Conférence internationale sur le Kosovo Ljubljana 1920 juin 2006 Centre francoautrichien pour le rapprochement en Europe Institut français des relations internationales
Instabilité balkanique ou instabilité européenne ?
L'intégration économique (balkanique et européenne) confrontée aux droits nationaux et sociaux… Catherine SAMARY (*) catherine.samary@dauphine.frDeux principales sources d’insatisfaction rongeaient l’ancien système titiste et la fédération yougoslave :
d’une part, la complexité des droits (et opacité des mécanismes) délimitant qui était « nation » (Narod), acteur de base ayant établi la fédération, habilité à la transformer – jusqu’à la possibilité de le quitter (droit d’autodétermination). Les ambiguïtés de la Constitution de 1974 sur le Kosovo condensaient cet enjeu, avec, en arrièreplan l’inégalité de statut entre peuples slaves constituant de l’anciennes fédération et dotées du droit d’autodétermination et les Albanais de Yougoslavie non reconnus comme « peuple » ;
mais la même complexité et opacité se retrouvait quant aux acteurs de base (autogestionnaires) dotés des droits de propriété et de gestion des ressources issues du patrimoine et du travail.
Le monopole politique (sous des formes évolutives) du parti unique « résolvait », si l’on peut dire, en partie cette complexité
des Balkans résultent d’orientations mises en œuvre par la diplomatie et les institutions européennes et internationales face à la crise du système et de la fédération yougoslave titiste : d’une part, un traitement incohérent des droits nationaux, obéissant à une realpolitik évolutive tout en imposant de fait des textes constitutionnels dans les (semi) protectorats qui tendent à se généraliser ; parallèlement ou dans le cadre de ces constructions un démantèlement généralisé des politiques de cohésion sociale.
Alors qu’ils sont supposés en transition vers un tel modèle source de mieuxêtre pour les populations, les Balkans de l’Ouest, comme l’ensemble des Pays d’Europe centrale et orientale (PECO) sont au contraire devenus des points d’appuis pour le démantèlement généralisé des protections sociales, à l’Est comme à l’Ouest de l’Europe. Ils sont le révélateur de ce vers quoi tend la construction européenne, de ses propres fragilités.
La montée de courants recherchant une légitimation populaire sur des bases nationalistes exclusives et xénophobes ne pourra être contrée par le faux universalisme d’un marché sans frontière appuyé en fait sur des relations de dominations et institutions européennes et internationales qui seront de plus en plus perçues – donc rejetées comme néocoloniales : quel que soit le bien fondé des mesures préconisées, les modifications et choix imposés de l’extérieur sont contreproductifs et déstabilisateurs.
(*)Maître de conférence en économie à l’université de Paris Dauphine, Chercheure à l’IRISES (Institut de recherche interdisciplinaire en sociologie, économie, science politique) de Paris Dauphine, CNRS ; associée à l’Institut d’études européennes – IEE de l’université Paris 8
Depuis la fin de la guerre de l’OTAN (marsjuin 1999) mettant en place un protectorat de l’ONU au Kosovo, l’Union européenne (UE) tend à combiner – voire à substituer une approche régionale des « Balkans de l’Ouest » au traitement au cas par cas des pays issus de l’éclatement de l’ancienne fédération yougoslave. Les promesses formulées lors du Conseil de Thessalonique en 2003 et le choix d’ouverture des négociations d’adhésion ou de préadhésion avec l’ensemble des pays de cet espace, prennent en compte le caractère imbriqué des questions socioéconomiques, politiques, nationales des Balkans. Ils indiquent aussi la crainte d’effets de domino produits par des décisions particulières – par exemple l’effet d’une éventuelle indépendance du Kosovo sur la FYROM1 (Macédoine) ou sur la Bosnie
Herzégovine (BH). C’est principalement pour contrer ces risques qu’est mise en avant une intégration euroatlantique des Balkans. Mais celleci risque de rester purement « militaire ». Elle est fragilisée par la façon de traiter les questions socioéconomiques et nationales, elles mêmes profondément imbriquées et condensées dans la redéfinition des Etats : La mise en place d’une « économie de marché » a été présentée comme but de la « transition » et indicateur de la rupture avec les anciens systèmes se réclamant du socialisme. Cette formule vague recouvrait en vérité des préceptes dogmatiques présentés comme évidents, voire scientifiques, alors qu’ils relevaient du seul « consensus (néolibéral) de Washington » imposé par les institutions financières de la mondialisation depuis le début des années 1980. Leur contenu a conditionné l’octroi de crédits, forme principale de ce qui fut souvent appelé « aide » ; mais les mêmes critères touchant aux transformations structurelles des sociétés, ont conditionné les négociations de candidature à l’UE ou la gestion des protectorats… Ainsi, quant au Kosovo, dans un article de Koha Ditore2 les « standards
économiques » de l’administrateur Steiner étaient bien résumés : « Du point de vue économique selon les documents officiels – l’objectif est de jeter les bases d’institutions et de législations saines et appropriées, nécessaires à l’essor d’une économie de marché ». De telles bases « saines et appropriées » étaientelles inspirées par les réussites en terme d’Indicateurs de développement humain (IDH) des pays du Nord de l’Europe ? S’agissaitil au moins d’un éventail possible d’institutions utilisant le marché en le soumettant aux choix 1 Former Yugoslav Republic of Macedonia – FYROM, appellation retenue provisoirement par l’ONU compte tenu des protestations de la Grèce sur l’usage du nom Macédoine. 2 Cf Koha Ditore, « Kosovo : les standards économiques élastiques de l’administrateur Steiner » traduit pour Courrier des Balkans le 29 janvier 2003
des so ciétés et décideurs locaux en fonction de priorités démocratiquement établies ? Non point. La règle devait être, nous précisait Koha Ditore, « un budget gouvernemental équilibré et la privatisation des entreprises publiques ». Fautil rappeler avec Jacques Sapir3 qui a
suivi de près les effets aberrants de ces politiques dans la Russie de Eltsine, aux antipodes des politiques dirigistes de reconstruction menées en Europe après la Seconde guerre mondiale – l’absence de quelconque « preuves scientifiques » et expérimentales et donc l’absence de consensus entre économistes sur le bien fondé de tels préceptes. Ces préceptes mettent de fait, paradoxalement (pour des orientations libérales), l’Etat au cœur des enjeux de la stabilisation. Car l’Etat est au croisement des questions nationales et sociales : quel Etat définit les règles, protège et bénéficie des privatisations ? Sur quel territoire ? Quels droits politiques et sociaux des diverses communautés nationales locales donc quelle citoyenneté ? Ce qui devient concrètement, selon sa langue, sa religion, son origine, quels droits à l’éducation, à la terre, à la promotion dans les appareils publics ? Il faut donc confronter comment les deux ensembles de données nationales et sociales ont fragilisées l’ancienne fédération – et fragilisent la nouvelle construction balkanique et européenne. L’héritage titiste : citoyenneté, droits nationaux et droits sociaux A) Les droits nationaux : forces et fragilités.
