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Fraue und seele : relations texte-musique dans les Altenberg lieder op. 4 de Berg

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Texte intégral

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Fraue und Seele

Relations texte-musique dans les Altenberg Lieder op. 4 de Berg

Julie Pedneault D.

Faculté de musique, Université McGill Montréal, Québec

Mémoire soumis à la faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de maîtrise en arts

. v^ U

Julie Pedneault D. 2003

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Table des matières

Résumé i

Abstract ii

Remerciements iii

Introduction : Album 1

Chapitre I. Négation : Nichts ist gekommen 17

Chapitre II. La Frauenseele dans tous ses états :

Sahst du nach dem Gewitterregen den Wald et Uber die Grenzen des AU 30

Chapitre III. La tempête : Seele, wie bist du schôner 49

Chapitre IV. « Gibt es hier eine friedliche Passacaglia? » :

Hier ist Friede 60

Conclusion 79

Annexe 1 83

Annexe 2 85

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Remerciements

Tout ma gratitude va d'abord et avant tout à mon superviseur, Professeur Don McLean, pour l'extraordinaire générosité de ses connaissances, de son temps et de ses conseils. Les standards de qualité qu'il établit par son seul exemple, son radar infaillible pour détecter dans mes brouillons les faiblesses comme les promesses, et la prodigieuse richesse de sa pensée musicale ont été pour moi un encouragement constant au

dépassement. Et surtout, merci de m'apprendre à me poser les bonnes questions. Je suis reconnaissante au professeur Peter Schubert de toujours m'avoir aidée, dans mes périodes de stagnation, à refaire le zoom sur l'essentiel de mon argument. Merci également au professeur Brian Cherney pour avoir partagé avec moi ses réflexions sur le quatrième lied.

De manière plus générale, merci à tous les professeurs avec qui j'ai travaillé à McGill, de même qu'au professeur Carmen Sabourin (avec qui tout a commencé), pour m'avoir fait sentir chez moi durant mon passage à McGill, et m'avoir démontré par l'exemple que des études musicales théoriques peuvent être vivantes et inspirantes.

J'ai eu le privilège de recevoir une bourse du Fonds pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche (FCAR), qui m'a permis de me concentrer complètement sur mes études. Je remercie également la faculté de musique de

l'Université McGill de m'avoir encouragée avec la bourse Sarah Berlindt. Une version abrégée du deuxième chapitre de ce mémoire a été lue à la conférence annuelle de la Société de musique des universités canadiennes (CUMS-SMUC, mai 2002) ainsi qu'au Symposium des étudiants gradués de la faculté de musique de l'Université McGill (mars 2002). Les jurys du Prix George-Proctor (CUMS-SMUC) et du Dean's Essay Prize (faculté de musique, McGill, mars 2003) semblent tous deux avoir apprécié mon travail : merci pour l'encouragement académique et monétaire.

Grâces soient rendues à mon collègue Bruno Gingras! En me prêtant du matériel pédagogique, il m'a permis d'accomplir l'impossible (enseigner en finissant ce mémoire), et m'a évité des cauchemars informatiques en me guidant avec une patience angélique dans toutes les opérations techniques.

Merci Loulou Pedneault pour avoir traqué l'anglicisme et la coquille avec moi. Les joyeuses conversations à la clé (! !) ont été tout aussi précieuses et m'ont encouragée et réchauffé le coeur cette année comme toujours.

Enfin, toute ma gratitude à Andrew Deruchie (prédiction : ce nom sera un jour célèbre dans l'académie!) qui, même d'aussi loin que la Chine, m'a supportée dans toutes les étapes de la conception et de la rédaction de ce mémoire. Son esprit critique, son merveilleux sens musical, sa confiance et ses encouragements m'ont aidée de manière incroyable à me rendre jusqu'au point final.

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Résumé

Pour sa première œuvre composée sans la supervision de Schoenberg, Berg choisit de mettre en musique cinq courtes strophes tirées de l'œuvre de son ami et idole intellectuel, le controversé poète Peter Altenberg. Sous le titre de Fiinf Orchesterlieder nach Ansichtskarten-Texten von Peter Altenberg (1912), il a créé un cycle à la fois aphoristique par la durée, et titanesque par le format orchestral et la densité de la pensée motivique. Mais le titre invite au questionnement : de quelle imagerie le compositeur a-t-il choisi d'illustrer ses cartes postales musicales? Le présent mémoire investigue la relation texte-musique dans le quatrième opus de Berg, afin de démontrer que la structure musicale des lieder, loin d'être sémantiquement neutre, participe au contraire activement à la création d'une riche image poétique bien ancrée dans le contexte socio-culturel de la Vienne du tournant du siècle. Les études précédentes des lieder ont principalement porté sur leurs motifs cycliques et les sous-structures par cycles d'intervalles. Ce mémoire se concentre sur l'étude de la conduite des voix, c'est-à-dire sur les procédures

contrapuntiques et harmoniques par lesquelles l'articulation structurelle, aussi bien en surface qu'en structure profonde, est élaborée. Nous démontrons ainsi que les procédés de conduite des voix propres à chaque lied, dans les détails de leur articulation comme dans leur principe général, donnent forme, signification et nuances à l'image poétique qui émerge de chacun de ces lieder, et s'attachent à explorer différentes facettes - physique, émotionnelle, spirituelle - de la protagoniste qui l'habite.

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Abstract

For his first work composed without Schoenberg's supervision, Berg chose to set five short poems by his friend and intellectual idol, the controversial poet Peter

Altenberg. Carrying the title Filnf Orchesterlieder nach Ansichtskarten-Texten von Peter Altenberg (1912), the cycle is at once aphoristic (with respect to the songs' duration) and

titanic (with respect to their orchestration and motivic density). But the title invites the question: what imagery might the composer hâve hoped to illustrate with thèse musical postcards? This thesis investigates text-music relations in Berg's opus 4 with the objective of showing that the music's structure, far from being semantically neutral, participâtes actively in the création of rich poetic imagery anchored in the socio-cultural context of turn-of-the-century Vienna. Previous studies focus on the work's cyclic motives its interval-cycle substructure. The présent study focuses on text-music relations and voice leading - the contrapuntal and harmonie procédures which govern the music's surface and détermine its deep structure. It is shown that the voice-leading structures of the individual lieder - in both local détail and at a more broadly conceptual level - give form, meaning, and nuance to the poetic image that émerges in each song, and help define the différent facets—physical, emotional, and spiritual — of the protagonist that inhabits them.

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Introduction : Album

Les cinq cartes postales ou Fiinf Orchesterlieder nach Ansichtskarten-Texten von Peter Altenberg signés Berg sont une rare missive : nulle part ailleurs le compositeur ne devait-il tenter cet alliage audacieux d'un large ensemble orchestral et d'un caractère aphoristique. C'est que cette formule était, somme toute, le parallèle du médium de la carte postale même : un format réduit mais qui embrasse de vastes dimensions, une brièveté de texte qui ne fait que renforcer la portée du propos. Si les Altenberg Lieder, composés en 1912-1913, constituèrent un essai unique dans leur genre, leur réception y fut sans aucun doute aussi pour beaucoup. L'histoire du Skandalkonzert du 13 mars 1913 a été maintes fois relatée, où la présentation des 2e et 3e lieder avait déclenché huées et

batailles chez un public déjà échauffé par un programme d'avant-garde. La

désapprobation de Schoenberg apposa pour Berg le sceau final de l'échec. Les Altenberg Lieder constituaient sa première œuvre composée sans tutorat. Schoenberg avait d'abord admiré l'orchestration des lieder," et sans doute pris note qu'ils portaient certaines traces de deux de ses propres œuvres avec lesquelles Berg avait été en contact étroit durant l'été

1912, soit les Gurrelieder, dont Berg venait d'effectuer la réduction pour piano, et Pierrot Lunaire: Néanmoins, après le concert du 13 mars, il incita résolument son pupille à

1 Le programme comptait les six pièces pour orchestre op. 6 de Webern, la symphonie de chambre op. 9 de

Schoenberg, les lieder pour voix et orchestre d'Alexander von Zemlinsky et, après les deux lieder de Berg, les Kindertotenlieder de Mahler, qui ne purent être interprétés en raison de l'émeute.

2 La première impression de Schoenberg fut que les lieder étaient remarquablement bons et orchestrés de

belle manière. Alban Berg et Arnold Schoenberg, The Berg-Schoenberg Correspondence. Juliane Brand, Christopher Hailey et Donald Harris, éd. (New York et London : W.W. Norton & Company, 1987), 143.

