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"Trou de mémoire" : ouverture baroque.

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Academic year: 2021

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Texte intégral

(1)

"Trou de mémoire": ouverture baroque s'intéresse

à

une

oeuvre jusqu'ici négligée par la critique québécoise et

fran-çaise. Spectacle éblouissant, le second roman d'Hubert Aquin

a cependant sus ci té l'enthousiasme de la plupart de

SES

com-mentateurs, y compris le nOtre. Les excès linguistiques, la

forme tout en soubresauts, l'intrigue délibérément

labyrinthi-que et la thématilabyrinthi-que de Trou de mémoire nous ont incité

à

ap-profondir l'esthétique baroque dont relève cette oeuvre

ou-verte.

C'est l'esprit baroque de ce roman qui nous préoccupe

ici, cet esprit baroque qui ne se manifeste que par et dans

un mouvement décha1né, délirant, irrationnel. Tout bouge,

tout se transforme continuellement, y compris les personnages.

On se dédouble à l'infini, dans ce roman baroque ouvert

-en mouvem-ent.

On montre quelque chose, pour dissimuler autre

chose. La double valence des composantes de TroU de mémoire

oblige le lecteur à se déplacer constamment.

Il faut suivre

ce roman, il faut percer son mystère, son masque.

Et que

dissimule cette oeuvre débordante de vie, sinon son exact

con-traire: la mort?

(2)

aeam-Pierre Martel

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfillment of the degree of Master of Arts, Department of French Language and Literature, McGill University.

(3)

Trou de mémotre, le second roman d'Hubert Aquin, éblouit dês la premiêre lecture, par sa séduisante complexité. Entre-prendre-une étude de l'envergure de celle-ci

à

partir d'une telle impression peut sembler un pari plus qu'incertain. Mais j'avais envie de "jouer" (dans le plein sens du terme) avec et dans cette oeuvre qui m'y incitait tant. Car Trou de mé-moire, fondamentalement, attend son lecteur; il en a besoin, en quelque sorte. Ce roman appara1t comme un gigantesque jeu auquel il faut participer pour le savourer pleinement. C'est ce que j'ai décidé de faire.

"L'ouverture est la condition m3me de la jouissance es-thétique" l, de cette jouissance

à

laquelle Hubert Aquin at-tache tant de prix. Si Umberto Eco, le grand maitre de la poétique de l'oeuvre ouverte, définit celle-ci par opposition

à l'oeuvre "déterminée", achevée, close, nous pouvons

à

coup sdr situer TroU de mémQire en contrechamp du roman linéaire traditionnel. Cette oeuvre ne s'offre pas comme un monde bien défini, facilement démontable; bien au contraire, "elle peut 3tre envisagée et comprise selon des perspectives multiples, oà elle manifeste une grande variété d'aspects et de

résonan-2

ces sans jamais cesser d'3tre elle-m3me" • C'est dans cette

1 - Umberto Eco, 2 - Umberto Eco,

L'Oeuvre ouverte (Paris: Seuil,

1965),

p.

39·

(4)

mesure que

Trou

de mémoire répond

à

la notion d'oeuvre

ou-verte, dans la mesure où, forme en mouvement, ce roman n'est

pas pour nous

un

objet de contemplation bien délimité, mais

plutôt une complexité mystérieuse

à

démêler, une action

créa-trice

à

accomplir, un stimulant pour l'imagination. Le second

roman d'Hubert Aquin nous invite

à faire l'oeuvre avec son

auteur, librement, sans contrainte, mais dans un monde qui

de-meure celui voulu par l'auteur.

Il nous faut ici apporter une précision. L'ouverture,

désignant l'ambiguité fondamentale du message artistique,

n'est pas l'apanage de seuls chefs-d'oeuvre rarissimes; elle

est au contraire une constante de l'oeuvre d'art. On ne

sau-rai t en effet trouver un sens

à l'expression "forme fermée".

L'oeuvre ouverte se veut essentiellement, selon

U. Eco,

un

"modèle hypothétique [ •••

l

permettant de désigner plus

commo-1

dément l'une des tendances de l'art contemporain"

La

no-tion d'ouverture désigne la façon de poser les problèmes

ar-tistiques et non celle de les résoudre.

C'est en ce sens que

plUSieurs récits modernes, de Finnegans Jake

à Trou de mémoire,

s'organisant délibérément en vue d'une pluralité de

réorgani-sations et d'interprétations, et faisant de cette ambiguité

fondamentale la base même de leur recherche, sont parvenues

à

illustrer magistralement la notion d'oeuvre ouverte. C'est

1 - Umberto Eco,

L'Oe~re

ouverte (Paris: Seuil,

1965),

(5)

donc l'aspect délibéré de la recherche dans la complexité qui

nous amène à parler de Trou de mémoire en termes d'ouverture

et d'oeuvre ouverte, dont le modèle parfait n'existe

évidem-ment pas.

De ce roman, il ne peut

y

avoir d'interprétation unique

qui s'impose à nous.

Conséquemment, une interprétation

diver-gente de celle que nous nous apprêtons à exposer ne saurait,

pour cette seule raison, être

t~xée

d'irrecevabilité. Les

possibilités interprétatives contenues dans l'oeuvre ouverte

moderne se

mu!

tip11ent à l'infini, pour la bonne raison que

tout est dans tout, l'aspect dans l'oeuvre, et l'oeuvre dans

l'aspect. Comme l'explique si bien Luigi pareyson,

L'oeuvre d'art [ •••

1

est une forme, c'est-à-dire

un mouvement arrivé

~

sa conclusion: en quelque

sorte, un infini inclus dans le fini. Sa totalité

résulte de sa conclusion et doit donc être

consi-dérée non comme la fermeture d'une réalité

stati-que et immobile, mais comme l'ouverture d'un

in-fini qui s'est rassemblé dans une forme.

L'oeu-vre a, de ce fait, une infinité d'aspects qui ne

sont pas des 'fragments' ou des 'parties' mais dont

chacun la contient toute entière et la révèle dans

une perspective déterminée. La diversité des

exé-cutions a son fondement dans la complexité tant de

l'individu qui l'interprète que de l'oeuvre même.

1

TroU

de mémoire, oeuvre complexe et plurivoque, ouverte,

désarçonne la critique trad! tionnelle, mais laisse place à

l'ac-tivité créatrice proprement dite. Voilà qui explique

peut-ê-tre le nombre respeut-ê-treint d'études publiées sur ce roman.

Sur-1 - Luigi Pareyson,

tstet1ca - Teoria della

fO~~l;;:à

Turin: 1954).

Cité dans LjôëuViê

ouverte, p.

36.

(6)

tout que cette oeuvre, par l'esthétique baroque dont elle

re-l~ve,

illustre

à

la perfection la notion moderne d'ouverture.

L'esthétique baroque

y

vient en effet appuyer la poétique de

l'oeuvre ouverte.

En

plein Québec.

Si la spiritualité baroque apparût comme la

pre-1I1~re

manifestation clairement exprimée de la

cul-ture et de la sensibilité modernes, c'est que pour

la

premi~re

fois l'homme échappe

à la norme, au

garan ti et se trouve, dans le domaine artistique

aussi bien que scientifique, en face d'un monde en

mouvement, qui exige de lui une activité créatrice. 1

Ce n'est peut-être "pas une sinécure que de donner la réplique

à des aphones et de trouver le ton juste quand tout est

silen-ce, même le reste" 2; mais lorsque "tout un peuple, aurifié,

avec gueule d'or sur fond blême, se tait

à force de ne pas

vou-loir s'exprimer tout haut"

3,

il faut oser crier "les mots

hostiaques qui font peur"

4, il faut oser être le seul à

écrire,

à vivre avec fureur.

Il faut aller jusqu'au bout, il

faut sortir le Québec de son état de colonisé.

Ce "Québec

se-coué par ses propres efforts pour obtenir un spasme

révolution-naire qui ne vient jamais"

5,

il faut le propulser vers la

jouissance permanente, que la seule liberté totale permet.

