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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Création artistique, invention scientifique : les fruits du même processus mental ?

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Academic year: 2021

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CRÉATION ARTISTIQUE, INVENTION SCIENTIFIQUE :

LES FRUITS DU MÊME PROCESSUS MENTAL ?

Anne FAUCHE

Laboratoire de didactique et d’épistémologie des sciences, Université de Genève, Suisse

Grégoire LAGGER

Service d'Enseignement Thérapeutique pour Malades Chroniques, Hôpitaux Universitaires de Genève, Suisse

MOTS-CLÉS : INSIGHT – CRÉATION – INVENTION – ART – SCIENCE

RÉSUMÉ : L’insight – cet apprentissage qui se ferait en un clin d’œil en reliant des éléments

jusqu’alors isolés pour les réorganiser d’une manière inédite – n’est-il pas à l’œuvre aussi bien chez l’artiste que chez le scientifique ou l’ingénieur ? À travers des exemples significatifs, on tentera d’approcher les spécificités de cette aptitude et les conditions à réunir pour en favoriser le développement chez les plus jeunes.

ABSTRACT : The insight – this kind of learning made in a wink of eye by connecting elements

until then isolated to reorganize them in a new way – would it not be for the work as well at the artist as at the scientist or the engineer ? Through significant examples, we shall try to approach the specificities of this capacity and the conditions to be gathered to facilitate the development to the youngest.

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1. DE QUOI S’AGIT-IL ?

« Un beau jour… » dit-on après-coup, l’artiste crée une œuvre originale, le scientifique imagine un nouveau modèle, le technicien invente un dispositif inédit. S’agit-il dans chaque cas d’une production issue d’une intuition géniale ou bien d’un astucieux réinvestissement de savoirs ? Et ces cas sont-ils si différents ? Quoi qu’il en soit, on utilisera le concept d’insight pour décrire ces processus de création et d’invention, ce terme désignant ce qui se passe quand on relie des éléments jusqu’alors isolés pour les réorganiser de manière inédite. À l’opposé, une méthode de travail trop systématique inhiberait-elle le potentiel de création et d’inventivité ? Les études qui pourraient répondre à toutes ces questions sont bien minces, et notre propos ici se limitera à cerner la question de manière rigoureuse mais non exhaustive. Ceci dit, chacun de nous a pu observer qu’il travaille, en fonction du contexte et de son propre tempérament, selon diverses manières qu’on peut situer entre deux modes extrêmes succinctement décrits comme suit.

Premier mode :

- Lire, se documenter

- Ne pas garder de traces écrites

- Laisser la pensée faire librement des liens, accueillir les idées qui surgissent - En discuter avec d’autres

- Accueillir de nouvelles idées et au mieux un grand « flash » créatif Second mode :

- Lire, se documenter

- Recenser, noter (analyser, synthétiser)

- Rester dans le cadre, selon un tempo programmé - Revisiter, croiser avec ses expériences propres - En sortir des solutions originales

2. CE QU’ON EN DIT 2.1 En psychologie cognitive

Historiquement, l’insight a été mis en évidence chez le chimpanzé par Wolfang Köhler dans une série d’expériences menées à Tenerife de 1913 à 1920 (insight est le mot anglais correspondant au terme allemand Einsicht qui signifie compréhension, discernement). C’est en observant le singe Sultan que Köhler eut l’insight de ce que pouvait être l’insight (si l’on ose ici cette mise en abyme).

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pas, il arracha un bout de grillage mais échoua encore. Alors Sultan sembla réfléchir puis réutilisa le petit bâton, mais cette fois comme « auxiliaire » pour se saisir d’un plus grand bâton situé plus loin, et avec lequel il put enfin s’emparer du fruit. Sultan n’est pas passé par une succession d’« essais-erreurs » mais est carrément sorti du cadre pour résoudre son problème. (Notons que pour les behavioristes, l’insight représente une nouvelle association entre des conduites déjà acquises mais n’est pas considéré comme une nouvelle manière d’apprendre : cela ne nous étonne guère puisque reconnaître l’insight empêche de réduire la résolution de problèmes au conditionnement).

