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L'Héritage du christianisme en France 1750-1848

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1750-1848

François-Emmanuël Boucher

Département d'études françaises Université McGill, Montréal

Avril 2002

A thesis submiUed to the Faculty of Graduate 8tudies and Research

in fulfilment of the requirements of the degree of Ph.D.

(2)

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Table des matières .

Remerciements Résumé

Abstract

Introduction

Retourà l'Antiquité tardive .

Définition heuristique de la religion ..

Les Soldats du Christ .

Première partie: L'Antiquité tardive .

1.1. L'Éden, le péché originel et ses conséquences .. 1.1.1. L'Éden ...•... 1.1.2. Le Péché originel et ses conséquences .

1.2. Jésus et la rédemption .. 1.2.1. L'Avènement . v vi vii 1 8 11 16

22

23

23

30

37 37

(4)

1.2.2. Les Conséquences 1.3. Sacrifice, gladiateur et martyr

1.3.1. Les Sacrifices païens 1.3.2. La Gladiature 1.3.3. Les Martyrs 42 51 52 63 71 1.4. Les Différences entre les païens et les chrétiens

en matière de sexualité 76

1.4.1. La Sexualité païenne: prostitution,

matrones et hiérarchie sociale 77

1.4.2. La Sexualité chrétienne: le mal,

la continence et la copulation diabolique... 96

1.5. L'Idéal chrétien

1.5.1. Prosélytisme et mortification

109

110 1.5.2. «Retranchez le pervers du milieu de vous »... 126

Deuxième partie: L'Avènement des Lumières ou le début de la quête d'une doctrine du salut temporel

2.1. Mise en situation

130

131

2.1.1. La Vérité nous appartient 132

2.2. Écraser l'infâme

2.2.1. Bien plus qu'un devoir, une nécessité

139

139 2.2.2. La Peuple juif convoqué au tribunal du

raisonnement 147

2.2.3. La Véritable signification du christianisme... 164 2.2.4. La Désaliénation de l'homme se fera par

(5)

2.3. De l'Antiquité àla loi naturelle 186 2.3.1. Du problème du vice et de la vertu à l'époque de

la propagation des Lumières 186

2.3.2. La France moderne ou Sparte sans les ilotes et Rome sans les prostituées, les esclaves

et les gladiateurs 203

2.3.3. Les Dessous de la religion naturelle 2.4. Éros ou l'apprentissage de la vertu

217 240 2.4.1. La Sexualité chrétienne et ses conséquences

pathologiques ... ... 241

2.4.2. Du libertinage comme remède àla corruption... 263 2.4.3. De la nécessité de la copulation ardente... 276

2.4.4. De la copulation vertueuse 283

2.5. La Fonction de la mort dans les doctrines

du salut temporel 297

2.5.1. L'Autodivinisation de l'homme 2.5.2. La Souveraineté du peuple

297 304 2.5.3. De l'humanité se sacrifiant àelle-même 313

Troisième partie: Les Continuateurs du Christ 3.1. Militer pour le renouveau de la foi

337 338 3.1.1. Angoisses, ténèbres, vision crépusculaire

et dégénérescence 338

3.1.2. L'Histoire comme un mystère qui se dévoile... 347 3.1.3. Le Rôle social du christianisme dans l'histoire

(6)

3.1.4. La Renaissance oule début de la décadence

française 371

3.1.5. L'Apothéose des ténèbres 381

3.2. La Révolution spirituelle

3.2.1. le Christianisme humanitaire

3.2.2. La Véritable mission de Jésus-Christ

395 395 404 3.2.3. L'Influence de la religion chrétienne sur les

systèmes de félicité publique 415

3.3. Amour et souffrance au service de la vie ou la

plénitude de la femme rédemptrice 431

3.3.1 L'Hostilité des écrivains réactionnaires 431 3.3.2. Souffrance ou expiation à finalité humaine,

ou Éros sanctifié 445

Conclusion: possibilités du réel ou la pensée sotériologique 461

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Remerciements

Cette thèse n'aurait pu être réalisée sans l'aide, l'encouragement et les précieuses connaissances de mon directeur, le professeur Marc Angenot du Département de langue et de littérature françaises de l'Université McGi11.

Tous me remerciements vont également au professeur Yannick Portebois, directrice du Centre d'études du XIXe siècle français Joseph Sablé, de l'Université de Toronto.

Merci au professeur Diane Desrosiers-Bonin qui fut pendant cette période directrice des études supérieures au Département de langue et de littérature françaises de l'Université McGill.

Merci aussi à tous ceux et celles qui m'ont, de près ou de loin, soutenu dans mes études et mes recherches au département.

Merci à tous les membres du Collège de sociocritique de Montréal pour leurs encouragements chaleureux sans lesquels mon expérience d'études doctorales n'aurait pas été aussi palpitante~

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Résumé

Des Lumières aux romantiques, plusieurs écrivains ont transformé le christianisme en une religion du salut temporel. Qu'il s'agisse, dans leurs écrits, d'une volonté de le détruire (Voltaire, Helvétius, d'Holbach, etc.) ou de le

dépasser (Leroux, Lamennais, Hugo, etc.), tous se réfèrent à ses dogmes

comme paradigme argumentatif à partir duquel ils suggèrent une nouvelle

explication du monde et proposent une transformation de la société. Le but de ma thèse est d'effectuer une nouvelle analyse de cette période qui s'étend sur environ un siècle (1750 à 1848). Je stipule, pour hypothèse de départ, qu'avant 1789, les philosophes des Lumières n'ont jamais entrepris de véritable déchristianisation et qu'au tournant du siècle, les écrivains ne sont pas, non plus, retournés au christianisme. Loin de croire que l'argumentation se transforme d'une manière radicale dans cette période qui précède et qui suit la Révolution française, mon but est de démontrer qu'une même volonté d'améliorer les conditions terrestres de l'être humain se manifeste de façon comparable dans les différents discours. La pensée de ces auteurs témoigne en effet d'une nouvelle sacralisation dont la finalité est désormais temporelle: le mal, retrouve-t-on dans leurs écrits, n'est pas nécessaire, mais surtout, il est possible de l'abolir par des transformations sociales. Ce désir d'un monde meilleur est ce que la religion chrétienne lègue de plus important aux penseurs de cette période. \1 découle de cette manière d'appréhender l'existence que la modernité se définirait moins par la fin que par l'héritage du christianisme ou, pour tout dire, par son humanisation.

(9)

Abstract

From the Enlightenment to the Romantic period, many writers transformed Christianity into a religion of temporal salvation. Whether they manifest, in their writings, a will to destroy it (Voltaire, Helvétius, d'Holbach, etc.) or to surpass it (Leroux, Lamennais, Hugo, etc.), ail refer to its dogmas as a paradigm of argumentation from which they suggest a new explanation of the world and, most important, they ail propose a transformation of the society. The goal of my thesis is to offer a new analysis of this period that spreads from 1750 to 1848. In my hypothesis, 1stipulate that before 1789, the philosophers of the Enlightenment never undertook a real "de-Christianisation" and that at the turn of the century, the writers did not return exactly to Christianity. Far from taking the position that the argumentation had transformed itselfin a manner that radically differed during this historical period that preceded and followed the French Revolution, my goal is to show that a same will to ameliorate the human condition on earth was manifested in comparable ways throughout these different discourses. The thought of these authors is rather a testimony of a new "sacralisation" of which finality is now on a temporallevel : sin is not necessary and, more importantly, it is possible to abolish it through social reformations. This desire of a better world is the most important message that Christianity passed on to the thinkers of this period. By viewing human existence in this way, modernity could be defined not as the end, but rather as the inheritance of Christianity or, to say it ail, as its humanization.

(10)

Le premier, le christianisme, a peint le diable sur le mur du monde; le premier, il a introduit le péché dans le monde. Or, la foi dans les remèdes qu'il offrait contre lui a été peu à peu ébranlée jusqu'à sa racine la plus profonde: mais ce qui continue à exister, c'est, enseigné et propagé par lui, la foi dans la maladie.

Nietzsche, Humain trop humain. Uv. Il, p. 217.

J'étudie, dans ma thèse, la manière dont plusieurs penseurs français, entre 1750 et 1848, ont recyclé le christianisme dans une perspective temporelle. Des Lumières aux romantiques, de Voltaire, d'Helvétius, du baron d'Holbach à Leroux, à Lamennais et à Quinet, se mettent en place différentes croyances substitutives qui annoncent chacune à leur manière l'avènement d'une nouvelle rédemption humaine dont les conséquences seraient visibles ici-bas. De façon générale, plusieurs penseurs ou philosophes posent, avec de plus en plus de certitude, que la religion chrétienne est devenue obsolète, qu'elle ne répond plus, du moins dans sa forme traditionnelle, aux attentes des êtres humains et que, par conséquent, il faut la détruire ou la dépasser.