3 Entre autres, tout comme Pierrot. l'opus 4 compte une Passacaille dont le traitement du thème est peu

conventionnel. Mark DeVoto indique que l'héritage des Gurrelieder se fait sentir dans l'opus 4 avec l'usage de Bogenformen, de thèmes cycliques, ainsi que par le prélude orchestral ouvrant le cycle, avec sa texture polymotivique. Voir le chapitre 8 (Influences) dans Alban Berg 's Picture Postcard Songs (Thèse de doctorat non publiée, Princeton University : 1967), 96-100.

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abandonner le genre aphoristique (Schoenberg ne goûterait pas non plus les pièces pour clarinette op. 5) pour plutôt mettre son lyrisme au service d'oeuvres de plus grande envergure. Pourtant, la pensée aphoristique embaumait tout l'air du temps à Vienne lorsque Berg composa son quatrième opus, fleurissant abondamment sous la plume des Hugo von Hofmannsthal, Robert Musil, Arthur Schnitzler, Ludwig Wittgenstein, Karl Kraus, Peter Altenberg, Moritz Schlick, Richard Schaukal. Si Kraus était le maître incontesté de l'aphorisme et de l'épigramme, c'est également à ces derniers que le poète Peter Altenberg dut une bonne partie de sa renommée. Quoique après sa mort la postérité ait relégué son nom en fin de liste, Altenberg, de son vrai nom Richard Englânder

(1859-1919), faisait partie avec Berg du cercle restreint des favoris de Kraus et jouissait d'une réputation littéraire enviable qui unissait spontanéité et excentrisme.4 Un « Erik Satie en

vers, »" un « Verlaine de la fin du siècle viennoise, »6 celui qu'on surnommait

affectueusement « le Socrate des cafés » devait contribuer à élever la carte postale, elle-même incarnation visuelle et textuelle de la pensée aphoristique, au statut d'œuvre d'art. La première Correspondenzkarte, apparue en 1869, devait sous peu être suivie des

véritables Ansichtskarten illustrées de vraies photographies, qui seraient utilisées plus tard par les sécessionnistes pour représenter et promouvoir leur programme esthétique.

Altenberg était lui-même un grand collectionneur de cartes postales (il affirmait en

4 La biographie la plus récente et complète d'Altenberg est celle d'Andrew Barker, Telegrams front the

Soûl: Peter Altenberg and the Culture offin-de-siècle Vienna (Columbia : Camden House, 1996). Voir

aussi Barbara Z. Schoenberg, The Art of Peter Altenberg : Bedside Chronicles of a Dying World (Thèse de doctorat : University of California, 1984), et Joséphine Simpson, Peter Altenberg: A Neglected IVriter ofthe

Viennese Jahrhundertwende (Frankfurt am Main: P. Lang, 1987).

5 « A Erik Satie in verse. » Mark DeVoto, « Berg the Composer of Songs, » dans The Berg Companion.

Douglas Jarman, éd., (Boston : Northeastern University Press, 1989), 48.

6 « The Verlaine oifin-de-siècle Vienna. » Martin Esslin, « Berg's Vienna, » dans The Berg Companion.

Douglas Jarman, éd. (Boston : Northeastern University Press, 1989), 7.

7 Léo A. Lensing, « Peter Altenberg's Fabricated Postcards, » Vienna 1900 : From Altenberg to

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posséder plus de 1 500), mais surtout, il exploitait cette ressource à la fois comme

médium et image poétiques. Ainsi, il aimait envoyer à ses amis des cartes postales portant de courts vers, souvent satiriques ou erotiques, et coiffa plusieurs de ses textes ou groupes de textes du titre Ansichtskarten ou d'un proche dérivé. Le concept de la carte postale convenait d'ailleurs à ses aspirations littéraires puisqu'il voulait faire de ses écrits des « extraits de vie », d'où leur fréquent recours à des mots et images de tous les jours. La caractérisation commune d'Altenberg de naturaliste et surtout d'anti-formaliste provient aussi de son fameux style spontané - parfois obtenu après de nombreuses retouches... Son ami et admirateur Egon Friedell en disait : « Les lecteurs d'Altenberg [...] se croiront transportés dans un monde [...] où tout est beaucoup plus libre et inexplicable, détaché

o

de la conformité aux lois de la logique ou de la psychologie. »

Avant même de le rencontrer, Berg admirait profondément le poète dont il

possédait pratiquement tout l'œuvre et qui fut l'un des mentors intellectuels et artistiques de sa jeunesse.9 Les circonstances précises de leur rencontre sont peu détaillées, mais il

semble que les deux hommes étaient déjà en termes amicaux en 1908. Ils avaient à vrai dire une double raison de lier connaissance : d'une part, les deux hommes gravitaient

8 Egon Friedell, Ecce Poeta (Berlin : Fischer, 1912), 137-138.

9

Les premiers biographes de Berg, Hans Ferdinand Redlich et Willi Reich, ne manifestent cependant pas de sympathie pour le poète ou ses aphorismes de l'op. 4. Voir H. F. Redlich, Alban Berg : the Man and his

Music (London : J. Calder, 1957) et Willi Reich, The Life and Work of Alban Berg. trad. Cornélius Cardew

(New York : Da Capo Press, 1982). Pour une biographie plus récente et des sources documentaires, voir Rosemary Hilmar, Alban Berg: Leben und Wirken in Wien bis zit seinen ersten Erfolgen als Komponist (Vienne : Verlag Hermann Bôhlaus Nachf, 1978).

10 David P. Schroeder, « Alban Berg and Peter Altenberg: Intimate Art and the Aesthetics of Life, » Journal

of American Musicological Society, 46/2 (1993) : 266. Quoiqu'il en soit, Berg admirait le poète avant de le

connaître intimement, puisque six ans avant la composition de l'opus 4, il écrivit déjà des lieder sur de la poèmes tirés du recueil Was der Tag mir zutràgt (1902) d'Altenberg. Ces lieder (Traurigkeit. (Tristesse)

Hoffnung (Espoir) et Flôtenspielerin (La joueuse de flûte) apparaissent dans le second volume des

Jugenlieder édités par Christopher Hailey. Voir Christopher Khillt, « The Other Altenberg Song Cycle : A

Document of Viennese Fin-de-Siècle Aesthetics, » Encrypted Messages in Alban Berg's Music, Siglind Bruhn, éd. (New York et London : Garland Publisher, 1998,) 137-156.

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autour de Kraus, et la correspondance de Berg à sa fiancée Hélène Nahowski (qui devint sa femme en 1911 ) et à Schoenberg fait foi de fréquentes rencontres au Café Central; d'autre part, Hélène connaissait déjà intimement Altenberg lorsque les deux hommes établirent des liens amicaux. Quoique ses relations avec Altenberg et Berg fussent de nature différente (platoniques avec le premier, amoureuses avec le second), Hélène se situait à la jonction de leurs mondes esthétiques qui avaient beaucoup en commun, entre autres un culte similaire envers la nature et les vertus de l'âme féminine ou de la

Frauenseele. Poète et compositeur devaient faire d'Helene l'icône de leurs idéalisations esthétiques : pour tous deux, elle représentait un modèle de beauté physique comme d'élévation morale et spirituelle, l'incarnation supérieure de la féminité qui seule pouvait féconder toute production artistique. Cette féminité, les deux hommes l'explorèrent et la recréèrent dans leur forme d'art respective. Altenberg clama son admiration dans son ouvrage Neues Altes}x où trois poèmes sont ouvertement consacrés à Hélène : H. N.,

Bekanntsehaft, et Besuch un einsamen Pcirk. C'est à ce même recueil que Berg puisa les textes pour son quatrième opus. Les cinq instantanés de femme qui en résultent annoncent un intérêt pour l'exploration de la psyché et de la sexualité féminines dans sa

composition, intérêt qui le distingue parmi les trois représentants de la seconde Ecole de Vienne, surtout en ce qu'il ne se démentirait pas de toute sa carrière. Les Altenberg Lieder ne portent pas de dédicace (comme la plupart des œuvres de Berg), mais on peut probablement présumer qu'ils s'adressent, du moins dans une certaine mesure, à Hélène -peut-être même comme une réponse ou une surenchère aux poèmes d'Altenberg. Berg

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l'affirme d'ailleurs dans sa correspondance à sa femme : « Et après tout les Altenberg Lieder furent écrits pour toi. »12

La question de savoir si les lieder doivent représenter Hélène demeure finalement peu importante, mais reste qu'en créant ce portrait de femme alors qu'il venait d'entrer dans le mariage (même si l'on connaît aujourd'hui les suites moins heureuses du roman d'amour), il est fort plausible que Berg ait voulu rendre hommage aux qualités de sa nouvelle épousée. Car le trait prédominant de sa protagoniste de l'opus 4 réside sans doute en sa soif d'élévation de toutes les dimensions de sa personne, une aspiration que Berg reconnaissait chez celle qu'il vénérait. Son choix de textes est en ce sens un indice important. Nous reviendrons plus tard sur leur contenu poétique, mais pour le moment, qu'on dise seulement que leur simple retrait des textes originaux d'Altenberg leur confère d'emblée une aura tout autre, plus exaltée et méditative. Les cinq courtes strophes du cycle ont été retirées de poèmes plus longs regroupés sous le titre Ansichtkarten, dans lequel les images les plus terre-à-terre et matérielles (comme des champs d'oignons!) sont en alternance perpétuelle avec des considérations psychologiques et spirituelles, dans un ballet d'une ironie mordante qui va jusqu'à semer le doute quant au sérieux des passages les plus intimistes. Bien que la critique d'Altenberg n'y soit pas dirigée vers la femme mais plutôt vers le monde qui l'entoure, le résultat n'a toutefois rien de semblable avec l'esprit qui se dégagera des lieder. Berg a retranché tout sarcasme dans sa sélection, ne conservant que des textes hors desquels la figure féminine peut se profiler sans

interférence satirique aucune.

