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Le recueil : enjeux poétiques et génériques

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LE RECUEIL :

ENJEUX POÉTIQUES ET GÉNÉRIQUES

Thèse présentée

à la Faculté desétudes supérieures

de l’Université Laval

pourl’obtention

du gradede Philosophiae Doctor (Ph.D.)

DÉPARTEMENTDES LITTÉRATURES

FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉLAVAL

AVRIL 2003 © René Audet, 2003

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Pratiqueéditorialerépandue, le recueil demeure néanmoins méconnu :tant sa définition, ses enjeuxque son fonctionnement restent l’objetde spéculations,son appréhension intuitivepar le lecteur suffisant généralement à assurer lesconditions minimales de sa lecture. L’étude plus approfondie de cesparamètres s’avère beaucoup plus complexe que le laisse croire la

simplicité de l’objet. En ce qu’il est utilisé par les genres brefs pour leur permettre d’être publiés sous la forme d’un livre, le recueil se caractérise d’abord par sa polytextualité.

Formant un ouvrage àpartir de textes préexistants, il est également le lieud’une constante

tension entre cette multiplicité de textes, autonomes et signifiants en eux-mêmes, et une

œuvre d’un autre ordre, englobante mais discontinue. L’étude des poétiques recueillistiques

de la nouvelle, de l’essai et du poème, ainsi quedesouvragespolygénériques,nous conduit à

mettre en évidence des constances transversales entre ces pratiques spécifiques, traits et fonctionnement communs que l’on associe à unepoétiquedu recueil comme tel. Constituant une poétique de la reprise (comme repiquage et comme suture), la poétique du recueil implique desenjeux de composition, de recontextualisation, defrontières textuelles, touten

étanttraversée de tensions (sémantiques, génériques, lecturales). C’est sur la base de cette poétique et de son omniprésence dans lespratiques d’écriture qu’est questionné le statutdu recueil dans le discourslittéraire, à savoir son statut générique. La confrontation du recueil aux diverses catégories émanant de la théorie des genres révèle leur inadéquation relative.

C’est par lanotionde généricité (construite à partir des propositionsde J.-M.Schaeffer) qu’il se trouvele mieux cerné, les dimensions tant formelles, transversales que lecturales étant

ainsi prises encompte.Nousenarrivons ainsi à montrer que la poétique durecueil repose sur cette complexitédes vecteurs impliqués,sur leur interaction etleurtension.

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Soutien, appuis et encouragements m’ont permis de mener cette entreprise àterme ; j’aimeraisen signaler quelques-unspourtémoignerde ma reconnaissance.

Le Centre derechercheen littérature québécoise (CRELIQ, devenu CRILCQ) a été pour moi un milieu stimulant et enrichissant,hors duquel il m’auraitétédifficiledeboucler ce

parcours.Merci à ses membres, tantprofesseurs, étudiantsqu’employés.

Des remerciements particuliers vont à Andrée Mercier, à François Dumont,àIrène Langlet, aux membres duGroupe de recherche surlerecueil (GRR !) et aux autreschercheurs que

j’ai côtoyés pendant ces années : ouverture,diversité des pointsde vue,rigueur et passion partagée m’ont donnédesailes.

Richard Saint-Gelais, directeur de recherche mais avant tout compliceet interlocuteur, mériterait unhommage distinct, tant sa contribution est significative. Je consacre donc un

paragraphe à lui seulet lui transmetsmes remerciements infinis. s

A mes parents, à Myriam étemelle motivatrice, àAnne-Marie (un de ses premiers motsayant été« dedans » !) :mille mercis de votre confiancedans mes projets, dans mesaudaces,

dans mes cogitations.

Unelargepartdecette thèse a été rédigée sous l’influence de John Zom (Masada, Bar

Kokhba, disque 2) etde Bach (Clavier bien tempéré,par RobertLevin).

Cette recherche a été rendue possible notamment grâceausoutienfinancierdu Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, du Fonds pour la Formation des chercheurs et

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Et les sensdiversement rangésfont différents effets. Pensées, Pascal

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La lecture d’œuvres littéraires implique une complexité d’opérations souvent sous-estimée. Non seulement le lecteur doit affronter l’aval de la page et les signes qu’elle

accueille : il doit également trouver la signification traversant cet ensemble disparate de mots, de phrases, de syntagmes. Plus encore, le travail interprétatif doit composer avec une

variété de règles, de conventions, d’habitudes, liées tant au langage qu’au domaine litté­

raire. La littérature est fondée surdes constantes et ses variations, sur des indices laissant transparaître des usages et desnormes —du style d’un auteur aux empreintes idéologiques

décelables dans unroman, du nombre de pieds dans les vers d’un sonnet à la mise en pages des ouvrages. Ces pratiquesnormalisées structurent etorientent tant l’écritureque la lecture

des œuvres. C’est au confluent de cesconventions ainsi quedans leurs marges que se situe

la production littéraire : l’application des conventions, leur transgression, leur adaptation constituent autant d’interventions aptes à modeler l’écriture et la lecture des œuvres. Le lecteur intègre ce bagage peu àpeu pour mieux saisir les caractéristiques déterminantesdes

ouvrages qu’il parcourt.

Certaines conventions, par leur portée universelle, par leur position hégémonique dans l’espace littéraire, sont tellement répandues qu’elles en viennent à passer inaperçues,

tantelles s’imposent aux yeux du lecteur.C’est ainsi qu’il fait partiedes repères communs, notamment, que le livre soit le support courant des œuvres littéraires. De façon plus

spécifique, il est largement admis que l’œuvre se confonde avec ce livre où elle est publiée : lire un livre, c’est traverser une œuvre, et, inversement, l’œuvre est parcourue

dans le livre qui lasupporte. C’est dans les rares cas de transgressionde cette convention,

de non-concordance entre œuvre et livre que le lecteur prend conscience des présupposés

qui fondent son rapport avec les œuvres. Tantquela convention est maintenue, la lecture opère defaçon uniforme,reportant lesparamètres habituels de livre en livre. Mais rompre

cette tradition demande des réajustements de la part du lecteur, ses balises interprétatives

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La forme du recueil est représentative de la problématisation possible de la notion d’œuvre à travers sarelation singulièreavecle livre. Entant que rassemblement matériel de

textes en un mêmeouvrage, le recueil pose la question de l’attribution du statutd’œuvre—

désigne-t-il les textes ou l’ouvrage entier? — et déstabilise par le fait même l’idée com­ mune dulivre comme unité simple. Toutefois,cette conceptionmarginalisante du recueilse placemanifestement en contradiction avec sa perception effective par le lecteur. Le recueil

est en effet pour lui un objet simple, courant, voire évident : il fait partie des formes

familières sous lesquelles se présentent les productions littéraires. Recueil de nouvelles, recueil de poèmes, recueil d’essais : ces appellationsréfèrent à des pratiques répandues et

facilement identifiables, en ce qu’elles se présentent matériellement de façon identique. Dans l’esprit du lecteur, l’objet recueil côtoie sans difficulté aucune tous les modes

d’expression de la littérature, s’imposant naturellement dans ce panorama virtuel. Plus encore, tout lecteur semble bien savoir lire unrecueil : nul besoin de guide de lecture ou de consignes particulières. Il navigue sans gêne dans ce type d’ouvrage, rencontrant des

modalités de composition qui sont généralement connues de lui. Loin d’être marginalisé d’emblée par son lecteur, le recueil inspire plutôt la sérénité d’une pratique familière.

Pourtant, àl’inverse, il ne manque d’étonner parson caractère insaisissble. Le recueil

ne semblepasconnaître de réelle existence dans le discours. Son absence dans la désigna­ tion officielle des ouvrages (commemention générique, parexemple) paraît déjà sympto­ matique, laissant toutl’espace aux étiquettes des genres brefs (ceux-là mêmes qui utilisent

cette forme). Rarement évoqué en soi dans le discours commun, il est totalement éclipsé dans le discours historique sur la littérature, malgré sonomniprésence dans les faits : situer

dans l’histoire lesEssaisou les Fleurs du mal,c’estfaire une place aux ouvrages se présen­

tant sous la forme d’un recueil, mais sans explicitement nommer cette pratique. L’absence de dénomination n’empêche pas pour autant sa reconnaissance — Barthes dira que « le recueil est un genre mineur mais reçu » (1964b : 175) — ; toutefois, cette reconnaissance s’avère davantage empirique qu’institutionnelle. Une des raisons qui s’imposent pour

expliquer cette situation consiste évidemment en la difficulté de définir le recueil. Cette

pratique, insaisissable ettrop inclusive à lafois, n’est pas prise en charge par lediscours critique — àtitre indicatif, elle n’estjamais considérée parles encyclopédies etleslexiques de termes littéraires1. De façon informelle, le recueil se définit tantôt par sa matérialité (rassemblement concret detextesen un ouvrage), tantôten creux,par ce qu’il n’est pas : un

Seule exception, toute récente (qu’on pourra expliquer par l’actuel intérêt grandissant pour la problématique durecueil) : une entrée du Dictionnaire du littéraire porte exclusivement sur cette notion (Viala, 2002 : 502).