Il est par ailleurs intéressant de relever les travaux de Sternberg et Davidson qui ont publié en 1996 The nature of insight. Le déclenchement de l’insight chez l’enfant y est étudié ans le cas de l’acquisition de nouvelles connaissances : il s’agit d’être capable de décider rapidement quelles informations sont pertinentes à retenir, de quelle façon elles doivent être mises en lien, dans quelle mesure elles sont reliées à l’ancienne information, et cela se faisant en l’absence de tout indice. L’insight se révèle n’avoir lieu qu’en l’absence de tout protocole imposé, c’est-à-dire lorsque l’enfant peut librement choisir la manière dont il s’y prend pour apprendre.

2.2 En philosophie

Baruch Spinoza (1632-1677) distingue trois genres de connaissances : la connaissance sensible d’abord acquise par les sensations, la connaissance rationnelle qui permet par un raisonnement discursif d’accéder au savoir scientifique, et enfin la connaissance intuitive qui permet d’appréhender le monde en pénétrant d’un seul coup sa profondeur ontologique : celui qui accède à ce genre de connaissance accède à la « joie suprême ». Cette analyse de Spinoza, philosophe majeur dans la pensée occidentale, nous encourage à persévérer sur le sujet, l’intuition recouvrant en partie le processus qui nous occupe ici (elle procède de façon immédiate, sans faire appel à la raison, bien qu’on la considère comme le produit inconscient d’une synthèse d’informations et de perceptions mémorisées antérieurement).

Quant à la philosophe contemporaine Jeanne Hersch, elle propose une approche originale du développement de la philosophie en occident non plus à partir de ses thèses mais de sa nature même : l’étonnement. Dans l’Étonnement philosophique (1993), elle écrit : « L’étonnement est essentiel à la condition d’homme. Et parmi les physiciens eux-mêmes, il y en a qui continuent à s’étonner (…) comme des enfants. (…) L’étonnement philosophique radical témoigne de la force créatrice et de la capacité d’invention de l’homme ». N’est-ce pas cette posture intérieure de l’« étonnement » qui nous pousse hors des sentiers battus, nous incite à rester en questionnement constant ?

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Nous ne pouvons quitter le chapitre de la philosophie sans citer Henri Bergson (1859-1941) et son Évolution Créatrice (1907) qui nécessiterait pour être exposée un cadre plus large que celui dans lequel nous évoluons ici.

2.3 En philosophie des sciences, épistémologie et neurosciences

Dans la Construction des sciences (2001), Gérard Fourez résume comment les pratiques scientifiques sont vues « avant » et « après » Karl Popper (1902-1994). On pensait avant lui que les scientifiques, pour produire une nouvelle théorie, partaient des faits pour développer une pensée inductive avant de se livrer aux vérifications d’usage. Mais « puisque les scientifiques ont de toute façon déjà des idées en tête » (dixit Popper), on s’accorde à considérer à présent qu’ils partent des théories existantes et placent celles-ci sous le feu de la critique et des expériences pour produire de nouvelles idées et finalement (après des retours en arrière permettant le surgissement d’autres idées et bien des vérifications) un nouveau modèle scientifique.

Par ailleurs, de nombreux chercheurs considèrent aujourd’hui, au vu des pratiques scientifiques, que la pensée féconde dépend de l’intrication des processus mentaux rationnels avec d’autres non strictement rationnels comme l’intuition et les émotions. C’est particulièrement le cas dans les recherches sur la créativité et sur le processus de découverte scientifique, qui se révèlent donc plus complexes qu’on ne l’avait pensé. Antonio Damasio, dont les travaux portent sur l'étude des bases neuronales de la cognition et du comportement, a initié de fécondes recherches dans ce domaine largement relatées dans l’Erreur de Descartes en 1995 puis dans Spinoza avait raison en 2003.

3. CE QU’ON EN VOIT 3.1 En histoire des sciences

Galilée (1564-1642) utilisa des clochettes disposées sur un plan incliné pour estimer « à l’oreille » le temps de chute des billes y roulant, tout en mesurant grâce à une clepsydre de son invention le poids de l’eau qui coulait entre deux sonneries. C’est ce dispositif, permettant une mesure du temps très précise pour l’époque, qui l’amena à introduire l’idée que les lois de la physique étaient les mêmes dans le monde sublunaire et sur la Terre, et donc à s’opposer à la vieille physique d’Aristote encore toute-puissante au tout début du XVIe siècle. Ses souvenirs d’enfance liés au fait que son père était musicien contribuèrent-ils à cette géniale idée ? Nul ne l’a vraiment relevé mais on peut l’imaginer.