1 La citoyenneté (droits et devoirs civils, liés à l’ensemble du territoire géré par l’Etat commun) était distinguée de la notion de « peuples » ou (« nation » au sens ethnico national), subjective et historique. On était citoyen yougoslave, avec six peuples (serbe, croate, slovène, macédonien, monténégrin et depuis les années 1960, Musulman bosniaque) L’ensemble des deux approches (citoyenneté/nations), et la gestion commune du patrimoine mis en propriété sociale, devaient permettre de combiner reconnaissance de la diversité et unité de droits civils individuels et sociaux fondant l’attachement commun à l’Etat fédéral yougoslave, indépendamment de l’ethnicité. 3 Jacques Sapir, La fin de l’eurolibéralisme, Seuil 2006 et Les économistes contre la démocratie, Albin Michel 2002.
2 Les nations (ou « peuples ») étaient reconnues sur des bases historiques et subjectives (les aspirations exprimées dans les luttes passées, les résistances aux moules unificateurs ou assimilationnistes ayant été prises en compte) ; elles étaient dotées de droits indépendants de leur poids numérique : ceci se traduisait par un fonctionnement au consensus dans la chambre fédérale, ou par une présidence collégiale où chaque république ou province était représenté à part égale, avec rotation annuelle du président. Il n’y avait pas non plus de territorialité figée associée aux peuples : l’histoire des guerres et des frontières, celle des changements d’Etat et de rapports de force, avaient légué des mélanges et déplacements de population dont le résultat était l’éclatement des peuples sur plusieurs républiques. Les peuples de la Yougoslavie étaient reconnus comme tels et non pas traités comme minorités partout où ils se trouvaient, de façon indépendante de leur pourcentage. L’unification du cadre yougoslave sans frontières intérieures, et celle des droits sociaux, facilitaient les déplacements intérieurs et les possibles mélanges.
3 Mais les nouvelles nations reconnues – Macédoniens, Musulmans bosniaques4 – sans
être artificielles, reflétaient en partie des objectifs spécifiques du titisme (notamment pour consolider des frontières, du côté de la Bulgarie, ou équilibrer les nationalismes serbe et croates) ; mais ils prenaient aussi en compte des aspirations et frustrations réellement exprimées dans le passé de la première Yougoslavie ; en tout état de cause, ils faisaient désormais partie de l’héritage historique et subjectif… 4 Les sources de fragilité du système : les inégalités de statut la question albanaise… Les communautés non slaves – principalement Hongrois de Vojvodine et Albanais, au Kosovo, Macédoine, Monténégro – ayant un Etat extérieur de référence (à l’exception des Roms, communauté ethnico nationale sans Etat) n’étaient pas considérés comme les sujets de base ayant créé la Yougoslavie – ni donc dotés du droit d’autodétermination. Mais l’histoire qui avait dispersé les Serbes sur plusieurs républiques intérieures, avait aussi dispersé les Hongrois et les Albanais – la moitié étant sur le territoire yougoslave… La reconnaissance des provinces de Serbie – Vojvodine à forte minorité hongroise et Kosovo à majorité albanaise – 4 Dans les premiers recensements d’aprèsguerre, les musulmans pouvaient se déclarer Serbes, Croates ou indéterminés – et c’est ce dernier poste qu’ils cochaient ; lorsque la possibilité leur fut offerte dans les années 1960 de se dire Musulmans (avec majuscule, au sens ethnconational sécularisé), ils le firent, massivement. La religion avait été une composante de leur histoire – comme l’orthodoxie pour les Serbes et le catholicisme pour les Croates. Cela n’impliquait aucune évolution ni « obligation identitaire » figée.
n’était pas pour autant négligeable au plan constitutionnel. Et, l’aspiration à une égalité de statut va conduire le régime à modifier leurs droits.
Les Albanais de Yougoslavie5, concentrés principalement au Kosovo (80%) et en
Macédoine (25%) étaient bien plus nombreux et ethniquement spécifiés que les Monténégrins reconnus comme « peuple » distinct. Or cette inégalité de statut fut en réalité le résultat du schisme TitoStaline de 1948 : il força les communistes yougoslaves à un repli sur le projet yougoslave en conflit avec l’Albanie voisine d’Enver Hoxha qui préféra soutenir le « grand frère » soviétique – plus éloigné – que le voisin titiste. Mais « l’excommunication » des titistes par Moscou mit fin au projet de confédération balkanique 6 avec les Etats voisins qui aurait facilité le traitement égalitaire de la question albanaise, notamment au Kosovo, comme il en avait été fait la promesse durant la Seconde guerre mondiale. La répression initiale de la population albanaise du Kosovo – la seule qui se révolta contre la mise en place de la nouvelle Yougoslavie – s’accompagna aussi du centralisme de Belgrade sur la province, contentant le nationalisme serbe. Mais les tendances générales à une plus grande décentralisation et confédéralisation avec les réformes de 1965, les manifestations des Albanais du Kosovo en 1968 en faveur d’un statut de république et l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie (que la Yougoslavie et l’Albanie dénoncèrent, ouvrant une phase de rapprochement) infléchirent substantiellement les orientations sous des formes ambiguës.
En dépit de la répression des manifestants, la constitution de 1974 transforma le Kosovo en quasirépublique (avec consolidation de la majorité albanaise dans toutes les institutions de la province).
Pour éviter le statut perçu comme discriminatoire de « minorité », le titisme inventa la notion de « nationalité » (narodnost), sans droit d’autodétermination et donc distinct de « nation » (narod), mais susceptible d’avoir des droits similaires par ailleurs. Notamment celui d’une langue localement officielle et d’une université en langue albanaise qui permit un accès massif des jeunes albanais à l’enseignement supérieur. L’ensemble se fit dans le cadre de rapprochements avec l’Albanie voisine. 5 Cf. Michel Roux, Les Albanais en Yougoslavie minorité nationale, territoire et développement , Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris 1992. 6 Cf. Milovan Djilas, Conversations avec Staline , Paris Gallimard 1962. Sur les conflits surgis avec l’Albanie, cf. JeanArnault Dérens, Balkans, : la crise , Ed. Gallimard, Folio actuel, 2000 ; et sur les débats récurrents de la gauche balkanique sur la confédération balkanique, lire « The balkan socialist tradition », Revolutionary history, volume 8, n°3, Porcupine press, Socialist Platform Ldt, London.