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(vrai) livre. C’est sur ce point, apparemment banal maislourd de présupposés, que repose l’entière problématisation de la notionde recueil.

La relation du recueil avec le livre est effectivement ambiguë. Le recueil constitue d’emblée une variante matérielle du livre par la définition de sa trame textuelle (qui n’est

pas unique mais multiple) ; au lieu d’être fondé sur l’habituellecontinuitéglobale du texte,

il se caractérise par la multiplication de blocs textuels (ou la fragmentation de ce texte, selon le point de vue). Il se place ainsi enporte-à-faux par rapportàuneconvention, simple et ténue mais pourtant bien présente, celle de l’unité textuelle du livre. De façon plus déterminante encore, le recueilpermetd’organiser autrementla matière du livre — c’est la

conséquence de la reconfiguration de la matérialité du livre. Le sens n’est pas tributaire d’un élément unique (qui se confond généralement avec les limites matérielles du livre),

mais bien de multiples unités autonomes, fermées sur elles-mêmes. Cette liberté caractéris­

tique du recueil vient à l’encontre de laconception générale que l’on peut se faire du livre.

Pour reprendre les termes de Barthes (1964b), c’est l’idée même du Livre que le recueil vient blesser. Barthesmontre comment cette idée du Livre est érigée au statut de conven­

tion socialeet culturelle, laquelle dicte les libertés que cette convention tolère. Elles sont bien limitées, en l’occurrence : sur les deux plans de la matérialité et de la rhétorique

interne, il n’y a que la poésie à laquelleon autorise des manœuvressubversives. Matérielle­

ment non conventionnel, le recueil se situe dans une position singulière par sa

non-conformitéavec la règle implicite ducontinu dudiscourslittéraire, fondée sur le «filé » de

la prose ou le développement rhétorique des idées. C’est dans ce contexte que sera ici replacé le recueil : en tension avec l’idée conventionnelle du Livre, il oblige à se question­

ner sur ses écarts par rapport à la norme. En plaçant constamment le recueil en rapport étroit avec le livre, nous renverrons donc précisément à ce régime unitaire duLivre qui modèle notre horizon d’attente : car malgré toutes les expérimentations littéraires des dernières décennies (pensons évidemment au Nouveau Roman), cette conception très

monolithique du livre persisteencore et agit à titred’étalon dans l’évaluation de la capacité à faire sens d’une œuvre. Le recueil s’y bute irrémédiablement et se définit — parfois a contrario— par rapport à cette idée du Livre.

Cette échappéedu recueil hors desconventions communes du livre se fait sentir sous plusieurs aspects, notamment la perception de ce type d’ouvrage par son lectorat. Des lieux communssontassociés au recueil, enrapport avec ce décalage entreœuvre et livre. Robert Major réfère ainsi au commentairerebattu qui faitdes auteurs publiant des recueils (donc pratiquant des genres brefs) des écrivains au souffle court, trait par défaut de ceux qui ne

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avec un certain malaise,que la prolifération de recueilsd’essais au Québec, que l’existence de ce typedelivrecomme formenormale, coutumière de la publication d’essais, n’est peut- être que l’indice d’un souffle court, d’une pensée étique, qui grappille, qui glane, qui reprend et répète, pour constituer, à peu defrais, un livre. » (1999a : 18 ; les italiques sont de Major) Le refus de reconnaître une aussi grande valeur à un ouvragecomposite illustre bien la distance du recueil par rapport à la norme ambiante. C’est la même logique qui permet d’expliquer que les nouvellistes se font régulièrement houspiller parune critique désireuse de savoir s’ils ont la capacité de passerau grand genre du roman — donc de faire

un vrai livre. Ces lieux communs témoignent de latension vivequi oppose le recueil et une

norme régie par une convention implicite, laquelle s’est imposée au fil des siècles malgré les sensibles variations dontelle a été l’objet.

Cette première incursion dans l’environnement immédiatdu recueil marque d’entrée

de jeu l’influence déterminante des conventions littéraires dans l’appréhension de cette

pratique. L’interprétation du recueil repose manifestement sur d’autres critères que la

simple idée d’une structure textuelle, sans toutefois que l’identification de ces autres

repères interprétatifs alourdisse dans les faits sa lecture — car la lecture du recueil ne

constitue pas une épreuve pour le lecteur, faut-il le rappeler. L’entrecroisement des variables intervenant dans l’interprétation révèle bien la tension inhérente au recueil et à toute étude consacrée à cettepratique. Elleorientera les diverses propositions avancées au fil des prochains chapitres, dont l’objectif commun est de cerner avec plus de rigueur que

ne peut le faire une lecture ordinaire les paramètres qui interviennent dans la lecture de recueils et les modalités de cette lecture. Cette perspective, en soi, s’impose et mérite attention, mais elle cache toutefois des écueils méthodologiques sérieux qui rendent son application problématique —d’où sonintérêt.

En dépit du caractèreévidentdurecueil, en ceque tous peuvent identifierou imaginer

un tel ouvrage, la principale difficulté qui se présente lors de son analyse consiste à le définir comme objet littéraire2. On peutfacilement proposer un énoncé général : lerecueil

estle résultat du geste qui consisteà rassembler des textes. Cependant, il paraît exigeant de

2 II nesera pas explicitementquestion icide lalittéraritédu recueil. Entant que procédé formel, il n’appar­ tient pas plus que leprincipemême de l’édition auchamp littéraire. Toutefois, c’est dans sonusagequ’il se trouve affilié à la littérature. Plus précisément, l’appartenancemême des textes rassemblésà un genre littéraire sanctionne généralement la littérarité del’ensemble. C’est lecasde la nouvelle etdela poésie, constitutivement littéraires (voirGenette, 1991). Lasituation est pluscomplexe pour l’essai, les textes de ce genre acquérant souvent leur statut littéraire par leur intégration dans unrecueil (cette question sera évidemment abordéeplus en détaildans lasectiondudeuxièmechapitre consacrée auxrecueils d’essais). La situation inverse est toutefois envisageable: tout recueil incluant des textes littéraires n’est pas automatiquementlittéraire, l’appareilparatextuelpouvantparfoisattribuer uneautrefonction à cestextes.

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pousser plusloin la caractérisation. Quel est le domaine de validité dece terme ? Quelle est son amplitude : recouvre-t-il des formes connexes comme l’anthologie ou le roman frag­ menté ? Réfère-t-ilà une pratique autonome, reconnue comme telle, ou se limite-t-il au rôle

de trait formel coopté par d’autres genres ? Ces volets de la définition du recueil ne

trouvent pas aisément de réponses claires — ce qui explique l’imprécision relative de l’image que l’on peut se faire de cette pratique pourtant courante. Par conséquent, une

meilleure compréhension du recueilpasse d’abord par un balisage de ses acceptions et de

ses extensions. Reposant sur des bases empiriques, l’exercice demeure incertain, toute hypothèse subissant les assautsdes contre-exemples. C’est dans le recours à une hypothèse modérée, fondée sur une variété d’observations et de conventions, qu’il est possible de

formuler unepropositiontant valable qu’opératoire.

Un autre écueil d’une étude de la pratique du recueil réside dans larelation ambiguë

qu’elle entretient avec les genresbrefs : théoriquementdépendant de ces genres, le recueil est dans les faits la pratiqueà laquelle la nouvelle, la poésie et l’essai recourent pour être publiés sous la forme d’un livre. Les genres brefs peuvent être définis sans évocation explicite de leur rapport avec le recueil, cette nécessité éditoriale étant soit reléguée aux marges de leurs poétiques soit absorbée parle simple rappel de leurbrièveté consubstan­ tielle. Tel n’est pas le cas durecueil, dont l’évaluation dans sa spécificité exige de l’arra­

cher de sa dynamique constitutive avec les genres brefs — ce qui apparaît difficile (les genres brefs déterminantfortement le recueil), voire carrément illogique (le recueil n’étant autre chose que l’assemblagemême de ces textes). La dialectiquedu recueil et des genres

qui l’utilisent s’imposedonc à toutesles étapes d’uneexploration des modalitésà l’œuvre

dans la pratique durecueil.