12 Alban Berg, Letters to his Wife, trad. et éd. Bernard Grun (New York : St. Martin's Press, 1971), 159.

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Cette figure sera évidemment au cœur de la présente analyse des relations texte-musique. Si études il y a eu concernant les aspects structuraux du lied (nous y viendrons sous peu), la littérature est virtuellement muette quant à savoir comment texte et musique sont ensemble porteurs de signification, sauf pour quelques brèves observations qui trahissent davantage l'absence du problème à l'agenda de leur auteur. Quoique David P. Schroeder se soit penché avec perspicacité sur les positions artistiques du controversé Altenberg et sur sa relation avec le couple Berg, son étude ne dépasse pas les cadres historique et esthétique; la discussion musicale et les quelques interprétations poétiques avancées sur les textes des lieder demeurent plutôt superficielles.' ' Il offre cependant une perspective éminemment pénétrante sur les mondes esthétiques intérieurs de cet étrange trio formé par Alban, Hélène et Peter. Siglind Bruhn franchit la prochaine étape en proposant d'effectuer une lecture herméneutique du cycle en relation avec les « thematic

development, pitch Une morphology, structural devices as well as particularises in the use ofrhythm, harmony, texture, instrumentation, tempo and dynamics [...]. » L'article a le mérite de confronter différents paramètres musicaux avec les aphorismes, et de

considérer, comme principe de base, les décisions compositionnelles de Berg comme sa lecture directe des dits aphorismes. Mais le désavantage d'une discussion aussi générale de cinq lieder dans le format restreint d'un article est que la relation texte-musique n'est pas aussi étroitement établie qu'on aurait pu le désirer; en outre, en s'attachant à discuter de tous les paramètres mentionnés plus haut, la discussion musicale de Bruhn est quelque

13 Schroeder, « Alban Berg and Peter Altenberg. » Sa discussion poétique d'un des extraits non sélectionné

par Berg (la deuxième strophe de Rokoko), cependant, trace d'intéressants parallèles avec l'art du Jugendstil (273-278).

14 Siglind Bruhn, « Symbolism and Self-Quotation in Berg's op. 4, » Enciypted Messages in Alban Berg 's

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peu fragmentée ne permet pas d'illustrer un argument musical qui sous-tendrait un lied entier.

C'est justement ce que nous souhaitons accomplir ici, en mettant l'emphase première sur la conduite des voix, c'est-à-dire sur les procédures régissant la conduite du complexe contrepoint-harmonie dans l'élaboration de la structure musicale. Nous verrons comment cette dernière peut être basée dans tout un lied sur un principe sous-jacent et ainsi orientée vers l'expression d'une rhétorique poético-musicale particulière. Car loin d'être sémantiquement neutres, les procédés de conduite des voix concourent de tous leurs niveaux de profondeur à dessiner les principales images du cycle. L'articulation de surface, à partir des précieux Ùbergangs d'Adorno,L l'évolution des motifs à petite et

grande échelle, jusqu'à l'articulation de la forme : tous sont intimement liés au texte et participent activement à la création d'une riche image poétique bien ancrée dans le contexte culturel de la Vienne de la fin du siècle. Dans le cas des Altenberg Lieder, un mémoire sur la relation texte-musique commande qu'on les aborde sous l'angle de la protagoniste unique qui habite le cycle. Bien qu'elle diffère considérablement de Lulu et Marie (elles-mêmes dissemblables) et apparaisse dans une œuvre beaucoup plus courte, elle n'en mérite pas moins, par sa richesse et sa complexité, de prendre place avec elles dans la galerie des principaux portraits féminins de Berg, comme un témoignage majeur de l'importance pour le compositeur d'appréhender musicalement la féminité avec un grand F.

Le travail de Mark DeVoto sur les lieder, qui se concentre sur les motifs

cycliques, se révélera un apport inestimable dans notre démarche. DeVoto fut le premier

15 Theodor W. Adorno, Alban Berg. der Meister des kleinsten Ubergangs (Vienne : Verlag Elisabeth

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chercheur à offrir en 1967 une étude d'envergure sur le cycle, avec sa thèse Alban Berg's Picture Postcard Songs. 1 L'absence préalable de recherches vient du fait que la partition

orchestrale complète ne fut pas publiée avant 1966 (ce qui explique que la littérature sur le cycle soit encore aujourd'hui relativement mince.)1 C'est que la désastreuse première

des lieder devait aussi être leur dernière représentation du vivant de Berg, dévasté par l'accueil hostile du public, mais surtout par la froideur de Schoenberg face à son approche de composition. Berg ne devait plus tenter de les faire interpréter publiquement, ni de les publier. Dans sa thèse, DeVoto s'intéresse principalement à l'articulation motivique du cycle, et pour cause : son affirmation à l'effet que « the motivic organisation in the Altenberg Lieder is their pervasive. distinguishing feature » pèse tout son poids. DeVoto analyse l'opus 4 du point de vue des récurrences cycliques, de la teneur et de l'évolution du tissu motivique, et met à jour les correspondances internes entre les motifs mêmes. Son analyse est sous-jacente à^teriFte: présent travail, et le lecteur qui souhaite trouver une discussion exhaustive de l'articulation motivique devrait s'y référer. On ne manquera non plus pas dans la présente analyse de voir comment conduite des voix et développement motivique sont en effet inextricablement liés dans les lieder, voire

16 Mark DeVoto, Alban Berg 's Picture Postcard Songs. DeVoto a exposé les faits analytiques saillants de sa

thèse dans « Some Notes on the Unknown Altenberg Lieder. » Perspectives ofNew Music. 5 (1966) : 37-74.

17 Les documents sur le cycle précédant l'étude de DeVoto sont rares. Les plus saillants sont : le tout

premier article concernant les lieder, par René Leibowitz, qui fut à l'origine d'un renouveau d'intérêt pour l'œuvre : « Alban Berg's Five Orchestra Songs, » Musical Quarterly, 34 (1948) : 487-511 ; et une brève description par Ernst KJenek dans Willi Reich, éd., Alban Berg (Vienne : Herbert Reichler Verlag, 1937). Pour plus de détails, consulter DeVoto, Alban Berg 's Picture Postcard Songs. 1 -6.

18 II arrangea cependant le cinquième lied pour piano, violon, violoncelle et harmonium et en remit une

copie à Anna et Aima Mahler, et fit également paraître une réduction pour piano de ce même lied en 1921. 11 fallut attendre 1953 pour que puisse être publiée aux éditions Universal la réduction pour piano effectuée par Hans E. Apostel. Mark DeVoto a récemment supervisé une nouvelle édition de la partition orchestrale (1997). Les premières représentations orchestrales complètes, quant à elles, prirent place en 1952 (Paris) et 1953 (Rome), sous la direction de Jascha Horenstein.

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pratiquement confondus, puisque les caractéristiques des motifs sont actives à différents niveaux de profondeur - les phrases en sont saturées, ils apparaissent à des moments-clés, leur contenu intervallique fournit les intervalles de transposition à de plus longues

sections, etc. Certains sont directement associés à une image précise du poème, auquel cas leur évolution et leur rôle dans l'élaboration du rythme harmonique, des phrases ou de la forme deviennent doublement lourds de signification. En somme, ils soutiennent le déroulement du lied, et la narration qu'ils articulent compose l'image poétique qui se dégage du lied. À toutes fins pratiques, nous conserverons ici le classement et la nomenclature sensibles des motifs de DeVoto (voir l'annexe 1 ), qui s'avérera particulièrement utile dans notre discussion des lieder I et V.