Belgrade perdit le contrôle des programmes scolaires et universitaires – dans le cadre plus général d’une tendance à la décentralisation de gestion des universités. Les mouvements de population serbe quittant la province pour aller plutôt vers la riche Vojvodine s’accentuèrent, pour des raisons et pressions socioéconomiques et culturelles (le Kosovo était pauvre et les terres insuffisantes pour une population albanaise croissante ; les Serbes préféraient aller dans un environnement culturel serbe majoritaire en Vojvodine)…
5 – Le cadre instable des compromis titiste : dans la constitution de 1974, le Kosovo et la Vojvodine eurent les mêmes représentations et droits que les républiques dans les instances fédérales… mais elles restaient formellement provinces de Serbie (d’où leur description comme « quasirépubliques).
Cette contradiction était source de frustrations et de tensions croissantes, des deux côtés…
Les Albanais n’avaient toujours pas le même statut et pouvaient craindre – manifestement, à raison – que Belgrade pourrait remettre en cause l’ambiguïté de la « quasi république » dans un sens régressif ; à Belgrade, le bilan du titisme était perçu comme négatif pour les Serbes puisque ayant remis en cause le statut majoritaire et dominant antérieur, avec la montée d’une insécurité pour les minorités serbes…
B) Les facteurs sociopolitiques de crise :
• Les facteurs socioéconomiques et politiques endogène : l’absence de transparence et de démocratie… Le système de parti unique, même dans sa variante assouplie titiste, et en dépit des gains réels de niveau de vie et de droits, produisait bureaucratisme et répression qui sapèrent la portée et l’efficacité des droits sociaux et nationaux reconnus, croissants jusqu’à la décennie 1970. L’absence de mécanismes adéquat de décision collective démocratique bornait l’horizon des autogestionnaires aux choix locaux et de court terme ; ce qui était source de gaspillages, d’endettement et de déséquilibres macroéconomiques. Les éléments redistributifs du système avaient été atténués sous pression des républiques riches ; mais ils étaient aussi rendus inefficaces par les usages gaspilleurs et bureaucratiques de l’aide dans les républiques et provinces qui en bénéficiaient. Les écarts de revenu par habitant se creusaient finalement, en dépit des progrès d’ensemble. Et, en absence de débats pluralistes permettant de faire émerger
des causes transversales de dysfonctionnement et remettant en cause toutes les bureaucraties, les interprétations nationalistes prirent du poids, chacun attribuant à « l’autre » les causes d’inefficacité d’ensemble et se présentant comme discriminé.
Autrement dit, il y avait de réelles causes endogènes, politiques et socioéconomiques, d’insatisfaction et de crise. Mais cela ne signifiait pas qu’un Etat fédéral ou confédéral multiethnique commun était artificiel ou impossible… • Les facteurs externes de crise – la dette extérieure et la pression des créditeurs et du fond monétaire international (FMI) dans les années 1980, dans le contexte de crise d’ensemble des projets socialistes à cette époque – favorisèrent les réponses néo libérales, en Yougoslavie comme ailleurs. Mais les privatisations se heurtaient aux caractéristiques d’ensemble du système – ses droits de propriété « sociétaux » (une propriété à tout le monde et à personne) et les dimensions multinationales de la fédération et des républiques… Dans l’ultime constitution de 1974, les droits de propriété avaient acquis légalement un contenu « sociétal », par réaction à des tendances apparues précédemment. Il s’agissait d’interdire explicitement toute appropriation des droits de gestion et d’aliénation (vente, transmission) de cette propriété collective par l’Etat – à l’échelle yougoslave ou républicaine ; la constitution rejetait aussi, toute forme de propriété de groupe qui aurait autorisé une gestion et des droits de vente du patrimoine social centrés uniquement sur les collectifs d’entreprise – voire les directions d’entreprise. Mais la bureaucratisation du système de parti unique tendait à associer de plus en plus les privilèges de fonction à l’accroissement des pouvoirs républicains et provinciaux… D’où la transformation croissante des républiques et provinces en sujet de base du système – en rivalité avec les autres sujets reconnus par la constitution – travailleurs autogestionnaires et « peuples ». Parallèlement à la remise en cause des droits autogestionnaires, c’est aussi le sens ou la portée qu’avait cette notion de « peuple » ou « nation » dans le système titiste qui va être modifié dans la crise. L’étatisme « national » est au cœur du double processus.
La territorialisation ethnique des droits de propriété7 et de l’Etatnation – donc l’éclatement de la fédération sera la forme synthétique de « résolution » de ce conflit…
II – La transformation des droits nationaux et sociaux dans la transition et l’impact de la construction néolibérale de l’Europe.
1 – Les indépendances, comment ?
a) La similitude de comportement des minorités serbes et albanaises face aux nouvelles constitutions et référendum d’autodétermination
Les procédures majoritaires ne sont démocratiques que s’il existe une « appartenance » acceptée sur l’espace concerné…
Alors que les questions nationales restaient sensibles et imbriquées, les referendums pouvaient être des indications, mais les appels au boycott, s’ils étaient suivis massivement, étaient tout autant significatifs d’un problème essentiel. La commission dirigée par le juriste Badinter, mise en place par l’UE, émis des avis prudents sur la situation en Croatie et en BosnieHerzégovine. Mais elle ne fut pas écoutée. • Les Serbes avaient boycotté le referendum dans une Croatie qui leur supprimait le statut de peuple dans la nouvelle constitution au tournant de la décennie 1990. Leurs peurs furent instrumentalisées par les milices venues de Belgrade les poussant à une logique sécessionniste violente contre leurs voisins croates dans les « régions autonomes serbes » autoproclamées. Mais ce qu’ils percevaient comme une menace s’avéra réalité : au cours de l’été 1995, l’armée croate (à l’ombre des massacres de l’enclave musulmane de Srebrenica menés par les milices bosnoserbes qui captaient l’attention des média), procédait au nettoyage ethnique de plusieurs centaines de milliers de Serbes – faisant passer leur part de 12 à 5%... au su et au vu des grandes puissances et du Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie (TPIY)8. 7 J’ai spécifié les étapes des privatisations yougoslaves dans « réinsérer la Serbie dans l’analyse de la transition », Revue d’études comparatives Est/Ouest, vol.35 – marsjuin 2004, n°12, CNRS, pp. 116156. 8 Celuici inculpa les dirigeants bosnoserbes pour le massacre de Srebrenica – permettant à Slobodan Milosevic de parler à leur place à Dayton. Franjo Tudjman est mort en 2000 sans avoir été inculpé.