L’indétermination du recueil et sarelation obligée avecles genres brefs compliquent

à n’en point douter l’appréhension de cettepratique littéraire. Alors que lapremière parti­ cularité oblige à un exercice métalinguistique,laseconde inscrit le recueil dans unerelation de dépendance réciproque avec d’autres pratiques génériques. Ces difficultés, étrangement, témoignent de la richesse de notre objet d’étude. Placé au confluent de conventions litté­ raires et de pratiques génériques, le recueildoit être saisi en tant que pratiquetransversale, ence qu’il est lié à un grand nombred’œuvres mais sanspouvoir les caractériser complète­

ment, responsable d’un sentiment d’étrangeté par rapport au Livre mais étonnamment effacé au moment de la lecture. Participant de l’économie de plusieurs genres, il ne se

confond toutefois pas avec eux. C’est cette distinction, fragile mais significative, qu’ilnous

intéresse d’aborder ici. Bien qu’il soitsouvent plus simple de percevoir le recueil comme un simple corollaire des genres brefs, il sera considéré ici en lui-même, comme objet

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spécifique, comme pratique singulière qui, malgrésa dépendance, existe parallèlementaux genres brefs.

Une telle proposition est à l’origine d’unepremière hypothèse, à caractère général : le recueil constitue une pratique littéraire distincte qui peut être identifiée comme telle, qui

possède son fonctionnementpropre et qui peut donc être étudiée en elle-même. L’hypo­

thèse peut sembler très élémentaire, mais l’examen de l’état actuel de la critique laisse

plutôt croire qu’elle révolutionne par sa hardiesse. Assimilé à son seul rôle éditorial, le

recueil n’aurait pas l’ampleur nécessairepour justifier qu’il soit même considéré et donc étudié comme objet littéraire. C’est justement par sa redéfinition qu’il accède à un statut

moins accessoire.Il peut alors être opposé àd’autres formessimilaires, être étudié dans son

interaction avec les genres brefs (ou même dans son influencesur les genres brefs) etêtre

analysé dans ses effets sur l’organisation du sens : ainsi, il s’en trouve mieux balisé. Par extension, c’est à une poétique du recueil que ce calibrage travaille indirectement : les modalitésd’utilisation, les caractéristiques selon les contextes, lestypes d’architecture tex­

tuelle etles effets de lecture induits particularisent tous lapratique du recueil. C’estbien le

recueil commetotalitéqui est le véritable objet de laprésentethèse, celui que l’on lit, que

l’on interprète couramment sans trop de retoursmétacognitifs — sansvraiment y penser. Il donne certes accès à un ensemble de textes, tous distincts et autonomes ; le lecteur peut

effectivement ne porter attention qu’à leur individualité. Cependant, leur rassemblement n’est jamais totalement fortuit et insensible, et lalecturedes textes s’en trouve à tout coup influencée.Toute lecture d’un texte colligé est marquée par l’inscriptiondecelui-ci dans un

ensemble, cette influence allant de la simpleorientation générique de la lecture jusqu’à une lecture recontextualisée et insérée fortement dans le réseau sémantique du recueil.

À partir de ce postulat, une question déterminante se dessine et sous-tend la démons­

tration de la présente thèse, celle de la lecture du recueil. Il ne s’agit pas de cerner les

processus de lecture qui seraient propres au recueil — leur étude est nécessaire et sera abordée corollairement. Mais comme ces processus sont en réalité les manifestations d’une posture générale, celle-ci constitue notre préoccupation première. C’est à la perception du

recueilcomme un tout (et non comme simple désignation de la coprésence de textes) qu’il

faut ici s’attarder, en ce qu’elle fonde une des interprétations significatives de ce type

d’ouvrages et instaure les conditions de possibilité d’une telle lecture d’ensemble des textes colligés. L’objectif n’est pas de justifier abstraitement l’existence du recueil ; le simple postulat d’une telle réalité suffirait à la produire (avec un gain nul dans la compréhension de la pratique). La démonstration vise plutôt à saisir les modalités intervenant dans la

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nouvelles, de poèmes, d’essais —, par opposition à la lecture isolée des textes. Quelle

incidence surl’interprétation des textes appartenant à des genres brefs peut avoir le geste qui consiste à les regrouper en des ensembles plus ou moins construits qui peuvent être appréhendés comme tels ? Qu’est-cequi explique le fait qu’un lecteur considère la totalité

d’un ensemble composite de textes et qu’il puisse interpréterglobalement cet ensemble ?

Mon hypothèse est que le recueil est une pratique identifiable comme telle, qui peut être

saisie par une ou des poétiques bien spécifiques. C’est par la possibilité de reconnaissance de cettepratique, parl’activation d’un horizon d’attenteconséquent et de modes de lecture

adaptés qu’on lui associe un caractère générique (qu’il ne faut pas d’emblée confondre, on

le verra, avec le genre telqu’il seréalisehistoriquement).

La pertinence de l’approche poétiqueréside dans la capacité corollaire d’expliquer les

usages de la pratique du recueil.Le dialogue entre la réalisation empirique d’une œuvre et

lathéorie mettant cet objet à distance, c’est-à-dire en perspective, fondecertestoute entre­

prise critique sur la littérature. Il apparaît cependant que le recueil investit à un degréélevé la confrontation de sa pratique et de sa théorisation — c’est le postulat qui nous accom­

pagnera tout au long de la présentedémonstration.Le recueil, rappelons-le, est abordé par son lecteur dans la plus grande simplicité : il estreçu en fonction de la définition la plus minimale, celle du rassemblement textuel. Toutefois, la lecture implique une variété de processuset de paramètres qui peuventêtre adjoints à cette définition et ainsi contribuer à

sa complexité. C’est ce surplus qui résiste à l’analyse spontanée du lecteur et qui semble

appeler une perspective critique. Il apparaît bien rapidement que ce surplus prend racine

dans les conventions littéraires etdans les habitudes de lecture. Le recueilse place ainsi à

l’intersection dela dimension spécifiquede la lectureetde sa dimension conventionnalisée. Il exacerbe toutefois cette rencontre, commune à toute pratique littéraire, par la multiplica­

tion des niveaux textuels (celui des textes colligés et celui de l’ensemble), des apparte­

nances génériques et des modes spécifiques de lecture. La tension qui en résulte — difficulté de définition, relation ambiguë avec les genres brefs, variabilité des lectures— constitue lapierre angulaire d’une compréhension plus fine des enjeux propres au recueil. Cette tension, qui oriente manifestement la réception du recueil, traversera de la même manière le discours critique surcet objet. Une telle difficulténe paralyse pas pour autant

toute tentative de théorisation dela pratique du recueil ; au contraire, elle la stimulepar les retours critiques qu’elle suggère à propos de nos cadres perceptuels et de nos vérités

manifestement provisoires sur la littérature.

L’objectif principal de cette thèse est donc de montrer commentle recueil est géné­

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cadres de perception corollaires). Deux principales approches seront empruntées danscette démonstration. La première convoque le recueilcomme objet littéraire : il est ainsi étudié dans ses caractéristiques, dans ses enjeux et dans sa pratique. Cette approche poétique s’impose d’entrée de jeu : ilimporte de cerner lesextensionspossibles du terme «recueil » pour ensuite identifierles principaux traits de sa pratique. Parcourir un recueil suppose ainsi de passer de l’interprétation isolée d’un ouvrage à sa lecture comparée avec d’autres

ouvrages appartenant manifestement à une même classe de textes. La saisie détaillée du recueil est rendue possible par la délimitation initiale du recueil : celle-ci opère par

opposition à des métaphores évoquant la multiplicité d’éléments ou en comparaison avec d’autres pratiques apparentées redessinant tout autant la relation de l’œuvre et du livre ;

cette délimitation permet également de cibler les enjeux spécifiques du recueil dans son

abstraction. Cette traversée de la problématique générale du recueil fait l’objet du premier

chapitre. De façon plus détaillée, le deuxième chapitre mobilise les pratiques concrètes du

recueil pour en évaluerles caractéristiques spécifiques. Le recueil de nouvelles, le recueil

d’essais et le recueil de poèmes sontsuccessivement considérés, avec pour résultat la mise aujour de leur poétique respective : historique de la pratique, particularités éditoriales et institutionnelles de la mise en recueil, procédés de composition, effets de lecture. Cette poétique tanthistorique et institutionnelleque technique et lecturale couvre lesprincipaux volets des pratiques intervenant dans l’interprétation des ouvrages. Dès cette étape, il est possible d’identifierdes points de contact, des constantes, des caractéristiques communes entre ces pratiques spécialisées. Le troisième chapitre approfondit cette proximité des poétiques ; il en dégage des invariants, avec pour horizon de constituer une poétique

transversale du recueil qui soit à même de décrire l’état et le fonctionnement de tout

ouvrage se présentant sous laforme d’un recueil. Cette premièrepartie de la thèse a pour objectif de saisir l’objet recueil dans sa nature, dans ses fonctions et dans ses effets (sémantiques, lecturaux).

