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L'influence du stoïcisme sur le De Abstinentia de Porphyre

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Academic year: 2021

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L’influence du stoïcisme sur le De Abstinentia de

Porphyre

Mémoire

Delphine Gingras

Philosophie

Maître es arts (M.A.)

Québec, Canada

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L’influence du stoïcisme sur le De Abstinentia de

Porphyre

Mémoire

Delphine Gingras

Sous la direction de :

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iii

Résumé

Le traité De l’abstinence est écrit par Porphyre dans le but de convaincre son ami de revenir à la pratique du végétarisme, qu‟il a récemment abandonnée. Dans ce texte, l‟auteur présente une série d‟arguments anti-végétariens, qu‟il réfutera tout en défendant la pertinence de ce mode de vie pour le philosophe. Parmi les opposants, les stoïciens occupent une place importante, le troisième livre du traité leur étant presque entièrement consacré. En réfutant les arguments anti-végétariens des stoïciens, Porphyre développe ses positions avec un vocabulaire qu‟il leur emprunte. Ce faisant, il teinte son traité de l‟influence stoïcienne. Ce mémoire a pour objectif d‟analyser de quelle manière le dialogue entre Porphyre et les stoïciens influence l‟auteur du De abstinentia.

L‟argument anti-végétarien attribué aux stoïciens consiste à dire qu‟il est impossible de demander à ce que les êtres humains épargnent la vie des animaux, puisque ceux-ci ne nous sont pas familiers (oikeion), du fait de leur absence de raison. Or, puisque dans la théorie stoïcienne la justice prend sa source dans les relations de familiarité qui lie les êtres rationnels entre eux, on ne peut considérer que la mise à mort des animaux dans le but de consommer leur chair est un acte injuste, voire impie, comme le soutient Porphyre. Les trois termes de ce débat feront chacun l‟objet d‟un chapitre : oikeiôsis, justice et logos. Ces trois notions permettront d‟approfondir la teneur du désaccord de Porphyre avec les stoïciens et de comprendre de quelle manière ce néoplatonicien se réapproprie le vocabulaire stoïcien pour le pousser à des conclusions qui sont conformes à sa métaphysique. On trouvera que derrière la question du végétarisme, c‟est le thème plus complexe du mode de vie qui anime le débat.

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iv

Abstract

The treatise On Abstinence is written by Porphyry in order to convince his friend to return to the practice of vegetarianism, which he recently abandoned. In this text, a series of anti-vegetarian arguments are presented, which the author refutes while defending the relevance of this way of life for the philosopher. Among the opponents, the Stoics have an important place, the third book of the treaty being almost entirely devoted to them. Refuting the anti-vegetarian arguments of the Stoics, Porphyry develops his positions with a vocabulary borrowed to them. In doing so, he gives his treatise a Stoic flavour. This dissertation aims to analyze how the dialogue between Porphyry and the Stoics influences the author of the De abstinentia.

The anti-vegetarian argument attributed to the Stoics says that it is impossible to ask of human to spare the life of animals, since they are not rational and, thus, not appropriate (oikeion) to us. Because, in the Stoic‟s theory, justice is rooted in the relations of appropriation between rational beings, we could not say that killing animals to eat their flesh is unjust, or impious, like Porphyry argues. One chapter will be dedicated to each of the terms of this debate: oikeiôsis, justice and reason. These three notions will allow us to further the analysis of the disagreement of Porphyry towards the Stoics and to understand how this neoplatonic philosopher uses the Stoics vocabulary to pursue his own metaphysical goals. We will find that behind the question of vegetarianism lies the more complex theme of the way of life.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Liste des abréviations ... vii

Remerciements ... viii

Introduction ... 1

Considérations préalables ... 3

1. Quels stoïciens? ... 3

2. Sources et destinataires ... 9

3. Deux positions inconciliables sur le divin ... 11

4. Nature véritable de l‟être humain ... 14

Chapitre I : L‟oikeiôsis ... 17

1. Première formulation de l‟argument stoïcien ... 18

1.1 Définition de l‟oikeiôsis ... 19

2. Utilisation du concept d‟oikeiôsis par Porphyre ... 31

2.1 L‟oikeiotès de Théophraste ... 33

2.2 Les animaux et la conscience de soi dans le traité De l’abstinence ... 40

3. La véritable communauté ... 46

3.1 Inclusion de l‟animal et végétarisme ... 52

3.2 De l‟oikeiôsis à la justice ... 58

Chapitre II : La justice ... 60

1.La vie sans exploitation animale ... 62

2.Deux théories de la justice ... 66

2.1 La théorie stoïcienne de la justice ... 68

2.2 La théorie porphyrienne de la justice ... 74

3.Les niveaux de lois ... 81

3.1 La loi conventionnelle ... 83

3.2 La loi de la nature mortelle ... 93

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3.3.1 La matière, principe insuffisant ... 97