Notre intérêt pour l'articulation motivique ne résidera donc pas principalement en leur potentiel cyclique comme pour DeVoto, mais plutôt en la nature de leur contribution à l'évolution de la conduite des voix, et donc à la construction de l'image poétique, ainsi qu'à leurs associations possibles avec le texte. C'est pourquoi nous discuterons également de motifs ou de collections autres que celles de DeVoto. Aussi, nous approfondirons ici davantage la question de la forme, en mettant en lumière à l'aide de réductions comment certains motifs ou notes-clé sous-tendent les progressions structurelles des lieder. Par ailleurs, le choix des formes respectives des lieder permet d'enrichissantes considérations dans notre discussion texte-musique. Berg a ainsi titré son dernier lied Passacaglia, et l'on verra que ce titre permet de lire le poème lui-même comme un thème et variations. Mais ce sera surtout le choix de Berg de composer non pas une simple mais une double passacaille qui s'avérera important pour notre interprétation. C'est d'ailleurs pour paraphraser les décisions formelles et rhétoriques du compositeur que nous avons

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structuré le dernier chapitre dans son format particulier, les deux colonnes initiales rappelant le double thème, et les variations qui suivent correspondant aux variations poétiques.

Un certain travail sur l'articulation générale de la forme a aussi été effectué par Douglas Jarman dans The Music of Alban Berg;20 il y discute entre autres de la forme

d'arche générée par les cinq lieder entre eux. Son approche du cycle, dans le cadre d'une discussion générale sur le langage musical de Berg, offre une vue d'ensemble claire quoique assez succincte des paramètres de base : forme, motifs mélodiques, motifs rythmiques. Les discussions de DeVoto et de Jarman pouvaient toutes deux bénéficier d'une réactualisation post-théorie des ensembles, ce que Dave Headlam accomplit avec

The Music of Alban Berg.21 Le but avoué d'Headlam y est de démontrer la pertinence

d'une approche analytique par cycles d'intervalles (inspirée de celle de George Perle) pour la musique de Berg, approche qui, de fait, appert souvent étonnamment appropriée aux méthodes de composition de Berg. Néanmoins, il s'agit du seul outil utilisé par Headlam, un filtre unique et parfois très sélectif, donc forcément limité. Car il y a aussi beaucoup à dire sur le rôle primordial que peuvent jouer certaines notes ou groupes de notes, indépendamment de leur contexte cyclique. Par exemple, de nombreux points d'articulation importants sont conçus par Berg non seulement en termes de cycles, mais de hauteurs bien précises. De plus, l'application elle-même de cet outil analytique peut parfois être sujette à discussion. Ainsi, notre sélection des cycles ou de leur points de départs et d'arrivée différera parfois de celle de Headlam. Cet outil que Dave Headlam

20 Douglas Jarman, The Music of Alban Berg (Berkeley et Los Angeles : University of California Press,

1979).

21

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voudrait complètement impartial peut donc servir à différentes fins et générer différents résultats. Le concept de « collections + » (collections cycliques avec notes excédentaires), entre autres, en est un qui, quoique absolument nécessaire et pertinent, se révélera

problématique à l'analyse : par exemple, combien de notes excédentaires (hors-cycle) peuvent-elles être ajoutées à la collection cyclique sans mettre enjeu son identité ?; ou encore, accoler le titre de « collection + » sans autre discussion implique le risque de négliger le rôle de la note excédentaire, qui pourra pourtant s'avérer cruciale pour le développement subséquent.

Pour une interprétation texte-musique, l'analyse par cycles demeure donc trop herméneutiquement neutre pour être utilisée en exclusivité. Notre propre méthodologie devra faire place à une vision de la conduite des voix comme moteur poétique. Au-delà de l'identification des cycles (et des motifs, et des collections), il faudra qualifier leur

progression au sein de l'évolution sémantique du lied, discuter comment leur enchaînement, continuité, chevauchement, accélération harmonique, disruption, interruption, rétention ou arrivée se feront l'annonce, l'écho ou la contradiction des inflections poétiques à différents niveaux de profondeur. Selon ce programme, la théorie des ensembles ne s'avérera donc pas l'outil le plus approprié; nous l'utiliserons pour identifier un certain nombre d'ensemble principaux (souvent privilégiés par Berg pour leur potentiel sonore tonal) et parfois discuter leur potentiel intervallique, mais non pour identifier des relations abstraites (actualisées ou potentielles)."

22 Nous soupçonnons d'ailleurs que même dans la plus pure des analyses structurelles, la théorie des

ensembles ne soit pas l'outil le plus éclairant dans le cas de l'opus 4. Dave Headlam, habituellement avide d'exploiter les possibilités les plus avancées de cette théorie, est singulièrement bref sur ce chapitre dans son analyse des lieder.

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Ce noyau de trois chercheurs, DeVoto, Jarman et Headlam, compose à ce jour le seul corps de recherche d'envergure directement consacré à l'opus 4.23 Si George Perle

demeure très succinct à propos des lieder, sa discussion du langage musical de Berg avant Wozzeck est tout sauf superficielle et procure une pénétrante mise en contexte.24 Perle

offre également une appellation judicieuse pour décrire un procédé que tous ont identifié comme une articulation formelle primordiale du cycle. Les premier et dernier lieder articulent une progression de deux accords qui encadre le cycle de leur succession contraire (ex. i et if) :

Y

g pÉ

il

0

Ex. i. Seele, wie bist du schôner, Ex. ii. Hier ist Friede, mm. 50-55 mm. 14-15 : Progression p —> y Progression y —» p

Cette progression a été décrite comme le pilier de la symétrie à grande échelle du cycle.^ Perle la nomme « rideau », le terme le plus approprié auquel on aurait pu penser pour décrire le phénomène. Car comme on continuera d'en discuter plus loin, c'est exactement l'effet d'un lever et d'un baisser de rideau qui se dégage de ces mesures, de manière véritablement sonore et audible. Et entre ces portails musicaux et dramatiques émerge et s'élabore la quête de la protagoniste. Tous les lieder sont marqués par une profonde

Kathryn Bailcy, Mosco Carner, Karen Monson et Jay W. Wilkey ont avancé quelques brefs

commentaires analytiques, mais dont l'intérêt demeure limité. Voir Kathryn Bailey, « Berg's Aphoristic Pièces, » The Cambridge Companion to Berg, Anthony Pople, éd. (New York : Cambridge University Press, 1997); Mosco Carner, Alban Berg : the Man and the Work (New York : Holmes and Meier, 1983); Karen Monson, Alban Berg : a Biography (London : Macdonald and Jane's, 1979); Jay W. Wilkey, Certain

Aspects ofForm in the Vocal Music of Alban Berg (Thèse de doctorat : Indiana University, 1965).

24 George Perle, The Opéras of Alban Berg : Wozzeck (Berkeley, Los Angeles et London : University of

Califomia Press, 1980). Voir le premier chapitre, From the Early Songs to Wozzeck.

25 Ibid., 9-10; Headlam, The Music of Alban Berg, 89; Jarman, The Music of Alban Berg, 182; DeVoto,

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aspiration à l'élévation, à un devenir supérieur. Adorno clame que « Dans les Altenberg Lieder, la prudence [Behutsamkeit] de Berg s'exprime aussi dans la primauté du devenir sur l'être. Les couleurs [et les motifs, comme Adorno en discutera plus tard] ne sont pas seulement représentés comme étant préexistants, ils sont développés; le procédé par lequel ils sont créés devient leur justification, [mes italiques] »~6 Cette prédominance du

devenir est la pierre angulaire du cycle. Dans chacun des lieder, la conduite des voix articulera cet effort de se hisser iiber die Grenzen [au-delà des frontières, III], en route davantage vers un état qu'un lieu, où elle puisse être schôner und tiefer als zuvor [plus belle et plus profonde qu'avant, I-II], et dont elle puisse dire non pas Nichts ist gekommen (rien n'est venu, IV), mais bien Hier ist Friede ( ici est la paix, V). Cet effort ne saurait s'accomplir que par un authentique contact avec la nature, à la fois miroir et outil pour la femme. Berg et Altenberg en avaient une vision commune : « [They] looked at nature in a romantic sensé : [...] [b]y experiencing nature and stripping away the encumbrances of urban social stratification, one could go through a cleansing process and be transformed onto a higher level of human and spiritual expérience. »" Hiver, neige, tempêtes et pluie fouetteront l'âme et le corps de la femme, s'en feront l'image de toutes ses dimensions dans sa tension vers l'absolu. Ainsi, la protagoniste doit affronter les tempêtes de neige dans le premier lied pour en être rassérénée : « Seele, wie bist du schôner, tiefer, nach Schneesturmen » [Âme, comme tu es plus belle, plus profonde, après les tempêtes de neige], alors qu'elle est invitée à goûter les bienfaits physiques des pluies d'orages dans le second : «Ailes rastet, blinkt und ist schôner als zuvor. » La neige tombera encore dans le

26 « Die Behutsamkeit Bergs Ttbertràgt in den Altenbergliedern den Vorrang des Werdens ùber das Sein

auch aufdie Klangdimension. Die Farben werden nicht wie Gegebenheiten hingepinselt sondern entwickelt; durch den Prozefi, in dem sie sich bilden, begrihiden sie sich erst. » Adorno, Alban Berg, 73.