• De façon analogue, les Albanais du Kosovo avaient boycotté les élections et institutions imposées dans le nouveau cadre constitutionnel par la Serbie à la province ; et auto proclamèrent la République autonome du Kosovo dont ils élirent le parlement et le président Ibrahim Rugova : ils organisèrent jusqu’en 1998 de façon pacifique et séparée les institutions politiques, scolaires et sanitaires de leur communauté. Le blocage et silence constaté sur le Kosovo lors des négociations de Dayton (1995) qui consolidait le pouvoir de Belgrade conduisit à une critique de la stratégie pacifiste : l’armée de libération du Kosovo (UCK) est née de la volonté d’internationaliser le conflit par la violence – encouragée par la promesse étasunienne de bombarder Belgrade en cas de répression « excessive »…
• La constitution de 1991 en Macédoine produisit le même boycott du referendum d’indépendance de la part des Albanais
: un seul « peuple » (slavomacédonien) et sa
langue officielle était reconnue… Des mesures prises par le Président macédonien Gligorov d’association des partis albanais au pouvoir vont différer l’éclatement des violences. Pourtant, l’inégalité de statut des Albanais, et notamment de leur langue, devait les rendre – et les rendra nécessairement réceptifs à l’évolution de la situation au Kosovo… b) Du Kosovo aux accords d’Ohrid… de la BH à la Croatie et à la Serbie : quels critères « européens » sur les droits nationaux ? Il n’existe pas de « modèle » d’Etat et de traitement des questions nationales faisant règle ou consensus dans l’UE – de la France jacobine et refusant de reconnaître l’existence d’un « peuple corse » ou de signer pleinement la charte des langues minoritaires, à l’Etat espagnol et ses récentes évolutions en Catalogne, en passant par la Grèce ou l’Alemagne, il y a autant d’Etat que d’histoires et de genèses différentes des nations…
Pourtant, de façon directe dans les (quasi)protectorats (par la rédaction des constitutions ou des textes les amendant substantiellement), ou de façon plus indirecte dans la négociation des conditions d’adhésion à l’UE, les institutions européennes « font » le droit… avec quelle cohérence ? Le statut du Kosovo ressembleratil aux accords d’Ohrid de 2001, ou à la constitution de la BosnieHerzégovine issue des accords de Dayton (1995) – ellemême en renégociation ? Ou encore à la constitution de la Croatie dont le sens a été consolidé par le nettoyage ethnique massif des Serbes de Croatie au cours de l’été de cette même année ?
En BosnieHerzégovine, Dayton semblait reconnaître de façon égalitaire « trois peuples » comme le faisait la fédération titiste. Mais la définition de chaque peuple était désormais sous pression normative, et violente avec dissociation des « langues » (serbe, croate, bosniaque), obligation de décider et démontrer son « appartenance », pressions religieuses des trois côtés pour consolider des « nations » séparées. Et la constitution entérinait des entités « ethniques » découpées à l’issue de trois ans de guerre de nettoyage ethnique faisant 100 000 morts dont 70% de musulmans. La logique profonde de cette guerre a été, dans un pays dont les cartes ethniques ressemblaient avant ces guerres à une « peau de léopard », sans zones homogènes ethniquement, de territorialiser le peuple serbe et le peuple croate en construisant des Etats dans l’Etat : la Republika Srpska et l’Herceg Bosna, violemment nettoyées de ceux qui voulaient vivre en BH. L’objectif de partage ethnique de la Bosnie, fut explicitement débattu dans les rencontres entre Franjo Tudjman et Slobodan Milosevic9 au début de la décennie. A ce jour, les logiques séparatistes bosnocroates et bosno serbes restent puissantes – et s’opposent à une remise en cause de la constitution de Dayton. Les raisons et mécanismes d’une confiance et vie commune n’ont pas été créés… La constitution de la Croatie avec laquelle les négociations d’adhésion ont été ouvertes fin 2005, a, on l’a dit, supprimé toute reconnaissance du « peuple serbe » et valorisé au contraire le seul « peuple croate » au sens ethnique avec y compris droit de vote pour les Croates de Bosnie. Le statut de minorité nationale des Serbes a été « consolidé » par le fait qu’ils sont passés de 12% à quelque 5% de la population… 9Cf. la publication en mai et juin 2005 des trentesix sténogrammes sur ces rencontres par l’hebdomadaire Feral Tribune (Croatie) et le magasine Dani (Bosnie) et le commentaire d’Andrej Nikolaidis dans le mensuel Monitor (Montenegro) de juillet 2005.
Le traitement de la question albanaise en Macédoine, lors des accords d’Ohrid, tranche radicalement et ouvre une autre logique : les amendements à la constitution de 1991 ont supprimé toute référence à un peuple slavomacédonien. Ils ont affirmé qu’il n’y avait « pas de solutions territoriales aux enjeux ethniques » mais que « le caractère multiethnique de la société macédonienne devait être préservé et reflété dans la vie publique » 10 … L’auto gouvernement local était mis en avant comme l’une des bases de la solution, avec la recherche d’une décentralisation qui devait rapprocher la gestion publique de la réalité diverse des populations. On engagea un processus de redéfinition des frontières des municipalités et de réformes de la police locale qui devait s’achever l’été 2005. Des mesures devaient assurer la non discrimination, une représentation des diverses communautés dans les emplois publics, leur accès aux financements publics et leur rôle dans la nomination des juges de la Cour constitutionnelle. De même des modalités particulières étaient introduites au plan du parlement afin que les enjeux de l’autoadministration locale et les questions culturelles, soient approuvées par une majorité qualifiée des 2/3 – dont plus de la moitié doit venir « des communautés n’appartenant pas à la majorité de la population macédonienne ». L’enseignement dans les langues maternelles était assuré pour l’éducation primaire et secondaire dans tout le pays, ainsi que des principes de « discrimination positive » pour l’accès à l’université. En pratique, l’université de Tetovo en langue albanaise, soutenue par des collectes solidaires et qui avait fait l’objet de tensions majeures a pu se mettre en place. A côté de la langue slavomacédonienne, tout autre langue parlée par au moins 20% de la population est reconnue comme « officielle » avec possibilité d’usage des divers symboles identitaires.
Bref, pour éviter l’éclatement, on a recherché un rapprochement des droits vers la reconnaissance d’un Etat multinational, sans territorialisation figée et séparée des communautés, mais sans les dissoudre pour autant uniquement dans une citoyenneté imposant de fait la domination de la majorité ethnique.
Le Kosovo deviendratil quant à lui Etat des Albanais – et non celui multinational, de tous ses peuples historiques comme la Macédoine ? Si l’on impose un « pourcentage » (pourquoi 20% ?) pour être reconnu comme « peuple historique» alors on « légitime » la remise en cause du statut de « peuple » pour les Serbes de Croatie (12% de la population de la Croatie dans les années 1980), et l’objectif de Franjo Tudjman d’écarter tout risque « statistique » en rabaissant brutalement ce chiffre vers les 5%. Quelle stabilité attendton de ce type de critère ? Le peuple croate de BosnieHerzégovine (18% de la population) devraitil se sentir à son tour menacé ?