3.3.2 Supériorité de la loi divine ... 100

3.3.3 La liberté dans un cadre déterministe ... 102

4.Justice et végétarisme ... 105

5.Quelle place pour le stoïcisme? ... 111

Chapitre III : Les deux logoi ... 113

1.L‟attribution du logos prophorikos aux animaux ... 117

2.1 Le semblable agit sur son semblable ... 120

2.2 L‟enseignement : entre logos prophorikos et logos endiathetos ... 123

2.Les animaux et le logos endiathetos ... 125

2.1 Degrés de raison ... 128

2.2 Retour sur l‟oikeiôsis ... 133

2.3 Le cas des plantes ... 138

3.Logique et ontologie : l‟animal non-humain est-il rationnel? ... 142

3.1 Rationnels ou non? L‟Isagoge contre le D.A. ... 145

3.2 Contre cette lecture ... 151

3.3 Deux textes de nature différente ... 153

4. Effet de l‟attribution du logos aux animaux ... 161

Conclusion ... 163

1. Retour sur la polémique ... 163

2. Les vices des stoïciens ... 165

3. Porphyre et le stoïcisme ... 168

Index des passages cités ... 170

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vii

Liste des abréviations

D.A. : Porphyre, De l’abstinence

Ad Marc. : Porphyre, Lettre à Marcella

Sent. : Porphyre, Sentences

D.L. : Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres L.S. : Long et Sedley, Les philosophes hellénistiques II Ŕ Les stoïciens

Rép. : Platon, La République

De fin. : Cicéron, Fins des biens et des maux

De off. : Cicéron, Les Devoirs

H.A. : Aristote, Histoire des animaux

Alex. : Philon d‟Alexandrie, Alexander, De ratione quam habere etiam bruta animalia (De animalibus)

Pour les citations du D.A., à moins d‟une indication contraire, nous utiliserons les traductions suivantes : livres I et II, Jean Bouffartigue ; livre III, Michel Patillon ; livre IV, Michel Patillon et Alain-Philippe Segonds. Les traductions de tout autre ouvrage, à moins d‟une indication contraire, sont celles qui se retrouvent dans la notice bibliographique de chacune des différentes sources.

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Remerciements

J‟aimerais remercier mon directeur de mémoire, Bernard Collette, pour ses conseils et son suivi, ainsi que les membres du jury de correction de mon mémoire Laetitia Monteils-Laeng et Richard Dufour. J‟exprime également ma gratitude envers la Faculté de philosophie de l‟Université Laval pour le soutien humain, administratif et financier ainsi qu‟à ses professeur-e-s.

Les chercheuses et chercheurs du Laboratoire de philosophie ancienne et médiévale de l‟Université Laval m‟ont aidé à trouver l‟inspiration et la motivation pour mener à bien mon projet de maîtrise et m‟ont généreusement offert leur aide et leurs conseils. Je remercie Claude Lafleur, Jean-Marc Narbonne, Philippa Dott, Francis Lacroix, Simon Fortier et Violetta Cervera-Novo. De même, merci à Marc-Antoine Gavray.

Pour leur aide et leur soutien, je tiens à adresser ma reconnaissance à ma famille, dont mes parents, Dorice et Renault, à Jean-Luc et à mes ami-e-s, ainsi qu‟à Renée Bilodeau. Aux femmes que j‟ai côtoyées pendant mes études, je suis fière d‟avoir eu la chance de travailler avec des personnes aussi inspirantes et je tiens à remercier particulièrement les membres du Comité femmes en philosophie de l‟Université Laval. À celles que je dois nommer : Stefany, Marie-Anne, Mylène, Hind, Kate, Jade, Sarah, Léonie, Bianca, Cécile, Flore, Véronique, Sophie, Andrée-Anne, Valérie, Délane, Romane, Émilie, Rafaële, Juliette, Roxane, Aline, Isabelle, Anna-Christine, Zoé, Charlotte, Julia, Elizabeth, Sandra, Marianne, Elinor, merci.

