’ont initialement guidé à écrire ce mémoire. Mais les ai-je conservées tout au long de celui-ci ? Se sont-elles modifiées au fil de mes recherches, de mes réflexions et de l’écriture de mon mémoire ? S’il y a un sol sur lequel je peux m’appuyer pour présenter cet écrit au lecteur, ainsi que ce que j’escompte y réaliser, c’est bien ce que je me refuse d’y faire. Cela me servira de repoussoir pour préciser dans quel esprit ce mémoire a été écrit. Espérons seulement que je ne me suis pas adonné malgré moi à ce que je répugnais de faire. Mais exposons d’abord très brièvement l’objet de cette enquête afin que le lecteur puisse saisir ce qui suivra.

Comme le titre l’annonce, je m’intéresse ici à la question de la forme de l’expression philosophique et de son rapport avec le contenu philosophique. Puisque l’expression de leurs pensées occupe une bonne part des activités des philosophes, je ne Crois pas que nous quittions le domaine de la philosophie en nous questionnant à ce sujet. Nous ne pouvons pas plus restreindre la philosophie au domaine des idées que les études d’ordre littéraire à la forme des textes et à la stylistique. Ces deux composantes des textes étant intrinsèquement liées, je crois que nous perdrions beaucoup à les séparer aussi radicalement. En ce qui nous concerne en tant que penseurs, le désintérêt face à la question de la forme de l’expression philosophique m’apparaît dangereux. Nous ne pouvons prétendre communiquer directement nos pensées aux autres. Alors, il faut les exprimer d’une certaine manière, ce qui ne manquera pas d’avoir des effets sur ce que nous communiquerons et sur la compréhension que les autres en auront. La question de la forme du discours est donc de premier ordre en philosophie.

Premièrement, je ne chercherai pas à trancher définitivement en faveur d’une forme d’expression philosophique et cela au détriment de toutes les autres. Je tiendrai donc à

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prendre mes distances vis-à-vis de la coutume propre à notre civilisation qui en est une de l’écrit : je ne soutiendrai pas que la véritable philosophie soit une philosophie exprimée par l’écrit. Par contre, je ne chercherai pas pour autant à faire l’éloge de l’oral et de la discussion comme moyens par excellence de l’expression de la philosophie. De telles attitudes ont leurs origines dans la coutume ou dans la nostalgie d’une époque lointaine, mais aussi dans la croyance en l’existence d’une vraie Philosophie à laquelle conviendrait une forme donnée d’expression.

Deuxièmement, j’essaierai d’éviter de me comporter comme un disciple dans mon rapport avec les grands penseurs de la tradition philosophique. Par conséquent, je n’entends pas me soumettre aveuglément à leurs écrits, ni faire appel à leur autorité pour remplacer ou appuyer mon argumentation. Le prestige d’un auteur ne m’empêchera pas de me questionner et de mettre en doute ce qu’il a écrit.

Troisièmement, je ne compte pas aborder uniquement des formes d’expression philosophique traditionnelles et déjà répandues. La simple étude historique, bien qu’intéressante, me semble témoigner d’un aveuglement face à la situation actuelle. Tout comme le passage de l’oral à l’écrit en tant que forme d’expression philosophique dominante et comme l’invention de l’imprimerie ont eu des impacts considérables sur la philosophie et son expression, l’apparition récente de médiums électroniques risque de jouer un rôle déterminant dans le développement futur de la philosophie et de ses formes d’expression. Cette révolution n’étant pas encore terminée puisqu’elle se déroule encore, les rôles d’observateur et d’analyste de la situation me semblent inappropriés. Sans jouer au prophète, il m’apparaît pertinent de me questionner sur les applications de ces médiums dans le domaine de la philosophie, le tout pour développer de nouvelles formes d’expression philosophique, tout en tentant d’anticiper les conséquences de ces transformations sur la philosophie. Cependant, il ne s’agira pas de crier à la catastrophe ou d’annoncer un nouvel âge d’or de l’humanité et du savoir.

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ce mémoire, il est temps de lui faire part de ce que j’entends y réaliser.

Tout d’abord, il est important de préciser que je n’ai pas l’intention de démontrer à tout prix des thèses antérieures à ce mémoire ; il s’agit d’enquêter et non pas d’endoctriner ou de faire de la propagande. Par contre, il serait hypocrite de ma part de cacher au lecteur que j’ai des espoirs. Me donnant comme objectif d’explorer les rapports entre la forme et le contenu philosophique, je tenterai de ne pas spéculer au sujet de l’expression philosophique en général et en elle-même, m’en remettant plutôt aux expériences du locuteur, de l’auditeur, de l’auteur et du lecteur. Je crois ainsi éviter de tomber en proie aux généralités banales et aux rêveries abstraites. En m’intéressant de cette manière aux formes d’expression philosophique, j’essaierai de dégager les possibilités qu’elles ont à nous offrir sans toutefois négliger les inconvénients propres à chacune. Comme je me donne pour but de dévoiler au grand jour les multiples possibilités d’expression philosophique, il n’est pas question de m’en tenir à des préjugés nouveaux ou anciens, à une conception de la vraie Philosophie ou à sa véritable forme. La philosophie et son expression ont peut-être beaucoup à gagner par cette étude critique, mais il n’y a pas moyen d’en être certain pour l’instant.

Je signale au lecteur que je ne me limiterai pas à un questionnement sur les formes orales et écrites d’expression philosophique, mais que, dans un second temps, mon attention se dirigera sur les nouvelles technologies de !’information et de la communication, en particulier Internet et !’hypertexte, en raison des nouvelles possibilités qu’elles nous offrent. Considérant leur avènement comme un cas particulier de mutation de l’écriture et plus précisément des écrits philosophiques, je n’hésiterai pas à utiliser les outils théoriques qui auront été acquis plus tôt dans notre recherche.

Voyons maintenant comment je procéderai. Tout d’abord, je tenterai de démasquer certains mythes concernant la philosophie et son expression. Par la suite, je m’intéresserai aux critiques platoniciennes de l’écrit, à la fois pour confronter l’oral à l’écrit, mais aussi dans le but d’éclairer la transition de l’oral à l’écrit, passage qui s’apparente à la situation actuelle où les supports électroniques se substituent peu à peu à l’imprimé. C’est alors que je m’interrogerai au sujet de différentes formes d’écrits philosophiques (le fragment, le dialogue et le récit philosophique) dans le but d’en connaître les implications pour le

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contenu philosophique, mais aussi pour l’auteur et le lecteur. Finalement, j’explorerai les formes d’expression philosophique propres aux nouvelles technologies de !’information et de la communication, aux supports électroniques et plus particulièrement à l’hypertexte, dans l’espoir de permettre à la philosophie de s’exprimer sous de nouvelles formes.

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Pour commencer cette enquête, il me semble approprié de démasquer certains présupposés qui risqueraient de nous embarrasser tout au long de nos questionnements. Malheureusement, nous ne montrerons ici que rapidement et sommairement leur caractère illusoire. Cependant, nous croyons que celui-ci se montrera de plus en plus manifeste au cours de cette étude. D'ailleurs, il est ici davantage question d'éveiller notre méfiance vis-à- vis de certains mythes que de les nier définitivement.