1 -

Umberto Eco,

L'Q~~I[~ g~I~[t§

p.

20.

(Paris: Seuil,

1965) ,

2 -

Hubert Aquin,

~[gY g~ mjlQi[~

(Montréal: Le Cercle du

livre de France,

1968),

p.

56.

3 -

Hubert Aquin,

ibid., p.

57.

4 -

Hubert Aquin,

ibid. , p.

56.

(7)

Créer un roman, bâtir au Québec le pays qU'on veut habiter,

réhabiliter l'homme dans sa complexe totalité, autant

d'acti-vités créatrices que l'ensemble de l'oeuvre seul permet de

concilier. Trou de mémoire, c'est un monde où tout est dans

tout, tournoyant en un mouvement délirant, en voie de

méta-morphose perpétuelle.

S'il est relativement facile d'établir l'origine du terme

"baroque" (qui vient du portugais barrpco et du castillan

~

rueco, désignant les "perles qui ne sont pas parfaitement

ron-des"), il est beaucoup plus complexe d'en définir l'

esthéti-que.

Plusieurs grands critiques ont déjà donné leur avis sur

cette question. Loin de nous la prétention de clore le débat.

Nous ne ferons que l'ouvrir une fois de plus. Pour certains,

surtout pour Heinrich

W~lfflin

et la critique germanique, la

définition stylistique du baroque rejoint, ou du moins croise

sa définition historique. Pour EugeniO d'Ors, le baroque

si-gnifie liberté, confiance en une nature désordonnée. Jean

Rousset, dans ses importantes études sur le baroque (sur

les-quelles nous nous appuierons souvent au cours de ce travail),

voit celui-ci comme le monde du masque, de la déloyauté, et

surtout de la création. La métamorphose, la mobilité,

l'insta-bilité, le pouvoir de transformer ce qui est, de contester et

de bafouer la nature apparaissent comme autant de principes ou

thèmes majeurs du monde baroque. Harcel Raymond, d'autre part,

prône, comme certains autres spécialistes français, une

iden-tification du baroque non plus par les thèmes, mais par le

style

(à cet égard, nous croyons qu'une étude stylistique

(8)

ri-goureuse de Trou de mémoire serait trEls révélatrice).

L'as-pect le plus intéressant de la recherche de M. Raymond est

cette tentative de trouver l'équivalence littéraire des cinq

catégories fameuses de

H.

W6l f !lin , qui sont: la présentation

picturale, la disposition en profondeur, la forme ouverte,

l'unité complexe et la clarté relative des oeuvres baroques.

nous aurions pu ajouter à ces quelques noms un nombre

incalcu-lable d'autres théoriciens marquants qui se sont intéressés

au baroque. Nous avons retenu les principaux courants.

Un style mettant toujours en jeu une vision, nous

tente-rons, au cours de cette étude, de bien saisir ces deux aspects

fondamentaux de l'oeuvre d'Hubert Aquin.

Nous n'utiliserons

pas de méthode déjà définie; nous essaierons plutôt, en

écar-tant les restrictions de toutes sortes, de bien saisir

l'es-pri t baroque qui prévaut dans Trou de mémoire et les

techni-ques qu'il utilise pour se révéler au grand jour.

Car nous

croyons que l'esthétique baroque échappe

à

toute définition;

elle est avant tout mouvement désordonné, insaisissable.

L'art baroque est la négation

m~me

du défini, du

statique, du sans équivoque, qui caractérisait

la forme classique de la Renaissance, avec son

es-pace déployé autour d'un axe central, délimité par

des lignes symétriques et des angles fermés,

ren-voyant les

uns

les autres au centre, de façon

à

suggérer l'éternité essentielle plutôt que le

mou-vement.

La

forme baroque, elle, est dynamique;

elle tend vers une indétermination de l'effet

r-.~

et suggElre une progressive dilatation de l'espace.

La

recherche du mouvement et du trompe-l'oeil

ex-clut la vision privilégiée, univoque, frontale,

et incite le spectateur

à se déplacer

continuelle-ment pour voir l'oeuvre sous des aspects toujours

nouveaux'lcomme un objet en perpétuelle

transfor-mation.

1 - Umberto Eco,

L'Oeuvre ouverte (Paris: Seuil,

1965),

(9)

Trou de mémoire est baroque en ce qu'il pousse tout à la

li-mite, dans une fugue passionnée: le mouvement, le trompe-l'oeil,

la perspective fragmentée, l'ironie et l'apparence séduisante.

L'un des plus remarquables auteurs baroques modernes, Jorge

Luis Borgés, définit ainsi le baroque, en parlant de son

Histoire de l'infamie:

J'appellerais baroque le style qui épuise

délibé-rément (ou tente d'épuiser) toutes ses

possibili-tés, et qui frOle sa propre caricature. C'est en

vain qu'Andrew Lang voulut imiter vers

1880

et

quelque l'Qdyssée de Pope; l'oeuvre était déjà à

elle-même sa propre parodie et le parodiste ne

put rien ajouter à cette exagération.

Baroque

{baroco) est le nom de l'un des modes du

syllogis-me; le

di~huitième

siècle l'appliqua à certains

abus de l'architecture et de la peinture du

dix-septième. Pour ma part, j'appellerai baroque

l'étape finale de tout art lorsqu'il exhibe et

dilapide ses moyens.

Le baroque est intellectuel

et Bernard Shaw a déclaré que tout travail

intel-lectuel est humoristique

C

••• ).

Le titre

exces-sif de ces pages proclame

~ès

l'abord leur nature

baroque. L'atténuer eilt été les détruire ( •••

l.

Elles sont le jeu irresponsable d'un timide qui

n'a pas eu le courage d'écrire des contes et qui

s'est diverti à falsifier ou à altérer (parfois

sans excuse esthétique) les histoires des

au-tres ( •••

] . Les t-la1tres du Grand Véhicule

ensei-gnent que la vacuité est l'essentiel de l'univers.

Ils ont pleinement raison en ce qui concerne

cet-te infime part d'univers qu'est ce livre. Il est

~euplé

de pirates et de potences et le mot lnfBm1e

eclate dans le titre. Pourtant, sous ces clameurs,

il n'y a rien, rien d'autre qu'une apparence,

qU'une pure surface d'images; et par là même il se

.peut que le livre plaise. L'homme qui l'écrivit

etai t assez malheureux, mais il se divertit à l'

é-crire; puisse quelque reflet de ce plaisir

attein-dre le lecteur.

l - Jorge Luis Borgés,

~1ogue

à l'édition de

1954",

~~tfe

de l'lnf

a

m1

e. IU,stoj,re de

l'é-tëmI:ti

(Paris: Union générale

d'édi-tions, Collection

1018, 1964),

pp.

9-10-11

(10)

Le baroque apparait donc difficilement cernable. S'il est complexe et fuyant, il est aussi et surtout inépuisable. Néanmoins tenterons-nous d'en saisir l'esprit fondamental dans

TroU

de mémoire. Ce récit ouvert baroque nous invite

à

participer

à

son achèvement avec son auteur. Apportons-y no-tre interprétation particulière et créatrice. Nous serons d'abord amenés

à

nous pencher sur l'intrigant phénomène du dédoublement, autour duquel se greffent les questions de re-gard et de réflexivité, de spectateur, de transformation et de transsubstantiation. Qui est qui? telle est l'interrogation première que Trou de mémoire fait na1tre chez son lecteur. On s'y dédouble

à

volonté, mais on prend bien soin de

camou-fler sa supercherie. Tout et tous apparaissent masqués. Et dans la mesure où la dissimulation ne va pas sans ostentation, la domination du décor, avec ses effets d'éblouissement et de volubilité, devra faire l'objet d'une attention particulière. L'étude des notions de masque, de dissimulation, d'artifice, de trompe-l'oeil et d'illusionnisme nous permettra de mieux apprécier cette simultanéité séduisante dans laquelle se déve-loppent les mouvements complexes et apparemment contradictoi-res d'ostentation et de dissimulation. Nous plongeons ainsi au coeur m~me du mouvement délirant de Trou de mémoire; un mouvement perpétuel, mais imprévisible, irrégulier, tout en soubresauts, dont la mise en forme témoigne fatalement d'une instabilité foncière. Cette instabilité implique l'inachevé

(en apparence) et la mobilité du roman; elle nécessite par conséquent une activité continuelle de la part du lecteur,

(11)

qui doit a~opter plusieurs points de vue à la fois, se situer, ni plus ni moins, en une position de vision multiple: position exigeant la souplesse nécessaire pour participer à un jeu for-mel aussi délibérément délirant. Et quelle forme, mieux que celle du roman policier, pouvait concilier les nombreuses fa-cettes du mouvement décha1né dans et par lequel se déploie Trou de mémQire!