3) L’embroglio des privatisations… le syndrome du Kosovo
La question que nous avons soulevée – qui est en droit de privatiser dans les anciennes républiques et provinces de la Yougoslavie titiste – prend ici un contenu à trois dimensions : rivalité entre Belgrade, Pristina … et les puissances extérieures gérant le protectorat. Mais le protectorat ne fait que rendre plus visibles les privatisations forcées comme critères de transformation « réussie » des sociétés…
On pourrait souligner, au Kosovo comme ailleurs dans l’exYougoslavie, l’existence d’une quatrième dimension, invisible : le « propriétaire légal »… absent du tableau. Il s’agit des travailleurs autogestionnaires, populations de toutes nationalités, qui ont précisément été partout écartées de leurs droits… Cet élément est réapparu, dans les discours des adversaires de Slobodan Milosevic quand celuici était encore au pouvoir. Il s’agissait d’un provisoire paradoxe, car il était pour le moins curieux de se réclamer de droits « autogestionnaires » pour des courants prônant un libéralisme radical (d’ailleurs rapidement mis en oeuvre après octobre 2000 en Serbie) : mais quand il s’agissait de dénoncer le clientélisme mafieux des directeurs « socialistes » et de les écarter de leurs postes, les droits autogestionnaires étaient utiles… Au Kosovo aussi, on peut voir surgir la trace des anciens droits de propriété dans la contestation des privatisations réalisées de façon opaque par Belgrade dans les années 1990. On l’a vu apparaître de façon ambiguë, notamment dans un entretien avec Bahri Shabini, président de l’Union des syndicats indépendants du Kosovo (BSPK)11. Il y disait, en évoquant le
développement de l’industrie du Kosovo « la plus grande contribution a été apportée par les travailleurs du Kosovo, qu’ils soient albanais ou serbes. Les transformations de la propriété opérées pendant le régime de Milosevic sont inacceptables, autant pour les Kosovars que pour la communauté internationale »… Pour la communauté internationale ? En réalité, ces transformations de la propriété sont analogues, y compris dans leur forme étatiste et clientéliste à celles réalisées dans la plupart des Etats candidats à l’UE, dans tous les pays en « transition »… Les conflits avec Belgrade sur la propriété ont en fait été au cœur des négociations du 23 et 24 mars dernier, menées par Stephan Lehne, émissaire de l’UE, sur le statut final : « La Serbie exige l’arrêt des privatisations au Kosovo »12 titre un article de Pristina du 30 mars, soulignant que pour la constitution de l’Etat de SerbieMonténégro, le Kosovo est toujours province serbe. 11 Cf. « transition économique au Kosovo : un processus bloqué », Courrier des Balkans, 23 mai 2004. 12 C’est la traduction du titre d’un article de Arbana Xharra à Pristina, paru le 30 mars dans le supplément Economie du quotidien Koha Ditore ; cf. Balkan insight, Courrier des Balkans du 5 avril 2006.
Il est vrai que ce statut a été remis en cause à l’issue de la guerre de l’OTAN (mars juin 1999) par la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU, faisant du Kosovo une province de la Yougoslavie. Mais, d’une part, le maintien de la 3è Yougoslavie croupion n’aurait pas clarifié, ni résolu en faveur de la province, encore moins des institutions internationales, la question de savoir qui était en droit de privatiser les ressources du Kosovo ; en outre, depuis lors, l’ultime fédération yougoslave a disparu… Si le critère de la résolution 1244 (le maintien des frontières existantes) est appliqué, le Kosovo redevient province de Serbie, comme le proclame la constitution de Belgrade…
Mais le protectorat changetil le droit de propriété ? En 2002, la MINUK (administration de l’ONU au Kosovo) a autorisé l’Agence Kosovo Trust (KTA) à procéder, sous contrôle de l’UE, à des privatisations (déguisées en location des actifs publics pour une période de 99 ans…). Les ventes ont commencé depuis mai 2003 et des contrats ont déjà été signés concernant 102 entreprises (à la date du 1er mars 2006). La KTA a lancé 240 nouvelles opérations sur la base des actifs des sociétés publiques et prévoit de privatiser 90% des 500 sociétés publiques du Kosovo... C’est donc avec la KTA – l’ONU et l’UE que Belgrade est directement en conflit.
Les litiges concernent aussi la question des dettes que ces entreprises avaient contractées auprès de créditeurs internationaux quant elles étaient en « propriété sociale ». Ces dettes sont réclamées à la Serbie en tant que continuateur de la Yougoslavie (il s’agirait d’1,5 milliards de dollars…). Mais si l’UE et l’ONU estiment que Belgrade n’a plus de droit de propriété sur les entreprises en question, elles devraient, en toute logique, avant de procéder aux ventes, assurer ellesmêmes préalablement les remboursements dus…
Plusieurs millions d’euros déjà accumulés par la KTA en vertu de ces « locations » sont pour l’instant bloqués en attendant un jugement de la Cour Suprême. Mais on peut se demander qui est juge et partie ? Un tribunal spécial auprès de la Cour Suprême a en effet été mis en place par la MINUK pour traiter le cas des plaintes portées contre l’agence13… Et en juin 2003, pour réduire les risques, la MINUK a décidé que la KTA bénéficierait d’une complète immunité dans le protectorat. Elle a même demandé aux Nations Unies d’accorder aux membres de la KTA une immunité valable dans le monde entier pour toute action effectuée dans le cadre de son travail au Kosovo – ce qui lui a été refusé le 9 octobre 2003. Les représentants internationaux de la KTA craignant d’être poursuivis en justice en dehors du Kosovo ont refusé de ratifier les contrats de privatisation. Et le directeur de la KTA – Juergen Mendriki a démissionné… pour « raisons personnelles ». L’absence de garanties a dissuadé bien des investisseurs potentiels, alors que les richesses minières du Kosovo sont importantes – les ressources en matières premières sont évaluées à 13,5 milliards d’euros14. Le directeur de la Commission Indépendante des Mines et
des Minerais (ICCM), Rainer Hengstmann estime que le potentiel du Kosovo en lignite (utilisée pour l’électricité et le chauffage) est une des plus grandes réserves d‘Europe. Près d’un milliard d’euros ont déjà été investis dans des projets miniers et énergétiques … par la Banque mondiale et l’AER – agence européenne pour la reconstruction – alors même que les habitants et les usines ne bénéficient d’aucun approvisionnement régulier en énergie (les coupures d’électricité restent fréquentes…). Les carences absolues du protectorat au plan socioéconomique sont patentes, avec un taux de chômage supérieur à 50%. Pire, en avril 2006, un scandale a éclaté contre les forces armées françaises de la brigade nord de la KFOR qui ne paient pas depuis cinq ans les assurances maladies et retraites de leurs personnels civils serbes et albanais15… au prétexte que le statut de la province n’est pas réglé. 13 Cf. « privatisations au Kosovo : mais à qui appartiennent les entreprises ? », IWPR, Courrier des Balkans du 27 octobre 2003/ 14 Selon une étude de la Direction des mines et minerais du Kosovo et de la Banque mondiale. Cf. « Richesses minières : le patrimopine inexploité du Kosovo », IWPR, Courrier des Balkans du 20 mai 2005 15 Cf. Courrier des Balkans jeudi 13 avril 2006.