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Pour pouvoir nous interroger sur les formes d’expression philosophique, ne faudrait- il pas savoir ce que nous entendons par philosophie ? Il ne s’agit pas d’en donner une définition définitive, mais simplement de préciser ce que nous entendons par philosophie. Nous ne croyons pas affirmer quelque chose de nouveau en prétendant qu’elle est un questionnement qui ne connaît pas de fin et une réflexion critique et autocritique. En cela, elle s’oppose à toutes les doctrines dogmatiques. Au premier abord, tout cela peut sembler être des évidences. Toutefois, il est fréquent qu’on ne les reconnaisse pas comme telles et qu’on aille même à leur encontre. L’emphase qui est généralement mise sur l’histoire de la philosophie, particulièrement dans les milieux académiques, nous le confirme : il y est trop souvent préférable pour les acteurs de ces milieux de bien connaître la doctrine d’un ou de quelques penseurs que de s’adonner à une réflexion critique. La plupart du temps, c’est ce qui est attendu des étudiants ; celui qui décide d’en faire davantage le fait à ses risques et périls. Il y a une très grande différence entre étudier l’histoire de la philosophie et réfléchir : avoir la tête pleine des mots des grands penseurs de la tradition ne témoigne pas d’une aptitude à la réflexion, mais uniquement de l’érudition du détenteur de ces connaissances. Même si l’histoire des idées n’est pas en elle-même de la philosophie, il lui est possible de cohabiter avec elle. Sans la réflexion critique, la connaissance des doctrines des grands

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philosophes n’est que mémorisée, superficielle et très rarement comprise. D’ailleurs, y a-t-il moyen de lire sérieusement et attentivement un auteur autrement qu’en se montrant critique à son égard1 ? Encore pire, certains s’en remettent aux auteurs, en font des autorités et des maîtres à penser : leurs écrits et paroles deviennent les critères de la vérité. Si ce phénomène était isolé et observable uniquement chez quelques individus, la situation serait quand même tolérable. Toutefois, ceux-ci ont malheureusement la coutume de se réunir en groupes, formant ainsi des écoles de pensée aux postulats, dogmes et méthodes à l’abri du doute et de la critique, tirant de leurs maîtres à penser une doctrine sclérosée et sclérosante. Tout cela n’est pas de la philosophie, mais tient davantage de l’endoctrinement et du dogmatisme2. Par opposition, nous croyons que la philosophie est caractérisée par la présence d’une attitude critique et du doute. Elle nécessite donc une certaine autonomie ainsi qu’une grande ouverture d’esprit. En ce qui concerne son objet, celui-ci me semble bien vaste : il s’agit du champ des expériences humaines. Alors, s’il nous fallait définir la philosophie, sans accorder à notre définition un autre statut que provisoire, nous dirions : « La philosophie est une réflexion critique où le doute doit toujours avoir sa place, où le questionnement ne prend pas fin, où la pensée est toujours en mouvement, où elle peut s’inspirer de la tradition philosophique et a pour objet le vaste champ des expériences humaines. »

2

Il arrive parfois que les philosophes accordent leur faveur à une forme particulière de philosophie pour l'ériger en l'unique et véritable Philosophie, tout ce qui en est exclu étant une forme de savoir ou de sagesse de second ordre. Le choix de cette Philosophie suprême peut se faire selon les problèmes qui sont les siens et selon la manière dont elle en traite. Mais comment choisir parmi toutes les prétendantes à ce titre si honorable ? Curieusement, il semble que le choix s'impose de lui-même selon les modes de l’époque ou d’après les goûts personnels des philosophes en quête de l'assurance d'être de vrais Philosophes. Par exemple, l'universitaire contemporain soutiendra qu'il faut nous montrer rigoureux dans notre rapport à la tradition philosophique en donnant une place de choix aux

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citations et en valorisant les commentaires, ce qui est d'ailleurs le propre de la philosophie académique, c’est-à-dire la rumination philosophique3. Une forme particulière de philosophie visant l'hégémonie pose comme critères de droit à ce noble trône les caractéristiques qu'elle croit être les siennes. Ce n'est que par intérêt et par goût de la gloire que toutes ces caractéristiques deviennent les critères d'une véritable Philosophie ; la préférence qu’on a pour celles-ci est arbitraire et sans valeur, n'étant que le fruit d'une mégalomanie trop répandue.

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En ce qui concerne plus particulièrement les différentes formes d’expression de la philosophie, certains pourraient avoir la tentation d'évacuer le style et la forme des œuvres philosophiques pour en isoler le contenu philosophique. Évidemment, cela est problématique. Comme le lecteur n'a pas immédiatement accès aux pensées de l'auteur, ne se coupe-t-il pas davantage d'elles sous prétexte de les dégager d'un objet qui n'est pas philosophique, mais littéraire ? C'est justement par la forme de son texte et par son style que les idées de l'auteur sont exprimées, et c'est là le seul moyen d'y avoir accès. Ainsi, il semblerait que le philosophe reléguant la forme de l’œuvre philosophique à la littérature et ne lui accordant pas !'attention qu'elle mérite commette une grave erreur. S'il écrit, il risque de se rendre incompréhensible à ses lecteurs ; s'il lit, le contenu philosophique d'une œuvre risque de lui échapper et il lui substitue un autre contenu philosophique de sa création. On pourrait ici objecter que bien qu'il soit essentiel de s'intéresser à la forme d'un texte philosophique lors de sa lecture, il n'en va plus ainsi après celle-ci : le contenu philosophique ayant été extrait, les aspects littéraires du texte peuvent alors être délaissés pour de bon. C'est ce qui peut se produire lorsque le commentaire d'une œuvre se détache du texte pour s'en tenir uniquement à son contenu philosophique et lorsqu’un professeur désire transmettre à ses étudiants son interprétation d'une œuvre et déverser le plus de savoir en un temps souvent très limité. Un tel comportement intellectuel comporte plus que son lot de dangers : il nécessite une profession de foi de la part du lecteur du commentaire ou de l'étudiant, ceux-ci se faisant expliquer le texte alors que sa forme est reléguée aux

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oubliettes. Même les meilleures analyses de la forme ne permettront jamais de remplacer la lecture du texte lui-même et un accès direct à la forme ; elles peuvent tout au plus accompagner le lecteur au cours de sa lecture.

Bien qu'on puisse reconnaître l'importance du style et de la forme d'une œuvre philosophique, il est fréquent qu'on omette de signaler le lien intrinsèque unissant la pensée philosophique à son expression. Il semble que cet oubli résulte de notre habitude de séparer la pensée et son expression en deux étapes bien distinctes. Selon cette vision des choses, on réfléchirait pour ensuite s’exprimer. Cette conception de l'expression philosophique, bien qu'attrayante en vertu de sa simplicité, ne reconnaît pas l'influence qu'a l'expression sur la pensée. Effectivement, l'auteur ne cesse pas de penser dès qu'il commence à écrire ; pendant l'écriture, ses propres pensées sont rappelées à son esprit, puis il se les réapproprie, les modelant par celle-ci. Ce processus laisse ses traces dans l’œuvre comme dans les pensées de l'auteur. Et puis, de nouvelles pensées se manifestent lors de l'activité d'écriture, naissant de celle-ci. L’écriture devient alors une activité de la pensée et n’est pas tout simplement une transcription des idées.

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Il nous arrive parfois de parler de passage d’une forme d’expression philosophique à une autre ; une telle affirmation manque de précision et est inadéquate. L’histoire et notre propre expérience nous montrent le contraire ; l’écrit n’a pas remplacé et éliminé l’oral comme forme d’expression philosophique. Il semble plus juste de dire que l’écrit s’est substitué progressivement à l’oral en tant que forme dominante d’expression philosophique. Bien que les conversations philosophiques, les conférences et les exposés magistraux soient encore présents dans la pratique philosophique, la mode actuelle veut généralement que la philosophie sérieuse et la fine pointe de la recherche se manifestent par l’écrit, que ce soit sous la forme de livres, d’articles ou d’autres publications. Toutefois, malgré cette prédominance de l’écrit en philosophie, l’oral continue d’exister à ses côtés, et rien pour l’instant ne nous permet de prévoir sa disparition prochaine.

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phénomène semble observable. Le traité n’a pas engendré la mort du dialogue ; il leur est possible de cohabiter à une même époque et parfois d’être écrits par un même auteur. Par exemple, Hume a écrit des dialogues, des traités et des essais. Mais, comme dans le cas de l’oral et de l’écrit, il est fréquent qu’une de ces sous-formes soit favorisée au détriment des autres.

En somme, l’apparition d’une nouvelle forme d’expression philosophique n’implique pas la disparition des autres formes. À une même époque, l’expression philosophique ne s’en tient pas à une seule forme.