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dernier lied, mais invitant plutôt au repos qu'au combat. Les lieder III et IV, quant à eux, développent plus directement la relation de la protagoniste (ou de Fraue, selon son appellation donnée dans le deuxième lied) avec l'éternité et l'incommensurable.

Berg a ordonné ses lieder de sorte que Fraue articulera son effort de devenir notamment en acquérant progressivement sa propre voix : ce n'est qu'au quatrième lied que la narration passera du « tu » au «je ». Nous feuilletterons toutefois ici l'album des cinq cartes postales dans un ordre différent, afin de mettre encore davantage en relief les différentes dimensions de Fraue. Le quatrième lieder illustre presque tragiquement son besoin inassouvi d'accomplissement, après quoi les numéros II et III approcheront

respectivement Fraue comme un être physiquement sexué et spirituellement transcendant. Les lieder initial et final permettront finalement de pénétrer dans le vif des débats

intérieurs et d'appréhender la profondeur de la paix recherchée.

Des cartes postales tirées de cette évolution, Berg établit un nouveau mode de rapport entre texte et image. Dans toute carte postale, ces derniers sont mutuellement adossés sans jamais se regarder, bien qu'ils soient totalement indissociables dans la transmission du message. C'est l'image qui précède le texte, et le correspondant donnera forme et signification à la première en lui offrant une description de son choix, une interprétation subjective avec le deuxième. Pour Arved Ashby, Berg est confronté au rôle difficile du correspondant qui doit écrire une carte postale sans avoir d'image pour

l'accompagner : « [Berg] delivers the handwritten words of the postcard, without [...] the picture thatforms a necessery link between the private communication and the reader's

understanding. » Mais la question peut également être envisagée de l'angle opposé, et

28 Arved Ashby, « Singing the Aphoristic Text : Berg's Altenberg Lieder, » Enaypted Messages in Alban

(20)

somme toute, peut-être plus simple. En fait, Berg se trouve dans la situation inverse du correspondant habituel puisqu'il dispose d'un texte (les poèmes d'Altenberg) plutôt que d'une image comme point de départ. C'est à lui que reviendra le travail de photographe, la tâche d'illustrer la carte. Le lien entre recto et verso est donc renversé : c'est l'image qui commentera subjectivement le texte, et non le contraire habituel. La question de la relation texte-musique se pose dès lors ainsi : quelle photographie voit-on, lorsqu'on retourne la carte ? Selon les lieder, la formulation d'une réponse est plus ou moins aisée ; ainsi, si l'introduction du premier lied évoque sans peine les bourrasques des blizzards, le problème se complique avec le propos beaucoup moins unilatéral du dernier lied. Il ne semble pas qu'Altenberg ait basé ses Ansichtskarten sur de véritables cartes postales; c'en est plutôt l'idée qu'il recrée avec ses courts textes dont les images poétiques tiennent lieu d'images visuelles. En interprétant et en émulant l'image textuelle, la musique referme une circularité potentielle entre texte, image et musique en recréant l'élément pictural des poèmes, qui est à la fois leur inspiration et leur résultat. L'image originale de Berg

donnera forme à l'image originelle d'Altenberg.

Dans un cycle ne comptant que 9 min 40 sec au total, Berg livre la plus belle démonstration de la richesse de la pensée aphoristique. Il a fait le choix d'un format infime à la densité musicale et poétique inouie : « That Berg makes use ofthe expanded possibilities [ofthe orchestra] without inflating the scope ofthe songs adds much to the

unique intensity and jewel-Uke quality of thèse miniatures. »" Et surtout, c'est un choix qui invite à une lecture herméneutique riche et nuancée. Car pour tout méconnus qu'ils furent de la part du public, les Altenberg Lieder devaient néanmoins se révéler témoins et partie prenante de la formidable effervescence sociale qui bousculait un lieu, Vienne, à un 29 Bruhn, « Symbolism and Self-Quotation in Berg's Op. 4, » 158.

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moment, la Belle-Époque. Et pour le jeune compositeur, sans doute furent-ils aussi une déclaration personnelle, une projection de son idéal féminin tel que formé par ses lectures et son époque, et qui à ses yeux s'incarnait alors en Hélène. Car si en effet « une image vaut mille mots, » les Ansichtskarten musicales se sont peut-être révélées le moyen le plus éloquent de dire l'indicible.

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I. Négation : Nichts ist gekomm en

Nichts ist gekommen, nichts wird kommen fïir meine Rien n 'est venu, rien ne viendra pour mon âme. Seele. J'ai attendu, attendu - oh, attendu!

lch habe gewartet, gewartet - oh, gewartet! Les jours s'écouleront lentement, et en vain mes Die Tage werden dahinschleichen. und cheveux de soie cendrée flottent-ils autour umsonst wehen meine aschblonden, seidenen Haare de mon visage blême!

um mein bleiches Antlitz!

« Rien n'est [jamais] venu, rien ne viendra [jamais] » pour l'âme de la

protagoniste : le premier vers embrasse d'emblée une éternité de vacuité. De tout le cycle, le quatrième lied Nichts ist gekommen est le plus uniformément sombre puisque aucune consolation ne viendra soulager la figure féminine. Ce lied tout entier consacré à

l'affliction de cette dernière permet déjuger de la profondeur de son drame et ajoute au caractère essentiel et poignant de sa soif de surpassement.

La douloureuse indifférence du temps qui s'écoule est l'aune à laquelle on peut mesurer cette affliction. Quand les jours se suivent et se ressemblent, habités uniquement par le manque, le temps tourne à vide; l'instant présent se dilate et s'embrouille puisqu'il n'est plus balisé par la différence; une minute, une année, qu'importe ?, puisque toutes deux sont identiques dans leur inutilité, n'apportant rien que le rien, rien que le Nichts. Pour illustrer cette carte postale de l'absence, Berg a usé de la stratégie du non-événement en dissolvant les motifs et en ralentissant la progression harmonique à l'extrême : « In vain does one look hère for an assembly of motives that is in anyway comparable to those ofthe other four songs. We knowfrom Berg 's works before Opus 4, and especially from the other songs in this cycle, the emphasis which he placed on clearly defined musical processes andforms defined through them. Even in the evanescent final song ofOpus 2

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[...] a certain sensé of organization is much more apparent than in this song. »™ En effet, Nichts ist gekommen s'éloigne des autres lieder au point de vue du matériau brut car

ici, la structure n'est pas soutenue par une saturation de motifs cycliques comme c'est le cas dans tout le reste du cycle. La toile de fond, minimale, se résume à trois accords que nous appellerons A (<fa# mit do#fa>, mm. 9-15), B (<fa ré si mi>, m. 16) et C (<la ré# si mi sol fa#>, mm. 22-fin). Chacun d'eux supporte ou introduit une dimension

temporelle différente : un passé d'attente affamée avec l'accord A (« Ich habe gewartet »), le futur au flot désespérément lent avec B (« Die Tage werden dahinschleichen ») et un présent vain et vide avec C (« und umsonst wehen meine ashblonden seidenen Haare »). Au-dessus de cette trame quasi statique, la voix établit son propre mode d'évolution, beaucoup plus actif et hautement chromatique. Résultat : deux « courants » distincts créant deux expériences différentes du temps, l'un (la voix) bougeant à vive allure mais par mouvement infinitésimal, d'une agitation de fourmi laborieuse, comptant les heures sur un tic-tac humain; l'autre (l'orchestre), d'une massive lenteur, étalant ses vastes moments à une échelle sidérale. Cette procédure singularise Nichts ist gekommen par rapport aux autres lieder. Dans ces derniers, l'élaboration des phrases est avant tout basée sur des enchaînements de motifs connus; les points harmoniques et/ou dramatiques forts sont reliés par ces mêmes motifs ou sinon par des lignes chromatiques divergentes clairement circonscrites. Ici, le mouvement par demi-ton qui commande les lignes est beaucoup plus libre et moins aisément qualifiable. ' Et comme la transparence avec

30 DeVoto, Alban Berg 's Picture Postcard Songs, 11.

3'Mark DeVoto commente dans Ibid., 77 : « To say that the semitone has motivic status in this kind of

music, in the way that the major si.xth has in the third song, is potentially as dangerous as saying 'Notice how the eighth-note functions as a motive in Chopin 's Minute Waltz; ' yet an examination ofthe fourth song shows this not to be such a far-fetched idea. »

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laquelle se superposent ce chromatisme de surface et le statisme harmonique est extraordinaire!, transparence qui fait aussi leur signification : on appréhende

simultanément les deux niveaux de profondeur qui déroulent chacun une différente articulation du temps. Berg réalise la juxtaposition transparente de l'éphémère et de l'éternel, de l'évanescence et du statisme, et le drame de qui ne sait plus les différencier.