(11)

Je m'interroge, dans cette thèse, non pas tant sur ce que l'on a cherché, pendant cette période d'environ un siècle, à supprimer du christianisme, mais plutôt sur ce que l'on ne critique pas et qui perdure, par-delà le cadre religieux, à l'intérieur d'un certain nombre de valeurs et d'une certaine conception du monde. Mon objectif premier est de comprendre les raisons qui ont motivé des auteurs provenant d'horizons divers à effectuer des compromis à l'égard d'une religion qui leur semblait, par ailleurs, « infâme» et «dangereuse» ou, encore, en rupture complète avec le « mouvement historique ».

Avant d'énoncer mes hypothèses, il faut que je clarifie certains termes que j'utilise par la suite et, encore, que j'explicite la manière dont j'aborde les auteurs de cette époque. L'un des phénomènes qui m'intéresse dans cette

thèse est la persistance d'un mode de pensée qui pose comme a priori le

salut du genre humain. À part quelques rares exceptions, la critique que l'on fait de la religion chrétienne, à partir du siècle des Lumières, ne conduit pas à

l'athéisme. En fait, presque personne ne va jusqu'au bout de son

argumentation et de sa propre logique, de sorte qu'il existe toujours une réserve quelconque lorsque l'on remet en cause la tradition chrétienne. Formulée d'une autre manière, la question qui m'intéresse est de savoir non pas pourquoi les philosophes des Lumières, ou les romantiques, ou les premiers socialistes, ou les penseurs de la religion de l'humanité, ne sont plus des penseurs chrétiens, mais pourquoi il est impossible d'avancer qu'ils sont devenus athées ou, encore, païens, comme plusieurs ne cessent de

(12)

l'affirmer. Séparer les modes de pensée entre l'athéisme d'une part et le christianisme ou, même, entre chrétiens et païens, de l'autre, n'est pas opérationnel pour la période qui m'intéresse. Même si son auréole a pâli, la morale chrétienne continue, pendant l'époque des Lumières et encore plus par la suite, à influencer le jugement de plusieurs auteurs. Il n'y a aucune rupture véritable avec le passé, mais une continuité, une sorte de

continuum

axiomatique qui implique une modification des croyances et non un pur et simple rejet. L'écart entre ce que l'on fait et ce que l'on écrit est constant et c'est lui qui doit être analysé.

L'un des aspects le plus paradoxal des discours contre le

christianisme, tels du moins qu'ils apparaissent autour de 1750, est qu'ils sont

rarement originaux. Si l'on s'en tient à l'aspect propositionnel, les

encyclopédistes ne sont pas les premiers à regarder l'avènement du

christianisme comme « une dégoûtante et abominable histoire)} 1. Bien avant

Helvétius, Voltaire, d'Holbach, beaucoup d'auteurs païens, en commençant par Tacite, ont ridiculisé et ont critiqué la croyance des chrétiens. Ils sont

même restés abasourdis devant ce qu'ils percevaient comme une

manifestation de haine sans précédent à l'égard du genre humain2.

Considérer le christianisme comme une religion d'esclaves qui «regarde

l'univers comme un cachot et tous les hommes comme des criminels qu'on va exécuter )}3 est commun pendant l'Antiquité. Même, si on avait à remettre

une palme au plus grand ennemi du Christ, il est indéniable que Celse, par

1Voltaire, Sermon des Cinquante, in Mélanges, p. 260.

2Voir Tacite, Annales, XV, XLIV, 2-5, in Œuvres complètes, p. 776. 3Voltaire, Lettres philosophiques, in Mélanges, p. 110.

(13)

exemple, et Julien l'Empereur arriveraient bons premiers. Selon ce qu'en raconte Cyrille d'Alexandrie, Julien l'Empereur concevait le christianisme comme une religion monstrueuse faite par la lie du peuple et dont l'unique célébration consistait à vénérer un cadavre4. Celse non plus ne laisse pas sa

place. Son Discours véritable, publié en 178 sous Marc Aurèle, avait

scandalisé un grand nombre de chrétiens. Il faut attendre soixante ans plus tard pour voir Origène, vers la fin de sa vie, réfuter ligne par ligne, page par page, chapitre par chapitre, les critiques du philosophe. Comme la plupart des païens, Celse n'y voit qu'une « fable de la plus sotte espèce »5 ; « Quelle vieille femme, écrit-il, prise de vin et fredonnant une histoire pour endormir un bébé, n'aurait pas honte de raconter pareille sornette »6. Mais la partie vraiment la plus intéressante de son analyse demeure sa perception du Christ qui, en quelque sorte, préfigure celle des philosophes des Lumières. Celse voit tout simplement en lui « un misérable sorcier»7. Il aurait séjourné,

écrit-il, chez les magiciens d'Alexandrie. Au début de la trentaine, il serait retourné dans son village pour abuser les ignorants. Il chassa alors les esprits, raconta des fables, saccagea des temples, jusqu'au jour où le pouvoir local, exaspéré par sa bêtise, décida de le mettreà mort8.

Les philosophes des Lumières abonderaient ainsi dans le même sens

que les penseurs païens d'autrefois. 1750 est une date importante

-symboliquement importante, du moins - puisque non seulement elle inaugure 4VoirCyrille d'Alexandrie, Contre Julien, 564a et 816c.

5Origiène, Contre Celse, IV, 50.

6Ibid., VI, 34.

7Ibid., 1,71.

(14)

l'époque où débute l'Encyclopédie, mais aussi, elle indique cette période où, contrairement à Bayle ou à Locke, par exemple, on prône, maintenant, une rupture totale avec le christianisme, non un ajustement quelconque en vue de favoriser ou de créer une confession particulière. Après 1750, Voltaire ne pense qu'à «écraser l'infâme », de même que d'Holbach ou Helvétius à démontrer que le christianisme demeure la religion la plus ignominieuse qui ait jamais existé. C'est, en quelque sorte, l'époque où la critique du christianisme devient non plus le fait de quelques rares intellectuels isolés, mais de la majorité des penseurs en France. Il ne s'agit plus d'éliminer les abus ou de moderniser la doctrine, mais de la supprimer en vue de produire une révolution philosophique sans précédent. D'une religion révélée, on cherche maintenant à définir les bases d'une religion naturelle qui serait, en quelque sorte, la suite logique du paganisme gréco-romain.

La coïncidence, cependant, entre la pensée de Celse et celle de Voltaire ou, encore, de Julien l'Empereur et du baron d'Holbach n'est, et c'est l'une de mes thèses, que purement superficielle. Tant qu'il est question du christianisme, par exemple, ces écrivains aboutissent le plus souvent aux mêmes conclusions sans connaître d'écart important. Mais dès qu'ils abordent des sujets un peu plus corsés, la prostitution, par exemple, ou les gladiateurs, ils diffèrent et ils ne s'entendent absolument plus. Le siècle des Lumières réactive sans aucun doute un conflit qui date du Ile siècle ap. J.-C., mais il ne le conçoit plus de la même manière qu'à cette époque. Tacite, sans aucun doute, aurait été flatté d'entendre les encyclopédistes louanger Jupiter,

(15)

Cincinnatus ou Caton. Mais, il aurait été sans doute extrêmement surpris par leurs propos sur les femmes, les sacrifices et la sexualité. Tel ce qu'il dit des

juifs et des chrétiens dans ses Histoires, ces philosophes lui seraient

finalement apparus comme les ennemis par excellence des véritables pratiques religieuses9.

Une situation analogue se reproduit aussi après la Révolution française, bien que cette fois-ci la plupart des penseurs fassent maintenant appel au christianisme en vue de lui prêter une nouvelle signification. Plus personne après la Terreur ne cherche à écraser la religion chrétienne. Il est plutôt question, comme je le montrerai, de poursuivre les préceptes de Jésus-Christ pour assurer, par exemple, une nouvelle société industrielle, le salut de l'humanité, un nouveau culte à la femme et, même, pour faciliter la troisième révélation ou le règne de la Parousie. Le christianisme, explique-t-on, a toujours cherché à faire le bonheur de l'être humain et voilà maintenant l'époque où ces préceptes deviennent effectifs. De 1750 à 1848, la France présente une situation très paradoxale où les principes de la religion chrétienne se situent sans cesse au centre des discours, bien que personne n'arrive à Y adhérer parfaitement, ni encore moins à les dépasser ou à les rejeter. Jusqu'à la première moitié du XIXe siècle, par exemple, même si tous les penseurs de premier ordre se considèrent maintenant chrétiens, rares sont ceux qui se conforment véritablement à la tradition. Au lieu de voir en l'homme « un gouffre d'ignominies»10 ou « une orgueilleuse pourriture»11,

9Voir Tacite, Histoires, V, XIII, 1,in Œuvres, p. 360. 10Augustin, Confessions, l, XIX, 30.