***

Résumons. Tout d’abord, la philosophie se veut être plus que la connaissance des doctrines des grands philosophes de la tradition ; nous la considérons comme une activité où le doute et l’esprit critique sont centraux et indispensables, comme un exercice ayant pour objet tout le champ de l’expérience humaine. Ensuite, nous refusons d’admettre l’existence d’une véritable Philosophie, d’une méthode appropriée à celle-ci, d’un objet de prédilection et d’une forme d’expression étant la seule à lui convenir. Il nous semble plus juste de prétendre que la philosophie telle que décrite précédemment peut prendre diverses formes, peut avoir différentes méthodes et plusieurs objets sans que nous accordions arbitrairement à l’un de ceux-ci notre préférence. De plus, il nous est apparu impossible et guère souhaitable de séparer le contenu d’une œuvre philosophique de sa forme et la pensée de son expression.

Après avoir démasqué ces quelques présupposés que nous soutenons parfois davantage par paresse et par négligence, nous pouvons aborder les problèmes que peuvent poser l’expression philosophique et ses rapports au contenu philosophique en ayant l’espoir de ne pas avoir une vision grossière de l’objet de notre étude, ce qui risquerait de nous mener à une fausse harmonie ou à une confusion sans issue.

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De l’oral et de l’écrit

1-De l’inconvénient d’écrire

De la même manière que l’utilisation de nouvelles technologies et l’écriture sur des supports électroniques suscitent la méfiance d’un bon nombre de philosophes, le passage progressif de l’oral à l’écrit comme forme dominante de l’expression philosophique a provoqué une certaine controverse. Les réactions des philosophes face à cette première grande transformation des formes d’expression de la philosophie pourront nous permettre de jeter un coup d’œil sur les processus de mutation de l’expression philosophique et leurs impacts. Cela nous aidera sans doute à nous distancier des mutations qui se produisent présentement et que nous ne pouvons pas encore observer avec recul. Remémorons-nous donc les réserves que Platon semble avoir vis-à-vis de l’écrit dans l’espoir d’éclairer la situation actuelle à la lumière de ce précédent.

Dans le Phèdre, Platon fait plusieurs critiques à l’écriture : nous les séparerons en deux groupes en fonction de certaines affinités qu’elles partagent entre elles, mais aussi selon les regroupements présents à l’intérieur du dialogue. Toutefois, nous ne respecterons pas pour autant l’ordre dans lequel on les y présente. Tout d’abord, Platon fait ces critiques à l’écriture :

C’est que l’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait croire qu’ils parlent en personnes intelligentes, mais demande-leur de t’expliquer ce qu’ils disent, ils ne répondront qu’une chose, toujours la même. Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui il ne faut pas parler. S’il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même4.

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Considérant l’écrit comme une imitation de l’oral, il affirme que celui-ci n’est pas en mesure de répondre aux interrogations des lecteurs. Alors que celui qui parle peut ajuster son discours aux réactions de ses interlocuteurs et selon les questions qui sont les leurs, l’auteur est incapable d’apporter des ajustements à son texte en fonction de ses lecteurs. Il demeure tel qu’il a été écrit, indépendamment des questions des lecteurs. Ainsi, l’écrit et le lecteur semblent être isolés l’un de l’autre, la communication n’étant possible qu’à un moindre niveau et uniquement dans un sens : de l’auteur au lecteur. En ceci, le texte semble donc se montrer bien inférieur à l’oral qui permet une véritable communication, une communication qui n’est pas à sens unique.

Ensuite, le philosophe qui discute avec ses élèves ou ses pairs peut décider de se taire en certaines situations et de tenir cachés certains de ses propos et pensées. Il semble tout à fait dans son droit d’agir ainsi s’il juge que ses interlocuteurs et auditeurs sont indignes de ce qu’il a à dire. L’auteur, pour sa part, perd rapidement tout contrôle sur ses écrits comme celui qui crie n’a aucun pouvoir sur les échos qui en résultent. Ce qui a été écrit pourra à l’avenir être lu sans que l’auteur puisse intervenir ; ses mots ont désormais une existence tout à fait indépendante de lui. Ainsi, en rien un auteur n’est en mesure de savoir en quelles mains tombent ses livres et ce que chacun d’eux peut y comprendre et en tirer. Vue sous cet angle, l’écriture devient une entreprise terrorisante pour l’auteur. Qui seront ses lecteurs ? Comment les esprits mal faits, les profanes et les mauvais lecteurs déformeront-ils ses écrits pour leur faire dire ce qu’ils désirent ? Qui les utilisera à son avantage avec les plus mauvaises des intentions ? Telles sont les angoisses de l’auteur.

Finalement, Platon craint que les écrits soient attaqués injustement, sans pourtant pouvoir se défendre, sans que bien souvent leur auteur ne soit présent pour se porter à leur secours. L’erreur et la bêtise peuvent alors l’emporter sur la raison. Cette critique s’apparentant à la première car il s’agit dans les deux cas d’un reproche fait à l’écrit ne pouvant pas s’adapter au lecteur, il nous arrivera parfois de traiter d’elles ensemble dans le but de ne pas nous répéter inutilement. Toutefois, le lecteur doit être conscient qu’elles ne se confondent pas pour autant en une seule critique et que certaines nuances les distinguent, une interrogation différant d’une objection.

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Ensuite, Platon, craignant que l’usage fréquent de l’écriture affaiblisse considérablement la mémoire des gens, fait ces critiques :

Ingénieux Theuth, tel est capable de créer les arts, tel autre de juger dans quelle mesure ils porteront tort ou profit à ceux qui doivent les mettre en usage : c’est ainsi que toi, père de l’écriture, tu lui attribues bénévolement une efficacité contraire à celle dont elle est capable ; car elle produira l’oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire : confiants dans l’écriture, c’est du dehors, par des caractères étrangers, et non plus du dedans, du fond d’eux-mêmes qu’ils chercheront à susciter leurs souvenirs ; tu as trouvé le moyen, non pas de retenir, mais de renouveler le souvenir, et ce que tu vas procurer à tes disciples, c’est la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même ; car, quand ils auront beaucoup lu sans apprendre, ils se croiront très savants, et ils ne seront le plus souvent que des ignorants de commerce incommode, parce qu’ils se croiront savants sans l’être5.

Effectivement, si les textes sont toujours à la portée de la main, si nous pouvons toujours écrire lorsque nous avons peur d’oublier une expérience, une idée, un raisonnement, un argument, l’écriture devient alors une béquille pour l’esprit. Nous appuyant toujours sur celle-ci, il nous devient de plus en plus difficile de nous souvenir de nos propres pensées, comme de celles que les autres nous ont transmises lors d’une conversation. Tout travail de l’esprit devient dans une certaine mesure dépendant de l’écriture ; il ne peut être exécuté sans elle qu’avec difficulté et devra s’en remettre à elle tôt ou tard. Sinon, le fruit des réflexions et de toute tâche intellectuelle risque de s’évanouir dans l’oubli, la mémoire ne pouvant plus remplir les fonctions qui sont les siennes. Comme un muscle qui risque de s’atrophier s’il n’est pas utilisé, celle-ci se détériorera et il deviendra plus difficile d’en faire usage, mais aussi de compter sur elle. Et comme l’écrit peut facilement se substituer à elle, elle risque d’être délaissée et négligée encore davantage.

Par la suite, l’écriture risque de transformer les intellectuels en pédants aussi ignorants que bavards, et pourtant persuadés d’être les détenteurs de la connaissance. Ayant lu, ils croiront savoir ; mais leur esprit n’en demeurera pas moins vide. Les livres venant à leur rescousse, nul besoin d’apprendre, nul besoin de penser.

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Grosso modo, ce sont les critiques que Platon adresse à l’écriture dans le Phèdre. Bien que celles-ci semblent remplies de bon sens et paraissent s’avérer tout à fait légitimes, il ne faut pas sauter trop rapidement aux conclusions. Évitons de faire don de notre confiance promptement, et cela même si c’est l’illustre Platon qui est en cause. C’est pourquoi nous examinerons une à une les réserves de Platon vis-à-vis de l’écrit en nous gardant bien de faire une profession de foi. Si notre méfiance s’avère injustifiée, notre confiance en Platon n’en sera que moins aveugle.