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1

Introduction

Pour qui entame la lecture du De Abstinentia1 de Porphyre une première fois, il peut être impressionnant de s‟arrêter à la quantité de sources et d‟influences extérieures qui sont contenues dans le texte. Alors que l‟auteur essaie de convaincre son lecteur de la pertinence du végétarisme2 pour les philosophes, il fait intervenir des textes de Platon, d‟Aristote, de Plutarque et de Théophraste, pour ne nommer que ceux-là. La richesse de points de vue est aussi entretenue par ses nombreux adversaires, particulièrement les péripatéticiens, les stoïciens et les épicuriens3, en plus de quelques intellectuels qui ne sont pas issus d‟écoles de philosophie spécifiques4. Or, la démarcation n‟est pas si nette entre les alliés et les opposants du végétarisme, comme en témoigne par exemple la présence d‟Aristote parmi les appuis théoriques et des péripatéticiens chez les anti-végétariens ou encore le contenu épicurien qui se retrouve à la fois dans les supporteurs et les détracteurs de la position porphyrienne. Dans ce portrait ambigu, la place des stoïciens est particulière, puisqu‟ils sont toujours nommés en tant que rivaux, ce qui n‟empêche pourtant pas Porphyre de faire appel à leur vocabulaire pour soutenir son propre raisonnement.

Nous proposons d‟explorer la manière par laquelle Porphyre, par son dialogue avec les stoïciens, développe des arguments qui sont teintés de leur influence. Trois thèmes nous intéresserons, qui se rapportent tous à la problématique qui oppose Porphyre aux stoïciens : l‟oikeiôsis sera l‟objet de notre premier chapitre, la justice du second et le logos sera abordé au troisième chapitre. Ces trois concepts sont liés entre eux de manière très étroite, puisque le débat et la théorie stoïcienne sous-jacente les fait tous intervenir dans le même argument. La position stoïcienne, telle que la rapporte Porphyre5, consiste à dire que puisque les

1 Ci-après, D.A.

2 Nous appellerons le régime alimentaire que Porphyre défend dans ce traité « végétarisme », même si le terme est anachronique, n‟ayant fait son apparition que vers la moitié du 19e siècle, avec les publications de l‟école Alcott House en 1841 et popularisé, entre autres, par la Vegetarian Society. Source : International Vegetarian Union. « History of Vegetarianism », https://ivu.org/history/vegetarian.html

3 Pour en apprendre plus sur les fragments de l‟épicurien Hermaque trouvés dans le D.A., suivez les travaux futurs de Julie Giovacchini (CNRS).

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D.A. I, 3, 3.

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animaux ne sont pas rationnels, nous n‟entretenons avec eux aucun rapport d‟appropriation6

(oikeiôsis). Or, puisque la justice découle de l‟oikeiôsis, comme on le verra, il est inutile de demander à l‟être humain de préserver la vie des autres animaux comme le font les végétariens.

La question qui nous intéressera est de savoir dans quelle mesure le texte du D.A. subit l‟influence du stoïcisme quant à ces trois thèmes. Puisque Porphyre critique ouvertement les stoïciens dans son texte, il est normal que leur vocabulaire s‟y trouve, mais nous croyons que la réponse porphyrienne aux arguments stoïciens dévoile quelque chose de sa démarche. Quand il utilise le vocabulaire de ses adversaires, Porphyre se le réapproprie et le pousse à des conclusions métaphysiques différentes. C‟est donc plus qu‟une simple réfutation que son auteur nous propose, mais quelque chose qu‟on pourrait peut-être appeler une mise au point. En effet, on trouvera que l‟éthique stoïcienne n‟est pas sans intérêt pour un platonicien tardif. Puisqu‟ils recherchent la vie conforme à la nature, les stoïciens proposent un mode de vie qui peut avoir un certain intérêt pour celui ou celle qui chemine vers la sagesse. Le Chapitre II, sur la justice, sera l‟occasion d‟aborder la question des niveaux de vertus, ce qui nous permettra de voir que le discours stoïcien peut s‟appliquer aux premiers niveaux de vertu. Ainsi, Porphyre ne veut pas simplement rejeter la position stoïcienne, il souhaite plutôt l‟intégrer partiellement à une perspective sur la fin de la vie heureuse constituée en quatre étapes, dont le premier pas peut s‟accorder avec certains éléments de l‟éthique stoïcienne. Puisque la première étape consiste en la mise en ordre et l‟élimination des passions, l‟éthique stoïcienne, qui vise à l‟apatheia, a une certaine pertinence et ne doit pas être rejetée en bloc. Pour cette raison, nous croyons que quelques enseignements peuvent être retenus de la doctrine stoïcienne par Porphyre.