La seconde partie de la thèse met à distance son objet pour en définir le possible caractère conventionnel. Il s’agit d’identifier les circonstances ou lesmodalités qui puissent expliquer la constance d’une pratiquecomme celle durecueil. Commentjustifier l’unifor­ mité relative des lectures de tels ouvrages ?(Quelrôle attribuer au recueil dans l’interpréta­

tion des genres brefs qu’il implique ?; Quelle incidence l’identification d’une poétique transversalepeut-elleavoir sur le statutdu recueil? Ces interrogations trouvent uneréponse

dans la vérificationd’une dernière hypothèse, celle de la généricité du recueil. C’est dans

cette perspective qu’on peut affirmer que le caractère générique du recueil joue un rôle

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étant régie par sadimension générique.Cettemémoire du genre, dont l’horizon d’attentedu lecteur constitue une trace manifeste, perpétueune image du recueil(dans son allure et son fonctionnement) réactivée par l’auteur (au moment de la création d’un ouvrage) et par le

lecteur (au momentde sa réception).

Une telle exploration de la dimension générique du recueil se fait ici en deux étapes. Le quatrième chapitre évalue la place dévolue au recueil dans les théories génériques

récentes. En traversant systèmes et propositions renouvelées de saisie des catégories génériques, nous parvenons à identifier des perspectives nouvelles, différentes mais

complémentaires, permettant de reconnaître un statut générique aurecueil. Cette première

incursion en théorie des genres nous conduit à convoquer une notion plus spécifique, celle

de la généricité. Elle fait l’objet du cinquième et dernier chapitre, qui porte sur le fonc­ tionnement générique durecueil. La pratique du recueil, qui ne constituepasune catégorie

forte dans l’histoire de la littérature, possède néanmoins des caractéristiques qui la

rapprochentdu genre. Quelle dimension du recueil justifie une telle hypothèse ? Comment définir cette notion de généricitépar opposition au genre ? Le recueil semble constituer un

exemple révélateur de l’utilité de cette notion, tout comme il la problématisé : différents types de généricité doivent être identifiés, parmi lesquels les généricités textuelle, transver­ saleet lecturale paraissent rendre avec rigueur un portrait dufonctionnement générique du

recueil.

Ce parcours allant de la poétique du recueil àsa généricité permet de renouveler le

discours critique sur cette pratique, alors même qu’il insiste sur les modalités concrètes de l’interprétation individuelle des ouvrages. C’est au confluent des facettes de cette tension

que se situe ma démonstration, tentée par le général et le particulier, et fondée sur leur dialectique incessante.

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La problématique du recueil

Saisir l’objet

La compréhension du fait littéraire et de ses pratiques repose sans nul doute sur un

mouvement deréconciliation, celui rapprochant sa saisie par un lecteur et son abord par un

discours théorique. Lapratique de lecture, d’une part, constitue un réservoir important de souvenirs, d’observations et de commentaires qui participent, de concert avec d’autres

utilisations du langage, àforgerune consciencecritique de la littérature, à développer un sens commun (tel que leconçoit, parexemple, Antoine Compagnon dans sonDémon de la théorie ([1998] 2001)). C’est ce qui permettra au lecteur, dans plusieurs circonstances, de

porter un jugement sur les pratiques qu’il traverse, de comprendre que tel et tel ouvrage sont porteurs de sens dans la mesure où ils emploient des procédés similaires enjoignant une construction sémantique spécifique. Cette pratique, dans sa forme développée et arti­ culée, détermine ainsi chez le lecteur un horizon d’attente (Jauss, [1978] 1996), qui

systématise les épisodes de lecture en fonction des épisodes antérieurs, et lui donne les

moyens de comprendre, de façon intuitive, comment se décodent et s’organisent les

pratiques littéraires.

L’ensemble du discours théoriqueet desconventionslittéraires, d’autre part, offre un

bagage d’abstractions et dejustifications pour saisirles singularités des ouvrages et pour expliquer les mouvances observables dans l’histoire de lalittérature. Cette perspectiveplus scientifique apporte un support théorique permettant d’éclairer desouvrages qui paraissent autrement singuliers et étrangers à leurpériode ; des considérations historiques appuient une reconstitution du contexte de production ; des propositions générales tentent de sérier des phénomènes bigarrés. Au savoir intuitif s’oppose ainsi une somme de connaissances et de schémas ; à la lecture s’ajoutentl’abstractionetla science.

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Il ne faudrait toutefois pas placer ces deux modes de compréhension en ferme

opposition ; en réalité, ils s’interpénétrent volontiers. Les conventions littéraires sont souventintérioriséespar le lecteur ordinaire, qui les intègre à ses connaissances de terrain, à son horizon d’attente, de la même façon que certains points de théorie passent dans le

s

bagagecommun (le « narrateur-Dieu » oulanotion de paratexte, par exemple). A l’inverse, les pratiques de lecturesont toujours à l’origine des théorisations dufaitlittéraire, ce détour par la science se justifiant par un écueil dans l’interprétation d’unouvrageou dans la saisie du rapport de celui-ci avec la production contemporaine— ce qui peutinciter à identifier

des lois générales dont cet ouvrage serait le produit1 ou dont il constituerait une

transgression. Notre appréhension générale de la littérature apparaît bien reposer sur la

réconciliation (plus ou moins heureuse, selon les cas) de la lecture ordinaire, de ses

intuitions, etde la théorie. De façon spécifique, ladéfinition des objets littéraires—genres,

mouvements, formes diverses, notions telles l’auteur etl’œuvre— croise ces deux modes de compréhension, hésitant dans la part à attribuer à chacun : la définition de la poésie

pourra relever d’une intuition de lecture générale, alors que celle du sonnet exigera une descriptionautrementplus méthodique.

C’estlà la définitionquedonneTodorov de la poétique, par opposition àl’interprétation (1968: 15-21). L’objet « recueil », dans cette perspective, semble bien se situer au confluent de la

délimitation intuitive et de la théorisation. D’emblée reconnuepar le lecteur, qui aura en

tête l’image d’un recueil de poèmes, d’essais ou de nouvelles et de l’architecture interne qu’il suppose, cette forme pourra par ailleurs être définie objectivement comme un procédé

éditorial visant à rassembler des textes trop brefs pourcouvrir à eux seuls les pages d’un livre. Cependant, ces deux modes d’appréhension restent souvent bloqués à cette étape,

l’objet ne pouvant être saisi de façon plus précise ou articulée. L’évidence du recueil dans

le paysagelittéraire a curieusement nui àsa reconnaissance : tenupour acquis, remplissant

bien son rôle, il n’a guère suscité d’intérêt. Pourtant, aumoment de le définir, de le situer

au sein des pratiques d’écriture, le lecteur ordinaire reste muet ou se perd en généralités, alors que lediscourslittérairetant historique que théorique ne le désignepas comme tel.

Surle mode intuitif, toute tentative de définition soulève àcoup sûr un malaise — on parlera volontiers du genre des textes rassemblés, mais encore —, sinon provoque un raz-de-marée de synonymes ou de formes connexes : l’anthologie, la série, le cycle, les mélanges, l’ouvrage collectif... Ou encore, l’objet pouvant être jugé trop évident, il est

cerné par un ensemble de concepts à la mode : hier le fragmentaire, aujourd’hui lamixité postmodeme et l’hétérogène. Non pas que ces perspectives soientfausses : elles illustrent

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bien certaines parentés ou l’inscription d’une pratique dans un courant culturel. Leur inconvénient réside plutôt dans la substitution que ces concepts opèrent : en s’élevant au statut de critères définitoires, ilsparalysent tout effort de délimitation simple et engendrent une confusion des variables impliquées (historiques, textuelles, pragmatiques...).