2- Que les inconvénients de l’écrit peuvent aussi être ceux de l’oral

Posons-nous d’abord cette question : « Si les critiques de Platon semblent toucher la cible, peuvent-elles aussi être adressées à l’oral ? » Pour tenter de mettre cela au clair, nous devons reprendre !’argumentation de Platon et la rediriger vers l’expression orale, plus particulièrement celle d’idées philosophiques. Bien qu’il soit évident que nous allions à l’encontre de l’esprit du texte, cela ne nous tracasse pas le moins du monde : là est notre intention. Nous désirons mettre à l’épreuve la position et les arguments de Platon en les élargissant, de sorte à leur donner un sens nouveau. Il semblerait donc que Platon avait bien raison de se méfier de ses lecteurs !

Lorsque Platon confronte l’écrit à l’oral, ce dernier semble toujours prendre la forme d’une discussion. Nous nous entendrons pour dire que le territoire de l’oral est beaucoup plus vaste. L’exposé magistral est l’une de ces autres formes de l’oral et semble différer en tout point de la conversation, à l’exception près qu’il implique l’usage de la parole. Effectivement, alors que la discussion permet une communication à deux directions au cours de laquelle chaque interlocuteur se fait à tour de rôle locuteur et auditeur, l’exposé magistral s’avère être une conversation à sens unique, le locuteur étant toujours l’orateur et les auditeurs étant toujours ses spectateurs. À vrai dire, tout au long de celui-ci, l’auditeur

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se trouve dans une situation beaucoup plus embarrassante que celle du lecteur. Si une interrogation lui vient à l’esprit, il ne peut pas questionner l’orateur, étant dans l’impossibilité de !’interrompre. Il est aussi dans l’obligation de cesser d’écouter celui-ci attentivement s’il désire suivre le fil de ses pensées, ou, s’il continue à l’écouter attentivement, se voit forcé de délaisser temporairement son questionnement et les pensées qui en découlent. Dans un cas comme dans l’autre, l’orateur continue à discourir indépendamment de lui, de ses interrogations, de ses objections et de ses pensées. Avouons-le : nous exagérons quelque peu. Π est possible pour cet auditeur de reprendre son questionnement après la fin du discours ; cette liberté n’est jamais menacée. Il ne lui est pas non plus impossible de s’interroger tout en écoutant, mais les paroles de l’orateur conservant la même vitesse, cette tâche n’est pas facile. Il est probable que sa capacité à écouter, à comprendre ce qu’on lui dit, à penser et à se questionner soient grandement réduites. Même dans un tel cas, l’auditeur ne s’en tire pas à meilleur compte que le lecteur.

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Toujours en continuant à nous intéresser à l’exposé magistral, demandons-nous si l’orateur peut faire face aux mêmes problèmes que l’auteur. Tout comme ce dernier, il semble bien qu’il ignore si ceux à qui il s’adresse sont dignes ou indignes de ce qu’il a à dire. Ceux-ci étant pour la majorité des inconnus, comment pourrait-il le savoir ? À vrai dire, il n’y a probablement qu’un seul moyen d’en être certain et c’est de faire cet exposé. Seulement par celui-ci que l’orateur pourra constater si ses mots sont tombés en des oreilles profanes ; les réactions de son auditoire le lui révéleront, tout comme l’auteur peut l’apprendre par les réactions de ses lecteurs, si celles-ci lui sont communiquées. L’orateur a à ce sujet un avantage considérable sur l’auteur : il peut, dans une certaine mesure, préciser ce qu’il a dit s’il a l’impression d’être mal compris. Cependant, ce ne sont là que des ajustements bien limités car aussi attentif l’orateur soit-il, jamais il ne pourra lire dans l’esprit des membres de son auditoire.

Si de lecture en lecture, d’interprétation en interprétation, de commentaire en commentaire, les écrits de l’auteur se voient déformés, il en va de même des paroles de

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l’orateur. De bouche à oreille, celles-ci sont transformées sans que celui qui les a initialement dites y puisse quoi que ce soit. De cette manière, les paroles de l’orateur acquièrent une certaine indépendance dès qu’elles sont sorties de sa bouche. À partir de ce moment, n’importe qui peut bien en faire ce qu’il en veut, les déformer et les rapporter à des gens en présence desquels il se serait bien gardé de parler. Ainsi, elles peuvent être « injustement vilipendées ».

Malgré les apparences de vraisemblance, nous nous sommes engagés dans une impasse. L’exposé magistral appartient autant à l’écrit qu’à l’oral, et peut-être même davantage à l’écrit qu’à l’oral. L’orateur, bien qu’il puisse se préparer mentalement, le fait généralement en écrivant son discours. L’ayant mémorisé, il le répète : il s’agit d’une expression orale d’un discours écrit et linéaire, parfois interrompu de remarques plus spontanées. Certains orateurs vont encore plus loin, allant jusqu’à lire un texte à leurs auditeurs. Force est de reconnaître que l’exposé magistral, dans un cas comme dans l’autre, n’est pas indépendant de l’écrit, le texte étant sa forme initiale. Il semble important de distinguer deux formes de discours oraux : ceux qui ont leurs origines dans un discours initialement écrit et ceux qui sont totalement ou presque indépendants de l’écrit. Un exposé magistral appartient à cette première catégorie alors qu’une discussion est généralement un cas de la seconde forme de discours oraux. Cette division faite, ce serait grandement simplifier les choses de traiter ces deux catégories de discours de la même manière. Nous ne pouvons discréditer l’oral en raison d’une invasion de l’écrit sur son territoire. Peut-être devrions-nous plutôt nous méfier encore davantage de l’écrit puisqu’il contamine l’oral.

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N’allons pas pour autant croire que ce faux pas argumentatif s’avère être le salut de l’oral : il est possible que la discussion puisse devenir l’objet des critiques platoniciennes de l’écrit. Nous pouvons nous demander si chaque interlocuteur peut savoir si ses paroles ne tomberont pas en des oreilles profanes. En fait, il ne pourra le savoir que par la conversation, à moins de bien connaître tous ses participants. Dans bien des cas, ses pairs dans la discussion ne manifesteront pas leurs véritables opinions au sujet de ce qu’il dit ; ils

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les emporteront avec eux à la fin de la discussion et elles continueront à se développer par la suite. Les objections viendront souvent après coup, en Γabsence de Γauteur qui ne pourra leur répondre. Toutefois, si un interlocuteur constate par les dires de ses pairs qu’ils ne sont pas prêts à entendre ce qu’il a à leur dire, il peut s’ajuster, dire les choses autrement, s’adapter à eux ou tout simplement mettre fin à la discussion. Et s’il se montre prudent, il lui est possible d’évaluer et de sonder ses interlocuteurs avant de passer aux choses sérieuses. Mais, même en prenant toutes ces précautions, il n’est jamais complètement à l’abri ; les jugements qu’il porte sur les gens sont faillibles et ses paroles peuvent toujours être entendues par des gens indignes.

À titre d’exemple, les accusations dont Socrate a été la cible peuvent nous en apprendre beaucoup sur les dangers et les inconvénients de la discussion. Visiblement, si nous en jugeons par sa condamnation, celui qu’on nomme souvent le père de la rationalité occidentale a bien mal choisi ses interlocuteurs. Profanes qu’ils étaient, ils n’ont su tirer profit de la sagesse de Socrate : fâchés par leur propre ignorance, ils s’en prirent à celui qui l’avait dévoilée. Peut-on imaginer des interlocuteurs plus indignes et infâmes ! En contrepartie, Socrate semble avoir parfois bien choisi ses interlocuteurs : les jeunes gens qui l’accompagnaient souvent se sont mis à questionner à sa manière et à démasquer les faux sages. Mais malheureusement pour lui, ces jeunes interlocuteurs de Socrate sont en grande partie responsables de l’accusation de perversion de la jeunesse : les Athéniens pouvaient tolérer les excentricités d’un vieillard, mais non pas la corruption de ses jeunes gens. Socrate reconnaît lui-même le rôle qu’ils ont joué :

De surcroît, les jeunes gens qui spontanément me suivent, ceux qui ont le plus de loisir, les fils les plus riches, se plaisent à m’entendre interroger les gens et eux-mêmes souvent m’imitent : ils entreprennent ensuite d’en interroger d’autres. Ce faisant, je crois qu’ils découvrent à l’envi des gens qui croient savoir quelque chose mais ne savent que peu de choses ou même rien du tout. De là la colère de ceux qu’ils ont interrogés : ils se fâchent contre moi au lieu de s’en prendre à eux-mêmes et ils racontent qu’il y a un certain Socrate, la pire infection, qui corrompt les jeunes6.