Nous souhaitons montrer que dans le système porphyrien, une place peut être accordée à certaines idées issues du stoïcisme, à condition de changer la perspective que

6

Bien que le terme « familiarisation » nous semble plus juste pour traduire le concept d‟oikeiôsis, le vocabulaire de l‟appropriation est celui qui est utilisé dans les traductions de Bouffartigue, Patillon et Segonds. Pour éviter toute confusion, nous utiliserons en priorité le terme « appropriation », quand il sera plus simple de traduire que de conserver le terme grec, mais le vocable « familiarisation » sera parfois employé, pour rendre compte de certains aspects qui ne sont pas contenus dans le terme favorisé par les éditeurs du

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3

cette école propose sur l‟être humain, pour bien faire état de la préséance de l‟âme sur le corps et, de même, de la vie contemplative sur la vie conforme à la nature. Clarifions : nous ne prétendons pas que Porphyre intègre telle quelle la philosophie stoïcienne à son platonisme, mais il ne la rejette pas complètement non plus, puisque leur vocabulaire est l‟occasion de tirer des enseignements sur la vertu et le divin qui sont utiles à la personne qui chemine vers la vie heureuse. Au travers des considérations sur le débat centré sur la place à accorder aux animaux dans la justice, c‟est cette question qui constituera la trame de fond : y a-t-il une place pour le stoïcisme dans la philosophie de Porphyre? Nous croyons que oui, mais sous de strictes conditions.

Considérations préalables

1. Quels stoïciens?

L‟une des premières questions à poser concernant l‟influence du stoïcisme sur le D.A. de Porphyre consiste à chercher s‟il est possible de cibler précisément de quels stoïciens il est question dans le traité. Bien que quelques noms soient mentionnés directement dans le texte, la plupart des mentions de la Stoa ne précisent pas à quels auteurs pense Porphyre lorsqu‟il adresse ses critiques à l‟égard des positions stoïciennes. Nous allons analyser ces quelques passages pour vérifier s‟il faut voir la référence aux stoïciens en la limitant à des positions particulières ou s‟il faut prendre le stoïcisme dans son ensemble. De cette manière, nous pourrons mieux comprendre à quel stoïcisme Porphyre fait référence. S‟il s‟agit d‟une théorie qu‟il faut associer à un seul auteur ou à une période, il faudra bien la circonscrire. S‟il faut au contraire voir dans la critique porphyrienne du stoïcisme une polémique dirigée envers l‟ensemble de l‟école, les remarques sur leurs positions se contenteront d‟être générales, plutôt que de s‟intéresser aux particularités de tel ou tel stoïcien. Notons d‟emblée que c‟est cette deuxième hypothèse qui nous semble la plus probable.

La première mention explicite du stoïcisme se trouve au livre I, alors que Porphyre fait le catalogue des arguments anti-végétariens. Annonçant sa démarche, Porphyre énumère les écoles de philosophies et les autres sources pour la liste des arguments qu‟il présente à son lecteur :

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Tu ignores peut-être en effet que l‟abstinence des animaux n‟a pas manqué de contradicteurs et que, chez les philosophes eux-mêmes, Péripatéticiens, Stoïciens et Épicuriens ont développé longuement le gros des arguments hostiles à la philosophie de Pythagore et d‟Empédocle dont tu as été l‟adepte zélé. Chez les érudits également elle compte de nombreux adversaires, et en particulier un certain Clodius de Naples a publié un livre contre ceux qui pratiquent l‟abstinence de la viande. Je veux citer leurs recherches de caractère commercial et général contre notre dogme, renonçant à m‟occuper des démonstrations spécialement élaborées contre la doctrine d‟Empédocle7.

La généralité de ce passage ne permet pas de conclure sur l‟identité des auteurs que ciblera Porphyre, puisqu‟à ce point-ci du traité il se contente de rapporter les arguments en les résumant. De même, lorsque Porphyre conclut cette section du traité, il ne fait qu‟énumérer les différentes écoles desquelles sont issus les arguments contre le végétarisme : « Voilà donc ce qu‟on lit chez Clodius et Héraclide Pontique, chez l‟Épicurien Hermaque, chez les Stoïciens et les Péripatéticiens8. » Alors même qu‟il nomme par son nom à quel épicurien il faisait référence lorsqu‟il présentait sa position, il ne donne pas de telles précisions pour ce qui est du stoïcisme. C‟est donc vraisemblablement à l‟ensemble du stoïcisme que s‟appliquent les arguments rapportés jusque-là.

À ce moment du texte, Porphyre ne s‟attarde encore qu‟à donner une liste d‟arguments provenant de différents opposants au végétarisme, sans que la doctrine exacte ne soit identifiée, ni même développée. D‟ailleurs, la mention suivante place ensemble les arguments stoïciens et péripatéticiens, sans faire de distinction entre les deux écoles : « Tels sont les arguments essentiels du portique et de l‟école péripatéticienne9

. » Faut-il conclure de cet amalgame que les mêmes arguments sont issus à la fois de ces deux courants? Les commentateurs du D.A., par les intertitres qu‟ils ont ajoutés au texte, séparent les positions présentées en D.A. I, 4 et D.A. I, 5-6 en les attribuant respectivement au stoïcisme et aux péripatéticiens.