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comme le recommandait autrefois Augustin, ils l'imaginent plutôt comme un être exceptionnel voué à connaître «le règne céleste sur la terre»12. Ils

laissent aussi tomber peu à peu toutes les croyances au sujet desquelles les chrétiens passaient une ou deux décennies auparavant pour extravagants, pour punissables ou même pour ridicules. De même que les philosophes des Lumières, comme je l'expliquerai, souhaitent un paganisme sans esclavage, sans guerre et sans sacrifice, les romantiques français, les premiers socialistes et les penseurs de la religion de l'humanité, cherchent, quant à

eux, un christianisme gentil, sans péché originel, favorisant l'amour de la femme et, finalement, compatible avec la science et la locomotive.

Le but de ma thèse est de proposer une autre analyse de la période qui précède et qui suit la Révolution française à partir de l'hypothèse qu'il n'y a jamais eu de véritable déchristianisation avant 1789, ni encore moins de retour aux principes du christianisme avec la restauration qui débute dès le tournant du siècle avec les Réactionnaires. D'un côté comme de l'autre, de

Voltaire à Leroux, de Diderot à Lamennais, je montre qu'une nouvelle

manière de penser se développe et que, indépendamment du paradigme sur lequel s'appuient les différents penseurs - le paganisme gréco-romain pour certains et le christianisme pour d'autres - le but est maintenant d'élaborer une doctrine du salut temporel. La pensée qui accompagne et qui suit le siècle des Lumières n'introduit pas tant une plus grande « rationalisation» du monde ou un « désenchantement» radical, mais une nouvelle sacralisation

11 Ibid., IV, 111,4.

(17)

dont la finalité est désormais la figure de l'être humain. L'« étrange modernité» qui débute avec le bouillonnement révolutionnaire inaugure ainsi non pas la fin du christianisme, mais son héritage, son recyclage, en un mot, son humanisation.

Retour à l'Antiquité tardive

Les doctrines du salut temporel qui apparaissent en France entre les Lumières et 1848 se caractérisent par leurs différencesà l'égard de certaines idées propres au christianisme et d'autres au paganisme. Les penseurs de cette époque font sans cesse l'éloge de l'une ou de l'autre religion, cherchent aussi à s'y conformer, mais, cependant, parviennent rarement à être d'accord avec eux-mêmes ou encore à être cohérents vis-à-vis de leur propre démarche. Dans la première partie de cette thèse, je donne une définition des mentalités païennes et chrétiennes à l'époque de leur premier affrontement pendant l'Antiquité tardive. En faisant ce travail, je propose en même temps un modèle heuristique contre-factuel qui me permet, par la suite, de me dégager des explications que l'on donne du christianisme et du paganisme gréco-romain entre 1750 et 1848. En fait, c'est après avoir terminé cette analyse que des notions aussi floues que travestissement, compromis et héritage acquerront une certaine consistance grâce à laquelle je développerai mes hypothèses. Le but de cette première partie consiste à dire que le christianisme a un sens et une logique inhérente à ses présupposés. Penser, par exemple, que cette religion abomine la vie et voue une haine aux

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affections, équivaut à ne rien y comprendre. Le christianisme impose une conduite qui devient intelligible seulement si on dégage sa conception du monde et les conséquences qu'elle entraîne. Le même raisonnement, d'ailleurs, s'applique à la religion païenne telle qu'elle apparaîtà cette époque dans l'Empire romain. Le passage du paganisme au christianisme, comme je le montre, n'est pas le passage d'une époque où règne le relâchement des mœurs à une époque de mortifications et de sanglots, mais, comme il se doit, d'un ensemble de règles morales à un autre. De plus, l'Antiquité tardive offre un avantage peu négligeable pour cette thèse. C'est une époque historique où l'écart entre les deux religions yest aussi marqué que possible. On parle alors rarement de dialogue et de tolérance. On jette l'anathème plutôt; on blasphème, on brûle ou on séquestre. Même si parfois on retrouve une certaine coïncidence entre le comportement des païens et des chrétiens, il devient évident, une fois les motivations comprises, qu'ils ont toujours agi pour des raisons irréconciliables. Dès leur première rencontre, les deux religions se sont opposées dans différentes polémiques où les extrêmes avaient souvent le dernier mot. En fait, sur une période de plus de quatre siècles, elles se sont regardées de manière à ne jamais se comprendre et à

entretenir un dialogue de sourds perpétuel.

Entre 1750 et 1848, même si l'on parle à tout instant de christianisme et de paganisme, on fait alors sans cesse abstraction du cadre de référence, qui est pourtant indissociable de ces religions et, encore, de leur logique interne. Dans leurs tentatives d'abolir le christianisme afin de renouer avec

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l'Antiquité païenne, les Lumières font de nombreux compromis qu'il faut expliquer, car ils dénaturent leur projet initial, qui, assure-t-on, est de faire table rase avec la religion chrétienne. Un phénomène similaire se produit après la Révolution française où l'on souhaite, cette fois-ci, rompre à jamais avec la philosophie « néo-païenne» des Lumières, mais où, plutôt que de revenir au christianisme, on l'utilisera pour sanctifier l'existence ici-bas. Finalement, l'explication que l'on donne pour justifier sa haine à l'endroit de l'une ou l'autre des religions me permet d'analyser les changements qui se sont produits en cours de route. Les païens, par exemple, ne voulaient pas se convertir au christianisme parce qu'ils y voyaient une forme d'impiété majeure13. Les chrétiens, eux, refusaient le paganisme parce qu'ils ne

voulaient pas se soumettre au diable et à son cortège14. Lorsque les

philosophes des Lumières réactivent le conflit, l'hostilité prend une toute nouvelle forme. Voltaire, par exemple, parle alors d'abomination morale, d'ignorance, de fanatisme et de barbarie15 pour désigner la religion

chrétienne, tandis qu'il démontre la grandeur morale et surtout la tolérance de la religion païenne. Quant aux romantiques français, aux premiers socialistes et aux penseurs de la religion de l'humanité, leur critique est encore plus originale. En plus de rejeter le paganisme, ils accusent la tradition chrétienne

13Voir par exemple Origène, Contre Celse; IV, 36 :« [...]conte de bonnes femmes,

impiété majeure [...] » ;voir aussi ibid., VII, 14: « [...]c'est un mal et une impiété».

14 Voir par exemple ibid., VIII, 58: « Ainsi donc Celse tente de soumettre notre âme

aux démons [...]».

15 Voir par exemple. Voltaire, Avis au public, in Mélanges, p. 817 et Examen de

Milord Bolingbroke in Mélanges, p. 1034 :«Je prends le ciel et la terreà témoin qu'il n'y a jamais eu de légende plus folle, plus fanatique, plus dégoûtante, plus digne d'horreur et de mépris ».

(20)

d'avoir méconnu la véritable mission du Christ. Ils en font alors soit un prophète de l'humanité, soit un précurseur du socialisme16, mais en tout cas,

ils l'admirent d'une façon bien particulière.

Définition heuristique de la religion

Il est impossible d'analyser le paganisme et le christianisme en vue de comprendre le sens et la nature de la piété qui se développe entre la fin du

XVIIIe siècle et la première moitié du XIXesiècle sans auparavant énoncer clairement ce que j'entends par religion. On a souvent défini ce terme comme une aspiration à l'infini ou comme la tentative de concevoir une altérité

«cosmique» radicalement autre. Ramsey MacMullen, par exemple, revient à

maintes reprises sur ces définitions dans ses livres. Selon lui, les mots religion et religieux signifieraient «pourvu de pensées sur le divin»17 ou, encore mieux: « la somme des modes de pensée, des manières d'agir et des sentiments qui accompagnent et que stimule la croyance en l'existence de puissances supra-humaines»18. Ce spécialiste de l'Antiquité tardive ajoute,

cependant, que cette définition est inopérante lorsque vient le temps d'analyser une religion comme le paganisme romain, qui ne possède ni

16 Voir par exemple Quinet, Le Christianisme et la Révolution p. 84 et passim. Pour

un regard ironique sur cette métamorphose, voir Gautier, Préface de Mademoiselle de Maupin, p. 27: «Quelques-uns font infuser dans leur religion un peu de républicanisme; ce ne sont pas les moins curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la plus joviale et amalgament avec un sérieux digne d'éloges les actes des apôtres et les décrets de la sainte convention, c'est l'épithète sacramentelle; d'autres y ajoutent pour dernier ingrédient, quelques idées saint-simoniennes ».

17MacMullen, Christianisme et paganisme, p. 203 etpassim. 18MacMullen, Le Paganisme, p. 207.