En conséquence, il faut en conclure que les interlocuteurs judicieusement sélectionnés par Socrate lui ont nuit autant que les faux sages qu’il interrogeait. Cela dit, les avantages de l’oral, et plus particulièrement de la discussion, peuvent être mis en doute. Indirectement, les disciples de Socrate sont à l’origine des attaques et des médisances dont

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leur maître a été la cible ; celles-ci se seraient montrées suffisantes à son accusation et à sa condamnation, si Socrate n’avait pas interrogé et dévoilé lui-même des faux sages. Voilà pourquoi on attaqua injustement Socrate : il a choisi de mauvais interlocuteurs qui l’ont calomnié, il a sélectionné de bons interlocuteurs qui, en l’imitant, ont adressé la parole à de mauvais interlocuteurs qui l’ont injustement attaqué à leur tour.

Certes, les calomniateurs et accusateurs de Socrate attaquaient davantage l’homme que son discours, ce dernier ayant été falsifié et déformé pour l’occasion. Les paroles étant éphémères contrairement aux écrits qui sont fixes, on pouvait facilement attaquer Socrate en son absence, altérer ses paroles et même en inventer. En peu de temps, les calomnies ont eu plus de poids et de réalité que les véritables paroles de Socrate. L’accusé a bien tenté de se défendre, mais le tort avait déjà été fait. Il disait lui-même ne combattre que des ombres, ignorant l’identité de beaucoup de ses accusateurs :

Et ce qui dans tout cela m’ôte le plus la parole, c’est qu’il n’est même pas possible de les (les accusateurs) connaître et de les nommer, sauf peut-être un certain poète comique. Tous ceux qui, par jalousie et pour me calomnier, ont tâché de vous persuader, et ceux qui persuadés eux-mêmes, ont voulu en persuader d’autres, ce sont tous ces gens-là qui me causent le plus d’embarras : car il n’est pas possible de faire comparaître ici ni de réfuter aucun d’entre eux, mais il me faut bonnement me battre contre des sortes d’ombres en prononçant ma défense, et réfuter l’adversaire sans que personne me réponde 7.

La discussion ne permet de bien se protéger des interlocuteurs indignes que dans la mesure où il est possible de les reconnaître et de répliquer aux attaques de ceux-ci, s’ils les font en la présence du principal intéressé, bien entendu. La protection qu’elle offre au philosophe est donc bien imparfaite.

En revanche, il est probable que Socrate ne choisissait pas ses interlocuteurs de la même manière que Platon : il cherchait les charlatans pour les démasquer, il cherchait les mauvais interlocuteurs. Par conséquent, il est injuste de faire ce reproche à la discussion à partir de l’exemple de Socrate qui ne cherchait pas nécessairement de bons interlocuteurs.

Le philosophe qui discute pourrait donc se sentir en sécurité. Seulement, demandons-nous si nous nous tirerions mieux d’affaire que Socrate en cherchant uniquement les bons interlocuteurs. Il n’est pas toujours facile de distinguer les bons interlocuteurs des mauvais ; il est possible de se tromper au sujet de quelqu’un comme il est

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possible de se faire tromper par quelqu’un. Trop confiant, assuré de l’avantage de sa situation sur l’auteur, le parleur risque de devenir crédule. Ses interlocuteurs, désirant lui plaire ou désirant le tromper et lui nuire, peuvent contrefaire l’attitude qu’il attend d’eux. Charmé par ceux-ci, le parleur risque de se méprendre à leur sujet et de leur dire ce qu’il aurait été préférable de ne pas leur dire. Ceux-ci peuvent alors se dévoiler ou ils peuvent s’enfuir avec ses paroles, les déformant et le calomniant par la suite. Malgré toute sa vigilance, il n’est jamais entièrement à l’abri des mauvais interlocuteurs et des gens indignes de ses pensées ; sa protection dépend de la constance de sa méfiance, de son habileté à détecter les subterfuges.

Ce que le philosophe considère être un bon interlocuteur a aussi son rôle à jouer, certains comportements étant plus faciles à contrefaire que d’autres. Par exemple, il est plus simple d’imiter le disciple que de donner l’impression de véritablement réfléchir ; le faux disciple risque moins d’être repéré que le faux penseur. Il est aussi possible pour le parleur de tromper ses interlocuteurs au sujet de ce qu’il attend d’eux, dans le but que ceux qui sont indignes de ses propos se soumettent à ces fausses exigences. Cependant, il risque d’éloigner de lui ceux qu’il pourrait considérer dignes, ceux-ci pourraient même se mettre à le mépriser avant que la ruse soit dévoilée ou pourraient ne pas apprécier ces machinations. De plus, celui qui demeure toujours sur ses gardes et qui se méfie de tous se tourmentera et s’attirera les coups des autres. S’il se torture ainsi, c’est bien en vain ; il devrait cesser de se faire du mauvais sang en abandonnant pour de bon la discussion.

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Il semblerait donc que l’oral ne mette pas nécessairement à l’abri le philosophe. S’il ne désire pas éloigner les interlocuteurs indignes, il s’expose, de même que ses paroles, à des attaques injustifiées ; s’il s’en préoccupe et tente d’éloigner les indésirables, il risque de se tromper sur leur compte et d’être tout aussi vulnérable que celui qui ne s’en soucie guère. N’oublions pas que les interlocuteurs apportent avec eux tout ce qui a été dit pendant la conversation ; des interrogations peuvent se manifester bien après la fin de la discussion, de même que des attaques injustifiées contre le philosophe et ses paroles. Étant absent, il lui

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est impossible de leur répondre et de se défendre. Platon ayant idéalisé l’oral et la discussion, ses critiques peuvent se retourner facilement contre eux,

3- Que les inconvénients de l’écrit ne sont pas ceux de toutes les formes de l’écrit

Si les critiques de l’écrit de Platon peuvent aussi être adressées à l’oral, il est possible que la simple opposition entre l’oral et l’écrit ne soit qu’une simplification. Si c’est bien le cas, les reproches de Platon vis-à-vis de l’oral concernent davantage quelque chose qui pourrait se retrouver dans le langage écrit comme dans le langage oral. Dans l’espoir de confirmer cette hypothèse, abordons le problème sur un autre front : tentons de vérifier si les réticences de Platon face à l’écrit peuvent s’appliquer à toutes les formes d’écrits.

Les critiques de Platon partent de la supposition que l’écrit n’est qu’une imitation, souvent maladroite, de l’oral. En est-il vraiment ainsi ? Ou, plutôt, en est-il toujours ainsi ? Dans certains cas, comme dans celui du dialogue, il est évident que l’écrit contrefait la discussion ; c’est d’ailleurs pourquoi Platon opte pour cette forme d’expression philosophique, dans l’espoir d’éviter partiellement ses propres critiques. En effet, c’est celle-ci qui imite avec le plus de succès l’oral dans sa forme particulière qu’est la discussion. Dans une certaine mesure, Platon parvient, par cette imitation de l’oral, à atténuer les maux dont il croyait atteint l’écrit. Dans le dialogue, par le jeu des personnages qui le composent, l’auteur peut présenter certaines interrogations et objections qui seront peut-être celles de ses lecteurs et peut aussi tenter de leur répondre. Toutefois, le dialogue a ses limites : rien ne garantit à l’auteur que les interrogations et objections qu’il choisira seront bien celles de ses lecteurs.