Dans ce travail, les centres d'intérêt suivants seront aussi abordés: l'opposition crime - crime parfait, l'écriture proprement dite, les drogues, la métamorphose (à tous les ni-veaux) et le sur-b1asphème. Nous terminerons enfin cette é-tude en tentant de déceler une grille pouvant expliciter (et peut-être même faciliter) l'acte mouvementé de la lecture glo-bale de Trou de mémoire. L'imposante étude du tableau "Le

Mys-tère des deux ambassadeurs" de Hans Holbein le Jeune, contenue dans le roman, nous servira de point de départ pour l'établis-sement d'une telle grille. Si le baroque est intellectuel, la lecture d'une oeuvre baroque ne l'est pas moins:

Je pense parfois que les bons lecteurs sont des oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs [ ••• ] . Lire est, pour le moment, un acte postérieur à celui d'écrire;lP1us résigné, plus courtois, plus intellectuel.

(12)

LE DEDOUBT·PiENT

Faire l'oeuvre avec l'auteur, identifier Trou de mémoire

et ses personnages.

Le coupable

à

poursuivre, dans ce roman

d'Hubert Aquin, c'est le roman lui-même.

Comme on soupçonne

tout le monde dans un roman policier, on ne peut se fier

béa-tement aux mots qui sont ici sous nos yeux.

Il s'y trouve

trop de choses, trop d'êtres

à découvrir dans leurs multiples

transmutations. Tout est dédoublé, tout court, en même temps

que nous,

à la recherche d'une identité véritable. Le

lec-teur doit s'engager totalement, dans la lecture d'une oeuvre

baroque.

Il lui faut tenir compte de "la collaboration

deman-dée au spectateur qu'on invite

à

être en quelque mesure acteur,

et qu'on introduit dans le mouvement d'une oeuvre qui parait

se faire en même temps qu'il la connait"

l •

Par la parti

ci-pation, le lecteur rejoint l'esthétique transactionnelle des

oeuvres d'Hubert Aquin.

Toute lecture traditionnelle d'un

ro-man est remise en cause

par

les personnages mêmes de Trou de

mémoire, qui en sont aussi les lecteurs plus ou moins partiaux.

Même si, selon l'expression de Jean Rousset, "les multiples

coups de pinceau ne seront fondus ensemble que par l'acte

mê-me de la contemplation" 2, il s'ensuit que "l'image qui

sur-l - Jean Rousset,

2 - Jean Rousset,

~ ~:térature

de l'âge baroque en

tranCê

(Paris: Jose Corti, 1965),

p.

232.

L'Intérieur et l'extérieur (Paris:

Jose Corti,

1967),

p.

37.

(13)

gi

t n'est aucunement assimilable

à une image de style

linéai-re; l'apparition reste flottante, il ne faut pas qu'elle se

stabilise en lignes et en surfaces"

l

A la toute fin,

Ra-chel Ruskin affirme tout comprendre: elle a lu toutes les

par-ties qui

préc~dent;

l'image qu'elle se fait du récit et de

son auteur

rév~le

cependant un dynamisme profond et complexe:

"DrOle d' édi teur qui poursui vai t l'ombre de la femme tuée par

l'auteur d'un roman inachevé et que

j'ach~ve,

en ce moment,

tandis que mon ventre est tout plein de son enfant"

2

S'il est une image qui "reste flottante", c'est bien

d'a-bord celle de l'identité des différents personnages. Pierre

X. Magnant, dans son manuscrit autobiographique, dans ce "texte

qu'il a rédigé sous l'effet des amines"

3,

procède avec lice

recul minimum"

4

qui lui permet de se contempler "avec une

sorte d'ivresse"

5

Mais le regard distancié qu' il jette sur

lui-même ne lui permet de découvrir que le dédoublement qui

le constitue essentiellement.

Qu'il soit soleil, drogue, ou

cri balkanisé, Pierre X. Magnant perçoit son existence selon

1 -

Jean Rousset,

L'lDti[1~~ ~t l'~~tit1~~f

(Paris:

Jose Corti,

1967),

p.

37

texte

sou-ligné par l'auteur).

2 -

Hubert Aquin,

l[g~ ~~ mimQ1t~

(Montréal: Le Cercle

du livre de France,

1968),

pp.

203-204.

3 -

Hubert Aquin,

ilW1. ,

p.

111.

4 -

Hubert Aquin,

1W.,

p.

101.

(14)

le régime même de la conquête, le "two-steps binaire" 1.

.

Le conquis vit entre chien et loup, et, pour lui, chien fid~le, il n'y a qu'un jour au calendrier: un samedi saint sans lendemain... Oui, le conquis s'est taillé une toute petite place entre la mort et la résurrection, il est mort et attend dans une espérance régressive et démodée un jour de Piques qui ne viendra jamais. Il se trouve coincé for-tuitement entre deux événements: sa mort2Passée et son impossible résurrection pascale.

Tout est double, surtout notre propre existence; une in-finité de rapports, de correspondances peuvent être établis entre les multiples modulations de l'existence:

Joan, seconde et double, successive aussi, a nié par son apparition celle qui l'avait précédée: Colette (divorcée, donc seule, infiniment seule, doublée en quelque sorte et revivant sous les es-pèces de Joan, car, ciel ouvert, n'est-ce pas Colette que j'aimais clandestinement quand j'ai aimé Joan? •• ). Tout cela est bien compliqué,

je le reconnais:

3

Colette, Joan ou plutOt: Joan l,

Joan II ••• '' •

Trou de mémoire est tout entier régi par une mul ti tude de sys-tèmes de correspondance chers aux Fon, que l'Ivoirien Olympe Ghezzo-Quénum (autre nom double) qualifie justement de

"sys-tèmes rigoureusement et absolument invérifiables qui finissent par tout expliquer" 4

.

La rationalité, dès cet instant, de-vient puissance négative. On en parlera même comme de "la

1 - Hubert Aquin, I~~ ~~ mjm~1t~ (Montréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p. 38. 2 - Hubert Aquin, j.W., p.

38·

3 - Hubert Aquin, ,1W., p.

59·

(15)

logique maudite que notre gouvernement nous administre à

1

coups de crossel" • Olympe mourra d'ailleurs parce que Ra-ch el n'a pas tenu compte de ces systèmes de correspondance qui eXpliquent tout (inexplicablement):

La voix de cet homme, au téléphone, m'a hypnoti-sée: un peu comme celle de Pierre X. Magnant quand je l'ai rencontré sous une marquise! Mais je ne fis pas le joint entre mes deux fascinations et je fis ce qui me semblait alors dicté par un impératif obscur et implacable: j'envoyai Olympe au bureau de cet éditeur rue Saint-Sacrement. 112 n'en est jamais revenu; il n'en reviendra pas... • A ce moment-là, Rachel s'est trop fiée à la raison, à la lo-gique maudites, oubliant un tralo-gique instant que la vie dé-passe de beaucoup la raison.