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centre unique, ni porte-parole ou chef quelconque. Choisir alors, parmi les livres, les sentences ou les épitaphes qui nous sont parvenus, ceux qui ont été déterminés par la croyance en l'au-delà est trop risqué et même impossible19. Georges Bataille a aussi tenté de définir ce terme à partir de

notions similaires. Profondément influencé par la Naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche, Bataille définit la religion comme une aspiration à la « continuité perdue dont nous aur[ions] l'irréductible sentiment qu'elle [serait] l'essence de l'être »20. Le désir de se retrouver en harmonie avec le monde

supra-sensible peut, selon lui, s'assouvir grâce à l'exubérance sexuelle, au sang et à l'extase. Les fêtes dionysiaques apparaissent alors comme le rituel par excellence dont il explique les rouages à maintes reprises dans ses livres. Un acte est sacré lorsqu'il conduit les hommes à dépasser leur nature ou à s'abandonner aveuglément à leurs instincts primaires. Est divin, en d'autres mots, ce qui prône le débordement de la volonté humaine et de ses passions les plus «vitales». Il semble, toutefois, que cette définition ne rende pas compte d'une religion telle que le christianisme qui, au contraire, a toujours fait l'éloge du renoncement. Comme Bataille ne s'intéresse qu'aux cultes où les adeptes transgressent des «interdits », la religion chrétienne devient pour lui une sorte d'aberration qui mérite le mépris et qui, par conséquent, est rarement analysée en profondeur. Ses adeptes, écrit par exemple Bataille

19Voir MacMullen, Christianisme et paganisme, p. 53 et 203 : « Je suggérerais donc

ma définition: religieux signifie «pourvu de pensée sur le divin ». C'est l'intention qui compterait. Mais je ne pourrais jamais employer cette définition avec profit, étant donné la base d'informations dont nous disposons» (p. 203).

(22)

pour la discréditer d'un seul trait, refusent toujours «d'accéder au secret de l'être par la violence »21.

Je pourrais faire défiler de nombreuses autres définitions qui essaient chacune à leur manière de définir le divin et les rituels qui lui sont associés.

Mais la plupart d'entre elles aboutissent à deux types de formule. La

première, dans la lignée de Durkheim, regarde la religion comme un idéal social sublimé. Produit de la conscience collective, elle aurait pour but de transformer les hommes qui, à leur tour, modifieraient la représentation qu'ils ont d'eux-mêmes pour se transformer à nouveau22. Durkheim explique, par

exemple, que la religion n'implique pas d'abord un lien avec l'autre monde, mais une sacralisation des lois qui est toujours réalisée au moyen d'une cosmogonie. Le social impose une manière de faire qui, du fait qu'elle est sublimée dans une religion, n'est plus « aléatoire », mais imposée par un ou plusieurs dieux. Quant à la seconde manière de définir la religion, elle voit plutôt en elle une espèce de voile qui cache l'ignominie du monde de façon à

atténuer la douleur inséparable de l'expérience humaine. Elle est un mensonge nécessaire qui hypnotise les hommes et les aide àdonner un sens

à leur vie. Elle est irréelle, mais fondamentale à l'être humain, puisqu'elle

21 Bataille, L'Érotisme, p. 101.

22 Voir Durkheim, Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 604 etpassim: « Loin

donc que l'idéal collectif que la religion exprime soit dû àje ne sais quel pouvoir inné de l'individu, c'est bien plutôt à l'école de la vie collective que l'individu a appris à

idéaliser. C'est en s'assimilant les idéaux élaborés par la société qu'il est devenu capable de concevoir l'idéal. C'est la société qui, en l'entraînant dans sa sphère d'action, lui a fait contracter le besoin de se hausser au-dessus du monde de l'expérience et lui a, en même temps, fourni les moyens d'en concevoir un autre. Car ce monde nouveau, c'est elle qui l'a construit en se construisant elle-même, puisque c'est elle qu'il exprime» (p. 604).

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répond à des besoins qui sont en lui et qu'elle est, un peu étrangement, la

seule à pouvoir y répondre. La religion est un surplus de sens, qui se

surajoute à un univers qui en est dépourvu et où règne habituellement la violence la plus atroce. La religion serait alors, comme le pensait Marxà la fin de sa vie, le cœur d'un monde sans cœur.

La définition que je propose, sans nécessairement s'opposer à celles qui précèdent, me permet d'analyser davantage non le fait religieux comme phénomène atemporel ou comme du social sublimé, mais les différences entre les religions chrétienne et païenne et, encore, ce que par la suite les philosophes des Lumières et les auteurs de la première moitié du XIXe siècle proposent comme moyen d'accéder au salut. J'appelle religieux un discours qui prend en charge les instincts primaires de l'homme. J'entends par instinct primaire, l'instinct sexuel et l'instinct de mort: Éros et Thanatos. La religion est, à mon sens, une force coercitive qui donne un cadre de référence dans lequel il devient possible de disposer de ses instincts de telle ou telle manière. Elle justifie un comportement sexuel précis, elle donne une définition à l'amour et aux passions de l'être humain et, encore, elle procure un sens à la douleur, à la mort et aux instincts de destruction. Elle est moins

une revendication morale qu'une tentative de rendre cohérents les

mécanismes qui permettent le renouvellement de l'existence. Elle ne se borne pas à indiquer le bien et le mal, mais elle donne aussi une définition de l'homme, de son destin, celui de sa nation et, même, celui de l'humanité.

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Si le christianisme n'a pas le monopole de l'ascétisme, du martyre et de la continence, il demeure néanmoins qu'il s'est occupé constamment de ce genre de choses. Pour des raisons que j'explique dans la première partie de cette thèse, tous les pères de l'Église ont considéré Éros et Thanatos comme étant irrecevables. Ils ont pensé le monde et la condition humaine à partir d'un certain nombre de prémisses qui font de la mort et de la sexualité des phénomènes non naturels. L'anachorète, par exemple, qui se mortifie dans le désert en vue d'éloigner de lui les tentations du diable, indique par son comportement que le péché originel a été effacé et que le règne des ténèbres tire à sa fin. Il a compris que désormais le seul moyen d'assurer son salut consiste à fuir « les plaisirs de la vie présente, et, pour parler plus nettement, l'accomplissement de ses désirs et de ses volontés )}23. Jusqu'à la venue du Christ sur la terre, les hommes étaient perdus dans le «séjour de l'erreur et de la lubricité )}24, ils étaient sous le pouvoir de Dionysos, de Baal

ou de Jupiter, sans autre principe que le meurtre et la fornication (Jr S, 8). Mais grâce à la résurrection de Jésus-Christ, les hommes sont appelés à une vie nouvelle, dont la principale différence avec la précédente est la relation qu'ils entretiennent avec leurs instincts.

Avec le siècle des Lumières, cependant, l'ensemble de l'argumentation développée par les apôtres et les pères de l'Église n'est plus regardée comme la base de la vérité ou le fondement à partir duquel la vie de l'homme acquiert un sens. Jusqu'à la Révolution française, le paganisme devient la

23Jean Cassien, Conférences, XXIV, XXVI.

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seule religion valable, le seul gage de progrès car, explique-t-on, lui seul offre la juste manière de prendre en charge Éros et Thanatos. Renouer avec l'Antiquité en vue de la dépasser constitue l'espoir des philosophes jusqu'au tournant duXVIIIe siècle. Après la Terreur, toutefois, le discours devient peu à peu différent et c'est alors la volonté de retourner au christianisme qui définit le mieux les nouvelles doctrines du salut. C'est à cause du christianisme, expliquaient les Voltaire et les barons d'Holbach, que l'humanité a connu les persécutions, les ténèbres et le fanatisme le plus aride depuis le début du

Moyen Âge; c'est à cause maintenant de cette même religion, disent les

Lamennais et les Quinet, que non seulement l'humanité se développe et évolue, mais qu'elle connaîtra bientôt le paradis ici-bas. De 1750 à 1848, se mettent en place différentes manières de concevoir le paganisme et le christianisme qui, paradoxalement, ne coïncident jamais avec ce qu'ils furent

à l'origine et, encore, avec la manière dont ces deux religions conçoivent la condition humaine.

Les Soldats du Christ

Lorsqu'au cours de l'époque antonine, les païens réfléchissent à

l'évolution de la société, ils ont tendance à observer le même phénomène: Rome s'orientalise25. Sans renier pour autant les anciens dieux, de plus en

25 Voir Cumont, Religions orientales, p. 290 et passim: «Depuis longtemps, dans

tous les municipes, les dieux romains s'étaient établis victorieusement, et ils recevaient toujours selon les rites pontificaux les hommages d'un clergé officiel. Mais

à côté d'eux s'étaient installés les représentants de tous les panthéons asiatiques, et c'était à ces derniers qu'allait l'adoration la plus fervente des foules» (p. 290). Voir aussi Turcan, Cultes orientaux, p. 13-18, 326-327 et passim.