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simple permettant d’obtenir un vide très poussé dans le tunnel du grand collisionneur de particules (dénommé le LEP puis le LHC). Il nous a confié que l’idée lui était venue du souvenir des rubans « attrape-mouches » qui pendaient au plafond de la ferme de ses grands-parents en Italie. C’est en effet un ruban « attrape-particules » qui, situé tout au long du tube, piège les particules comme des mouches en les y maintenant collées avant qu’elles n’en soient ensuite évacuées. L’idée était si simple qu’il a eu du mal à la faire accepter par ses collègues, adeptes de dispositifs plus complexes et souvent plus coûteux en énergie.

3.2 En art

Comment « dire » la création artistique ? Aucun artiste ne peut s’y essayer, puisque sa manière de « dire » est justement de créer. Le philosophe contemporain Serge Carfantan écrit à ce propos : « Il est tentant de penser que l’art est un jeu par rapport à une activité dite « sérieuse ». (…) C’est confondre le laisser-aller de l’imagination passive de la rêverie avec l’imagination propre à la création artistique ». On pourrait discuter pour savoir quelle est la « bonne » et la « mauvaise » rêverie... Toujours est-il que, si la création artistique semble surgir du fond de l’être sans effort apparent, les artistes avouent pourtant qu’ils ne connaissent qu’1 % de moments créatifs sur l’ensemble de leur temps de « travail », vécu parfois douloureusement avant que ne survienne l’insight de la création…

3.3 En poésie

L’Art poétique de 1874 de Verlaine commence ainsi : « De la musique avant toute chose

Et pour cela préfère l’impair… »

Comme l’art, la poésie est pure création. Elle n’existe pas seulement dans ses produits finis les plus visibles (les poèmes) mais dans une attitude intérieure permettant de poser sur le monde une qualité de regard qui, entrant en résonance intime avec ses propres ressources, permet d’en faire émerger de nouvelles mises en perspectives. Loin d’être une recette d’écriture, l’Art poétique cité ici est avant tout l’éloge de l’instant où les mots viennent au poète, à l'opposé de tout dogmatisme en matière de discipline, de forme ou de cadre imposés. Nous retrouvons ici des éléments déjà vus précédemment.

3.4 En musique

Le compositeur suisse Michael Jarell déclare dans une interview parue en 2009 dans le journal romand Le Temps : « On est toujours en quête, à l’affût de l’inspiration, même dans un concert qui ne nous plairait pas. J’ai toujours eu beaucoup d’intérêt pour les choses qui me sont étrangères ».

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Pour se préparer à composer il s’agirait donc, d’après ce témoignage, de sortir de son cadre ordinaire et familier pour aller chercher ailleurs les éléments qui féconderont sa propre inspiration.

3.5 En art oratoire

Parler en public en paraissant « improviser » sans avoir appris un texte par cœur comme le fait le comédien, ni le lire sur son papier comme le fait le conférencier, fait partie de ce qu’on appelle « l’art oratoire ». S’imprégner du contenu d’un texte pour pouvoir le restituer comme « allant de soi » tout en gardant toute la présence d’esprit nécessaire pour que son impact soit optimal auprès du public : cet exercice de voltige sans filet met en jeu chez l’orateur des formes d’insights liés à la rapidité indispensable de ses prises de décision dès le moment où il prend la parole. Victor Hugo l’avait bien compris quand il écrivait : « L’improvisation implique la préméditation. (…) Celui-là parle bien qui dépense la méditation d’un jour, d’une semaine, d’un mois, de toute sa vie parfois, en une parole d’une heure. »