Ces systèmes de correspondance modulent l'expérience a-moureuse de Pierre X. Magnant et lui confèrent un rythme sur-multiplié: Si je change si souvent de partenaire dans cette

course à relais, c'est que chaque fois je dois ré-inventer la fidélité afin de la bafouer plus sO.rement. Je m'inquiète à la longue. Aussitôt que la partenaire désirée ressemble à celle qui l'a précédée, je la fuis, je cours les rues, je cherche une étrangère que j'investis de nuit par surprise, je poursuis son double à qui je propose des révolutions qu'elle finit par croire que je fais puisque je me sauve en héros, chaque fois •••

3.

Toutes les partenaires amoureuses se rejoignent

inévitable-lIlent sous le regard déformant de P. X. lo{agnant: "Quand Joan fait ses fameux préparatifs gélatineux (ou qu'elle sort de sa

1 - Hubert Aquin,

2 - Hubert Aquin, 3 - Hubert Aquin,

Trou de mémoire (l·!ontréal: Le Cercle du livre de France, 1968), p. 10.

1lW1.,

p. 204.

1W.,

p. 112.

(16)

pochette blanche son diaphragme), je pense à d'autres femmes: des inconnues, des jeunes filles que la seule pensée de vio-ler me surprend dans ma 1 as si tude" 1. Ce phénomène de

pro-o jection incessante et interminablement rallongée de

l'expé-rience sexuelle se situe dans le cadre m~me de l'entreprise d'identification inhérente à P. X. Magnant. Par cette course folle, P. X. Magnant se cherche, et en m~me temps essaie de dissimuler l'identité qu'il est en voie de se découvrir:

Mon comportement est régi par les lois mécaniques du mensonge et se décolle, pour ainsi dire, de mon identité résiduelle. De là, l'innocence - si l'on peut dire - dont je fais preuve. Avec la distance et le recul, je puis maintenant comprendre que je n'ai fait que chercher dans les bras de chaque partenaire amoureuse l'image du révolutionnaire que j'ai fini par devenir secrètement, image que chacune d'elles cherchait en moi, mais qu'elle n'avait pas le temps d'identifier puisqu'il me fallait déjà consacrer l'heure suivante à une nou-velle matrice révolutionnaire, aimer une autre femme et, une fois de plus, rechercher passionné-ment en elle une identité fulgurante que je devais garder secrète, de toute façon, puis abandonner celle-là pour une autre parten~re, sans la moin-dre sensation d'infidélité... •

3

"La capacité qu'avait P. X. Magnant de se dédoubler" pouvai t seule lui permettre de se souvenir "d'existences an té-rieures qui débordent la capacité mnémogène d'un seul homme" 4

ou encore de considérer lucidement la perte de son identité

1 - Hubert Aquin, l~y g~ m~mglt~ (Montréal: Le Cercle du livre de France, 1968), pp. 115-116. 2 - Hubert Aquin,

l.R.1si. ,

pp. 119-120.

3 - Hubert Aquin,

1W.,

p. 202.

(17)

d' "homo bulgarus", de "Cri balkanisé" ou de "pauvre CF".

Le

désir de reconquête de l'identité se manifestera surtout au

niveau du langage. Mais dans la conceptualisation de la

muta-bil1té de la condition humaine (en sur-humaine), Pierre X.

Magnant, tout pharmacien qu'il est, "se meut dans une aire de

fascination; il est envo4té par la mort, la sur-existence ou

la façon de passer de l'un à l'autre le plus élégamment

pos-sible" 1. Joan, une fois morte, est plus présente que jamais:

"J'ai tué. Joan immobile, preuve de mon initiative, agit

sournoisement; elle commence une seconde carrière occulte et

indéfinie" 2. Pierre X. Magnant ne peut plus la quitter

com-me auparavant. Elle est investie des caractéristiques des

"zombies qui, comme chacun sait, reviennent, mais ne viennent

jamais!" 3. C'est

c~ qu'i~ faut atteindre, cet état de

sur-existence d'où la lassitude et le désenchantement sont

ab-sents. Pierre X. Magnant veut parvenir à la jouissance

per-manente sans après-orgasme.