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plus de Romains se laissent envoûter par de nouvelles pratiques religieuses. Attis, Cybèle, Mithra, Iris, Osiris et le Béthyle Noir s'installentà côté des dieux traditionnels d'une façon définitive. Même si ces cultes subissent l'influence hellénique lors de leur traversée vers l'Occident, il n'en reste pas moins que leur aspect «extravagant)} est loin d'être disparu. On pouvait voir, par exemple, dans les rues de Rome, si l'on se fie aux commentaires de l'époque, les galles de Cybèle se taillader les membres devant une foule abasourdie; des joueurs de crotales et de cymbales dansaient habituellement à leurs côtés. Tandis que le rythme s'accélérait, les galles tournaient sur eux-mêmes et se tailladaient à nouveau. Le sang commençait

à gicler; on redoublait les coups. Certains adeptes finissaient même par se castrer. Cette cérémonie, qui provoquera plus tard l'enthousiasme de Jamblique et de Julien l'Empereur, choque encore au début du Ile siècle. Juvénal, par exemple, est furieux d'assister à cette invasion de cultes orientaux. Il verra en eux une flétrissure continuelle faite à l'endroit de sa ville:

Je ne puis, ô Quirites, supporter une Rome grecque. Et encore! Qu'est-ce que représente l'élément proprement achéen, dans cette lie? Il Y a beau temps que le fleuve de Syrie, l'Oronte, se dégorge dans le Tibre, charriant la langue, les mœurs de cette contrée, la harpe aux cordes obliques, les joueurs de flûtes, les tambourins exotiques [...]26

Le déferlement des cultes orientaux sur l'Empire romain d'Occident servira aussi de preuve contre le christianisme. Origène, par exemple, en veut à Celse d'avoir assimilé les chrétiens « aux prêtres mendiants de Cybèle et aux

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devins de Mithra et de Sabazios [...] })27. En fait, le philosophe païen ne fait

aucune différence entre ces nouvelles religions. Pour lui, le Christ, Mithra, Cybèle et Isis sont tout simplement des divinités qui rôdent autour du panthéon latin. Insistons d'abord sur le fait que, du point de vue où il regarde le monde, le monothéisme lui est incompréhensible. La multiplicité des dieux est tout simplement pour lui un fait acquis. Mais, exactement comme Juvénal, cela ne l'empêche pas de mépriser les cultes où l'on s'asperge de sang devant « les louves barbares à la mitre bariolée}). Le polythéisme romain implique toujours une hiérarchie entre les différents dieux. Plus leurs rituels sont conformes à la coutume des ancêtres - à la mos maiorum - plus ils sont accueillis avec respect. On parle de déchéance morale chaque fois que les citoyens agissent autrement. D'après le peu qu'on en sait, Celse déteste particulièrement la religion amenée par le Christ. Il a beau trouver Mithra et Sabazios ridicules, il déverse toujours son fiel sur les chrétiens. Il semble que leur hostilité à l'égard des mœurs romaines y ait joué pour beaucoup. Le christianisme partait d'une idée sur laquelle je reviendrai et qui, à vrai dire, devait le scandaliser: l'homme a vécu dans l'erreur jusqu'à ce que le Verbe s'incarnant dans la chair vienne lui révéler la seule vraie religion. Quiconque ne s'y soumet pas d'emblée brûle en enfer après avoir vécu.

Les adeptes du christianisme agissent en effet d'une façon surprenante. Ils refusent la plupart des usages communs au monde romain. Ils s'abstiennent « des idolothytes, du sang, des viandes étouffées et de la prostitution}) (Ac 15, 29). Sur une période de deux ou trois siècles, l'Occident

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voit ses mœurs radicalement transformées. Si l'idée d'une transmutation des valeurs a un sens, c'est à cet épisode qu'elle s'applique le mieux. C'est pourquoi il faut comprendre cette période avant d'aborder celle des Lumières et de la première moitié du XIXe siècle, celles où, dit-on, on souhaite rompre

ou dépasser à jamais ces religions. Les chrétiens ont résolu l'énigme de

l'existence. Leurs connaissances se veulent plus exactes et plus profondes que celles des philosophes païens. Ils n'errent pas dans les sphères de l'intelligible, mais ont reçu la révélation. Un savoir nouveau et définitif s'offre désormais à ceux qui veulent renouveler leur intelligence. On promet l'abolition de la mort; on répète que le péché a disparu. C'est un discours simple qui s'adresse à tous et encore, une explication complète qui vise la sanctification du juste.

Toutefois, il faut faire de sérieux efforts pouryadhérer. Ne devient pas chrétien qui veut. On ne vous invite pas seulement à mettre fin à vos penchants pour les «vices» et les «débauches». On vous en demande, évidemment, beaucoup plus. Même si les pères de l'Église critiquent surtout la turpitude humaine, cette religion exige davantage que le rejet de la paillardise. Pour devenir chrétien, l'on doit renoncer au monde, lutter contre le diable et ses tentations. Le chrétien, explique Jérôme, ne doit « pas tenir pour véritable cette vie, en vertu de laquelle nous respirons, nous marchons, nous courons ici et là »28, non parce qu'il la déteste, mais parce que cette vie n'est pas considérée comme la vie, mais plutôt comme un bourbier infect soumis au Mal. Augustin tance inlassablement ses catéchumènes en vue de leur 28Jérôme, Lettre CXX, II.

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rappeler qu'ils ne doivent pas « être de ceux qui ne croient qu'à ce qu'ils ont l'habitude de voir »29.

La conversion au christianisme exige ainsi qu'on change sa perception de la nature humaine et celle du monde en général. Derrière les nombreuses

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codifications de comportement sur lesquelles je reviens plus loin, il faut se rappeler que ce changement de perception est primordial, car lui seul justifie la transformation qui va suivre. Ressusciter les morts, se réjouir parmi les

fouets, renoncer à la chair, aspirer au martyre sont les premières

conséquences visibles de cette révolution. Le conflit entre les païens et les chrétiens acquiert alors tout son sens. «Quoi de commun, demande

Tertullien, entre Athènes et Jérusalem? »30. Absolument rien, et c'est

pourquoi les chrétiens abhorrent tant le paganisme. Cependant, il ne faut pas voir cette haine comme une forme de philanthropie. Et c'est ce qui fait la différence entre l'Antiquité tardive et la période qui va de 1750 à 1848. Lorsque les chrétiens refusent les frénésies du cirque, la bestialité des spectacles, la prostitution, les sacrifices sanglants et les autres fêtes où l'on

« vomit sur les mosaïques lacédémoniennes », ils ne le font pas pour des

raisons humanitaires ou pour l'amour des hommes. Le christianisme n'est pas une question de cœur. Les transformations de mœurs ne s'expliquent pas par une évolution soudaine de la sensibilité. Les chrétiens luttent contre le diable et c'est pour cette raison qu'ils sont ennemis, comme l'écrit à

29 Augustin, La Genèse au sens littéral, IX, III, 7; voir aussi Hilaire de Poitiers,

Commentaire sur le psaume 118, (T. Il), lettre 10, 15: « [...]personne en effet parmi nous n'osera penser que ce qu'il vit maintenant est la vie ».

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nouveau Tertullien, «non du genre humain, mais de l'erreur humaine )}31.

Grâce à cette religion, l'humanité peut enfin reprendre la bonne voie. Même les impies et les plus dépravés sont invités à se convertir. Il suffit qu'on prenne « le bouclier de la foi, la cuirasse de la justice, le casque du salut et qu'on marche au combat )}32. L'adversaire, évidemment, est Rome. Tous les

réfractaires sont les complices de Satan. Le but de cette guerre est de restaurer les mœurs primitives de l'homme; de faire en sorte, finalement, que tous les hommes connaissent la vie éternelle.

31Tertullien, Apologétique, XXXVII, 10.

(31)

Première partie:

L'Antiquité tardive

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1.1. L'Éden, le péché originel et ses conséquences

1.1.1. L'Éden

Les chrétiens expliquent la présence du mal et de la souffrance sur la terre par le récit de la Genèse et plus précisément par celui d'Adam et Ève. La solution qu'ils donnent à ce problème se veut incontestable. Elle fut révélée autrefois à Moïse dans le but qu'il la transmette à son peuple afin qu'il résolve l'énigme de l'existence. Son autorité prévaut sur toutes les autres explications que l'homme pourrait trouver. Elle est antérieure à la tradition païenne et, dit-on, beaucoup plus simple. En fait, on regardera habituellement la simplicité de ce récit comme une preuve de son authenticité divine.

Jérôme, par exemple, en est convaincu33. Origène voit en elle la

manifestation de la justice de Dieu. Contrairement aux théories de Platon qui, écrit-il, sont « à peine comprises de ceux qui ont reçu la culture générale », les deux Testaments sont à « la portée de tous »34. Quiconque cherche son

salut peut donc y parvenir. Les pères de l'Église se sont aussi intéressés à ce récit en vue d'analyser les mœurs qui prédominaient avant la faute. On peut apprendre ici et là comment Adam et Ève vivaient, bougeaient et se nourrissaient en toute tranquillité. La manière dont l'homme fut fait au

33 Voir par exemple Jérôme, Lettre LII, 8: « La Genèse est évidemment un livre

limpide [... ] ».