Alors, le dialogue, qui semblait être la forme d’écrit qu’avait favorisée Platon, ne semble pas totalement à l’abri de cette première critique, bien qu’il lui soit possible d’y échapper en partie. En ce qui concerne les autres critiques, le dialogue ne semble pas en tenir compte : il risque autant que tout autre écrit de tomber en de mauvaises mains.

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Mais s’il existe des formes d’écrits indépendantes de l’oral, les critiques de Platon peuvent-elles encore s’appliquer à elles ? Tout d’abord, quels pourraient bien être ces écrits ?

À première vue, le traité semble se détacher de l’oral par plusieurs de ses caractéristiques. S’il était dit, et non pas écrit, celui-ci changerait remarquablement. Il serait probablement plus court, ses parties seraient moins bien démarquées les unes des autres, et leur ordre et hiérarchie seraient moins complexes tout en se montrant moins évidents à saisir pour les auditeurs que les lecteurs. Disons-le : le traité n’a pas d’équivalent oral. Alors, pourquoi devrait-il être soumis aux mêmes fins que l’oral ? Ne peut-il pas avoir des objectifs propres ?

L’auteur qui écrit un traité ou toute autre œuvre hautement théorique a en tête des objectifs qu’il ne partage pas avec celui qui présente ses idées par la parole. L’auteur de tels écrits se donne généralement pour but d’exposer à ses lecteurs une argumentation complexe et rigoureuse qu’il ne pourrait présenter dans toute sa pureté en parlant. S’il était constamment interrompu par les questions et les objections de ceux qui l’écoutent, il ne terminerait jamais de la leur présenter ; et il en irait de même s’il voulait répondre à toute objection pouvant potentiellement venir à l’esprit du lecteur. S’il se contentait de discourir sans permettre les questions et les objections, ses auditeurs n’y comprendraient rien du tout, et cela bien rapidement ; ils se verraient imposer le rythme trop rapide de l’orateur. Suite à ces considérations, il semble bien que le traité se détache de l’oral et n’en est point une copie écrite. Par conséquent, il a ses propres fins.

Toutefois, si nous y réfléchissons davantage, le traité peut, si l’auteur s’en donne la peine, déjouer les critiques de Platon aussi bien que le dialogue. Effectivement, bien que sa forme soit plus éloignée de la discussion, le traité peut présenter et anticiper certaines interrogations et objections, et puis tenter de leur répondre.

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Nous ne pouvons cependant pas nous contenter d’aborder des formes d’expression philosophique de manière générale pour mettre à l’épreuve les critiques de Platon : il nous faut cibler des œuvres bien précises. Tout écrit se soumettant aux exigences rigoureuses de la méthode démonstrative se détache de l’oral et en devient indépendant. L,Éthique de Spinoza en est un exemple. Comment une telle entreprise serait-elle possible par la simple parole ? Comment l’auditeur pourrait-il s’y retrouver ? Bien que 1 ,Éthique soit un enchaînement de propositions et de démonstrations, une approche linéaire ne saurait suffire lors de la lecture de cette œuvre ; le lecteur qui s’en tiendrait uniquement à elle demeurerait à sa surface. Pour en avoir une compréhension plus que superficielle, pour entrer en profondeur en celle-ci, le lecteur doit souvent effectuer des retours en arrière qui sont encouragés par les notes que Spinoza a laissées à son intention. Ils sont possibles dans un texte, mais on s’imagine difficilement comment ils le seraient à l’oral. Si le lecteur se soumet aux exigences de la démarche démonstrative de l’œuvre, il accompagne Spinoza et reproduit en lui le développement des pensées de l’auteur. Ainsi, l’écart entre l’auteur et sa pensée d’un côté, et le lecteur de l’autre, est amoindri.

N’oublions pas de mentionner que pour tordre le bras à son lecteur et le pousser à le suivre dans ses démonstrations, Spinoza écrit à la fin de celles-ci « C.Q.F.D. », c’est-à-dire « ce qu’il fallait démontrer ». Le lecteur, à la rencontre d’un « C.Q.F.D. », se voit incité à reconnaître que la démonstration est terminée et valide et, par conséquent, qu’il se trouve au même endroit que l’auteur dans sa démarche démonstrative. À partir de là, le lecteur, de gré ou de force, se voit alors entraîné plus en avant par Spinoza. D’étape en étape, de démonstration en démonstration, Spinoza s’assure que son lecteur l’accompagne tout au long de sa démarche, et même que cette démarche devienne la sienne. Le lecteur ne se trouve donc pas exclu de l’écrit, mais se voit emporté par celui-ci. Par conséquent, si le lecteur participe au développement d’une œuvre et ne se voit pas rejeté hors d’elle, l’utilité de répondre aux objections et interrogations du lecteur est bien secondaire. Le but premier d’une telle œuvre est de contraindre le lecteur à faire sienne une certaine démarche.

Il semblerait donc que Y Éthique de Spinoza échappe à certaines des critiques platoniciennes parce qu’elle n’est pas une imitation de l’oral et qu’elle a des visées qui sont distinctes de celui-ci, de même qu’un rapport d’un tout autre ordre avec le lecteur. Pourquoi devrait-elle alors répondre explicitement aux interrogations et objections du lecteur ?

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D’autres textes se distancient bien à leur manière de l’oral, du moins tel que le conçoit Platon ; c’est le cas des Essais de Montaigne. L’auteur ne semble pas vouloir y entrer dans un débat avec son lecteur ou avec qui que ce soit d’autre, ni vouloir lui transmettre une quelconque connaissance ou le convaincre de quoi que ce soit ; il ne cherche ni à répondre à des interrogations ni à des objections. Montaigne, au début du premier livre de ses Essais, prétend ne chercher qu’à se peindre le plus justement possible :

C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dés l’entrée, queje ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ay eu nulle considération de ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel desseins. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parens et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et par ce moyen ils nourrissent plus entière et vifve la connaissance qu’ils ont eu de moi. Si c’eust été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré et me présenterois en une marche estudiée. Je veus qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contantion et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïfve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté entre ces nations qu’on diet vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de la nature, je t’asseure queje m’y fusse très- volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cens quatre ving8.

Nous sommes en droit de nous demander s’il s’agit d’une farce que Montaigne fait à son lecteur : il prend congé de lui, il justifie, de manière bien inusitée la publication de son livre et il exagère en prétendant qu’il se serait peint nu si cela ne s’avérait pas inconvenant. N’oublions pas que l’homme subtil se présente comme si sa franchise était la plus grande de ses vertus, sans quoi ses ruses se montreraient inutiles. Il ne faut donc pas croire Montaigne sur parole. De plus, il ne semble pas se peindre ainsi qu’il l’a annoncé. Dans les

Essais, les passages où il se décrit sont généralement courts en comparaison de l’ensemble

de l’essai dans lequel ils se trouvent. L’auteur s’y dénigre à un tel point qu’il est parfois difficile de le prendre au sérieux. Par exemple, il accuse son esprit « d’enfanter tant de

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en contempler à mon aise l’ineptie et l’estrangeté, j’ay commancé de les mettre en rolle, espérant avec le temps luy en faire honte lui-même9. » Ne se contentant pas de discréditer

les produits de son esprit, il nous laisse aussi croire que ce sont ces chimères qui sont à Γorigine des Essais. Ce passage se doit d’éveiller notre méfiance car il est immédiatement suivi de l’essai intitulé « Des menteurs », ce que nous ne croyons pas être une coïncidence. Si effectivement Montaigne ne disait pas vrai en affirmant se peindre dans ses Essais, pourquoi toutes ces ruses ? Que peut-il gagner en faisant croire à son lecteur qu’il se peint franchement alors que ce n’est pas le cas ? Quel avantage a-t-il à se dénigrer ? Une hypothèse plausible laisse entendre qu’il ne voulait pas qu’on le prenne au sérieux puisqu’on ne pouvait pas tout écrire à l’époque sans attirer !’attention des censeurs. Mais il est possible que les subterfuges aient une autre fonction, de même qu’un autre effet sur le lecteur. En prétendant se peindre franchement, en annonçant que son livre n’est pas d’abord destiné au grand public mais à ses proches, en discréditant ses écrits, l’auteur parvient à se mettre dans un tout autre rapport avec son lecteur. Celui-ci ne donnant à son œuvre aucune prétention à la vérité et prétendant s’y décrire, il n’est pas question de démontrer quoi que ce soit, ni d’entrer dans une controverse. Par conséquent, le lecteur des Essais ne s’oppose pas à l’auteur, mais l’accompagne. Il ne se trouve pas dans une position propice aux interrogations et objections théoriques : un voyeur se tait et n’intervient pas.