Comme Lolita

4

de Wladimir

Nabo-kov, Trou de mémoire traduit un désir et un besoin effrénés

de nous (et de se) maintenir dans un état permanent de

jouis-sance pré-orgastique. Cette jouisjouis-sance permanente exige une

exceptionnelle présence au monde, une sensibilité débordante,

1 -

Hubert Aquin,

~~~ g~ m~m21~~

(Montréal: Le Cercle

du livre de France,

1968),

p.

66.

2 -

Hubert Aquin,

a1sl. ,

p.

83.

3 -

Hubert Aquin,

1W,,--.,

p.

23·

(18)

qu'accentuent, plus que toute autre chose, les drogues: "je suis présent d'une présence réelle, je suis comme jamais un homme n'a été" 1. Cette permanence de la jouissance s'é-prouve cependant dans la variation dangereuse et incertaine de l'invariable. Tout mouvement se détraque continuellement. Pierre X. Magnant est assez présent au monde et à lui-même

pour savoir que, même si "la transformation d'un corps ne se répète jamais deux fois et qu'on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière" 2, il lui a fallu, pendant des semaines et des semaines, en "super-zombie", revenir "sur les lieux du crime prochain"

3;

et maintenant que Joan est morte, il ne peut que dire: "Je reviens indéfiniment vers toi, mais où es-tu?" 4 •

Joan-zombie et Magnant-zombie se cOtoient, et se cher-chent pourtant. C'est l'aspect désespérant et fatal de la zombification. On existe toujours (à quelque niveau que ce soit) dans la solitude la plus totale. Macroco~e de Trou de mémoire, notre vie n'est que l'incessante répétition et re-production du vide universel, peut-être la seule vraie subs-tance universelle:

Je suis condamné à rêver d'une forêt dans

l'Engan-1

- Hubert Aquin,

l:nu"

5l~ .m~.;t~ (Montréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p. 20. 2 - Hubert Aquin,

1lWi. ,

p.

58.

3 - Hubert Aquin, j.,W. , p. 80. 4 - Hubert Aquin, jJW1. , p.

96.

(19)

dine où je marcherais avec las si tude dans les pas d'un autre, plus grand que moi, mais qui est mort ensorcelé par son éternel retour. Mais, marcher fatigue; même les arbres magiques de Sils Haria ne me protêgeraient pas d'un désespoir écrit d'a-vance dont je n'écrirai jamais la première ver-sion. La vie est écrite d'avance; même l'amour le plus convulsif imite sans surprise les copulations animales cataloguées par les zoologistes. La fa-tigue, à plus forte raison, ne fait que réitérer la grande déception de toute vie: c'est une varian-te.sanslimagination du néant que chacun porte en

S01.... •

Ces remarques sont celles d'un Québécois (auquel on refuse tout avenir pascal) conscient d'être colonisé et d'exister

à cOté des autres. On est seul, on vit (une vie finie) en marge de tout, pràs du néant. On existe néanmoins, mais de

façon désespérée, dans la fatigue extrême. Voilà pourquoi la fatigue est un des grands maux innés du peuple québécois: "La fatigue est une attitude plus encore qu'un résultat d'ef-forts cumulatifs" 2 La vanité du "two-steps binaire" a consacré depuis longtemps les Québécois comme un peuple de fa-tigués. Nous n'avons jamais été un peuple três rationnel. Nous nous égarons depuis toujours dans les méandres visqueux de notre double passé dichotomique (semblable à celui de

"l'A-frique morbide"):

La culture canadienne-française offre tous les symptOmes d'une fatigue extrême: elle aspire à la fois à la force et au repos, à l'intensité exis-tentielle et au 3suicide, à l'indépendance et à la dépendance. 1 - Hubert Aquin, 2 - Hubert Aquin, 3 - Hubert Aquin,

Trou de mémoire (Hontréal: Le Cercle du livre de France, 1968), pp. 112-113.

~., p. Ill.

"La Fa t1gue cul ture11e du Canada fran-çaistf

(20)

Dans ''La Fatigue culturelle du Canada français", Hubert Aquin a bien cerné les implications politiques et sociales de

cette tension déchirante:

Le problème n'est pas d'écrire des histoires qti se passent au Canada, mais d'assumer pleinement et douloureusement toute la difficulté de son iden-ti té. Le Canada français ( •• ~ ressent une cer-taine difficulté d'3tre.

Le Canadien français est, au seœ propre et figuré,

un

agent dguble. Il s'abolit dans l' 'ex-centricité' et, fatigué, désire atteindre au ~

xiDâ

politique par voie de dissolution. Le Cana-dien français, refuse son centre de gravité, cher-che désespérément ailleurs un centre et erre dans tous les labyrinthes qui s'offrent à lui. Ni chassé, ni persécuté, il distance pourtant sans cesse son pays dans un exotisme qui ne le comble jamais. Le mal du pays est àlla fois besoin et refus d'une culture-matrice.

Cette personnalisation collective traduit bien l'hésitation confusionnelle qui colore ou ternit, selon les cas, l'exis-tence de tout Québécois.

L'entreprise de l'écrivain ne serait-elle pas au fond de donner une forme, un décor au vide de l'existence? Faire un roman sur rien, une construction solide sur le néant. Une création divine, en quelque sorte:

Je soutiens, contre toute vraisemblance, que je suis un écrivain vivant et - dans la mesure où je puis donner suite à ce projet d'existence -je vais aussi continuer à écrire des variantes toujours plus inutiles du néant dont nous, les écrivains, sommes l'invincible incarnation. no-tre enno-treprise peut se comparer à une tentative plus ou moins séduisante pour donner une forme à la vacuité intérieure que, par le fait même, nous

l - Hubert Aquin, "La Fatigue culturelle du Canada fran-çais", Liberté, no 23, mai 1962,

(21)

étalons non sans quelque plaisir ••• en souhaitant que nos licteurs y trouvent aussi un certain plai-sir ••• !

Selon l'auteur de Trou de mémoire, l'oeuvre littéraire est une variante séduisante du néant universel. En prenant ainsi po-sition, Hubert Aquin confère ni plus ni moins à l'apparence, au décor, au dire, un statut de primauté sur le dit. Ainsi, dans Trou de mémoire, le fictif et le pseudo-non-fictif s'en-tremêlent sans qu'il soit possible de les dissocier nettement:

L'originalité d'un écrit est directement propor-tionnelle à l'ignorance de ses lecteurs. Il n'y a pas d'originalité: les oeuvres sont des décal-ques (fonctionnels, cela va de soi, dans une so-ciété à haute consommation et dotée, par surcroit, de pulpe) tirés de contretypes oblitérés qui pro-viennent d'autres 'originaux' décalqués de décal-ques qui sont des copies conformes d'anciens faux qu'il n'est pas besoin d'avoir connus pour com-prendre qu'ils n'ont pas été 2des archétypes, mais seulement des variantes. •

Trou de mémoire n'est qu'une interminable suite de variations sur le même événement majeur de la vie de tous les jours: la mort; et la mort s'y présente même comme incertaine malgré son évidence fatale: "La vie commence au crime: la vie du cri-minel, mais aussi la vraie vie de son partenaire funèbre" 3

La zombification, avec la fatigue, rend obsédants la fata-lité de la vie du samedi saint, ainsi que le désespoir de

ja-l - Hubert Aquin,

2 - 3ubert Aquin,

3 -

Hubert Aquin,

"La Mort de l'écrivain maudit", Liberté, nos

63-64,

mai-juin-juillet

1969,

p.

30.

''Profession: écrivain", Parti-pris, no 4, janvier

1964,

p. 24.

Trou de mémoire (Hontréa1: Le Cercle du livre de France,

1968),

p.

83.

(22)

mais en sortir, l'histoire étant écrite d'avance; mais la zombi fication témoigne aussi de l'indispensable présence au monde. Au niveau formel, et structural, d'abord, la répéti-tion de scènes similaires présente un intérêt certain. La pseudo-remarque de Maurice Blanchot (qui est tirée en fait d'une lettre personnelle de Roland Barthes

à

Hubert Aquin), que s'approprie frauduleusement Pierre X. Magnant, l'exprime bien: ••• la répétition des éléments n'y a manifestement

aucune valeur psychologique, mais seulement struc-turale: la répétition relève visiblement d'un art et cela équivaut, en fin de compte,

à

un style de la présence et implique unelnotion hautement con-sciente du temps parlé.

Les personnages dédoublés, malgré les liens qui