La combinaison des modes intuitif et scientifique dansla définition du recueil nous

inciteà redouter la contamination du discoursthéorique parces effets de mode. La crainte

est fondée, d’autant que la critique littéraire n’occupe pas ce terrain — ce qui leur laisse

une marge de manœuvre. En effet, la pratique du recueil apparaît inexistante dans le

panorama commun des formeset des genres de la littérature. Elleest généralement escamo­

tée: le recueil n’est pasreconnu comme tel. Aumieux est-il assimilé aux genres brefs qui l’utilisent, à leurpoétique en fait, ce qui au demeurant s’avère moins répréhensible que le

pur déni. Ainsi relégué aux dernières pages des ouvragessur lanouvelle ou,plus rarement,

l’essai2, le recueil connaît une maigre fortune : cette variablepeu convoquéedes études sur

les genres brefs fait parfois l’objet d’analyses de cas, mais où les généralisations sont

rétives et relativement restreintes. L’histoire littéraire lui faitpeu de place dans son survol des ouvrages publiés ; sa seule occurrence tient à la place de certaines œuvres sous cette

forme dans le canon, des Essais de Montaigne et des Nouvelles exemplaires de Cervantès

aux Fleursdu mal de Baudelaire et au Grand recueil de Ponge. La tradition analytique de

ces recueils canoniques a grandement contribué à la mise en place de certaines bases en poétiquedu recueil ; cependant, le constat reste marginal et très récent. Le statut d’unetelle

forme demeure rarementquestionné, et ses propriétés peu définies. La valeur attribuée à

l’architecture textuelle selon les époques et les littératures, les effets de sens liés à des

procédés unifiants,le rapport entre la fortune littéraire decertainsécrivains et la publication en recueil de leurs œuvres... : ces volets possibles d’une poétique recueillistique restent négligés. Cettemise à l’écart demeure d’autant plus mystérieusequ’elle porte sur un objet fort commun, connu detoutlecteur et facilementidentifiable. Envertu de cette observation,

nous sommes amené àpostuler l’inscription durecueil dans l’horizon d’attente moyen des

2 Dans sonLire la nouvelle, Daniel Grojnowski structureson propos en deux grandes sections: « Qu’est-cela nouvelle ? »et « Poétique de la nouvelle » ; le recueil obtient uneattention infinitésimale, dans la sous-section« Usages delanouvelle », où laconfusion de la nouvelle etdu genrevoisinde lachronique conduit l’auteuràparler de lamise en recueil destextes, letemps detrois courtsparagraphes.(1993 : 62-63) Dans leur ouvrage de synthèse surl’essai, Glaudes et Louette n’abordent en aucun temps cette question. La seule mention de la forme colligée, outre l’étude convenue des Essais de Montaigne, s’inscrit dans uneréflexionsurlacontestationdelafrontière qui délimitelanotiond’œuvre : «Retenir le genre de l’Essai, voilà qui peut d’abord permettre d’assigner une place ou un nom à des recueils de morceaux, faussesœuvres enunsens » (1999 : 113). Le recueil est présentécommelatentationd’auteurs qui voudraientélaborer une Œuvre à partir de textesdivers ; il n’apparaîtdoncpascomme une caractéris­ tiquedu genre.Au contraire, cette manœuvre constitue une voie secondairepour accéder àlalégitimité. La positionsoutenue,implicitement, estévidemment celle de lavaleurdu seul Essai monolithique.

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lecteurs, puisqu’il ne suscite aucune difficulté de lecture (malgréles redondances théma­

tiques fortes ou les retours de personnages — qui agacentles théoriciens mais qui consti­

tuent plutôt aux yeux du lecteur ordinaire des agents unifiants —, malgréles contradictions

internes ou les ambiguïtés énonciatives)3.

3 La questionde l’horizond’attente sera abordéeaucinquième chapitre.

4 « Composite material, also called composite : a solid material that results when two or more different substances, each with its own characteristics, are combined to create a new substance whose properties are superior to those of the original components in a spécifie application. The term composite more specificallyrefersto astructural material (such asplastic) within which afibrous material (such assilicon carbide) isembedded. » (entrée«Compositematerial »,dansEncyclopœdiaBritannica ,1995 : 504).

C’est à partir de cette évidence que s’amorce cette réflexionsur le recueil. Il s’agira

ici de travailler à alimenter les deux modes d’appréhension : venir éclairer lapratique de lecture — en mettant au jour les variables qui assurentl’identification etl’interprétationdu recueil— et consolider le discoursthéorique, dans la mesure où une poétique générale du

recueil pourraêtre esquissée. Cette volonté de « saisir » l’objet demandedonc de sérier les variables et les concepts, demanière à distinguer les métaphores des pratiques mêmes et des enjeuxthéoriques.

Imagesrévélatrices

Pour parler d’un recueil, pourtenter de décrire ce qui se passe dans ce type d’ou­

vrage, de nombreux termes sont convoqués, selon les modes etlestendances. Le règne de l’hybride est appelé par l’actualisation postmodeme du composite et de V hétérogène ; la

mosaïque qui marque un retour réactive des notions lourdes de sens comme le fragment et

la composition. Malgré leur diversité, ces termes permettent généralement de caractériser

sur différents plans la dimension multiple du recueil, trait le plus saillant de cette pratique.

Même si leur utilisation apparaît souvent approximative, les uns étant assimilés aux autres, un enseignement pertinent sur le recueil se dégage de la traversée des sens attribués à ces

termes selon les contexteset les périodes. Quelques-uns deces termes sontici abordés pour

illustrer leur valeur heuristique.

Entant qu’ensemble de textes, le recueil sera parfois qualifié de composite. Ce mot,

très commun, désigne un objet « formé d’éléments très différents, souvent disparates » (Le Grand Robert). En ce sens, il rejointla notion d’éclectisme. Cette conception axée sur la

dispersion s’écartepourtant del’acception technique :en architecture, le composite étaitun des ordres romains (ilcombinait l’ioniqueet le corinthien) ; dans les sciences actuelles, le

matériau composite relève également d’une combinaison savamment étudiée, en l’occur­

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non pas pour le degré d’organisation qu’il sanctionne, mais bien pour l’ouverture qu’il manifeste. Le vocabulaire architectural postmodeme, qui l’a d’abord introduit dans la

sphère culturelle, l’utilise en effet pour caractériser les bâtiments qui regroupent « des éléments hétérogènes issus de traditions diverses, mais dont le regroupement au sein de

chaque nouvelle construction était censé témoigner de la disponibilité,à l’époque actuelle, de l’ensemble des styles possibles. » (Charles, 1989 : 386) L’affirmation est assez éton­

nante : la cohabitation des références de toutes époques, qui s’inscrit en faux contre la

pensée moderne (valorisant les formes « pures »), était pourtant fort courante dans

l’Antiquité, déjàavec l’ordre composite.

Plutôt que d’insister sur les glissements de sens et les contradictions que ceux-ci génèrent, il est préférable de retenir la seule tension autour de ce terme, tension qui se révèle fort pertinente lorsqu’elle est transposée aurecueil. Partagé entre le caractère hétéro­ clite et l’organisation des éléments, le compositetémoigne fort bien des lectures possibles durecueil : impression de départ d’un assemblage artificiel, donc supposé peu construit et non intentionnel, mais àla fois modulation de l’idée d’un simple procédé éditorial, par le repérage d’indices conduisant à lareconnaissance d’une certaineorganisation d’ensemble.

D’unepart, l’aspect composé, multiple de l’objet (qui compte plusieurs éléments) ; d’autre part, le composite comme composition : « le résultat d’un acte ou d’une série d’actes par

lesquels on réunit ou l’on ajuste ensemble différentséléments ou paramètres en vue d’édi­

fierunetotalité, au sein delaquelle chacundes éléments concourt à l’unité de l’ensemble »

(Bayer, 1989 : 386). Cette définition tensiveapparaît sûrement l’hypothèse la plus rentable pourl’étude du recueil, dans lamesure où elle tient compte de la variation des lectures et

des incertitudes liées à l’intentionnalitéd’une telle construction. La plupart des métaphores

du recueil se conforment à cette perspective par leuridentification de diverses variables agissantsurlarelation problématique entre letoutetles parties.

Alors que le composite décrit l’état de l’objet (son caractère multiple), le terme

« hétérogène », fort populaire dans les années 1990, examine le rapport entre les éléments

d’un ensemble. Plus particulièrement, il évalue la nature respective de ces éléments : « Un tout est hétérogène lorsque ses composants présentent des différences de nature et de fonction. » (Rieusset, 1989 : 1136) En plus d’être multiple, l’objet hétérogène rassemble des éléments dissemblables, ce qui compromet leur relation. Abusivement opposé à la notion de cohérence5, l’hétérogène reste plus souvent convoqué pour son évocation du

5 Cettenotion décrit eneffetuneorganisationet non pas seulementla nature deséléments impliqués : «La cohérenceest une propriété attribuée àune totalité enfonction de certaines qualités desesparties rela­ tivement àleur intégration dans latotalité. Ces qualités peuventêtre d’ordre logique (non-contradiction,

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caractère hétéroclite d’un objet ou d’un ouvrage, les enjeux d’une nature et de fonctions

variées des éléments étant peuproblématisés. Mot passe-partout, il permet de parler tout autant d’identité et deculture, de pratiques artistiquesetdecaractéristiques textuelles.