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commencement est, bien entendu, la meilleure manière possible. La période qui précède la rébellion montre les conditions idéales pour lui. Il faudrait peut-être rappeler qu'à l'égard de la plus stricte orthodoxie, la Genèse n'est pas seulement un symbole ou une allégorie, mais avant tout un fait historique:

On admet en effet qu'Adam [...] est tenu pour un homme qui a été constitué en sa nature propre, qui vécut un certain nombre d'années et, après avoir engendré une nombreuse postérité, mourut comme meurent les autres hommes, bien qu'il ne fut pas né comme eux, d'un père et d'une mère, mais, comme il convenait au premier homme, fut fait de terre. Pareillement, il faut comprendre que le Paradis où Dieu le plaça n'est pas autre chose qu'un endroit déterminé de la terre, où pût habiter l'homme terrestre.35

La situation dans laquelle Adam et Ève se trouvent à l'origine n'équivaut pas à l'état de nature. Bien qu'ils ne soient pas des êtres proprement divins, ils restent quand même des créatures de Dieu. L'univers, l'espace, la lumière, tout le visible et l'invisible ont été créés par lui en vue de rendre hommage à l'homme qui, en retour, lui devra reconnaissance. Le monde n'est pas un mal aprioripour le christianisme. Les hommes sont faits dans le but d'y demeurer pour toujours. Le corps d'Adam est conçu à partir du limon de la terre. Son âme est tirée du néant et jointe à son corps selon la volonté de Dieu. Elle n'est pas une parcelle divine tombée dans un univers transitoire et obscur. Contrairement à la théorie platonicienne, le chrétien rejette la préexistence de l'âme36. Son moi le plus intime ne recèle aucune connaissance mystique. Il

35Augustin, La Genèse au sens littéral, VIII, l, 1.

36 Pour la préexistence de l'âme et les conséquences que cette théorie entraîne, voir

par exemple, Platon, Politique, 273b: « La cause de ces maux, c'est la forme corporelle inhérente à la nature première qui comportait un grand désordre avant d'arriver à l'ordre actuel» ; Platon, Cratyle 400 b-c: «Certains disent en effet du corps qu'il est le «sépulcre », sèma, de l'âme, attendu que, dans la vie présente, il

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n'éprouve pas le besoin de se remémorer son séjour auprès des intelligibles. La Beauté et le Logos lui sont visibles à l'œil nu.

C'est non seulement par Dieu, mais aussi à l'image de Dieu qu'Adam fut créé. Sa dignité se trouve augmentée une autre fois. La condition humaine n'est jamais perçue comme une forme de déchéance. L'homme est le chef-d'œuvre de la création. Il est supérieur à tous les animaux. Aucune affinité n'existe entre lui et les autres bêtes. Même si Dieu est le créateur de toutes

choses, seul l'homme entretient avec lui une espèce de ressemblance37.

Quant à sa compagne, elle fut formée ex primo homine. Ève a le privilège

d'être semblable à Adam par sa nature. Elle est, en plus, de la même espèce que lui. Avant la manducation du fruit défendu, ils ne croupissent pas dans l'ignorance comme on pourrait le croire. Dieu leur a aussi donné la

en est la sépulture. Et encore, puisque c'est au moyen du corps que l'âme « signifie », sèmaïneï, ce qu'elle peut avoir à signifier, pour cette nouvelle raison c'est à bon droit que le corps est appelé sèma »; Platon, Phédon, 77c : « [... ] il fallait prouver en outre que, quand nous serons morts, elle [l'âme] n'en existera pas du tout moins qu'avant notre naissance[... ]»; Julien l'Empereur, Sur Hélios-Roi, 142d:

« En lui [l'homme] se combattent deux natures fondues en une seule: l'âme et le corps, la première divine, la seconde obscure et ténébreuse. Tout se passe comme si elles se battaient, se disputaient. ». Pour l'opposition des pères de l'Église à

l'égard de cette théorie, voir entre autres Jérôme, Lettre C, 12 ; Augustin, La Genèse au sens littéral, VII, XXVIII, 43 ; Hilaire de Poitiers, Commentaire sur le psaume 118, Lettre 10, 8: «L'homme a donc été préparé ou, si l'on veut, formé pour cette « insufflation », qui devait, par l'alliance que scellait en quelque sorte entre eux le « souffle insufflé », rendre solidaires la matière de son « âme» et celle de son corps et le faire parvenir à l'état définitif de la « vie» ; Prudence, Apotheosis, vers 791-792: « Cependant elle [l'âme] n'est pas Dieu, car elle n'a pas été engendrée (generatio) par Dieu, mais créée (factura) par lui»; voir, finalement, pour une analyse brillante de ce problème, Peter Brown, Saint-Augustin, p. 109, 210, 290 et passim.

37 Voir Augustin, La Genèse au sens littéral, VI, XII, 21 : « Car les bêtes elles aussi

ont été faites par Dieu, mais non à son image» ; Hilaire de Poitiers, Commentaire sur le psaume 116, Lettre 10, 4; Dracontius, Louanges de Dieu, l, vers 333-336: « [...] Mais ce n'est pas la terre qui enfante l'homme, ni de ses ondes, l'Océan; ce n'est pas le ciel qui l'engendre, ni les astres, ni la région la plus pure de l'air: c'est le Souverain, le Créateur qui modela, membre par membre, l'homme tiré de la poussière, appeléà régner souverainement sur toutes choses ».

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connaissance. Ève comprend tout le nécessaire utile à leur bonheur et à celui des autres hommes. Les notions de bien et de mal leur sont parfaitement connues38. Seule la possibilité de les modifier leur est strictement interdite. Ils

sont ainsi astreints en quelque sorte à connaître ce qui leur convient le mieux.

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L'existence édénique, il va sans dire, «est de beaucoup supérieure à

la nôtre »39. L'homme possède une volonté parfaite. Son corps, « grâce à la

mystérieuse vertu de l'arbre de la vie »40, ignore la difformité, les maladies ou

la vieillesse. Plusieurs pères de l'Église ont imaginé la condition physique d'Adam et Ève différente de celle des hommes en général41. Sans être de la

même nature que celle des anges, l'homme partage alors avec eux de nombreuses caractéristiques:

Car du fait même qu'il ne s'éloigne pas de Dieu, il est justifié par sa présence, il est illuminé, il est béatifié, Dieu ne cessant de le travailler et de le garder, tant que l'homme demeure obéissant et soumis à son autorité.

L'autonomie première de l'homme a pour cadre la juridiction divine. Ses principales activités sont la glorification du créateur et le travail de la terre. Adam et Ève vivent alors complètement nus. Ils n'ont pas besoin de vêtement et ne ressentent jamais la honte43. Avec une «spontanéité joyeuse» et sans

38 Voir LaCoque, Penser la Bible, p. 43-44 : « En effet, la condition humaine avant la

faute ne se définit pas comme absence de connaissance du bien et du mal, car alors les commandements et les interdictions divines n'auraient aucun sens» : voir aussi Augustin, La Genèse au sens littéral, VI, XII, 21.

39Jean Chrysostome, La Virginité, XIV, 5, 54-55. 40Augustin, La Genèse au sens littéral, XI, XXXII, 42.

41 Voirà ce sujet Peter Brown, Le Renoncement, p. 358 et suivantes. 42Augustin, La Genèse au sens littéral, VIII, XII, 25.

43 Voir par exemple Dracontius, Louanges de Dieu, l, vers 440 : « [...)Ie corps nu et

le cœur ignorant de la honte» ; Augustin, La Genèse au sens littéral, XI, l, 3: « [...) ils ne sentaient aucun mouvement charnel, susceptible de leur inspirer de la honte.

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connaître la faim, ils labourent les champs pour leur propre plaisir44. La nature

est généreuse, les animaux leur sont soumis. Ils n'ont qu'à croire essentielle leur obéissance et tout leur sera propice45.

Les pères de l'Église se sont aussi interrogés sur le mode de reproduction qui aurait permis à l'homme, comme l'ordonne la Genèse (1, 28), de se multiplier en vue de peupler la terre. Adam et Ève ont été créés en vue de la propagation de l'espèce. Ils sont le père et la mère naturels du genre humain. Il est admis qu'ils auraient procréé dans l'Éden. La seule question reste à savoir de quelle manière ils l'auraient fait. Grégoire de Nysse et Jérôme, par exemple, refusèrent d'épiloguer sur ce sujet. Sans nier la mission du couple édénique, ils ont argué que ce problème dépassait

largement leur intelligence46. Jean Chrysostome a néanmoins essayé de

fournir une réponse à ce mystère. Selon lui, aucun rapprochement n'est possible entre le mode de reproduction qui aurait prédominé alors et celui que l'on connaît présentement. C'est simple, avant la rébellion, la sexualité n'existait pas. Jamais il n'y aurait eu d'accouplement dans l'Éden: «Dieu, écrit-il, n'en avait pas besoin pour multiplier les hommes »47. «Désir de

l'union charnelle, conception, douleur, parturition; toutes ces formes de

Ils ne pensaient pas qu'il y eût rien à voiler parce qu'ils ne sentaient rien à

refréner» ; voir finalement Genèse, 2, 25.