Dans son quasi-silence, l'ouverture du lied est éloquente. Comment Berg aurait-il pu exprimer l'idée du rien mieux qu'en supprimant tout accompagnement ? - sauf, acéré et lancinant, ce demi-ton aigu sib-si. Comme le fait remarquer George Perle, l'effet dramatique et musical est encore plus frappant lorsqu'on considère l'enchaînement du troisième lied (Uber die Grenzen des AU) avec Nichts ist gekommen : « The thirdsongs concludes with a twelve-tone simultaneity as a musical symbolfor the key word 'AU'; the next commences with a new, diametrically opposed, key word, 'Nichts', musically

represented in the extrême high range ofthe flûte by a single pianissimo note that

ascends through a semitone into the nothingness ofspace. » " Dans un registre et avec un instrument associés aux dimensions au-delà de l'entendement terrestre, cette brève cellule ne rend encore que plus audible l'isolement environnant.

32 Perle, The Opéras of Alban Berg : Wozzeck, 10-11.

33 Ce demi-ton mérite qu'on s'y attarde encore un peu. Avec pour exemple le plus connu le « programme

secret » de la Suite Lyrique (dans lequel, est-il besoin de le rappeler, les extrêmes de la série sont les notes

fa [F] et si bécarre [H] pour Hannah Fuchs), on connaît le goût de Berg pour les anagrammes musicaux. 11

n'apparaît donc pas forcé de croire que le demi-ton sib-si (B-H en allemand) puisse être une référence à Hélène Berg. Il semble en tout cas que Julius Schloss n'ait pas hésité à considérer ce demi-ton comme étant le tnotto d'Helene. Merci à Don McLean de m'avoir indiqué une récurrence significative de ce demi-ton dans une œuvre de Schloss : on peut constater en annexe 2 la claire référence qu'il en fait dans sa pièce

Mysterious Lady (#21 de 23 Études, édité par Schloss en 1963, dédicacé « à la mémoire de mon professeur

Alban Berg »). Notons en outre les autres apparitions prédominantes du demi-ton sib-si : il fait une entrée remarquée au tout début de Sahst du nach dem Gewitterregen den Wald ; on le retrouve également en notes adjacentes dans le motif 8 (mélodie de 12 sons) des lieder I (Seele. wie bist du schôner) et V (Hier ist

(25)

La première phrase vocale annonce le mouvement par demi-ton qui gouvernera tout le lied. C'est la dyade <fa-fa#> qui délimite les deux premiers segments de la phrase d'ouverture (sur les syllabes Nichts ist gekommen, Nichts wird kommen), dyade qui se révélera d'une importance primordiale dans le lied. Les premières notes introduisent une organisation qui prévaudra dans toute la pièce : Berg n'ouvre un espace (un intervalle) que pour le remplir aussitôt chromatiquement, de sorte qu'après le premier vers, dix des douze sons de la gamme chromatique auront été entendus. Les deux notes restantes, ré et la, ne tarderont pas : aux mm. 7-8, Berg comble chromatiquement la quarte ré-la ; ce faisant il rappelle aussi les précédentes quartes réb-lah (m. 4) et sol-ré (mm. 6-7) et anticipe des sonorités de quartes à venir.

C'est avec le deuxième vers que la tragédie prend un visage vraiment personnel. Car tout ce temps où rien ne venait, la protagoniste attendait d'une attente qui, pour être vaine, n'en était pas moins désespérément affamée. « Gewartet, gerwartet, oh,

gewartet! » : cette intensité croissante du découragement ou de la colère lasse, Berg l'a représentée avec sa technique caractéristique de « déploiement progressif », qui rappelle les répétitions séquentielles (ces dernières sont d'ailleurs courantes en musique tonale justement lorsqu'il est besoin de répéter un mot). Doublée par le xylophone, la voix

déplie sa plainte en trois occurrences progressives qui articulent le motif p, [01369] = <sol la sib doit mi>.i4 Ce [3 sera le seul motif réel du lied. Chacune des réitérations ouvre

davantage le registre; l'occurrence finale et complète de (3 (mm. 12-13) sera encadrée des notes si et la qui annoncent le registre du tout dernier mot de la protagoniste {Antlitz). Ces deux notes s'expliquent aussi par l'intérêt de Berg pour la complétion ou le « remplissage

,4 Voir l'annexe 1 pour la liste des motifs. Rappelons que p aura un statut prédominant dans le cycle,

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chromatique » : il ne manquait qu'elles afin que toutes les notes comprises entre les extrémités de P (entre les hauteurs sol et mi) aient été produites. Au-dessous, le premier point harmonique stable s'étale imperturbablement. Le contraste entre voix et orchestre en est presque douloureux, à l'image de l'âme qui se débat dans cet univers où rien ne se produit. L'accord A a graduellement émergé de la mesure 8; on notera que ses extrêmes consistent en notre dyade structurelle <fa-fa#>. Le mih a été amené par un demi-ton ascendant (m. 8), qui sera repris et élargi dès le début du second vers (m. 9, IcJi habe gewartet). Ici, l'élément dynamique ne réside pas dans les progressions harmoniques et

contrapuntiques : Berg a remplacé le mouvement par les jeux de timbres. Comme dans la plus connue des allégories platoniciennes, on est témoin non pas de la course du soleil mais des différentes teintes et ombrages qu'il projette. La protagoniste elle-même, enchaînée dans son attente dévorante et désabusée, est en marge du monde concret. L'accord A passera par six différentes instrumentations, mêlant d'abord cuivres, bois et cordes, abandonnant ensuite ces dernières pour finalement s'unifier dans les clarinettes. C'est la Klangfarbenmelodie dans ce qu'elle a à la fois de plus abstrait et de plus simple, puisqu'il n'y a pas de mélodie à colorer, que les couleurs elles-mêmes. La dernière collection C recevra un traitement similaire mais moins complet puisque seule la note de basse changera d'instrumentation. Le passage du temps n'est donc pas mesuré ici par le mouvement mais par la couleur. Et ce voyage dans le spectre est subtil; les changements d'instrumentation se chevauchent en douceur, sur un jeu des nuances très fin et détaillé.

Mais l'orchestre s'animera quelque peu dans la section suivante. L'alto, à la mesure 13, a pris appui sur le la grave avant de se lancer dans une répétition d'un p très enrichi de chromatisme. Cette répétition portera p jusqu'à la pédale de lab surplombant le

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seul véritable mouvement orchestral aux mm. 15-19 (la superposition du statique et de l'actif demeure donc malgré la disparition de la voix.) L'accord B est formé de la m. 15 à

35

16, alors que tout A glisse d'un demi-ton vers le bas, sauf do# qui descend jusqu'au si. Ici la voix s'est tue, mais l'orchestre parle pour elle aux mm. 16-18. Il anticipe le troisième vers « Die Tage werden dahinschleichen » par son chromatisme rampant

[creeping chromaticism] qui figure le trop lent écoulement des jours. Car sitôt B est-il atteint qu'il se désintègre (ex. 1.1) en lignes descendantes par tons (ornementées), dans un riche contrepoint rythmique. 6

j=s

i

- ^

^ - - I * - J - Ï T 7

^ ^ ^ f

\m ^

i

i_^J

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^ = E

f f

r • r « r

Ex. 1.1 : Descentes par tons, m m . 16-18.