Le Kosovo est un symbole extrême. Mais significatif. Dans l’ensemble, les privatisations ont territorialisé ce qui était patrimoine commun des peuples yougoslaves tout en supprimant les droits sociaux de l’ancienne propriété. Les dirigeants de la Serbie ont voulu rétablir leur droit d’appropriation du Kosovo sur des bases de domination majoritaire à l’échelle de la république – sur le dos des Albanais mais, également, pardessus les droits des populations concernées, toutes nationalités confondues. Les dirigeants de la communauté albanaise du Kosovo veulentils à leur tour s’approprier le Kosovo sur des bases similaires en changeant l’échelle de la territorialisation ? Et peuventils le faire en s’appuyant sur les institutions euroatlantiques qui déterminent un « droit international » du plus fort – donc arbitraire ? La logique des droits inscrits dans les textes constitutionnels des pays concernés est le produit de la realpolitik évolutive et non de principes.
III DE LA CRISE YOUGOSLAVE À LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE
Les causes profondes de la désintégration yougoslave persistent, à savoir l’objectif d’une appropriation des territoires et des richesses sur des bases ethniques. La fiction d’un État unitaire entre la Serbie et le Monténégro a fait long feu… Elle n’avait fait que renforcer l’incertitude et les tensions à propos du statut du Kosovo et donc, aussi, des droits de propriété. Le protectorat international ajoute à cette confusion au lieu de l’atténuer. Mais la politique internationale d’instrumentalisation des conflits contre un « ennemi principal » Slobodan Milosevic – a été un jeu d’apprenti sorcier. Symbole de ce « jeu » dangereux : on a établi comme monnaie du Monténégro comme du Kosovo le Deutsch mark – aujourd’hui l’euro… tout en prétendant maintenir les frontières… Cependant, c’est la perte des fonctions et des politiques de cohésion sociale des États qui accroît le risque d’explosions prenant des formes nationalistes et xénophobes. Le repli sur les communautarismes supposés protecteurs est le produit d’une désintégration des liens sociaux aggravée par les privatisations généralisées. L’instabilité politicosociale est, à son tour, une cause majeure de la faiblesse des IDE dans une région à risque comme les Balkans occidentaux 16, singulièrement dans des protectorats 16 C’est la terminologie utilisée par les institutions européennes pour qualifier les républiques de l’ancienne Yougoslavie (à l’exception de la Slovénie), la Roumanie et la Bulgarie (dont
tels le Kosovo ou la Bosnie, sans claire délimitation des États et de la propriété (Papic, 2001 ; Solioz & Dizdarevic, 2001, 2003 ; Stojanov, 2001).
La construction européenne estelle le moyen d’une recomposition stabilisatrice ? Elle pourrait l’être dans la mesure où la coexistence de communautés conflictuelles serait facilitée dans un cadre plus large qui relativiserait le rôle des frontières. La conscience que ceci impose d’accueillir l’ensemble des Balkans occidentaux a manifestement progressé. Encore fautil offrir un cadre de cohésion sociale et de coopération multinationale respectant l’égalité des droits et rapprochant les niveaux de vie. Or la désagrégation des solidarités est déjà à l’œuvre dans les États membres de l’UE, ne seraitce que dans une Lombardie refusant de financer l’Italie du Sud ou dans une Flandre réticente à l’idée de partager des fonds avec la Wallonie… Elle fragilise l’Union européenne quand l’élargissement à des États plus pauvres que la moyenne s’accompagne non pas d’une extension du budget de l’Union mais de son plafonnement, qui conduit de fait déjà à prendre au Sud pour donner un peu à l’Est et à réduire les aides allouées aux nouveaux membres par rapport à celles obtenues par les anciens. Le Pacte de stabilité des Balkans lancé en 1999 à la fin de l’intervention militaire de l’OTAN se voit, lui aussi, allouer très peu de ressources. Il a été vite perçu non comme une antichambre de l’Union, mais comme une voie de garage. Il risque d’être la périphérie marchande d’une construction où la coordination des polices contre une criminalité montante remplacera une véritable politique de cohésion sociale. Comment celleci pourraitelle être mise en œuvre alors que la baisse des impôts sur le capital et la remise en cause de la protection sociale sont privilégiées afin d’attirer les capitaux privés ? Le sommet européen de Thessalonique en juin 2003 avait réitéré l’objectif de stabilisation et d’association des Balkans occidentaux à la construction européenne. Cet engagement restera un vœu pieux tant que les mêmes politiques continueront à produire les mêmes effets déstabilisants, autrement dit, tant que l’on ne dressera pas le bilan des transformations systémiques (la transition) qui conditionnent l’intégration dans l’Union européenne. Ce bilan
sera aussi celui du modèle social européen et permettra d’éclairer les causes des interrogations (et de la désaffection) croissantes à son égard. en 2003, dans l’ensemble de ces pays, les populations furent appelées à ratifier directement l’adhésion à l’Union : de 65 % à 93 % des votants dirent oui, mais l’abstention s’éleva à environ 50 % (2). Sans doute ce vote s’expliquetil par l’idée selon laquelle le pire était de rester hors de l’Union, combinée à l’espoir de cesser d’être un vaste marché périphérique pour acquérir le statut, politique, d’Etat membre. Ce statut était, en outre, associé à la possibilité d’obtenir un droit de vote non proportionné au poids économique des pays (3) – d’où l’attente d’une politique volontariste de réduction des inégalités entre Etats membres. Après l’adhésion de la Grèce (1981), puis de l’Espagne et du Portugal (1986), l’Union, lors de la constitution du « grand marché » prévu par l’Acte unique de 1986, avait pris en compte le fait que la concurrence entre inégaux augmente les écarts. Les fonds structurels, comme on le sait, sont allés aux régions confrontées à des problèmes de restructuration, et dont le revenu par tête est de 25 % inférieur à la moyenne. Le montant des ressources du budget communautaire qui leur ont été allouées a doublé entre 1987 et 1992, passant de 7,2 à 14,5 milliards d’écus – « un total proche de celui de l’aide Marshall (4) ». Il a à nouveau augmenté de 50 % en 1993. En 1992, l’Union y avait ajouté un fonds dit « de cohésion » destiné aux Etats dont le revenu national par habitant était inférieur à 90 % de la moyenne européenne : les trois d’Europe du Sud et l’Irlande. Bien que le budget communautaire ait été plafonné à 1,24 % du produit intérieur brut (PIB) de l’Union européenne pour la période 20002006 (à comparer avec un budget fédéral de l’ordre de 20 % aux EtatsUnis) et d’un bilan global discutable, il s’agissait au moins d’une logique d’aide publique, non négligeable pour les régions les plus pauvres... Or les nouveaux membres sont tous éligibles à de tels fonds communautaires : ils pouvaient donc espérer qu’il s’agirait là d’un des « acquis » à incorporer. Mais le budget 20072013, période de l’intégration de la Roumanie et de la Bulgarie, encore plus pauvres, ne devra pas dépasser 1 % du PIB de l’Union. Pour répartir entre plus de bénéficiaires un gâteau plus restreint, plusieurs options sont prévues : on prendra au Sud pour donner à l’Est ; on offre d’emblée moins à l’Est (à l’adhésion, un paysan polonais touche 25 % des fonds alloués à un paysan français) ; et, à l’horizon 2013, on alignera tout le monde... sur la réduction des aides. Pourquoi ? Parce que les Etats contributeurs nets au budget de l’Union – notamment l’Allemagne et la France – misent désormais sur la logique d’un grand marché concurrentiel,