4. UN EXEMPLE VÉCU AUX HÔPITAUX UNIVERSITAIRES DE GENÈVE : L’INSIGHT CHEZ LES PATIENTS ET LEURS SOIGNANTS

Le métier de soignant, en ce qui concerne le suivi de malades chroniques (80 % des consultations) semble nécessiter deux volets complémentaires : d’une part une intégration de chemins techniques, de pistes déductives, bref de connaissances biomédicales, mais qui resteraient sous-jacentes, et d’autre part une capacité, au moment de la rencontre avec le patient, de créer un tableau explicatif, d’inventer une ou plusieurs pistes, d’imaginer les questions adéquates ou les expériences à proposer au patient pour que celui-ci mette en place les éventuels changements requis par ce qu’il vit. Le patient lui-même est valorisé dans ses efforts de compréhension et de prises de décision, et il est également invité à créer des chemins possibles pour apprendre, à se laisser guider par ses propres insights, combinaisons partiellement conscientes de ses expériences, conceptions et envies de changement. Le soignant et le patient sont alors tous deux dans une rencontre créative, qui n’est donc jamais répétitive ni lassante, mais porteuse de sens pour chacun des deux.

Les chercheurs et les formateurs dans ce champ de l’« éducation thérapeutique » suivent une démarche proprement anthropologique et participent également de ce mouvement où l’insight est recherché. Une illustration est proposée ci-dessous, représentant différentes dimensions que le soignant-éducateur peut explorer avec la personne malade. La forme de ce schéma est apparue aux chercheurs alors que ceux-ci se laissaient également guider par des critères esthétiques d’harmonie

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psychologues, diététiciens, etc.) en y trouvant de nouvelles pistes, du sens nouveau, comme si cette création (ou ce bricolage…) avait dépassé les intentions forcément limitées des premiers inventeurs.

Représentation schématique de 5 dimensions qu’il est possible de travailler avec le patient-apprenant, et ceci de manière complémentaire, et complexe. Les propositions pédagogiques indiquées sont des exemples non exhaustifs de portes d’entrée privilégiant un axe de départ en

particulier, ouvrant ensuite sur les autres [Lagger et al., Médecine, juin 2008, 269].

5. FAVORISER LA CRÉATIVITÉ ET L’INVENTIVITÉ CHEZ LES PLUS JEUNES

Après ce bref état des lieux sur les processus qui sont à l’œuvre lors de productions créatives, survol qui ne se veut en aucun cas exhaustif mais dont les indices recueillis semblent pourtant prendre une orientation commune, que dire aux jeunes pour les encourager sur la voie de la créativité ? En s’inspirant de ce qui vient d’être dit, on pourrait leur adresser ces conseils (après s’être assuré, bien entendu, que leur motivation à s’attaquer à la résolution du problème ou à la recherche demandée est suffisante !) :

- « N’ayez pas peur de rêver ! » - « Veillez à sortir du cadre ! »

- « Tentez de penser à tout autre chose que ce qui vous est demandé ! » - « N’écoutez pas les consignes quant au protocole conseillé ! »

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Comment encourager ce mode de fonctionnement dont la fécondité, on l’a vu plus haut, a fait ses preuves, sans pour autant reléguer au second plan l’autre mode plus méthodique, plus besogneux mais tellement nécessaire aussi (pour « tenir le cap » de la pensée, aller jusqu’au bout d’une recherche, collaborer au mieux avec d’autres… pour ne citer que ces exemples).

L’appréciation est laissée à chacun, selon le contexte et les objectifs visés. Le plus important est peut-être tout simplement, d’en avoir pris conscience.

BIBLIOGRAPHIE

Bergson, H., (1907). L’Évolution créatrice. Paris : Félix Alcan. Damasio, A. R., (1995). L’Erreur de Descartes. Paris : Odile Jacob. Damasio, A. R., (2003). Spinoza avait raison. Paris : Odile Jacob.

Fourez, G., (2001). La construction des sciences. Louvain-la-Neuve : de Boeck Université. Hersch, J., (1993). L’Étonnement philosophique. Paris : Gallimard.

Köhler, W., (1917) Intelligenzprüfungen an Anthropoiden. Berlin : Königliche Akademie der Wissenschaften.

Lecomte, J., (1995). Les fondements de la créativité. Revue Sciences humaines, 56, 28-31. Maret, P., (1995). L’art de penser. Revue Sciences humaines, 56, 16-17.

Richard, J. F., (1995). Résolution de problèmes. Revue Sciences humaines, 56, 20-22. Spinoza, B., (v. 1677). Ethica more geometrico demonstrata

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