nos yeux) les unissent peut-être étroitement, doivent s'éprouver soli-tairement. On se dédouble toujours pour rejoindre quelque chose ou quelqu'un dont on est irrémédiablement séparé. Joan, RR, Pierre X. Magnant et Ghezzo-Quénum ne sont jamais véri ta-blement unis, et pourtant, ils se rejoignent constamment. Mais c'est par notre part~cipation qU'ils se rejoignent. La prise de conscience du dédoublement s'effectue dans une tempo-ralité évanescente en même temps qu'obsédante. Rachel exprime bien le désarroi que tous ont éprouvé devant (ou dans) la tem-porali té fatale de l'existence humaine: "Le temps - véritable allégorie de notre rencontre - nous est donné et retiré

à

la

fois; le temps résume, par sa fugacité ralentie, la vie seconde

1 - Hubert Aquin, Trou de mémoire (Hontréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p.

78.

(23)

à laquelle j'accède enfin, vie privée de temps comme moi je suis privée de toi" 1. Cette perception morcelée du temps (opposée

à

une perception concentrée dans les télé théâtres

d~ Hubert Aquin) est due

à

l'éclatement et

à

la déstructuration du temps global de TroU de mémoire (de Prochain épisode et

de L'Antiphonaire également). Et la présence sensible du temps dans l'oeuvre est justement l'un des points majeurs de différenciation entre l'oeuvre baroque et l'oeuvre classique.

Au niveau de l'écriture, l'hyper-présence fait refuser l'état de colonisé du samedi saint; il faut bousculer la cohé-rence, il faut bousculer le langage. La vie de Pierre

X.

Ma-gnant "n'est qu'un enchédnement désordonné de coups de foudre et de syncopes" 2. C'est

à

ce rythme qu'il faut écrire, en déjouant "la dialectique du fédéralisme copulateur"

3

,

en refusant "de prendre un premier tôle dans la grande comédie

musicale qui tient l'affiche depuis

1837

à guichets fermés ••• "

4.

Pierre X. Hagnant veut"écrire au maximum de la fur~ur et de l'incantation"

5,

avec un "style de combat qui est celui de la guérilla sans pitié ••• "

6.

Une volonté inébranlable de

l - Hubert Aquin, ~roll s1~ =m!2;;Lt~ (Hontréal: Le Cercle du livre de France,

1968)',

p.

131.

2 - Hubert Aquin, ib;;Ld., p.

69·

3 -

Hubert Aquin,

19JJ1. ,

p.

39·

4 - Hubert Aquin, ;;Lb;;Ld., p.

39·

,

-

Hubert Aquin, ;;Lb;;Ld., p.

35·

, - Hubert Aquin, ~., p.

36·

0

(24)

reconquérir son identité par l'action et la parole a donné lieu, chez Pierre X. Magnant, à deux très beaux passages pa-rallèles, écrits au niveau du sur-blasphème. Dans Trou de mémoire, les imprécations blasphématoires sont une des suites du sombre projet d'Hubert Aquin, formulé antérieurement dans "Profession: écrivain": "Je projette de me venger sur les mots déliés" 1 L'insertion de passages écrits en joual ou

para-joual, l'abâtardissement de la langue qui donne lieu à une surdose de barbarismes scientifiques, et l'appareil pseudo-scientifique des notes infra-paginales viennent tous compléter l'exécution de ce projet fondamental. Il nous apparait donc important de citer in extenso ces deux longs morceaux qù1, en appelant l'action révolutionnaire, font saisir toute la justes-se de la remarque de Roland Barthes (attribuée dans le roman à Maurice Blanchot). Ces deux textes parallèles révèlent un style de la présence au monde québécois qui traduit effective-ment, "surtout par les finales, une hyper-conscience du temps parlé. Vu la longueur de ces textes, nous avons

dn

les re-porter en appendice.

Nous reviendrons plus loin sur les propriétés masquantes des écrits de Pierre X. Magnant, et de tous ceux qui compo-sent Trou de mémoire. Ce qu'il est intéressant de noter ici, c'est le lien étroit qui rapproche révolution et incohérence. L'identité dédoublée doit exploser ou rester; il n'y a pas de

1 - Hubert Aquin, "Pro fession: écrivain", Par1é~-pris, no 4, janvier 1964, p. 23.

(25)

"juste" milieu: "Il faut tout nommer, tout écrire avant de

tout faire sauter; il faut tout épeler pour tout conna1tre,

appeler la révolution avant de la faire. L'écrire

minutieuse-ment, c'est préfacer sa

gen~se

violente et incroyable ••• "

1

La déflagration du "two-steps binaire" ne peut être produite

que dans la divagation et l'incohérence la plus totale.

Hu-bert Aquin exprime ainsi sa volonté inébranlable d'échapper

à

la "dialectique du fédéralisme copulateur":

Faire la révolution c'est sortir du dialogue

do-miné - dominateur;

!

proprement parler, c'est

di-vaguer. Le terroriste parle tout seul. Comme

Hamlet qui imaginait l'amant de Gertrude derrière

toutes les tentures, le révolutionnaire choisit

d'être taxé de folie comme le sweet prince du

royaume pourri. Le révolutionnaire rompt avec la

cohérence de la domination et s'engage

inconsidé-rément dans un monologue interrompu

à

chaque

pa-role, nourri d'autant d'hésitations qu'il comporte

de distance avec la raison dominante.

L'hésita-tion engendre le monologue: au théâtre, ne doivent

monologuer que les personnages qui hésitent

indé-finiment, qui se trouvent aux prises avec la

soli-tude déformante du révolutionnaire ou de l'aliéné.

Il n'y a de monologues vrais que dans

l'incohéren-ce. L'incohérence dont je parle ici est une des

modalités de la révolution, autant que

2

1e

monolo-gue en constitue le signe immanquable •

L'être devient le double du double, le masque du masque, en

devenant le ma1tre de la folie feinte (comme Hamlet).

Tout le monde monologue dans Trou de mémoire.

"Même les

êtres supérieurement supérieurs n'échappent pas

à la

dégrada-1 -

Hubert Aquin,

2 -

Hubert Aquin,

TroU

de ;émoire (Montréal: Le Cercle

du livre de France,

1968),

p.

55.

"Profession: écrivain", Parti-pris,

no

4,

janvier

1964,

p. 27.

(26)

tion progressive de la confession et du monologue ••• " 1

L'hésitation les gagne tous. Les différentes parties du roman sont autant de monologues, qui se rejoignent cependant, à un niveau supérieur, par les troublantes questions que chacune d'elles pose aux autres parties. Dans les deux dialogues qui nous sont présentés (Ghezzo-Quénum avec le policier, puis avec Charles-Edouard MUllahy), les personnages en cause ne dialoguent pas vraiment; la dissimulation domine; les oppo-sants ne sont pas, l'un pour l'autre, des "interlocuteurs va-lables". Dans les deux cas, les interlocuteurs ne dévoilent pas leur véritable identité; c'est l'autre qui la leur rév~le.

Mais la ~onnaissent-ils, leur véritable identité? En ont-ils seulement une? Leurs dédoublements sont trop profonds, trop inhérents à leur nature fondamentale. Personne, indiv1duel-lement, n'est "communicable" dans Trou de mémoire: "Plus on s'identifie à sOi-même, plus on devient communicable, car c'est au fond de soi-même qu'on débouche sur l'expression" ce qui n'est pas du tout le cas des personnages-auteurs de Trou de mémoire.

2

Cbarles-Edouard Mullahy (autre dénomination double) se sai t-il le "double posthume" 3 de Pierre X. Magnant?

L'édi-l - Hubert Aquin, Trou de mémoire (Montréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p.

87.

,

2 - Hubert Aquin, "La Fatigue culturelle du Canada fran-çais", Liberté, no 23, mai 1962, p. 320.

3 - Hubert Aquin, Trou de mémoire (Montréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p. 201.

(27)

teu~ se sait-il auteur? C'est connu, "tout visage est le mas-que de son contraire" 1 A ce moment de notre étude, cepen-dant, le noeud de la question se situe essentiellement au ni-veau du dédoublement auteur - éditeur, indépendamment de l'in-tention. Les dédoublements nombreux que nous avons évoqués

jusqu'ici chez Pierre X. Magnant font tous partie de son iden-tité d'''auteur - assassin" 2, qui n'est qu'un volet de sa véritable identité. En plus d'être auteur - assassin - révo-lutionnaire, Pierre X. Magnant, nouveau Protée, est aussi Charles-Edouard MUl1ahy, l'éditeur méticuleux qui annote, au bas des pages, le récit "autobiographique" de Pierre X. Ma-gnant et qui intervient même au niveau de l'intrigue du récit. Cette facette (l'éditeur) de l'entité Pierre X. Magnant remet continuellement en question le premier stade de sa manifesta-tion existentielle, celui de l'''écrit autobiographique". Les notes infra-paginales, en plus de constituer une contestation hypocrite de la validité du livre qui se déploie sous nos yeux, "opèrent une espèce de décentrage