Cependant, Montaigne ne trompe pas tout simplement son lecteur : il se peint bien dans son œuvre, mais pas aussi clairement qu’il prétendait le faire. Tout au plus, il présente ses méditations à son lecteur, lequel est invité à l’accompagner au fil de celles-ci. L’auteur des Essais ne semble pas s’être donné comme objectif de convaincre son lecteur de quoi que ce soit, bien qu’il réussisse bien souvent à le faire douter. Par conséquent, pourquoi voudrait-il anticiper et répondre aux interrogations et objections du lecteur ? La lecture des

Essais étant essentiellement un voyage dans les pensées de Montaigne, cette critique de

Platon ne semble pas, en ce qui les concerne, toucher la cible.

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est grand temps de le faire. Les textes peuvent-ils échapper aux sorts que leur réservent les mauvais lecteurs ? Tout comme celui qui discute, l’auteur peut écarter les indésirables, mais par des moyens et des procédés parfois différents, parfois semblables. H peut soit détourner les lecteurs indignes de son texte, soit les garder volontairement dans l’obscurité.

Par exemple, 1 ,Éthique de Spinoza a recours à de tels procédés ; par ceux-ci, Spinoza se débarrasse d’une bonne partie des lecteurs indés bables. Tout comme l’auteur de

VÉthique s’est montré d’une rigueur hors du commun et d’une patience exceptionnelle pour

achever son œuvre, le lecteur devra fabe preuve de qualités semblables. S’il ne les possède pas, le texte lui demeurera opaque et il s’en dégoûtera. Et s’il s’agit d’un esprit léger espérant des réponses sans en voulob les démonstrations, le texte deviendra rapidement trop lourd et ennuyant pour lui ; il ne faudra pas compter sur le style et les qualités esthétiques de l’œuvre pour maintenu !’attention du lecteur, pour l’encourager à continuer sa lecture. À l’exception de quelques scolies, Spinoza évite volontairement l’éloquence et les jeux des poètes ; il écrit avec la rigueur et la froideur d’un mathématicien, voulant traiter l’objet de son livre en accord avec la méthode géométrique. Ainsi, il est probable que Spinoza réussisse à détourner de son œuvre le lecteur qui n’a pas les qualités nécessaires à la lecture de son livre ; ou, du moins, il le gardera à la surface de celui-ci.

Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche a aussi certains mécanismes de défense

contre les lecteurs bidés bables. Cette œuvre a l’avantage d’être énigmatique. Bien que T Étemel Retour et le Surhomme soient des thèmes de première importance dans le « Zarathoustra », Nietzsche ne les définit jamais ; ils demeurent des défis pour l’intellect du lecteur. Cela peut s’expliquer : Nietzsche ne voulait pas devenu un maître à penser s’entourant de disciples avides de sa doctrine, tout comme Zarathoustra craignait lui-même ce dérapage et cette chute dans le culte. Ce livre où l’abandon des idoles est fortement encouragé ne tente pas de les remplacer par de nouveaux dogmes ; la quête du lecteur y est personnelle, tout comme l’est celle de Zarathoustra. Il n’est pas question d’y vendre à rabais de nouveaux idéaux qui succéderont aux précédents. Bref, l’énigme a ce double avantage : elle repousse les disciples affamés de réponses prémâchées et prédigérées, elle attire et captive les curieux et les chercheurs.

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Malheureusement, cela n’est pas suffisant pour sauver le « Zarathoustra » des griffes des mauvais lecteurs. Le livre lui-même a bien ses propres moyens de défense, mais les lectures et les interprétations qui en ont été faites brisent le charme de l’énigme. Toutefois, elles éloignent les mauvais lecteurs du « Zarathoustra » lui-même : elles lui servent de leurres. Ainsi, le lecteur voulant qu’on lui explique tout s’en remettra davantage aux commentaires qu’à l’œuvre elle-même ; et s’il s’y attaque sérieusement, ses mauvaises dispositions de lecture l’en éloigneront pour le renvoyer vers les commentaires. D’une manière ou d’une autre, Ainsi parlait Zarathoustra est toujours à l’abri des regards des mauvais lecteurs. Bien entendu, ces différents mécanismes de défense n’empêchent aucun de ceux-ci de se prétendre des connaisseurs de Nietzsche, de son œuvre et de ses idées ; mais le livre en question, quoi qu’ils en disent, leur est toujours inaccessible.

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Bref, l’écrit ne tombe pas sous les coups de Platon car il lui est parfois possible d’échapper à ses critiques. S’il devait se soumettre aux mêmes exigences que l’oral et leur répondre de la même manière, il ne pourrait que difficilement rivaliser avec lui. Cependant, s’il est plus qu’un simple prolongement de l’oral et s’il acquiert son indépendance face à lui, il est digne d’avoir des objectifs qui lui sont propres. C’est ainsi qu’il est possible pour un texte de refuser de répondre aux interrogations du lecteur et de l’inciter à tenter d’y répondre lui-même. Et dans le cas où les écrits devraient se soumettre à des critères identiques ou semblables à ceux de l’oral, il leur est parfois possible de les respecter aussi bien que l’oral, mais par des moyens qui diffèrent souvent. Ce n’est pas alors l’écrit qui doit s’ajuster au lecteur, mais le lecteur qui doit s’ajuster à l’écrit.

Évidemment, aucun de ces procédés n’est infaillible. Mais comme ils permettent à certains écrits d’échapper en partie aux critiques de Platon, cela suffit pour nous convaincre de la nécessité d’en réajuster le tir.

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4- Déplacement du problème hors de l’opposition radicale entre l’écrit à l’oral

Bien que les critiques que Platon fait à l’écrit comportent des éléments intéressants et se montrent justes dans certains cas, nous sommes dans !’impossibilité de nous soumettre au verdict qui est le sien. En effet, ce dont Platon accuse l’écrit ne concerne pas tous les textes et peut aussi s’appliquer dans certains cas au discours oral. Que faut-il donc faire des critiques de Platon ? Les rejeter en totalité ou tenter de les récupérer ?

À mon avis, il semblerait que la critique de Platon se soit montrée trop catégorique et, qu’en raison de craintes face à !’utilisation de l’écrit comme moyen d’expression philosophique, elle ne choisisse pas bien sa cible. Cependant, montrons-nous ici prudents : il ne faudrait pas réduire la position de Platon à celle de son personnage Socrate. D’ailleurs, comme il a écrit, nous pouvons faire la supposition qu’il ne se montrait pas aussi catégorique face à cette forme d’expression philosophique. Toutefois, nous nous intéressons ici davantage à cette position concernant l’écrit qu’à son auteur et ce qu’on prétend être sa véritable position.

Si nous tentons de déplacer le problème hors de la simple opposition de l’écrit et de l’oral, il faudrait bien savoir plus exactement comment et pourquoi. Les problèmes que soulève Platon pouvant à la fois être ceux de certains écrits et de certaines formes de l’oral, il est possible que nous ne partagions pas la même conception de l’écrit et de l’oral que lui. Le grand maître se serait-il trompé ? Ou l’écrit aurait-il évolué depuis son apparition pour prendre de nouvelles formes que Platon n’avait pu anticiper ? Considérons la forme des écrits à son époque. À leurs débuts, les écrits n’étaient pas développés et diversifiés comme ils le sont aujourd’hui. Élargissant son utilisation par-delà les fins administratives et les inventaires, le texte ne semblait avoir pour but que de fixer l’oral sur le papier. Écrit sur un rouleau, les points de repères n’existaient pas à l’époque : il n’y avait ni pages, ni paragraphes. Sans ces divisions du texte, l’écrit était bien une copie de l’oral. Et puis, les formes d’expressions écrites n’étaient pas aussi diversifiées et développées, si nous les comparons à celles que nous connaissons. Si c’est là l’écrit tel que le connaissait Platon, il était en effet subordonné à l’oral et l’imitait sans être en mesure de rivaliser avec lui pour répondre à ses exigences.