Le texte de D.A. I, 4, qui est édité dans le texte avec l‟intertitre « arguments stoïciens », repose sur l‟idée que le végétarisme est impossible à concilier avec la justice

7 D.A. I, 3, 3-4. 8

D.A. I, 26, 4. 9 D.A. I, 6, 3.

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5

humaine, puisque nous n‟avons pas de rapports d‟appropriation avec les autres animaux. La réponse de Porphyre à cette position constitue la plus grande partie du livre III du D.A. et fera l‟objet de tout un chapitre dans ce mémoire10

. Déjà au livre I, la position qui est présentée est bel et bien un résumé de ce qui sera développé au livre III et attribué explicitement aux stoïciens. D‟ailleurs, l‟argument repose sur le concept d‟oikeiôsis, qui est au cœur de la théorie stoïcienne de la justice.

Quant aux arguments de D.A. I, 5-6, que Bouffartigue et Patillon désignent comme « arguments péripatéticiens », ils donnent suite à l‟idée présentée précédemment et ajoutent aux considérations sur la justice des éléments de nature économique. Plus précisément, en

D.A. I, 5, Porphyre présente un dilemme qui force à choisir entre la vie humaine – qui

repose sur l‟utilisation des animaux – et la justice. En D.A. I, 6, l‟opposition au végétarisme tient sur le fait que les rapports de justice entre les humains et les autres animaux ne peuvent être réciproques. D‟une manière très condensée, Porphyre rattache cette idée à la précédente et fait suivre, en une phrase assez brève, l‟idée selon laquelle le discours végétarien devrait être extrapolé jusqu‟aux plantes11

, puisque celles-ci ont une âme, ce qui ne fait que confirmer la position qui affirme que le végétarisme rend la vie humaine impossible.

Concernant la distinction entre stoïciens et péripatéticiens dans ces trois paragraphes, nous pensons qu‟il n‟est pas anodin que Porphyre fasse une mention conjointe de ces deux écoles pour conclure cette partie du traité. Les commentateurs francophones du traité ne justifiant pas eux-mêmes leur choix d‟associer l‟un et l‟autre des deux courants philosophiques en question à des parties différentes du raisonnement présenté, il est difficile de comprendre ce qui motive la présence de tels intertitres. Cela dit, tout ce qui est présenté dans les pages en question est cohérent et peut être pris comme un tout, sans produire de problème doctrinal. De plus, puisque la question qui nous intéresse ici est celle de savoir à quels stoïciens Porphyre fait référence dans chacun des extraits où il les mentionne, la nuance qui serait instaurée par une distinction entre arguments stoïciens et

10

Voyez le Chapitre II. 11 D.A. I, 6, 3.

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6

arguments péripatéticiens ne permettrait pas d‟être plus précis quant à l‟identité des philosophes stoïciens dont il est question. Plus encore, l‟indétermination dans laquelle se trouve le texte à ce moment-ci du traité nous mène à penser que les positions exprimées ici doivent être prises dans un sens général. Après la lecture de ces premières pages, rien ne nous porte à croire qu‟il soit nécessaire d‟être plus précis dans l‟identification d‟une version ou l‟autre du stoïcisme dans le texte porphyrien.

Le même portrait se présente lorsque Porphyre fait référence au stoïcisme pour annoncer une théorie particulière. En III, 2, 1, alors qu‟il introduit le thème des deux logoi – sur lequel nous reviendrons au Chapitre III – il dit simplement : « Puisqu‟il existe, selon les Stoïciens, deux sortes de discours, l‟un qui est intérieur et l‟autre qui est proféré12

». Plus loin, il conclut un extrait dans lequel il rapporte les arguments de Plutarque par une formulation aussi vague que celle que nous avons rencontrée en III, 24, 6 : « Voilà donc ce que Plutarque dans plusieurs livres répond aux Stoïciens et aux Péripatéticiens pour réfuter leurs arguments13. » Ici, le même problème se pose, puisqu‟il n‟est possible ni de préciser si certains passages doivent être associés seulement aux stoïciens ou aux péripatéticiens, ni de dire s‟il faut penser à un stoïcisme en particulier en lisant les pages qui précèdent cette mention.