~,. ... 1 • incessant - qui finit par

renouveler l'acte même de lecture d'un roman" 3

.

Tous les passages sont renversés les uns à la sui te des autres. Chaque phrase conteste la précédente. Chaque note contredit ou

pré-1 - Jean Rousset,

2 - Hubert Aquin,

3 -

Hubert Aquin,

~~ ~ttfrature de l'âge baroque en FrweParis: Jose Carti, 1965),

p. 155·

TroU de ;émoire (Montréal: Le Cercle du livre de France, 1968), p. 202. Ilote inéd.1. te confiée par l'auteur à Sainte-Adèle, le 29 mai 1971.

(28)

cise narquoisement une remarque qui tombera bientôt en ruines sous le coup de ce qui suit. Le roman se projette vertigineu-sement en avant, détruisant au fur et à mesure ce qui lui tient lieu de passé. Et ce, même au niveau de l'écriture: "Bête

à

mots, ma pensée s'essoufne

à

vouloir rattrapper les

1

mots qui viennent de S'échapper en peloton" C'est la dé-marche fondamentale des personnages de Trou de mémoire, et partant, de l'oeuvre enti~re. Si "la vérité elle-même, s'est chargée d'aller vite" 2, RR réalise bien qu'''il a fallu beau-coup de morts pour abolir (so~ passé, tout ce passé. Mais maintenant qu'il est réduit

à

néant et [qu'elle ~ changé (sa] vie jusqu'à changer de nom, (elle aJ cessé

à

jamais d'être la pauvre folle qU'on a violée

à

Lausanne"

3.

Le roman se dé-roule selon un rythme binaire, que viennent amplifier les ap-ports de Ghezzo-Quénum et de RR.

Magnant - éditeur (ou Mullahy) lui-même prend rapidement conscience, au cours de ses interventions, du dédoublement qui le gagne dans cette entreprise d'''intellection pure et sim-ple"

4

du récit "autobiographique": "Je suis juge et partie dans cette affaire (éditeur et auteur ••• ), mais juge et bour-reau même!"

5.

Pierre X. Magnant souffre de dédoublement de

1

- Hubert Aquin, ltQ~ ~g m6mg1t~ (Montréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p. 41. 2 - Hubert Aquin, 1bid. , p. 201.

3 -

Hubert Aquin, ib1d., p.

203.

4 - Hubert Aquin, i,W., p.

76.

5 -

Hubert Aquin, ibid., p.

76.

(29)

la personnalité. Pharmacien, travaillant

à

la Pharmacie Mon-tréal, assassin de Joan et assaillant de RR, i l devient Char-1es-Edouard Mu11ahy, éditeur du manuscrit de Pierre X. Magnant, sans souvenir apparent de son existence antérieure. L' expé-rience tentée par Ghezzo-Quénum sur Rachel en Europe devient donc le double de la narco-analyse que Pierre X. Magnant pra-tique sur lui-même, et dont nous n'avons devant les yeux que les résultats littéraires. L"'effet décontractant" 1 de la narco-analyse expérimentée sur RR, la rendant volubile, repro-duit, sous un angle différent, l'expérience toxicomane de Pierre X. Magnant. On abolit son passé. Et la narco-analyse

de Pierre X. Magnant est elle-même une anamorphose de ses nombreuses obsessions rallongées

(à lui),

ne nous en présen-tant que la déformation toxicomane. On ne voit que l'effet, l'exagération paraboliqae, et non pas le miroir (l'expérience) lui-même. Ainsi, analogiquement, "les omissions supposées fi-niraient par compter plus encore que ce qui est décrit, faisant de ces confessions le masque d'une confession qui n'est pas fai te" 2. Dans son expérience narco-analytique, Pierre X. Magnant joue les deux rOles, le patient qui déVOile tout, et le pharmacien "droguiste rédempteur"

3

qui enregistre tout. nous ne voyons, dans le récit de Pierre X. Hagnant, que la

l - Hubert Aquin,

2 - Hubert Aquin,

3 -

Hubert Aquin,

Trou de mémoire (Hontréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p.

176.

ibid., p. 117.

(30)

phase délirante de la narco-analyse, le pharmacien - meneur de jeu étant lui-même sous l'effet des drogues. Comme Jean Rous-set le souligne si justement, "aux 'doublés' correspondent les dédoublés { ••• ] , un même personnage joue simultanément deux rôles, il est alors à lui-même son propre sosie; il est un

tout en paraissant deux" 1.

Magnant - éditeur et Magnant - auteur sont deux facettes semblables et différentes de la même personne. Magnant - édi-teur n'intervient dans Trou de mémoire que pour s'interroger sur les écrits de Magnant - auteur - assassin - révolutionnai-re. On précisera plus loin combien ce déroulement se rappro-che de la forme et de la structure du roman policier. Cet homme double, sinon triple (pourrait-il être l'auteur du jour-nal de Ghezzo-Quénum?), donne le ton au roman à double niveau que nous étudions présentement. De par son essence même, "le roman à double niveau incorpore à son développement la réflexion sur sa propre forme" 2 Et cette réflexion s'organise autour d'un besoin d'authentification (qui se veut en même temps

con-testation) du manuscrit étudié. Magnant - éditeur travaille sur du non-fictif; du moins affirme-t-il le croire. Il tente de départager le vrai du faux, que rien ne permet d'ailleurs

1 - Jean Rousset, La Littérature de l'âge baroque en

Fr~ce (Paris: Jose Corti, 1965),

p. 4·

2 - Pierre de Grandpré, ~§~it: ~e la littérature francaise

oyib

êc: IY

(Montréal: Beauchemin, 1969 , p. 170.

(31)

de bien différencier. Il fait figure de justicier littérai-re; il tient à "déchiffrer [. •• ] le visage blafard et phantas-matique de la vérité" 1. Mais la situation ne tarde pas à

t

se renverser. Il devient rapidement le faussaire, celui qui est jugé, dans les notes signées RR. Et s'il se permet d'at-taquer lui-m~me le chapitre écrit par RR, l'éditeur n'en de-meure pas moins, tout au long du roman, la cible préférée de la jolie canadienne-anglaise. Rachel Ruskin connaissait Ma-gnan t - auteur par sa soeur Joan, et elle connaissait aussi Magnant - éditeur pour avoir été poursuivie et violée par lui. Mais ce n'est qU'après-coup qu'elle établira entre ces deux

facettes du m~me ~tre, tout comme Olympe, des liens révéla-teurs •. Magnant - auteur est doublé de Hagnant - éditeur, et c'est l'un contre l'autre qu'ils mènent (apparemment) leur lutte, ou plutôt le second contre le premier, détruisant con-tinuellement ce qui venait tout juste d'~tre accepté. Comme ses personnages, le roman obéit, dans son dynamisme formel, au besoin de s'abolir sans cesse dans sa propre édification. Voilà qui permettra à Pierre X. Magnant, supposément mort, de continuer (possiblement) d'oeuvrer, au delà du roman qU'il édi te (ce serait "sa supercherie la plus totale" 2), dans la clandestinité la plus parfaite.

RR peut bien, à juste titre peut-~tre, parler du journal

1 - Hubert Aquin, 2 - Hubert Aquin,

Trou de mémoire (Hontréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p.

139.

Prones de l'auteur recueillis lors d'une entreV'Je réalisée à Laval, le

19

juil-let 1971.

(32)

de Quénum comme du "pseudo- journal de Monsieur

Ghezzo-Quénum

Il

1; car le

syst~me

de co'rrespondance irrationnel

évoqué dans la lettre inaugurale rapproche significativement

Pierre X. Magnant et Ghezzo-Quénum: ils pratiquent la même

profession, ils affichent les mêmes options politiques, leurs

auteurs préférés (Bakounine et Thomas de Quincey) sont les

mêmes; ils prononcent même un discours identique dans des

cir-cons.tances identiques; et finalement, "de fil en aiguille, de

Montréal

à

Grand-Bassam, Miss Ruskin a fait d9s liens fortuits

qui n'ont pas manqué de me (OGQ) troubler"

2 •

De plus, deux

fois dans son journal l'Ivoirien mêle les noms de Joan et de

Rachel, ce qui semble prolonger les obsessions de Pierre X.

Magnant qui, d'ailleurs, poursuivra RR en sa qualité de

dou-ble de Joan.

RR elle-même agira avec Olympe de façon assez

troublante, sous l'effet de la narco-analyse: "C'était

in-croyable. Elle s'adressait

à

moi comme si j'étais Pierre X.

Magnant, en me suppliant de la faire jouir ••• "

3 •

Les duos

sont nombreux dans Trou de mémoire; en fait, il n'y a que cela.

Aucun personnage n'est jamais isolé des autres, même s'ils ne

se rejoignent pas réellement. Le seul lien qui s'établit de

l'un

à

l'autre en est un, le plus souvent, de poursuivant

à

poursuivi. Pierre X. Hagnant

s'inqui~te

même du rrplein régime

1 - Hubert Aquin,

2 - Hubert Aquin,

3 -

Eubert Aquin,

Trou de mémoire (Montréal: Le Cercle

du livre de France,

1968),

p.

187.