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Mais, depuis cette lointaine époque et les stades de développement de l’écrit les plus archaïques, le texte a connu bien des mutations ; ainsi, les critiques qui sont présentées par Platon ont grandement perdu en justesse. Toutefois, il peut sembler tout aussi important pour un auteur de notre époque que pour un auteur de celle de Platon d’être en mesure de répondre aux interrogations de ses lecteurs et d’écarter de ses écrits ceux qu’il juge indignes ; c’est pourquoi la critique de Platon ne doit pas être repoussée dans sa totalité. Mais alors, comment la récupérer ? Que faut-il y supprimer, y ajouter et y changer ?

Tout d’abord, pour exécuter le sauvetage des critiques de Platon dont nous avons traité jusqu’à présent, il faudrait nous défaire de l’opposition apparemment inévitable entre l’écrit et de l’oral. Bien que l’écrit se soit éloigné de l’oral par ses multiples mutations, ce gain d’indépendance ne permet pas de soutenir une telle opposition dans le cas précis où nous tentons de respecter les critères de l’expression philosophique fixés par Platon. Par la chute de ces frontières, ces critiques n’auront plus comme objet l’écrit, mais une déficience de l’expression philosophique en général. S’il n’y a pas de communication entre le locuteur et l’auditeur, ou entre l’auteur et le lecteur, et qu’on ne tente aucunement de répondre aux éventuelles interrogations et objections des auditeurs et des lecteurs, le problème est le même dans un discours oral et dans un discours écrit. Et il en est également ainsi si un écrit tombe dans les mains de mauvais lecteurs, ou si un discours oral est entendu par des auditeurs qui en sont indignes. Bref, un discours philosophique, qu’il soit écrit ou oral, mérite tout autant notre critique et notre méfiance s’il ne se soumet pas à ces critères.

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Bien que cette hypothèse puisse avoir un certain charme, nous nous montrerions trop catégoriques en y adhérant : il n’est pas si facile de distinguer les formes d’expression philosophique inadéquates de celles qui sont adéquates. D’ailleurs, ce n’est pas là notre dessein ; nous n’avons pas une telle prétention.

Un texte prétendant répondre aux interrogations des lecteurs et un discours oral qui aspire à répondre à celles des auditeurs comportent des dangers qui leur sont propres. Bien qu’il soit tout à fait louable d’entrer en contact avec les lecteurs et les auditeurs, le fait de

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leur répondre l’est beaucoup moins. Dans un tel cas, le discours écrit ou oral prétend donner des réponses supposées véridiques ; nous devrions nous méfier de telles réponses définitives. Il serait préférable que ce discours incite à réfléchir et à partir en quête d’une réponse, même si celle-ci risque de n’être que provisoire et imparfaite. Un tel discours ne vise pas un déversement de savoir de l’auteur au lecteur ou du locuteur à l’auditeur, mais encourage la réflexion philosophique et l’autonomie intellectuelle. Et puis, en ce qui concerne les objections des lecteurs et, des auditeurs, les réponses qu’on leur apporte devraient éveiller tout autant de méfiance, et cela selon la nature des prétentions du locuteur et plus particulièrement de celles de l’auteur. En effet, ce n’est pas une petite chose de prétendre répondre aux objections des lecteurs alors que c’est bien souvent l’auteur qui les sélectionne, les formule et leur répond sans que bien souvent un lecteur n’ait été sollicité et n’ait un seul mot à dire dans toute l’opération10. Mais l’orateur et celui qui discute ne sont pas à l’abri de cette supercherie : pour le premier, il est possible de se faire lui-même des objections et d’y répondre, pour simuler une certaine ouverture d’esprit et amener son exposé dans la direction qui lui convient ; en ce qui concerne le dernier, il peut donner l’impression de répondre à une objection sans que ce soit le cas et sans que les autres interlocuteurs s’en aperçoivent.

Quant au danger de tomber en de mauvaises mains qui guette certains écrits et certaines paroles, les auteurs comme les locuteurs ne doivent pas se montrer excessivement sévères ; ils excluraient les gens qu’ils considèrent dignes de leurs idées, jusqu’au point où ils seraient les seuls à être capables de se comprendre. L’auteur et le locuteur ne sont donc pas à l’abri des erreurs de jugement concernant les lecteurs et les auditeurs. En éliminant ces jugements hâtifs et souvent mal fondés, en s’exprimant ouvertement, ils s’assureraient que leurs idées pourront prendre racine dans tous les esprits qui en sont dignes, et cela au risque qu’elles se perdent en des esprits moins dignes. Et dans ce cas-ci, on peut croire que l’écrit se fait un bien meilleur messager que l’oral ; il couvre une plus grande durée et une plus grande étendue, et par conséquent sera accessible à plus de bons lecteurs.

Bien évidemment, le philosophe peut s’abstenir de parler ou d’écrire ouvertement, surtout si sa vie s’en retrouvait menacée. Mais en excluant ce cas extrême, les mauvais lecteurs et auditeurs ne sont peut-être pas aussi néfastes qu’on pourrait le croire pour les idées de l’auteur et du locuteur. En fait, il est possible qu’ils les voient sous un autre jour et

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leur donnent ainsi une nouvelle vie, enrichissant ainsi considérablement la philosophie. Nous ne pouvons en attendre autant de tous les mauvais lecteurs et auditeurs, mais le risque semble en valoir la chandelle. Effectivement, s’il fallait s’en tenir à des disciples dignes des idées de ceux qui les ont précédés, la philosophie serait atteinte d’inertie et stagnerait ; bien rares sont ceux qui donnent naissance à de nouvelles idées et qui abordent les problèmes d’un nouveau point de vue sans s’inspirer des idées de leurs prédécesseurs. Il ne faudrait pas compter sur les bons lecteurs ou auditeurs tels que les auteurs et les locuteurs les conçoivent la plupart du temps : ils ne sont que des zélateurs consacrant tous leurs efforts à lire et à écouter leur maître pour ensuite les louer et répéter. Au contraire, certains de ceux qu’on pourrait appeler les mauvais lecteurs et les mauvais auditeurs ne tentent pas de demeurer fidèles aux idées déjà exprimées, mais essaient plutôt de réfléchir en s’inspirant d’elles. Pour eux, ce n’est pas un sacrilège de dépasser et de transformer ce qui a déjà été dit ou écrit. Ainsi, peut-être pouvons-nous croire que leur mauvaise réputation n’est pas méritée. L’auteur et le locuteur voyant leurs idées germer ainsi dans l’esprit des autres devraient s’en réjouir et non pas s’en plaindre. Heureusement, celui qui se permet une telle liberté avec les idées d’un autre philosophe n’est pas nécessairement considéré par celui-ci comme étant indigne de celles-ci ; pour certains, c’est même là la preuve de sa dignité.

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Suite à ces réflexions, nous pouvons douter des critères d’une expression philosophique adéquate que nous avons tenté d’établir en nous inspirant des critiques de Platon. Prétendre répondre aux interrogations et objections comporte des inconvénients : c’est donner au paresseux ce qu’il cherche sans qu’il n’ait à réfléchir pour l’obtenir, c’est entraver ses recherches, c’est s’entêter à jouer au maître en utilisant parfois des raisonnements tordus. En ce qui concerne les interlocuteurs et les lecteurs indignes de nos pensées, il nous a fallu avouer qu’il était bien difficile de les distinguer des autres : si nous voulons à tout prix nous protéger d’eux, ce sera à l’aveuglette et en excluant ceux que nous ne voulons pas exclure. De plus, les « mauvais lecteurs » et les « mauvais auditeurs » ne sont peut-être pas à éviter à tout prix : tout dépend de ce que nous entendons par là. S’ils

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