Deux autres passages nous mènent au même constat dans le livre IV. En IV, 6, 1, Porphyre nomme, certes, un stoïcien précis, mais ce n‟est qu‟en tant que source qu‟il est utile au texte : « En tout cas le Stoïcien Chérémon dans son exposé sur les prêtres égyptiens, que les Égyptiens, dit-il, considèrent aussi comme des philosophes, explique qu‟ils ont choisi les temples comme lieu approprié à la philosophie14

. » Puis, en IV, 9, 1, c‟est encore à Chérémon et pour la même raison qu‟une mention du stoïcisme est intégrée au texte : « Tel est le témoignage sur les Égyptiens d‟un homme véridique et soucieux d‟exactitude, fervent adepte de la philosophie stoïcienne15

. » Si ces deux passages ne nous permettent pas de faire avancer la question qui nous intéresse ici, soulignons au moins le

12 D.A. III, 2, 1. 13 D.A. III, 24, 6. 14 D.A. IV, 6, 1. 15 D.A. IV, 9, 1.

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vocabulaire positif par lequel Porphyre fait référence dans le deuxième texte à ceux qui sont pourtant ses adversaires dans le traité. Le fait qu‟il témoigne de la rigueur du stoïcien Chérémon indique un certain respect pour l‟école stoïcienne. Or, nous verrons dans le Chapitre II que certaines qualités peuvent être attribuées au discours stoïcien sur les vertus, malgré qu‟il y ait d‟importantes nuances à faire d‟un point de vue porphyrien. La marque de respect que nous découvrons dans ce court extrait n‟est pas tellement un argument en faveur de notre interprétation, mais elle montre au minimum que tout ne doit pas être rejeté du stoïcisme. Cette nuance est importante puisqu‟un ton différent, agressif ou réprobateur, pourrait témoigner d‟un rejet complet de tout ce qui se rapporte au stoïcisme. Or, ce n‟est pas ce que nous trouvons dans le traité. De plus, même si ce n‟est qu‟en tant que source que les deux cours passages du livre IV font référence à un stoïcien particulier, il reste important de noter que cette mention nous permet de nommer un premier stoïcien qui fut assurément lu par Porphyre, soit Chérémon d‟Alexandrie, un stoïcien du premier siècle de notre Ère, mais également un prêtre égyptien16. Cela dit, l‟usage qu‟en fait Porphyre est ici très clair, tandis que les autres passages sont tous formulés d‟une manière générale, ce qui nous permet de dire que dans la majorité des cas rencontrés jusqu‟ici, c‟est au stoïcisme dans son ensemble qu‟il faut penser lorsqu‟il y a une référence à cette école.

Nous avons trouvé dans ces extraits toutes les occurrences des termes Stoa et Stôikos telles que répertoriées dans l‟index nominum accompagnant le Tome III de l‟édition française du traité et le Thesaurus Linguae Graecae. Parmi les références directes aux stoïciens, il faut aussi noter les quelques endroits où Porphyre nomme Zénon et Chrysippe pour désigner la doctrine stoïcienne. Pour ce qui est de Zénon, les deux occurrences de son nom sont en III, 19, 2 et III, 22, 8. Dans le premier cas, il ne s‟agit que d‟un synonyme à « stoïciens » puisque Porphyre les désigne là par « disciples de Zénon ». Dans le deuxième cas, son nom fait partie d‟une énumération de sages :

Vois par ailleurs s‟il n‟est pas ridicule encore d‟affirmer que les Socrate eux-mêmes, les Platon, les Zénon sont livrés au vice sans le céder en rien à

16

Pieter Willem Van Der Horst. Chaeremon, Egyptian Priest and Stoic Philosopher : The Fragments

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8

n‟importe quel esclave, semblablement insensés, licencieux et injustes, et de reprocher ensuite aux bêtes l‟impureté et l‟imperfection de leur attachement à la vertu comme une privation et non pas comme une déficience ou une faiblesse de la raison, vice dont chaque bête sauvage est remplie. Nous voyons en effet chez beaucoup lâcheté, licence, injustice et méchanceté17.

Ce passage fait partie d‟un long extrait de Plutarque qui s‟étend de III, 20, 7 à 24, 5. Or, Patillon souligne dans une note que « Zénon n‟est pas nommé par Plutarque [et que] Porphyre a pu l‟ajouter pour rendre l‟argument plus sensible aux Stoïciens18

. » En effet, le contexte plus large de cette énumération fait état de la doctrine stoïcienne selon laquelle il n‟existe pas de degrés quant à la vertu. C‟est cette idée qui est exprimée dans le passage suivant du De finibus :

Nous croyons que le souverain bien n‟est pas susceptible d‟accroissement. Ceux, en effet, qui sont sous l‟eau, ne sont pas plus capables de respirer, quand ils ne sont pas loin de la surface et déjà presqu‟à même d‟émerger, que s‟ils étaient encore tout au fond. Le petit chien qui touche presque au moment où il va voir, n‟en est pas moins aussi aveugle que celui qui vient de naître. De même, celui qui a fait quelque progrès vers la manière d‟être constitutive de la vertu, n‟est pas moins enfoncé dans sa misère que celui dont les progrès ont été nuls19.