En dépit du mouvement industrieux des quatre lignes, peu d'action prend

réellement place : l'éternité est longue quand elle se compte en jours. Chaque voix oscille ensuite entre deux notes pour former un tissu rythmique d'une prodigieuse invention, qui préfigure l'ingéniosité et l'originalité qui caractériseront le traitement rythmique de Berg tout au long de sa carrière. Le tableau réalisé par Mark DeVoto (ex. 1.2) permet de

35 Si on ajoute la pédale à l'accord B, on obtiendra une récurrence discrète du motif P à Tu,.

36 Headlam a amené l'idée de descentes par tons dans The Music of Alban Berg, 176-177, 180. La structure

par tons de ces lignes n'est pas des plus limpides, mais se laisse soutenir lorsqu'on considère les notes accentuées par les temps forts, et comme on le discutera plus tard, lorsqu'on relie la structure sous-jacente de la ligne la plus basse avec la voix aux mm. 29-31. Toutefois, les collections par tons identifiées en 1.1 diffèrent parfois de celles d'Headlam. Celles que nous avons privilégiées ont pour point de départ les notes de l'accord B; elles sont pour la majorité accentuées par leur placement rythmique et contiennent plus de consonances que de dissonances.

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saisir d'un coup d'œil le flou quasi impressionniste de la technique qui dépeint la masse indistincte des jours et des nuits.38 Chaque ligne possède son rythme propre, de sorte que

ce ne sont pas les verticalités individuelles de quatre sons qui sont significatives, mais plutôt la sonorité globale de ce pan de musique à la texture tout à la fois mouvante et unifiée. Nous appellerons le résultat un complexe linéaire. C'est une musique qui ne va nulle part malgré le mouvement ininterrompu de toutes ses voix, puisque celles-ci ne sont qu'aller-retour ; les jours apparaissent devoir se répéter ad vitam aeternam plutôt que de progresser vers un futur défini. Les balancements répétés des notes créent l'illusion de doubler la texture, ce qui ajoute encore davantage au flou temporel de ces mesures.

Ex. 1.2 : Complexe linéaire, mm. 18-21

Mais ce que DeVoto qualifie de « bewildering array of simultaneities » débouche finalement sur l'accord C, éclairant une facette de la conception qu'a Berg de la relation entre contrepoint et harmonie. Comme c'est aussi le cas pour l'introduction de Seele, wie bist du schôner, les verticalités des mm. 18-21 proviennent évidemment d'une écriture contrapuntique. Mais même si elles ne sont pas perçues en tant que sonorités

indépendantes et distinctes, et peuvent difficilement être isolées, elles ne sont pas le simple fruit d'une heureuse coïncidence. En effet, on peut voir la distribution des notes de l'accord C reprendre certaines d'entre elles.' L'instance la plus évidente consiste en la

3S DeVoto, Alban Berg 's Picture Postcard Songs, 79.

39 L'introduction de Seele, wie bist du schôner, elle, ne générera cependant pas de verticalités structurelles

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quarte augmentée la-ré#de l'accord C, qui provient en droite ligne des tritons résultant des oscillations des deux lignes les plus graves (très visibles dans la réduction pour piano). C'est aussi l'intervalle qu'on vient tout juste d'entendre dans le contrechant du violon alto. La quarte si-mi a aussi été entendue telle quelle dans les voix inférieures du complexe linéaire; notons qu'elle était aussi présente dans l'accord B.

Le monde physique fait une irruption soudaine dans l'univers immatériel et indéfini du lied avec le dernier vers. Comme si l'accord C avait pressé sur un invisible déclencheur, apparaît un gros plan du visage de la protagoniste. Dans le cycle, Nichts ist gekommen est le premier lied où la protagoniste s'exprime auy'e. Après avoir exploité

(comme nous le verrons au chapitre II) ses dimensions physique et spirituelle dans les deux lieder précédents, Berg lui accorde finalement de les exprimer simultanément. De la chevelure claire, Schroeder note qu'elle constituait « an erotic [image] for Altenberg - a fetish, even [...]; »40 et que l'image peut rappeler sa description d'Helene dans

Bekanntschaft : « Sie sah aus wie eine riesig hoh, schlanke, aschblonde russische

Studentin, nur sehr miide von ungekàmpften Kâmpfen » (Elle ressemblait à une étudiante russe grande, mince, aux cheveux blond cendré, seulement très fatiguée de luttes non luttées.)41 Le visage pâle, dit cependant Schroeder, « reflects the inner soûl, the face itself

capable of transmitting ail. Hère, one recalls the opening Unes of'W. N.' : "In deinen Augen lèse ich den Leben merh brauch ich nicht zu wissen, es ist alles\ »'" (Dans tes yeux je lis ta vie; je n'ai pas besoin d'en savoir plus, tout est là.) L'image pourrait en

d'une autre instance où des verticalités issues de techniques contrapuntiques se révèlent encore plus cruciales pour l'articulation structurelle et poétique.

40 Schroeder, « Alban Berg and Peter Altenberg, » 278. 41 Altenberg, Neues Al tes, 87.

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outre rappeler d'autres lignes de Bekanntschaft : « In ihrem starren Gesichtsausdruck, wie eh und je, sucht man ihr Leiden zu erspàhen, und findet nichts und findet dennoch ailes! » ' (Dans l'expression fixe de son visage, comme toujours, on cherche un signe de sa douleur, et on ne trouve rien et néanmoins on trouve tout!) Mais la juxtaposition du monde physique avec le monde spirituel est conflictuelle; c'est presque le visage d'une femme malade qui est photographié, la soie des cheveux entourant un visage blême. La protagoniste n'a plein pied ni dans un monde ni dans l'autre et est également frustrée et inadaptée dans les deux échelles de temps. Si sa dernière phrase a plus de souffle que toutes les autres, c'est tout de même une longue expiration qui descend inéluctablement. Mais, un peu comme si la protagoniste ne pouvait encore complètement se résigner, la voix cherche à s'élever à l'intérieur de sa descente même : on voit en ex. 1.3 que Berg articule deux lignes chromatiques divergentes légèrement restructurées pour en éviter l'aspect mécanique, qui aboutiront à la quinte diminuée fa#-do (m. 28) ; il insistera sur l'axe de symétrie, la note la. Berg a fait du flottement de la chevelure l'élément le plus musicalement photogénique de la dernière partie, et a créé une ligne spécialement pour elle : on voit littéralement les ondulations des cheveux blond cendré dans celles du hautbois, de la clarinette et de la flûte (mm. 23-27).

Ex. 1.3 : Lignes chromatiques divergentes, mm. 25-28.

43 Altenberg, Neues Altes. 87.

44 Une procédure courante de Berg. Dans le cycle, la seconde phrase de Sahst du nach dem Gewitterregen

dem Wald (« Ailes rastet... »), de même que le motif 6 (mélodie de 12 sons, voir annexe 1 ), sont ainsi

structurés.

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La fin du lied amène du changement dans le mode de conduite des voix, tant dans l'orchestre que dans la voix; on verra cette dernière articuler pour la première fois une structure par tons. Quant au flot orchestral, qui durant tout le lied a été d'une homogénéité exceptionnelle (que l'addition occasionnelle d'un contrechant [alto, mm. 19-21 ;

clarinette hautbois, flûte mm. 23-27] n'a pas diminuée), sa texture à l'approche de la fin se fragmentera en plusieurs jets éclatés. L'accord C s'éteint peu à peu, se rapprochant du traitement de l'agrégat qu'on observera liber die Grenzen des AU. Pour clore la musique orchestrale, Berg ramène le demi-ton initial sib-si, dans le même registre et avec la même flûte, brûlant rappel que Nichts demeure dans toute la plénitude de sa vacuité. Berg a

intégré la dyade dans le motif P à T3 : < mi réb sol sib si > (flûte, mm. 28-31 ), qui présente 4 notes en commun avec la sonorité.46 Le ralentissement rythmique de cette ligne s'ajoute

au ritardando final ; depuis la m. 26, les mélismes de la flûte et de la clarinette ont

progressivement décéléré et à partir de la m. 28, chaque note de la flûte sera d'une croche plus longue que la précédente. En dessous, le célesta va sa ligne qui bondit de plus en plus haut ; ses notes complètent le total chromatique avec le motif p et la descente par tons de la voix.

Cette descente aux mm. 29-31 prendra en fait un pas de plus (ou plutôt, un demi-pas, presque un faux pas!), en allant jusqu'au lab final, note-énigme du lied. L'arrivée de cette dernière illumine la structure du lied dans un exemple d'encadrement structurel [structural fram in g] d'une espèce toute particulière. Car la rhétorique de Nichts ist

gekommen est d'une eau unique dans le cycle. En effet, tandis que dans chacun des autres lieder les sonorités initiales procurent des indices quant à l'articulation générale de la structure, ce n'est, dans Nichts ist gekommen, qu'à la toute fin que se noueront les 46 La première note de la mesure 28 fait aussi partie d'une occurrence de [01369], soit <fa mi réb sol si>.