« Notre conception du monde [étant] généralement fondée surl’homogénéité (généra­

lisations, lois, régularités)» (Rieusset, 1989 : 1136), la valorisation actuelle de l’hétérogène

est liée, toutcomme pour le composite, à la subversion postmodeme, qui en fait une des principales caractéristiques de la culture contemporaine6. Permettant de « subvertir le

monolithisme des systèmes unitaires » (Paterson, 1994 : 605), l’hétérogène devient l’image-clé de la société contemporaine, métissée et foncièrement plurielle. C’est danscette acception que les chercheurs sur l’identitaire convoquent le terme. La perte des repères

culturels (en réalité, leur relativisation etleur multiplication), parallèlement à la chute des

monopoles idéologiques, marqueprofondément la société et la culture, celles-ci juxtaposant un lotde pratiques et de pensées différentes, divergentes, contradictoires. C’estdans cette

perspective quel’hétérogènepeut être utilisécomme un «concept opératoire dans l’élabo­ ration et la critique des pratiques et théories littéraires, sociales et culturelles », tel que le conçoitPierreL’Hérault (1991 : 57) et, dans lamême lignée, des chercheurs comme Janet M. Paterson, SherrySimon et Régine Robin. Synonyme à la fois de multipleet de différent, l’hétérogène est parfois galvaudé : désignant tant les variables identitaires que les marques textuelles, il est établi sans nuances comme la catégorie englobante pour la polysémie,

l’équivoque et l’hybridité (L’Hérault, 1991), pour lemétissage, lapluralité, l’indétermina­ tion etl’androgynie (Paterson, 1994) ! Les effetsde sens côtoient ainsi desnotionsvoisines de l’hétérogène ; des références à la matérialité textuelle, étonnamment, sont mises en parallèle avec des traits sociologiques ou des concepts philosophiques, comme s’ils désignaient tous des réalités équivalentes.

consistance),matériel (homogénéité),esthétique, voirerecourir à lafinalité (intégration en fonction d’un projet). » (Masson, 1989: 349)

6 «La plupart des théories consacrées au postmodernisme [...] identifient l’hétérogène comme un trait fondamental de ce mouvementculturel. » (Paterson, 1994 : 605)

7 Signalons deux usages du mixte, tous deux liés à la question du mélange générique. Irène Langlet (1998a)montre la place du mixte dans les lectures proposées du genre de l’essai.Dérivant « des études de sources et d’influences appliquéesaux textes de Montaigne et deBacon », la notion permet de mettre enévidence l’hétérogénéité des formeset des stylesen place dans cettepratique générique, ainsi jugée impure ; cette caractérisation, fortement connotée négativement, conduit Langlet à postuler qu’elle « freine la valorisation d’uneidentité générique » del’essai (p. 61). Le secondexemple est unouvragede Jean Ricardou, Le théâtre des métamorphoses (1982), qui porte la mention générique «mixte ». La notion évoque ici aussi le mélange des types de discours présents dans l’ouvrage (théorie, fiction, dialogues, illustrations...), la mixité renvoyant à l’hétérogénéité de la nature des textes rassemblés.

L’emploi du terme hétérogène dans le domaine littéraire apparaît plus circonscrit. Souvent mis en parallèle avec le mixte7 et l’hybride, l’hétérogène légitime le mélange des

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langages et des savoirs que l’on rencontre en littérature. D’abord perçu négativement,

l’hétérogène signale la tare évidente d’œuvres barbares ; il devient par la suite un trait

volontairement convoqué par les écrivains :

Ce qui est nouveau, aujourd’hui, c’est que l’hétérogénéité est acceptée, et parfois même recherchée pour elle-même, par des écrivains et des artistes. Vecteur de la modernité, la dialectiquede la ruptureetdu dépassement formel estcasséeetdès lors toutes les références,tous les emprunts, tous les retours au passé deviennent légitimes. L’éclectisme esthétique, jadis stigmatisécommedilettantisme, se pare à présent duméritedelalibération. (Collomb, 1998 : 5) Dans cette perspective, plusieurs ensembles de pratiques peuvent être désignés comme hétérogènes. Discutant des modalités d’application de la notion, Michel Collomb avance deux propositions de classification. La première, très générale, est centrée sur l’«inves­

tissement» des matériaux hétérogènes dans la constitution desobjets : « Dans la production contemporaine, cet éclectisme se manifesteprincipalement sous deux aspects : d’une part,

la simple juxtaposition des formes et des discours, affranchie detout souci de cohérence et de synthèse, telle qu’on la rencontre dans certaines réalisations architecturales

postmo-demes, et, d’autre part, l’élaboration de formes susceptibles de délivrer simultanément plusieurs messages en fonction du niveau d’expertise des publics. » (p. 5) La seconde distingue trois « figures de l’hétérogène» dans l’art et la littérature8 : le composite (« la

catégorie des œuvres qui juxtaposent des écrits relevant de stratégies discursives ou de

registres de communication différents »), le combinatoire (« s’applique à des œuvres qui s’approprient des cadres formels ou des modes d’expression hétérogènes et en font le principe de leur organisation propre »)et la notion d’entre-deux (« [regroupe] les œuvres

dans lesquelles un écrivain, pour pouvoir exprimerun vécu culturelhétérogène, entreprend

de transformer et d’élargir le matériau formel, c’est-à-dire la langue, les procédés littéraires et les genres, dont il adécidé defaireusage »)(p. 7).

Cependant, ce caractère mixte de l’ouvrage apparaît plutôt positif, Ricardou lui-même opposantle mélange, un recueil rassemblant des fragments disparates, aumixte, qui se caractérise par la ligature des fragmentsréunis (p. 279-280).

8 Ceschéma de classification reste hypothétiqueetapparaîtmêmeproblématiquepourson auteur.Collomb en a fait la propositiondansun texte programmatique en vue d’un colloque surl’hétérogène ; reprenant cetexte en ouverture des actes de ce colloque, il reconnaît que les contributions des colloquants ne s’insèrentpas dans ces catégoriessans quelques ajustements. C’est toutde même ce schéma abstrait qui est conservéici (l’expérience spécifique de ce colloque n’en démontrantpasforcément l’inexactitude).

Ces classifications apparaissent intéressantes dans leur application possible au

recueil. La tripartition des figures de l’hétérogène semble aborder la pratique du recueil

sous divers angles. L’aspect composite renvoie à une possible polygénéricité des textes rassemblés ; le combinatoire s’apparente aux architectures textuelles mises en place à

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cas défini en fonction de références culturelles et identitaires, reste applicable, bien que ne sollicitant pas spécifiquement les ressources de la forme du recueil9. Ces figures de

l’hétérogène décrivent donc de façon partielle les processus à l’œuvre dans le recueil, puisque leur insistance sur le facteur linguistique leur permet difficilement de rendre compte des dimensions formelles et structurellesdes recueils. La premièreclassification, au

demeurant, reste la plus éclairante. En effet, les deux modes d’investissement identifiés

recouvrent deux types de pratiques recueillistiques. D’une part, les recueilsdont l’assem­ blage correspond davantage à un impératif éditorial, où les textes semblent obéir à un simple principe dejuxtaposition ;d’autre part, les ouvrages travaillant la mise en réseau des textes, qu’elle soit facilementaccessible (une narrativisation de l’ensemble, par exemple) ou cryptée (des références intertextuelles renvoyant à une œuvre-source ou un même

principe formel caractérisant les textes). L’hétérogène apparaît donc,dans ce modèle, une grille de lecture pertinente pour le recueil. Tenant compte de la diversitédes pratiques de composition, le terme laisse entendreque cette forme n’obéit pas à un ensemble contrai­

gnant de règles, mais plutôt qu’elle est régie de façon souple sans pour autant perdre son caractère distinctif(on reconnaît dans tous les casqu’il s’agit de recueils).Témoignant à sa façon de la tension d’abord illustrée par la notion de composite, cette classification de l’hétérogène a pour avantage d’insisternon pas sur une caractéristique abstraite du recueil

(accessible par une métaphore plus ou moins appropriée), mais bien sur l’objet, sur la

pratique même. Afin de saisir cet objet dans ses traits spécifiques, il importe de convoquer

une métaphore encore plus concrète, dont le référent pourra apporter un éclairage plus

précissur les variables déterminantes du recueil.