sans amortisseur budgétaire. Alors que, pour atténuer les chocs sociaux de son unification, l’Allemagne a versé à ses nouveaux Länder une centaine de milliards d’euros par an pendant plus d’une décennie, l’Union n’est pas près d’admettre de telles logiques pour intégrer les autres pays de l’Europe de l’Est. Il ne s’agit pas seulement de choix budgétaires. La « Constitution » exclut de se donner comme principe l’harmonisation sociale vers les plus hauts acquis, assortie des ressources publiques adéquates. Elle inscrit au contraire dans le marbre la règle d’un grand marché de concurrence « libre » entre inégaux, que ne doit pas « fausser » l’aide publique. Celleci est l’exception, énumérée d’avance, et faisant l’objet des « dérogations prévues par la Constitution » (article III167).
Or, les transferts de l’Allemagne en faveur de ses nouveaux Länder sont en contradiction flagrante et massive avec cette « règle ». L’exception allemande doit donc être inscrite dans la Constitution ! Le saiton ? Ainsi, le point 2c de l’article cité plus haut reconnaît comme « compatibles avec le marché intérieur (...) les aides octroyées à l’économie de certaines régions de la République fédérale affectées par la division de l’Allemagne ». Il précise son aspect provisoire... mais durable : « Cinq ans après l’entrée en vigueur du traité, (...) le Conseil, sur proposition de la Commission, peut [et non « doit »] adopter une décision européenne abrogeant le présent point. » Il s’agit bien d’une exception. Aucun pays d’Europe de l’Est ne bénéficie d’un tel traitement. D’ailleurs, les montants nets alloués à l’ensemble des nouveaux membres pour 20042006 – de l’ordre de 25 milliards d’euros – sont bien inférieurs à ce que les Länder issus de l’ex République démocratique allemande reçoivent chaque année depuis 1989. Certes, « peuvent être compatibles avec le marché intérieur les aides destinées à favoriser le développement de régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas » ; mais il n’y a là aucune obligation, aucun critère précis. Et l’article III168 donne à la Commission le pouvoir de considérer qu’une aide allouée par un Etat « n’est pas compatible avec le marché intérieur ». En réalité, les sources principales de financement escomptées relèvent du privé : il s’agit d’attirer les d’investissements directs étrangers (IDE). Les privatisations les plus juteuses étant réalisées, l’argument principal tiendra à la faiblesse des coûts salariaux et à la compétition à la baisse de la fiscalité des entreprises (5). Parallèlement, les taux de TVA doivent s’ajuster aux directives européennes, donc s’élever pour des produits hier soutenus par l’Etat (même s’il y a quelques dérogations), d’autant qu’il faut compenser en partie la
baisse de l’impôt sur les sociétés... Les populations se voient ainsi prises dans un étau : d’un côté elles subissent une charge fiscale plus lourde, et, de l’autre, bénéficient de moins en moins de prestations sociales, sabrées pour faire face aux critères concernant les déficits budgétaires. Pourtant, l’adhésion à l’Union a été présentée comme le couronnement d’un succès. Après une chute générale de production de 13 % à 50 %, la croissance a repris, d’abord en Pologne dès 1993, puis, au milieu des années 1990, en Europe centrale. On a parlé de « destruction créatrice » puis de « rattrapage » lorsque le taux de croissance de la région a, ces dernières années, dépassé celui des Quinze. En fait, plusieurs pays restent encore en deçà de leur niveau de production de 1989. Mais, surtout, le produit intérieur brut (PIB), avec lequel on mesure le « rattrapage » en question, ne dit rien sur les sources de la croissance, ni sur la façon dont elle se répartit. Or les chiffres camouflent la hausse des tarifs de l’électricité, des loyers, des transports ; la privatisation des services publics autrefois gratuits et largement associés à l’emploi dans les grandes entreprises ; l’augmentation des prix agricoles, plus élevés dans le cadre de la politique agricole commune (PAC)
– l’ensemble affectant les budgets de populations appauvries... La croissance est portée par le développement de petites entreprises privées souvent précaires, et par l’afflux d’IDE à la veille de l’intégration à l’Union qui se sont concentrés dans les capitales ou dans les zones frontalières. L’ensemble ne compense pas, du point de vue des créations d’emplois, le démantèlement des grandes entreprises. Il y a donc augmentation du chômage (près de 20 % en Pologne), de la précarité et d’inégalités régionales et sociales, touchant notamment les femmes. D’où la prostitution, le travail au noir et le repli sur les lopins de terre en guise de « sécurité sociale » : on note l’augmentation quasi générale de la population active recensée comme agricole ! Derrière les grands discours, la générosité et la justice sociale ne sont donc pas à l’ordre du jour. Il a fallu trouver un « grand geste »... gratuit, pour marquer ce qui a été appelé abusivement « réunification du continent » : on a permis aux populations des nouveaux Etats membres de participer aux élections européennes de juin 2004. De telles « largesses », ont provoqué la défaite de quasiment tous les partis au pouvoir, et permis la percée des partis les plus réservés, voire hostiles à l’Union. Même la promesse de retrait des troupes polonaises d’Irak, exigé par quelque 70 % de la population, n’a pas calmé le désaveu populaire d’une
politique dont rêverait le patronat français. Mais le grand vainqueur de ces élections fut l’abstention – avec une participation moyenne de 30 % dans les pays d’Europe centrale et orientale ! Cela n’a pas été le cas à Chypre (71,2 %) et à Malte (82 %). Ce qui pèse sur cette abstention, ce sont les modalités de destruction de l’ancien système se réclamant du socialisme (6), liées aux critères d’adhésion à l’Union européenne.