La critique de cette théorie gagne certainement en force si elle inclut l‟idée que pas même Zénon – qui est pourtant le fondateur de l‟école – ne devait être sage s‟il faut en croire cette idée. Notons aussi que ce passage permet de renchérir sur le respect accordé par Porphyre aux stoïciens, puisqu‟il place Zénon au rang des sages.

Le traité ne fait mention de Chrysippe qu‟une seule fois, en III, 20, 1, dans la citation de Plutarque mentionnée précédemment. Dans ce passage, il est question d‟une « opinion de Chrysippe », à savoir l‟idée selon laquelle « les dieux [ont] fait les humains pour eux et les uns pour les autres, et les animaux pour nous20 ». Cet extrait fait état d‟une doctrine précise, issue de Chrysippe, mais communément admise dans le stoïcisme et donc associée à tout le courant.

17 D.A. III, 22, 8.

18 P.248, note 4 à la page 181. 19

Cicéron, De fin. III, 48. 20 D.A. III, 20, 1, modifié.

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9

Il n‟est pas nécessaire ici de faire la liste des références indirectes au stoïcisme (celles qui désignent les stoïciens par une formulation indirecte et celles qui font état d‟une théorie particulière issue du stoïcisme, sans nommer de source exacte.) Dans le cas de ces références, aucun indice ne nous permet d‟identifier le philosophe précis ciblé par Porphyre et elles ne sont pas d‟une grande aide pour définir à quel stoïcien l‟auteur fait référence exactement dans son traité. C‟est donc bien au stoïcisme dans son ensemble que Porphyre renvoie quand il critique leurs positions ou lorsqu‟il utilise des arguments tirés de leur vocabulaire. On trouvera d‟ailleurs, au deuxième chapitre, que le telos stoïcien est incompatible avec la vie contemplative, puisqu‟il vise à la vie conforme à la nature. Or, dans une perspective porphyrienne, ce mode de vie ne peut être considéré comme une fin, puisqu‟il est limité au corporel et doit être reconsidéré à l‟aune de la vraie nature humaine, qui est supra-naturelle. Avec cette idée, on comprend que c‟est à l‟ensemble de la doctrine que Porphyre s‟arrête lorsqu‟il émet ses critiques, puisque la question du mode de vie motive le débat. Ce sont des éléments de doctrine généraux qui sont la cible des critiques de Porphyre et non les particularités de tel ou tel stoïcien.

2. Sources et destinataires

D‟autres textes nous servirons à éclairer le D.A. Parmi ceux-ci, les Sentences offrent un contenu théorique non-négligeable, puisque cette série de courts textes a été écrite par Porphyre dans l‟intention d‟introduire le lecteur à la métaphysique plotinienne21

. Nous puiserons aussi dans le traité Sur la manière dont l’embryon reçoit l’âme, qui nous permettra de clarifier la question de la nature du vivant. Ce texte nous sera utile pour distinguer entre la plante et les autres animaux, afin de mieux comprendre la ressemblance de nature entre les bêtes et l‟être humain. Nous prendrons pour acquis que le texte est porphyrien, bien que la tradition ne lui en ait pas toujours attribué la paternité22.

21

M.-O. Goulet-Cazé, « Le genre littéraire des Sentences », dans Porphyre, Sentences, Tome I, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2005, p.26-27 : « Les Sentences elles aussi mettent à la disposition du lecteur les thèses plotiniennes qui, aux yeux de Porphyre, étaient les plus importantes, et elles offrent du plotinisme une approche globale dans la mesure où elles regroupent l‟essentiel du message plotinien – revu par Porphyre – à travers quelques grands thèmes métaphysiques. »

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10

Nous ferons aussi référence à la Lettre à Marcella, écrite de Porphyre à sa femme Marcella. Le ton de ce texte est moins académique et cela s‟explique entre autres par la différence de destinataire entre Marcella et Firmus Castricius, pour qui Porphyre écrit le

D.A. Des extraits de ce texte nous permettront d‟éclairer la question des modes de vie. Or,

le contenu des textes de la lettre et du D.A. illustre bien ce thème, puisqu‟en fonction de la nature de ses lecteurs, Porphyre module ses conseils et sa manière d‟avoir recours à des textes philosophiques extérieurs.

Puisque Marcella et Firmus Castricius ne sont pas au même niveau dans leur cheminement vers la vertu, les conseils qui leur sont donnés ne sont pas les mêmes. Porphyre exprime d‟ailleurs le fait que les conseils contenus dans le D.A. ne s‟appliquent qu‟à

Celui qui a réfléchi sur ce qu‟il est, sur son origine, sur le but qu‟il doit s‟efforcer d‟atteindre, et qui a adopté, dans sa nourriture comme dans les autres domaines, des principes distincts que ceux qui régissent les autres genres d‟existence23

.