9 Ce qui peut se rapprocherleplus de cette catégorie est probablement le recueil denouvelles Les aurores montréales (1996),deMoniqueProulx,où lemulticulturalisme dela métropolequébécoiseestreprésenté par la multiplicité des textes rassemblés,certains — enitaliques, à intervalles — mettant enscènedes confrontationsentredes Québécois «de souche » et une descommunautés culturelles.

10 « [...] unde ces mots qui répondent à tout, qui résument tout,vous sauvent d’une discussion et sont commune monnaie aveclaquelle on paie argent comptant » (Honoré de Balzac, cité par Dallenbach, 2001 : 168).

Incarnant depuis des millénairesl’idéed’un tout formé à partir de plusieurs éléments, la mosaïque — le recueil des arts plastiques — est passée au fil des siècles dans le vocabulairecommun. Métaphore courante10, ellepeut qualifier tant les réalités fragmentées du monde (la Suisse comme mosaïque politique, tel événement culturel rassemblant une mosaïque de communautés culturelles...) que plus spécifiquement les formes d’assemblage en art et en littérature. Dans son étude sur le sujet, Lucien Dallenbach (2001) associe la

mosaïque — comme métaphore,comme modèle abstrait —au puzzle, au kaléidoscope, au

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d’abord, d’être plus descriptifs que fonctionnels, etde thématiser lacomposition, puisqu’ils offrent simultanément à la vue la totalité de leurs pièces juxtaposées. » (p. 54) Dès cette

première tentative de définition, la mosaïque s’avère un proche voisin du recueil, celui-ci —plus fortement Thématique que thématique11, et évidemment descriptifaupremier abord — participant tout aussibien de cet étalage de la composition. Caractérisée par Dâllenbach

selon diversesapproches(modélisationabstraite, parcourshistorique,analysecomparative), ellerévèlecertaines constantes. La principale consiste en la relation tensivequiexiste entre

letout et les parties :

11 Qualificatifs associés par Genette (1987) aux deuxtypes possibles de titres: thématiques quand ils évoquent le contenu,Thématiquesquand ils réfèrent à laformedudiscours (principalement à sonapparte­ nance générique).

12 Cette gestion estfonction directe des emplois (littéral oumétaphorique) du terme, comme le signale Dallenbach : « En d’autres termes : ce qui distingue la mosaïque au sens proprede la mosaïque au sens figuré,c’estque l’une met l’accent sur lepremier pôle [unité de l’ensemble], alors que l’autre exaltele second [discontinuité des composants], et que cette emphatisation contrastive serépète en abyme au niveau dusecondpôle,puisque, dans le premier cas, c’estl’homogénéitédesconstituants (plus oumoins) discontinus qui prime, tandis que,dans le second,c’estleurhétérogénéité. » (p. 40-41)

Si l’onaccepte en effetdeconsidérer quele signifiantmosaïque désigne un « tout en morceaux », un objet à facettes, ou encore un montage de pièces détachées, on admet par làmême qu’une mosaïque, structurellement, comportedeux pôlesentension:

a) celuide l’unité de l’ensemble,

b)celui de ladiscontinuitédeses composants : cubes, tessèresoutesselles (ou de leurséquivalents iconiques etverbaux),

etque par conséquent toutemosaïqueconstitue une formationdecompromis singularisée à chaque fois par la manièredontellegèresonopposition interne12, (p. 40)

Ainsiperçue, l’idée demosaïquene peut se réduire à la simple accumulation de fragments ;

à une poétique fragmentaire commeclé de lecture de Fobjet-mosaïque s’ajoute nécessaire­

ment une poétique de la composition, plus précisément une poétique de la totalisation.

L’objectifde créer unereprésentation picturale (figurative ou non) guide la réalisationde la mosaïque et suppose desoumettre les fragments àl’impératifdu toutà achever. Cependant,

malgrécet impératif, la poétique de totalisation ne se substitue pas à celle dufragment, qui la précède et la sous-tend: l’ensemble ne restera toujours qu’un collage de fragments. Ce chevauchement des poétiques explique bien qu’il puisse y avoirtension, leurs paramètres

s’entrechoquant avec plusou moins de force. Cette explicitation dela dimensiontotalisante

de la mosaïque offre un éclairagefort intéressant pour lerecueil. Malgré que soit souvent évoquée la tension entre les textes rassemblés et le livre qu’ils constituent, le recueil ne reste généralement abordé que par la seule voie des textes brefs. On convoquera les procédés et variables propres à l’essai ou à la poésie pour justifier tel arrangement des textes ; la dimension narrative de la nouvelle cautionnera la mise en place d’une trame

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diégétique traversant tous les textes d’unrecueil. Cette extension des traits génériques des textes vers le recueil apparaît toutefoisabusive dans plusieurs cas, les propriétés identifiées n’étantpas strictement associéesaux poétiques des genres brefs, maiscaractérisant plutôt la forme du recueil. Aussi faut-il envisager qu’aux problématiques spécifiques des genres brefs s’accolerait celle du recueil, s’accolerait une poétique d’ensemble similaire à la

poétique de totalisation cernée pour lamosaïque. De la même façon que, dans lamosaïque,

la poétique fragmentaire s’ajuste à des degrés divers en fonction de la poétique de totalisation13, la poétique des genres brefs, dans le recueil, se voit adaptée, modulée, voire

parfois contredite par le fonctionnement général durecueil.

13 Sil’onentendlefragmentdans le sens exposéparMarc Escola (1996) —nonpas un texte défini par son incomplétude sémantique, mais plutôt coupé de son contexte énonciatifd’origine,autrement dit marqué par une énonciation qui demeureproblématique —, l’intégrationde tels fragments en un ensemble qui forme unemosaïqueassureunnouveaucontexteénonciatif enfonctionduquelsont réinterprétés les frag­ ments. Par le faitmême, le critère définitoiredufragment est réajustépar lapoétique de totalisation, son énonciation a priori problématique devenantalorspartiellement problématique, puisqu’unmodede lec­ ture dufragment—alors qu’il participe d’unetotalité— l’inscritdansuncontexteénonciatif biendéfini.

La tension mise au jour dans la mosaïque, qui oppose l’unité de l’ensemble et la discontinuité des éléments, est fonction d’un ensemble de facteurs : selon les types de mosaïques, la nature des fragments, les images représentées, un des deux pôles sera

favorisé et s’imposera au détriment de l’autre. Cet ajustement de la tension repose également surd’autres variables, notamment des effets de mode et des postures esthétiques.

Dallenbach expose bien dans ses chapitres IV et V le parcours suivi par les notions d’unité

et de discontinuité, etsurtout la valeurattribuée à chacune aufil dessiècles. Ce parcours du désirable et de l’indésirable, qui commence évidemment par l’aspiration à l’unité et le dédain du discontinu (à la distinct™ il faut joindre la compositio (p. 76)), voit peu à peu

surgir des mesuresd’accommodement: parmi celles-ci, lemultipleestlégitimé s’ilrespecte

le modèle organique (en place dès la Renaissance italienne et présent jusqu’au XIXe siècle : Goethe l’exprimefort bien (p.44)). En relation mimétique avec l’être vivant, avec la plante, l’œuvre d’art marquée par ladiscontinuité favorise ainsi le pôle unitaire, puisque

la discontinuité, présente certes, est soumise aux contraintes de la composition. Au XIXe siècle, la mosaïque en vient à s’imposer aux Modernes, dans la mesure où elle respecte

certaines conditions : l’incomplétude érigée en principe esthétique, la nécessité des blancs, des vides (mettre l’accent sur le fragment plutôt que sur le liant) et l’équivalence hiérarchique entre les fragments, un idéal démocratiquequi se matérialise par l’absence de

pièces plus significatives, plus importantes que d’autres (p. 123-127). Investie esthétique­

ment, la mosaïque doit viser le « pur éclat dufragment» (p. 128), l’unité de composition,

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à témoigner du caractère fragmenté du mondemoderne. Cette perspective historique laisse bien voir que la caution apportée par le postmodemisme aucomposite età l’hétérogènene

fait que répéter une position moderniste (en disant s’en démarquer), position qui s’est im­ posée au XIXe siècle.La présencefortedu recueil au courant de ce siècle (comme ouvrage d’un seul auteur, notamment en poésie) semble s’inscrire dans cette étape de valorisation du discontinu, qui se poursuivra, àquelques variations près,jusqu’à aujourd’hui.