Au lendemain de ce scrutin censé parachever les « transitions démocratiques » à l’Est, plusieurs premiers ministres (en Pologne, en République tchèque, en Hongrie) « furent contraints en l’espace de quelques semaines à démissionner (...) au lieu d’être traités en héros », souligne Jacques Rupnik (7). Assisteton, comme il le suggère, à un « désenchantement prématuré visàvis de l’Union européenne et des forces politiques qui s’y étaient identifiées » ?
Une autre approche nécessaire : des Balkans à l’ Europe ?
La généralisation des (quasi)protectorats dans les Balkans y confère aux institutions euroatlantiques un rôle déterminant, externe, plus visible qu’ailleurs, sur les orientations, voire les constitutions adoptées… Avec le risque que cette dépendance, éventuellement perçue un temps ou par quelques uns positivement pour contenir les tensions violentes internes ou apporter de l’aide, ne se traduise en « syndrome de dépendance »17 et devienne au
contraire une source supplémentaire de tensions et de rejets, si elle est perçue comme néo coloniale… voire la cause des problèmes et non le moyen de leur solution. Mais, l’instabilité estelle seulement balkanique ?
La diplomatie étasunienne a exploité la crise yougoslave à partir de 1995 en Bosnie Herzégovine (accords de DaytonParis) et dans les négociations de Rambouillet sur le Kosovo pour maintenir, redéfinir et redéployer l’OTAN et insérer la construction européenne dans ce cadre atlantique. L’objectif est l’intégration parallèle et coordonnée de tous les pays des Balkans de l’Ouest dans l’OTAN et dans l’UE18. Mais audelà, c’est l’ensemble de la construction européenne et l’extension de l’OTAN vers l’Europe de l’Est qui sont impliqués dans ces choix. 17 Cf. Christophe Solioz et Svebor Dizdarevic (Editors), Ownership process in Bosnie and Herzegovina, Sarajevo 2001 ; et Christophe Solioz, L’aprèsguerre dans les Balkans – l’appropriation des processus de transition et de democratisation pour enjeu, Ed. Karthala, 2003. 18 Cf. Ghoerghe Ciascai, « Quelle approche pour l’OTAN dans les Balkans à la lumière des évolution de la sécurité dans la région ? », NATO Defense College, Monograph series n°23, Ed. Jean Dufourq and Cees Coops, 2005. Cf. également note 2.
Et si tous les nouveaux membres de l’UE et les pays des Balkans de l’Ouest sont désormais, sous des formes diverses, insérés dans les relations et le contrôle militaires euroatlantiques, l’intégration dans l’UE, telle qu’elle est, soulève bien plus de difficultés. Et la présence militaire n’est pas une garantie de réel rapprochement pacifié à l’échelle du continent… Encore moins de la capacité de construire un « modèle social européen » stabilisateur.
Comme dans tous les nouveaux et anciens membres de l’UE, les questions socio économiques prennent le devant et pèsent sur une crise d’ensemble de la démocratie représentative. Chômage et misère détournent les populations d’une participation active à la vie politique ; mais ils peuvent aussi se transformer aisément en votes xénophobes, en recherche de boucs émissaires. La montée des votes en faveur de l’extrême droite et de l’euro scepticisme en Pologne aujourd’hui a bien des traits communs avec les résultats des élections en Serbie ; et … la montée des idéologies lepénistes en France. L’abstention est le principal vote européen…
La question de la démocratie, donc des choix « souverains » est à la fois au cœur des questions sociales – du local au planétaire, qui décide des choix de société ? – et « nationales » quelle diversité protégée ? La notion de « bien commun », ou de « patrimoine de l’humanité », de pair avec les droits collectifs d’accès à ces biens impose qu’on invente, à l’échelle où elle serait efficace, une gestion commune… Le droit du commerce et les privatisations sont devenus des « buts » au lieu d’être des moyens subordonnés à des finalités librement déterminées.
Les causes de fragilité et de décomposition de la Yougoslavie titistes étaient socio économiques et politiques : il n’y a pas de haines fatales interethniques… Et c’est d’ailleurs pourquoi on peut espérer qu’un cadre européen permettrait à tous les peuples concernés de trouver leur place, quelles qu’aient été les pages noires et les guerres passées… Mais l’instabilité des nouveaux Etats issus de la crise yougoslave estelle « balkanique » et spécifique ou symptomatique de la construction européenne toute entière, de ses propres fragilités ?
Le droit d’autodétermination a perdu tout sens s’il est en fait imposé dans la violence de milices qui servent des intérêts mercantiles, soit soumis à l’arbitraire et à la real politik de grandes puissances. Il ne doit pas être réduit à la mise en place d’un « Etatnation » au sens ethniquement pur… mais prendre tout son sens : détermination par les populations concernées, de la meilleure manière de défendre leur dignité et leurs droits. L’établissement librement consenti de liens entre pays voisins est décisif pour que les frontières perdent de leur importance. L’interdépendance des droits reconnus à tous et toutes doit interdire qu’on impose un choix « d’autodétermination » sur le dos d’une autre population. Les territoires historiquement partagés – comme c’est le cas de pratiquement toutes les « parties » des Balkans – ne devaientils pas devenir « bien commun », patrimoine des peuples des Balkans avec toute leur humanité ?
Les carcans budgétaires associés aux critères de Maastricht et de l’intégration à l’Euroland (non respectés par la France et l’Allemagne qui les ont établis) ont été organiquement associés dans la construction européenne des dix dernières années, au choix de privilégier le recours aux financements privés par émissions de titres de marché (actions, obligations et autres titres de créances de tout terme) ouverts aux investisseurs internationaux; les interdits de financement des dépenses publiques par les banques centrales ont ainsi forcé les Etats à recourir à l’émission de bons du Trésor à taux d’intérêt « attractifs », puisque le dumping fiscal devenait, avec le dumping social, le moyen d’attirer les investissements directs étrangers (IDE)… La Slovénie n’a pas respecté ces critères au cours de la décennie 1990 – et s’en est bien sortie. Le saiton ? Meton son expérience à l’étude – notamment chez les voisins de l’exYougoslavie qui partaient de conditions institutionnelles proches ? C’est l’inverse qui se passe, mettant la Slovénie sous pression de préceptes libéraux radicaux.