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correspondances avec la note lab. L'ex. 1.4 montre comment la descente finale des mm. 28-31 offre en microcosme la synthèse de cette rhétorique. (Les ex. 1.4 à 1.9 figurent en page suivante.) Ce dernier segment est entouré de deux demi-tons (<fa-fa#>, <la-lab>). Or, différentes sections du lied, à différents niveaux de profondeur, s'ouvrent par la dyade <fa-Jd#>. Toutes se terminent localement par la note la, mais on devra attendre l'ultime note du lied pour boucler la boucle, pour clore le propos avec l'apparition finale de lab. Ainsi, l'ex. 1.5 illustre comment la dyade <la-lab> clôt aussi l'entièreté du troisième vers. Celui-ci avait été ouvert par le <fa-fa#> sous-jacent aux mm. 20-21. Comparons

également en 1.6 la basse des mm. 15 à 22 à la phrase vocale finale. Rétrospectivement, cette dernière confirme et actualise le potentiel par tons des mm. 16-18. Or, la descente par tons de l'orchestre a bel et bien été précédée de notre dyade <fa-fa#>, pour aboutir au la de la m. 22. (Une suite hypothétique (ex 1.7) eût pu être un lab pour continuer le pattern de quartes augmentées descendantes des mm. 19-22. Cependant l'orchestre s'est

tu avant de pouvoir l'atteindre; c'est donc la voix qui le suppléera au tout dernier moment, à la m. 32.) Dernier exemple de ce mode unique d'encadrement structurel en 1.8 : les premiers mots de la protagoniste (mm. 2-3) ont été soutenus par notre dyade <fa-fa#>, avant que la voix ne s'interrompe pour un long moment sur le la de la m. 13.47

Mais ce dernier la descendra bel et bien au lab aux mm.31-32, avec une connexion registrale limpide et immanquable. Mais Berg n'a tout de même pu s'empêcher de laisser filtrer un indice au milieu du lied, puisque juste avant d'établir sa pédale de lab à la m. 15, il effleurera brièvement le la bécarre aigu...(ex.1.9)

47 Ici, Berg a localement produit le demi-ton la-lab dans la course de l'alto (mm. 13-15), mais en les

séparant de manière très évidente par le registre et dans le temps.

(33)

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Ex. 1.4 : Encadrement par les demi-tons <fa#fa> et </« /«/»> de la descente par tons finale, mm. 28-31

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Ex. 1.5 : Encadrement par les demi-tons <fa#fa> et </a /aé> du troisième vers, mm. 20-21 - 30-31.

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1 = = t e = fe ^ y^ E

Ex. 1.6 : Descentes par tons similaires des mm. 15-22 et 28-32.

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Ex. 1.7 : Quartes augmentées mm. 19-22 ; suite hypothétique.

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(34)

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33

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Ex. 1.9 : Présage du demi-ton <la lab> final à la m. 15.

Mais le plus beau de l'affaire, ou peut-être l'ironie du procédé, c'est que cette note finale, ce point de convergence contrapuntique et harmonique, cet aimant vers lequel s'orientent toutes les voix, Berg n'en a fait qu'une non-note, une non-fin. Car quelle conclusion est-ce donc, que cette syllabe brève, a cappella, désabusée, dont le registre et la dynamique/?£>£>/; l'apparentent davantage à la voix parlée qu'au chant? Sa sécheresse, sa brièveté, son quasi-silence se refusent absolument à dispenser quelque sens de finalité, d'accomplissement que ce soit. Au bout du compte, tout, musicalement et

dramatiquement, se résout à... rien, tout converge vers ce point qui n'est... rien. Ce qu'Adorno expose en termes généraux dans l'introduction de son Alban Berg résume cette situation particulière : « Évanescence, l'auto-révocation d'une existence, n'est pour Berg ni la matière de l'expression, ni le thème allégorique de la musique, mais bel et bien la loi à laquelle la musique se soumet. »4<) Le lab est venu, Nichts est venu - rien n'est

venu.

49 Das Verschwindende, das eigene Dasein Widerrufende ist bei Berg kein Ausdrucksstoff, kein

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//. La Frauenseele dans tous ses états Sahst du nach dem Gewitterregen

Ûber die Grenzen des AU

Lorsque Berg composa son quatrième opus, la Frauen Frage ou question féminine était un débat brûlant à Vienne depuis déjà au moins une décennie. C'est qu'à la suite entre autres de la France, l'Autriche voyait des actions féministes commencer à

s'implanter de façon concrète : auparavant en marge de l'arène sociopolitique, des femmes qui se désignaient comme « progressistes » (fortschrittlich), telles Rosa

Mayreder, Auguste Fickert, Marianne Hainisch, Marie Lang, Marie Schwartz et Marie Bosphardt van Demerghe fondaient des sociétés dont Y Union générale des femmes autrichiennes, la Ligue des associations de femmes autrichiennes ou Y Association pour l'éducation élargie des femmes; et inauguraient des journaux comme Documents de femmes ou Vies de femmes*1 pour réclamer davantage de droits politiques, légaux et

éducationnels. L'instabilité grandissante des stéréotypes sexuels n'était pas qu'affaire de politique; artistes et intellectuels, en accord ou non avec les revendications féministes, ressentirent tout autant à ce besoin croissant de redéfinir les codes de comportement et d'identité sexuelle. Plusieurs figures de l'élite intellectuelle viennoise, qui étaient aussi les amis ou les idoles de Berg, prirent part de près ou de loin à ce débat en cherchant à comprendre en quoi consistait la nature essentielle féminine et masculine. Berg devait se montrer particulièrement sensible aux recherches de Wilhelm Fliess, dont la théorie des

50 Respectivement, die Allgemeiner Ôsterreichischer Frauenverein, fondée en 1893 par Mayreder et

Fickert; der Bund Ôsterreichischer Frauenvereine, fondé en 1902 par Hainisch; die l'erein fîir erweiterte

Frauenbilding, fondée par Bosphardt van Demerghe 1888.

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biorythmes avait sans doute émoustillé son intérêt pour la numérologie," à la critique sociale des oeuvres des auteurs dramatiques August Strindberg, Arthur Schnitzler,53 et

Henrik Ibsen," dont ses lectures de jeunesse avaient été nourries et, bien sûr, aux travaux des psychanalystes Cari Jung et Sigmund Freud, invité apprécié de la Berghof... - le tout chaudement épicé par la plume de Karl Kraus dans son influente publication Die Fackel. À l'extrême le plus misogyne du spectre se trouvait Otto Weininger avec son livre

Geschlecht und Charakter (Genre et Caractère), publié en 1903.55 L'une des thèses

principales de l'ouvrage : la nature vraie de la femme en est une d'appétits sexuels insatiables, dépravés et incontrôlables qui l'empêchent de prétendre à toute forme d'autonomie sociale, éthique ou intellectuelle. Le livre est aussi antisémite qu'il est misogyne : Weininger relie le judaïsme en proche association avec la féminité, ces deux éléments incarnant, en opposition à la masculinité et la race aryenne, la faiblesse et la dégénérescence personnelle (tant physique que morale) et sociale.

Le poète Peter Altenberg, ayant lui-même développé toute une esthétique de la persona féminine, n'a pas manqué d'être comparé aussi bien qu'opposé à Weininger.

Ainsi, bien que la critique littéraire Barbara Schoenberg rapproche les deux hommes par leur commun mépris pour la bourgeoisie, elle les considère comme deux pôles contraires

"" Théorie élaborée dans son ouvrage Vom Leben und Tod. Biologische Vortrage (Jane : Diederichs, 1914); Fliess associait respectivement les « biocycles » masculin et féminin avec les nombres 23 et 28.

5j On pense évidemment à sa pièce de théâtre la Ronde ( 1903), qui fut mise à l'index pour avoir dépeint

avec trop d'ironie et de crudité des rapports entre les classes et les sexes. Berg s'en inspira pour son propre

Reigen (2e mouvement de l'op. 6).

54 Sa pièce de théâtre Une maison de poupées ( 1879) fut reçue comme l'un des piliers artistiques féministes

de la fin du XIXe siècle. Quoique Ibsen se défende de l'avoir écrite dans ce but ou d'appartenir lui-même à

un groupe féministe, il énonça souvent en public un point de vue soutenant des revendications de tels groupes.

54 L'élément misogyne de l'ouvrage semble avoir été de peu d'intérêt pour Berg; selon Schroeder, « Alban

Berg and Peter Altenberg, » 280. Berg s'y intéressait plutôt pour les théories biologiques (en vérité pseudo-biologiques) portant notamment sur la bisexualité ou le partage des éléments féminins et masculins chez les hommes et les femmes.

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