ibid., p. 15.

(33)

(qU'il] essaie de maintenir dans cette compétition romanes-que avec les mots romanes-que, foie de veau ••• , [il] ne réussir(alpas

à rattrapper" 1. Et le lien trouble qui unit Ghezzo-Quénum

à

Magnant sera consacré

à

la mort du premier: "Son cadavre a été découvert dans une chambre d'hôtel qU'il a louée le 13

2

juillet

1967

sous le nom de Pierre X. Magnant" Le brouil-lage des pistes y atteint son comble. Ghezzo-Quénum et Ma-gnant se trouvent tous deux investis des caractéristiques des zombies, ou mieux, des immortels: même mort, Olympe vit enco-re, son nom ne meurt pas; tandis que Pierre X. Magnant survit

à sa mort légale. Cette dernière survivance se reproduira subséquemment avec Mullahy, "double posthume" de Magnant qui, lui, rena1tra littéralement en sortant du ventre de Rachel Ruskin, sans même se souvenir de son passé. Si Magnant est "tuant", il apparatt comme strictement non-tuable. Mais le rapprochement de Pierre X. Magnant et d'Olympe Ghezzo-Quénum tire surtout son importance de l'éclatement des frontières, du démantèlement des structures spatiales qu'il permet et

occasionne. L'enracinement douloureux dans un pays malade est ici transcendé par un mouvement ininterrompu entre quantité de villes très différentes les unes des autres, ne serait-ce que par leur éloignement: Grand-Bassam, Nairobi, Lagos, Lon-dres, Lausanne, Bâle, Paris, Montréal, Abidjan, Dakar,

Port-l - Hubert Aquin, 2 - Hubert Aquin,

TroU de mémoire (Montréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p.

42.

iR1s1.,

p. 201.

(34)

Bau@t.

A tout point de vue, Hubert Aquin surpasse ou

trans-cende le Québec. Voilà sans doute ce sur quoi voulait

insis-ter Jean Ethier-Blais, dans Québec

68:

Quel drame qu'un pareil esprit soit obligé par

l'histoire de vivre ici, de réfléchir dans notre

climat, de s'occuper de nos prOblèmes qui ne

de-vraient pas être les siens. Par ailleurs, nous

sommes placés devant une vérité merveilleuse: le

Québec commence, avec des hommes de la trempe

in-tellectuelle et psychologique d'Hubert Aquin,

à

produire des écrivains qui le transcendent.

C'est

la première fois, dans toute l'histoire de nos

lettres, qu'un livre se situe carrément,

irréver-siblement, naturellement, dans le contexte culturel

global de l'Occident, contexte où il est normal

que la rénexion philosophique se marie à l'art

romanesque.

Il n'est donc pas surprenant que la

réaction d'Hubert Aquin devantlson pays soit

for-tement marquée par la pitié.

Comme Pierre X. l1agnant, Olympe Ghezzo-Quénum est sujet

aux dédoublements.

Il est ici son COllègue, son "frère", en

quelque sorte son double d'outre-frontière.

Comme Magnant,

Ghezzo-Quénum sent le besoin de "mettre de l'ordre dans cette

débauche d'événements qui s'encombrent dans sa mémOire"

Sans passer par l'intermédiaire des drogues (ce à quoi il

substi tue la narco-analyse expérimentée sur

RR),

Olympe se

lance d'emblée dans l'entreprise de l'écriture: "Il me

suffi-2

rait,

à bien

y

penser, de consacrer chaque soir quelques

heu-res à faire ce récit pour que, dès le début, j'éprouve les

ef-1 - Jean Ethier-Blais, "Trou de mémoire", Québec

M'

5e année,

no 14, octobre 1968, pp. 1 -109.

2 - Hubert Aquin,

Trou de mémoire

O~ontréal:

Le Cercle

du livre de France, 1968), p. 148.

(35)

fets bienfaisants de cette étrange thérapie" 1 Comme celle de Hagnant, la vie de Ghezzo-Quénum semble divisée: "Une cé-sure irréversible fend ma vie en deux temps morts" 2 L'hom-me baroque change, il est successif, "il ne cesse de s'échap-per à lui-même"

3.

Ghezzo-Quénum est en proie au dédouble-ment perpétuel. Il se sent même devenir RR, il se glisse "en elle, par voie de transsubstantiation sacrilège"

4;

mais il saisit aussi toute l'horreur de cet acte qu'il peut poser: "J'éprouvais peut-être trop de peine à iu;;aginer cette stupé-fiante vérité, je me refusais peut-être, dès lors, à en ad-mettre la simple narration parce qu'autrement je me serais senti moi-même sali, souillé, violé ••• " 5

.

Olympe Ghezzo-Quénum, cet être double (le "négatif" de Magnant), traverse le roman aux côtés d'un être également en proie au dédoublement de la personnalité. RR avoue elle-même: "J'ai vécu en exil dans ma propre existence et, comme une vraie déportée, j'ai multiplié les preuves désolées de mon échec vi-tal"

6.

Serait-ce un rappel du "double passé" de l'Afrique

1 - Hubert Aquin, 2 - Hubert Aquin,

3 -

Jean Rousset,

4 -

Hubert Aquin, 5 - Hubert Aquin, 6 - Hubert Aqu:in,

TroU de mémoire (Montréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p.

148.

~., p.

148.

L~~ttraturq de l'âge barog~e en Franëêparis: Jose Corti,

19

5),

p.

226.

TroU de mémoire (Montréal: Le Cercle du livre de France,

1968),

p.

189.

j.,W., p. 170.

(36)

morbide

à

laquelle RR ressemble tant? Ce dédoublement ne

passe pas inaperçu aux yeux d'Olympe: "Ce n'est pas moi

qu'el-le fuit sur qu'el-les quais d'Ouchy, c'est sa propre existence"

1 •

Et RR,

à

la partie intitulée "semi-finale", décide de se

fai-re passer pour l'auteur et l'éditeur de tout ce qui

préc~de,

dans le seul but de troubler l'éditeur Mu1lahy par une bonne

blague. Si le dédoublement lui est aussi aisé, c'est qU'il

fait partie intrinsèque de sa nature. N'est-elle pas, elle

aussi,

à

la fois personnage et auteur de Trou de mémoire?

Il y a, dans ce roman, deux duos, Joan l.fagnant et RR

-Olympe, qui se dédoublent

à

l'infini. Joan et RR sont soeurs,

comme Magnant et Olympe sont "frères". RR sera enceinte de

Magnant, devenu Mullahy, alors qu'Olympe sera enregistré dans

un hOtel sous le nom de P. X. l-iagnant; et Joan, pendant ce

temps, en plus de doubler toutes les partenaires antérieures

de Hagnant, a accepté avant sa mort de devenir

canad.1enne-française. RR l'imitera

à

la fin du roman: elle changera même

de nom; et l'enfant qu'elle porte (fruit de son "lien trouble" 2

avec Magnant) a déjà deux noms doubles d'assignés. On

pour-rait multiplier ces "doublés" à l'infini. L'être que le

baro-que crée, c'est "un personnage en mutation, ou un personnage

en état de déguisement, se donnant pour autre qU'il n'est"

1 - Hubert Aquin,

2 - Hubert Aquin,

3 - Jean Rousset,

TroU

de mémOire (Montréal: Le Cercle

du livre de France,

1968),

p. 152.

ibid., p. 107.

~~ttfratYre

de l'âge

barog~e

en

FiânëeParis: Jose Corti,

19

5),

p.

248.

3

(37)

Les scènes dédoublées revêtent aussi un aspect très si-gnificatif. Nous avons déjà évoqué les deux passages paral-lèles sur le blasphème, et le dédoublement anamorphique des séances (présentes ou non) de narco-analyse. A la Sdreté Cantonale Vaudoise, Ghezzo-Quénum tente désespérément de sus-citer l'intérêt du policier, en lui dépeignant la situation présumément frauduleuse de Pierre X. Magnant, situation qui n'est autre que la sienne propre: pas de passepor~, donc pos-sibilité d'utiliser un nom d'emprunt (ce qu'il fera d'ailleurs à Hontréal); Magnant qui poursuit RR, alors que lUi-même,

Olympe, poursuit RR qui n'est pas rentrée. Cette scène uni-que se dédouble par son seul déroulement. Elle se présente comme une déformation plus ou moins séduisante d'une situa-tion qui est tenue secrète, et que le journal de Ghezzo-Quénum ne dévoilera d'ailleurs que très partiellement. Au lieu d'ex-poser la poursuite, Trou de mémoire oblige le lecteur, avec les personnages (qui sont aussi lecteurs), à poursuivre cette même poursuite qu'un fâcheux trou de mémoire empêche de

re-constituer dans sa totalité. Et si la narco-analyse qu'Olym-pe pratique sur RR est l'anamorphose de la situation de Ha-gnant écrivant son récit (situation elle-même anamorphique), elle demeure également le double de l'action de Magnant sur Joan (action non vécue sous nos yeux, mais rapportée). Les drogues y jouent un r01e important; elles permettent le viol total de l'autre, la "transsubstantiation sacrilège" en l'au-tre. Les deux soeurs vivent des expériences parallèles. Ces deux intrigues parallèles sont menées de façon tellement

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