44 Voir Augustin, La Genèse au sens littéral, VIII, VIII, 15 et III, XXI, 33 et Ephrem de

Nisibe, Hymnes sur le Paradis, IX, 9, 3-12.

45Voir Dracontius, Louanges de Dieu, l, vers 174-177 et 184-186 et aussi Augustin,

La Genèse au sens littéral, XI, VI, 8.

46Voirà ce sujet Peter Brown, Le Renoncement, p. 361, ainsi que l'excellente

introduction de Mattei auMariage unique de Tertullien, p. 61 etpassim. 47Jean Chrysostome, La Virginité, XVII, 5, 71-75 et XV, 2, 17-22.

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souillures étaient alors absentes )}48. La multiplication de l'espèce aurait été

assurée grâceà un mode de génération spirituel dont le fonctionnement reste malheureusement incompréhensible aux hommes. Ou plus simplement, car

Jean Chrysostome n'a jamais statué sur ce point, Dieu aurait continué à

fabriquer les hommes de la même manière qu'il l'avait fait au

commencement49. Mais peu importe à la fin que la propagation fut spirituelle

ou divine, l'important, pour lui, fut d'exclure la possibilité d'une relation physique entre Adam et Ève.

Augustin a aussi proposé une réponse au problème de la reproduction édénique. Elle est sans aucun doute la plus brillante et la plus détaillée de toute la patrologie. Il tient d'abord pour acquis l'intégrité physiologique des êtres humains. Les organes génitaux ont été voulus par Dieu: «C'est pour cette œuvre bonne qu'en deux sexes différents ont été créés des membres différents, et ils existaient avant le péché )}50. Cependant, en plus de leur attribuer les fonctions qu'on leur connaît aujourd'hui, Augustin leur suppose aussi des capacités supérieures aux nôtres. Les organes génitaux auraient, selon lui, obéi à la volonté humaine comme le font présentement les bras, les jambes ou les doigts51•Dans l'Éden, l'homme aurait gardé le plein contrôle de

son érection: «II y aurait eu dans l'acte sexuel, écrit-il, une paisible obéissance des organes (tranquilla membrorum oboedientia) )}52. L'obligation

48 Ibid., XIV, 3, 38-41.

49 Ibid., XVII, 5, 71-75 et passim.

50Augustin, Mariage et concupiscence, \, XXI, 23.

51 Augustin, La Genèse au sens littéral, IX, X, 18.

52Augustin, Mariage et concupiscence, Il, XXII, 37 ; voir aussi ibid., Il, XIV, 29: « ad uoluntatis nutum membris obsequentibus genitalibus [... ] ».

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de plaire ou de séduire avant de concevoir un enfant n'aurait pas été nécessaire. Aucune correspondance n'aurait existé entre le durcissement des organes et l'échauffement des sens. Seule la nécessité de peupler la terre aurait sollicité les accouplements. Augustin revient souvent sur ces idées: « Le membre se meut au gré de la volonté)} ;« les partenaires ne sont pas excités par le bouillonnement de la passion )}53 ; « la sémination des enfants se serait accomplie sans la concupiscence )}54. Aucune forme de plaisir non

plus n'aurait été attachée à ce type de rapport: pas de cris, de soupirs ou de gémissements qui rappellent, d'une manière ou d'une autre, le bruit que feront plus tard les damnés...

Ainsi, la propagation de l'espèce n'aurait pas été entachée de

paillardise. D'aucune manière, la femme n'aurait «ressenti de la honte à

recevoir les semences )}55. L'idée d'une postérité, aussi, aurait été

impensable. Dans l'Éden, on ne se multiplie pas pour assurer sa

descendance. La mort ne force pas les hommes à se reproduire de nouveau.

La vieillesse y est inconnue. La vie ne conduit pasà la tombe:

Les enfants n'auraient pas succédé continuellement à leurs

parents: mais tandis que ceux qui les auraient engendrés seraient demeurés au stade de l'homme adulte et auraient puisé vigueur corporelle dans le fruit de l'arbre de la vie placé dans le Paradis, les enfants qu'ils auraient engendrés seraient parvenus à ce même stade adulte.56

53 Ibid., Il, XIII, 26. 54 Ibid., l, l, 1. 55Ibid., Il, XIV, 29.

56 Ibid., IX, III, 6 ; voir aussi Augustin, Le Bien du mariage, Il, 2: « Le commerce de

l'homme et de la femme pouvait donc engendrer les corps destinés à atteindre un accroissement déterminé sans toutefois tomber dans la vieillesse ».

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Le jour où la terre aurait été peuplée, on aurait tout simplement cessé de se reproduire. L'activité sexuelle n'aurait plus suscité d'intérêt. À ce moment,

pense Augustin, Dieu aurait donné une «constitution juste et saine» à

l'ensemble de l'humanité5?. C'est grâce à elle finalement que les hommes

auraient pu se gouverner et connaître la justice.

1.1.2. Le Péché originel et ses conséquences

Pour l'économie du dogme chrétien, le mode de reproduction édénique est essentiel à connaître. Il explique en grande partie l'histoire de la tentation et les épisodes qui la suivent. Comme toute la Genèse, la trahison d'Adam et Ève n'est pas seulement une spéculation morale. Elle doit, elle aussi, être regardée comme un fait historique. Cet événement est primordial. Il est considéré comme le plus sérieux de tous ceux qui nous sont connus. C'est grâce à son récit, dit-on, que la situation de l'homme n'est pas totalement incompréhensible.

De façon générale, le péché originel se définit comme la première désobéissance à l'égard de Dieu. Mais, si on comprend bien, il est davantage qu'un cas de discipline. Pour un chrétien, le péché ne consiste pas à se méprendre, à faillir ou à s'égarer. La faiblesse de l'homme est une chose bien connue. Il est peccable justement en raison de sa condition humaine. La faute d'Adam et Ève est beaucoup plus qu'une négligence à l'endroit de Dieu. Leur péché est essentiellement l'espoir qu'ils ont conçu «de devenir leur

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propre maître »58. Ils ont attiré la colère divine parce qu'ils ont souhaité se passer de lui pour juger du bien et du mal. La damnation de l'homme provient de son « désir pernicieux» de vouloir construire ses propres valeurs: « le jour où vous en mangerez, dit le diable en pointant les fruits de l'arbre de la science, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux» (Genèse, 3, 4-5). La seule interdiction sérieuse qui fut donnée à l'homme était de ne jamais aller contre ce qui lui est bénéfique. Comme Dieu seul connaissait parfaitement sa nature, il allait de soi qu'il devait toujours lui obéir. Il devenait impossible dans de telles conditions qu'il puisse un jour chercher son malheur. Cependant, il semble bien que le diable ne soit pas l'unique responsable de la déchéance humaine: Adam et Ève ressentaient déjà de l'orgueil avant la tentation59. En fait, ils ne furent jamais poussés malgré eux à connaître la révolte:

C'est volontairement, écrit Grégoire de Nysse, et contre son intérêt que l'homme a ouvert la voie aux choses contraires à sa nature, lorsqu'il s'est donné l'expérience du mal en se détournant de la vertu de son propre choix.6o

Néanmoins, Satan demeure celui qui ensorcelle par de fausses promesses. Il ne fut pas créé comme tel à l'origine. Le diable et les archanges des ténèbres

58Ibid., XI, XI, 15.

59 Le problème de la peccabilité édénique entraîne de nombreuses questions. Par

exemple, comment des êtres sortis des mains de Dieu ont-ils pu concevoir des pensées contraires au créateur et encore plus, pourquoi Dieu a-t-il permis que l'homme fût tenté alors qu'il savait que celui-ci ne résisterait pas à la tentation? etc. - Pour ce type de problème, je renvoie à Augustin. Voir Ibid., XI, IV, 6.

60 Grégoire de Nysse, Traité de la virginité, 299c. Voir aussi Augustin, Ibid., XI, XXX,

39 : «Comment ces paroles [celles du serpent] auraient-elles pu persuader à la femme que Dieu, par sa défense, les privait d'une chose bonne et utile, si déjà ne s'était insinuée en son esprit cet amour de sa propre puissance et une sorte d'orgueilleuse présomption [...] ? ».