La mosaïque,terme polyvalent convoqué pour décrireplusieurs réalitésartistiqueset

sociales, est en revanche victime de ses qualités. Couvrant un trop large domaine, elle finit

par toutdésigner et ne plus rien spécifier. À l’instar del’hétérogène, la métaphore de la mo­

saïque se dilue dans ses nombreux usages possibles : du multiculturalisme aux ensembles

deservices offerts par une compagnie, elle équivaut très vite à la simple idée de multiplicité (avec ou sans coordination). Et lorsqu’on tente de la restreindre à un champ donné, la littératureparexemple, le résultat n’est guère plus probant. Pourjustifier son hypothèseque les écrivains ont utiliséla mosaïque avantlespeintres,Dallenbach affirme :

En juger autrement ne revient-il pas à occulter des genreslittéraires tels que le romanparlettres, la compilation médiévale, les recueils decentons, la satire ménippée chère à Bakhtine, qui voit en elle l’ancêtredu grand romanpolyphonique —sansoublier les recueils de texteslittérairesdivers et autres mélanges qui font florès tout au long du XIXe siècle et qui, précisément, s’intitulent Mosaïque 1A faire bonmarché de l’Encyclopédie comme modèle du livre-réseau, à multiples entrées ? Aoublier Le Livre et le modèle du livre qui sont au fondement de notre civilisation, puisque la Bible chrétienne, « ce livre, oùsont contenus tant de livres », est, elle aussi, une mosaïque ?... (p. 101-102)

Cette liste, qui rassemble les recueils, les textes hétérogènes du point de vue discursif et Y Encyclopédie comme proto-hypertexte, illustrebien le danger, à toutle moins laproducti­

vitérestreinte d’une transposition trop enthousiaste du modèle abstrait de la mosaïque. Le peu de considération accordé à la nature des éléments rassemblés (autonomes comme les

textes d’un recueil ou entièrement fonduscommeles discours d’unromanpolyphoniqueou

lespersonnages de La comédie humaine étudiée par Dallenbach) laisseperplexe, tant cette

variable apparaîtfondamentale14. Toutefois, le parallèle établi avec le livre reste fort utile, car il rappelleque les enjeux de toute production textuelle sontintimementliés aux formes totalisantes: l’adéquationentrele texte et le livre, relationla plus fréquente, confirmenotre

conception du livre. Parcontre, des formes mosaïquées comme lerecueilreposent sur une tension, celle que produisent les parties rassemblées confrontées au spectre de latotalisa­ 14 Parallèle d’un autre ordre qui montre le décalage entre le modèle de la mosaïque et le recueil : les tesselles sont souvent sémantiquement pauvres (nereprésentant rien en elles-mêmes,n’étant souventque le support d’une couleur ou d’un motif), alors que les textes d’un recueil sont chargés d’un sens plus définietpluscomplexe.

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tion et à ses contraintes. C’est dans ce parallèle avec le livre, et par l’étude de ses modalités

de lecture spécifiques, que s’articulent les premières bases d’une problématique du recueil.

Composite, hétérogène, mosaïque. Cestermes, participantd’une isotopiedu multiple, confirment sousdivers visages la dimension marginale du recueil : modulant la coïncidence

conventionnelle entre texte et livre, le recueil bouleverse les usages de la communication

écrite. Même si la cohabitation textuelle est aussi vieille que la littérature (plusieurs des livres sacrés des principales religions se présentent sous forme de recueils, comme le

rappelle Dallenbach), la convention du livre s’est depuis quelques siècles fortement cristallisée : l’Œuvre — complète,formant un tout— couvre toutes les pages d’unlivre, ni plus ni moins. Refuser de s’y soumettre, par lapratique de genres brefs notamment, c’est

risquer de perdre les avantages du médium : facilité de diffusion, accès à la légitimité. Adapter la convention du livre (dans son acception forte d’ensemble unitaire), par la

cooptation de plusieurs textes, de plusieurs œuvres, apparaît un acte périlleux, en ce que l’idée de livre est alors blessée (pourreprendre la formule de Barthes). Cette panoplie de termes en témoigne bien, étant tous plus ou moins connotés négativement (jusqu’à ce qu’un

effet demode les réhabilite temporairement, comme le signale Dallenbach). Ils n’affirment

pas une plus-value accordée au livre ; au contraire, comme témoins du rejet de son régime unitaire, ils offrent plutôt une forme de compensation à la légitimité entachée. Ainsi, à ces marques de multiplicité sera souvent associée l’idée de composition, celle-ci venant proposerunordre minimal des textes etcertifier une aspiration à la totalité à laquelle il est

malvenu, dans toute production livresque, dene pas tendre. La valorisation de la fragmen­

tation (parune revendication de l’esthétique du multiple, parexemple) constitue certesune position qui se place en porte-à-faux par rapport à ce courant dominant ; elle reste cependantprofondément marquée parlaconvention du livre, à laquelle la fragmentation se rattache a contrario.

L’intérêt de ces métaphores réside dans ce qu’ellesnous apprennent du recueil. Ces

images centrées sur un trait spécifiqueéclairent l’axe qui les associe au recueil et qui relie entre elles les diversespratiquesconnexes du recueil (comme l’anthologie et la série). Elles constituent autant de façons d’aborder la question de lapluralité à l’intérieurdes produc­ tions discursives. Il ne s’agit pasd’examiner les différentes strates discursives investies par

la pluralité (narration, énonciation, formes discursives, idéologies...), ce dont peuvent également s’acquitterles métaphores considérées plushaut. Cette étude se centreplutôt sur la question de la pluralité textuelle au sein d’une œuvre. Aussi diverses soient-elles, les métaphores du multiple nous renseignent sur les modalités associatives liant plusieurs unités ; elles apparaissent fort utiles pour décrire les relations (plus ou moins construites)

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entre des élémentsd’autonomie variable fédérés en des ensembles plus larges. Cependant, au-delà de la caractérisation comparative que ces concepts et images permettent, il reste à considérer de façon appliquée comment s’articule et s’organiseune œuvre multiple dans sa textualité, objet qui pose une série de problèmes dont il faut débattre en fonction d’une

pratiquediscursive spécifique. Pratiques polytextuelles

Cette pratique du recueil peut d’emblée se définirenfonction de son acceptioncom­

mune et des éclairages apportés par les trois métaphores explorées plus haut : un ouvrage rassemblant plusieurs textes, marquépar la fragmentation, la multiplicité, la composition.

Une telle conception du recueil appelle à l’esprit un ensemble de pratiques connexes qui, dans leur matérialité,proposent également des variations à partir de l’idée conventionnelle

du livre unitaire — pensons notamment à l’anthologie, aux mélanges et aux ouvrages

collectifs, aux omnibus15 etaux œuvres complètes, et, parextension, à la revue, lasérie, le cycle et le feuilleton. Toutes ces pratiques, malgré la diversité de leur présentation maté­

rielle et de leurpropos, se distinguentdes productions livresques conventionnelles par une

caractéristique qu’elles partagenttoutes : elles sont composées detextesdont la longueur ne correspond pas au format habituel du livre16. Selon la terminologie simple mais efficace

établie par Bruno Monfort (1992), Vunité textuelle n’équivaut pas dans tous ces cas à

Y unité depublication. Les poèmes, nouvelles ouessais, dans leur brièveté, ne sont pas des

unités suffisamment « amples» pour couvrir l’espace d’un livre. À l’inverse, La comédie humaine et les feuilletons dépassent largement la surface qui leur est attribuée (livre ou colonne de journal) ; l’unité textuelle, ici, excède de façon marquée l’unité de publication disponible. Lorsqu’onconsidère un roman, larelation entrecesunités n’est jamais problé­ matisée, le format du livre étant toujours confondu avec l’œuvrepubliée (sauf de très rares exceptions). Cependant, le rapport entre texte et support de publication est exacerbé dans

ces pratiques, que l’on peutsimplement désigner commepolytextuelles.

15 Pratique plus courante dans le monde anglo-saxon, l’omnibus est la reprise en un seul volume de plusieurs ouvrages d’un même auteur, souvent en format de poche («abook containingreprints of a number ofworks»,Merriam Webster’s). Dans l’univers éditorial francophone, voir notamment la collection «Bouquins » chezRobertLaffontet « Thésaurus » chezActessud.

16 Ou, plus être plus précis (considérant les cas de l’omnibus et des œuvres complètes) : ces ouvrages rassemblentdes textesdont la matérialité ne se confond pas avec le supportde publication—dans cette édition particulière(les romansrassemblésdans unomnibus ont souvent été publiés auparavant, alors que leur matérialité se confondaiteffectivementavec le formatconventionneldu livre).

Lerecueil et ses formes connexes, qui ont en commun ce trait de la polytextualité,

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