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furent chassés du ciel et condamnés à rôder autour de la terre en raison, explique par exemple Jérôme, « de leur orgueil contraire à l'humilité »61. C'est

sous la forme d'un serpent avec un corps souple et agile qu'il apparaît à Ève. Même si cette bête représente en Mésopotamie, en Syrie et en Palestine le symbole de la fécondité62, ce n'est pas un acte charnel qu'il propose à ce

moment. La première faute n'est pas la fornication. Ce que le diable offre à l'homme est la possibilité de s'égaler à Dieu et d'acquérir sa puissance. «Pourquoi êtes-vous si doux, si timorés, si craintifs? leur dit-il. Pourquoi vous croyez-vous inférieurs à lui? Car, à la fin, ne vaut-il pas mieux régner dans le mal que d'être soumis dans son royaume ?» Le péché originel est un crime perpétré contre le créateur. C'est la tentative consciente et réfléchie de la part des hommes de le chasser en vue de s'approprier sa place. On pourrait continuer à commenter cette histoire et les paroles du diable, explique Augustin, mais on finirait toujours par montrer « que non seulement elles ont ce sens, mais qu'elles n'en peuvent avoir aucun autre »63.

Pour les pères de l'Église, il en allait de la justice divine de punir cette trahison. Mais il ne faudrait pas imputer à Dieu la volonté de nuire aux hommes. Sa colère n'accuse en rien sa bienveillance. Le responsable du mal reste l'homme inspiré par le diable. Ce sont Adam et Ève qui ont cherché à se perdre. Aucune forme de mal ne tire son origine de Dieu. Il est uniquement l'auteur de la peine, c'est-à-dire du châtiment qu'implique la justice éternelle.

61 Jérôme, Lettre XII, 1 ; voir aussi Athanase d'Alexandrie, Vie d'Antoine, 22, 1. 62 Voir entre autres Burkert, Sauvages origines, p. 88 ; Turcan, Cultes orientaux, p.

259; Ricoeur et LaCoque, Penser la Bible, p. 33.

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Même si elle est atroce pour certains et abominable pour d'autres, elle est essentielle pour lui. Les chrétiens devront accepter ce type de raisonnement. Ainsi, c'est seulement sous le rapport des conséquences surnaturelles qu'on leur demandera d'appréhender la vie.

L'apparition du mal ne fut pas impliquée dans l'acte créateur. L'insubordination humaine a forcé Dieu à réaffirmer sa justice. Il a dû rétablir l'ordre dans la création. Comme l'explique Grégoire de Nysse, «le malheur qui pèse maintenant sur l'humanité, c'est l'homme qui [...] l'a volontairement attiré, devenu lui-même inventeur de la malice et non point découvreur d'une

malice créée par Dieu »64. Les conséquences du péché sont multiples.

Éprouver de l'orgueil demeure toujours la pire des fautes qu'on puisse commettre65. La créature fautive perd tout contact avec le divin. L'homme est

expulsé de l'Éden. Sa conscience jadis claire et lumineuse s'obscurcit tout

d'un coup. Sa condition maintenant ressemble à celle des plus exécrables

bêtes. Honteux et loin de l'arbre de la vie, il est acculé à la faim et connaît la misère66. La nuit et le chaos, la mort et le péché font désormais partie de son

existence. Plus de bonheur non plus, plus d'innocence possible.

Continuellement, son infirmité lui rappellera sa faute. Le mal répandu sur la terre lui indiquera sa plus épouvantable traîtrise. Jamais l'homme ne pourra objecter le hasard pour excuser son malheur. Il est le seul responsable, car il est la cause de tous les maux.

64 Grégoire de Nysse, Traité de la Virginité, 298c.

65Voir Hilaire de Poitiers, Commentaire sur le psaume 118, Lettre 3, 14. 66Voir Augustin, La Genèse au sens littéral, VI, XXV, 36.

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Comme le rappelle Éphrem de Nisibe, Adam et Ève furent doublement châtiés67. Ils ne furent pas seulement expulsés de l'Éden. Dieu les abandonna aussi entre les mains de son pire ennemi. Ils furent aussitôt enlacés dans les rets du diable. Ils devinrent, explique Origène, «semblables

à Satan en raison du péché»68. Les vices et les souillures ne sont pas

naturels pour le christianisme. Le mal est perçu comme la conséquence de la déloyauté humaine. Après la faute, les instincts primaires apparaissent dans l'homme. Une fissure se produit entre son corps et son esprit. Sa volonté aussi s'étiole jusqu'à devenir infirme. Lui qui auparavant était pur de toute forme de désir ressent désormais des besoins immondes et se trouve

incapable de leur résister. Tous ses membres obéissent à une loi qui lui

semble incompréhensible. Il est attiré vers les choses obscures et parfois

dégradantes. Il se passionne pour les flétrissures et trouve plaisir à

transgresser les lois de Dieu. C'est à cause du péché originel, explique Augustin, que l'homme fut «réduit à l'esclavage du vice »69. Rien ne peut plus le sauver. Ni sa raison, ni l'expérience, ni sa volonté ne sont de taille à

rivaliser contre le diable.

Cet événement a complètement changé les mœurs d'Adam et Ève. Pour avoir souhaité devenir leur propre maître, ils connaîtront une activité sexuelle indépendante de la reproduction. Seule la mort mettra un terme à

leurs désirs d'accouplements. Pour les pères de l'Église, Éros et Thanatos 67 Éphrem de Nisibe, Hymne sur le Paradis, XII, 4, 1-6: «Souviens-toi d'Ozias1Qui

entra dans le temple: / Pour avoir convoité la dignité du prêtre, / Il perdit à son tour la dignité de roi. / Adam, voulant gagner, / Fit une double perte. »

68 Origène, Homélie sur la Genèse, l, 13.

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sont des attributs sataniques. Ils symbolisent la présence du diable et sa suprématie sur le monde. En aucun cas ils ne sont des phénomènes normaux. La sexualité et la mort, les passions et la souffrance, sont des châtiments qui forment l'essentiel de la damnation.

La mission primitive d'Adam et Ève prend une tout autre allure. Il leur

est pénible à présent de peupler la terre. Non seulement, comme l'écrit

Athanase d'Alexandrie, ils s'égarent « dans la multiplicité des désirs

corporels »70, mais aussi, ils sont sous l'emprise de la concupiscence. Après

la faute, les instincts sexuels se manifestent avec leur dynamisme propre,

indépendant de la volonté71. La conception n'est plus possible sans

l'excitation. L'homme et la femme doivent enflammer leurs sens avant de pouvoir se reproduire. Il faut, explique Origène, qu'ils se laissent «emporter [...] dans le tourbillon de la débauche »72. C'est ainsi que la domination du diable sur l'activité sexuelle doit être comprise. Le plein contrôle de la volonté est remplacé par celui du mal. L'homme et la femme ont beau seulement vouloir enfanter, leur accouplement est impossible sans une certaine forme de plaisir charnel.

C'est pour cette raison qu'Adam et Ève ressentent immédiatement la honte et sont obligés de se vêtir (Gn 3, 7). Ils comprennent assez rapidement en quoi consisteront leurs rencontres par la suite. Comme l'explique le théologien Michel Spanneut : «avec le péché, l'homme déforma sa capacité

70Athanase d'Alexandrie, Contre les païens, 9a.

71 Voir Augustin, Mariage et concupiscence, l, VI, 7. 72Origène, Homélie sur la Genèse, 111,6.

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d'amour en appétits sensuels et égoïstes »73. La survie de l'humanité est maintenant subordonnée à des passions charnelles. C'est par l'obéissance à

leurs instincts que les hommes parviendront à peupler la terre. La

concupiscence a désormais suppléé à leur volonté devenue infirme et insuffisante.

Cette dépendance a par ailleurs produit un engouement pour le vice. C'est à partir de la faute, écrit par exemple saint Paul, que «les femmes ont changé l'usage naturel en celui contre nature, de même aussi les mâles ont laissé l'usage naturel de la femme, ils ont brûlé dans leurs appétits les uns pour les autres [...] » (Rm 1, 26-27). Le châtiment de Dieu a produit à la fois l'appétit sexuel et son dérèglement. Sous l'esclavage du diable, les hommes, écrit Grégoire de Nysse, ne connaissent plus aucune mesure: «ni le plaisir ne les retient, ni le déplaisir ne les arrête »74. L'ignominie est devenue leur

seul et unique maître. Augustin présente d'une façon similaire la condition de l'homme asservi au péché. Se prenant pour exemple, il explique que par-delà toutes les contingences possibles, ce fut toujours le mal, le mal à l'état pur, qui éveilla en lui la plus puissante convoitise:

Elle [la malice] était horrible, et je l'ai aimée; j'ai aimé ma perte, j'ai aimé ma déchéance, ce n'est pas ce que je poursuivais dans ma déchéance, mais ma déchéance même que j'ai aimée; âme lamentable [...] je convoitais non pas une chose par infamie, mais l'infamie même.75

Le destin de l'homme et de la femme divergent aussi après la faute. Mais en raison de leurs instincts, ils ne peuvent interrompre leurs relations. La femme 73 Spanneut, Les Pères de l'Église, p. 330.

74 Grégoire de Nysse, Traité de la virginité, 272c. 75Augustin, Les Confessions, Il, IV, 9.

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