Comme le propos du D.A. s‟applique aux personnes qui sont arrivées à l‟étape de la purification, il est différent du contenu de la lettre, qui est plutôt écrite pour une personne qui débute dans le chemin vers la vertu et qui en est encore à l‟étape des « vertus du citoyen », c‟est-à-dire, à la mise en ordre des parties de son âme et la maîtrise des passions. Cela sera un peu plus clair lorsque nous aborderons la question des niveaux de vertus et de lois au Chapitre II, mais permet d‟emblée d‟insister sur le fait que Porphyre peut, d‟un texte à l‟autre, faire varier la teneur de ses recommandations éthiques selon la personne à qui il s‟adresse. Puisque tous et toutes ne sont pas au même point dans l‟atteinte de la vertu, il lui faut moduler son propos en fonction de son destinataire. Ainsi, lorsque vient le temps de considérer la position porphyrienne sur la philosophie stoïcienne, il faut tenir compte du fait que tout discours n‟est pas en tout temps applicable à tout le monde, non pas parce que Porphyre est relativiste – loin s‟en faut! – mais bien parce que l‟éthique doit tenir compte de la disposition de chacun et de l‟état de son âme.

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L‟un des éléments auquel nous reviendrons constamment est l‟importance du changement de perspective pour se remémorer notre vraie nature, ce qui est le point de départ de la vie vertueuse. Dans le D.A., Porphyre enjoint sont lecteur à se remémorer de sa nature véritable. Dans la Lettre à Marcella, il utilise de nombreux textes, issus de traditions différentes, pour aider sa femme à bien comprendre qu‟elle est d‟abord une âme immortelle et que les besoins de son corps ne sont que des distractions par rapport à la vie véritable, qui s‟acquière par la contemplation. Cet appel à la mémoire et l‟usage de sources multiples nous apprend quelque chose de l‟enseignement donné par Porphyre. Si la lecture de certains textes peut permettre de réveiller la mémoire de l‟âme pour qu‟elle se retourne vers elle-même et trouve ainsi le bonheur, il faut l‟y encourager en puisant dans ces sources variées, quelle que soit l‟appartenance philosophique de leurs auteurs. Ainsi, si le vocabulaire du stoïcisme peut être utile pour comprendre sa place dans le monde, par exemple en reconsidérant son rapport aux autres êtres vivants, il faut se le réapproprier et travailler à le faire concorder avec la vérité platonicienne. Une fois que la perspective sur la nature humaine est la bonne, il est possible de faire des emprunts à d‟autres écoles de philosophie si ceux-ci participent au cheminement de l‟âme qui souhaite retourner à sa « vraie patrie », dans le monde de là-haut.

3. Deux positions inconciliables sur le divin

Il faudra user de précautions, pour ne pas donner l‟impression que le discours stoïcien peut s‟appliquer tel quel aux positions de Porphyre, même si on ne considère que le premier niveau de la théorie porphyrienne de la vertu. Une distinction cruciale nous enjoint à cette prudence, c‟est la différence entre la transcendance du divin chez Porphyre et la position immanentiste des stoïciens. Avant d‟entrer dans le vif de notre sujet avec les trois thèmes que nous avons pour projet d‟explorer, il convient d‟éclairer quelque peu ces deux postures diamétralement opposées, pour les avoir toujours en tête au cours de l‟exposé qui suivra.

Pour les stoïciens, tout le réel est corporel, y compris ce qui relève du divin. Selon les stoïciens, le monde et Dieu sont une seule et même chose, la Nature pouvant être assimilée au divin. Il y a là de quoi faire sursauter tout bon néoplatonicien ! Cette idée est essentielle au stoïcisme et remonte à Zénon :

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Zénon dit que le monde tout entier et le ciel sont la substance de Dieu, et de même Chrysippe dans le livre I de son traité Des dieux et Posidonius dans le livre de I de son traité Des dieux […]. Par « nature », ils entendent parfois ce qui fait tenir le monde ensemble, et parfois ce qui fait pousser les choses sur la terre. La « nature » est un « habitus » qui se meut de lui-même, qui, en conformité avec les principes séminaux, mène à leur achèvement et fait tenir ensemble les choses qu‟il produit, en des temps déterminés, et qui continue à effectuer les opérations à partir desquelles ces choses sont venues au jour. En outre, la nature vise à l‟utilité et au plaisir, comme il apparaît clairement quand on considère l‟activité artisanale humaine24

.

Le terme « nature » contient une multiplicité de significations qui sont toutes mises à profit dans la philosophie stoïcienne pour illustrer la complexité du réel, de Dieu et même de la constitution humaine. Ainsi, lorsque l‟on prend l‟énoncé du telos stoïcien, qui enjoint à vivre kata phusin, « selon la nature », il faut y attribuer toute la richesse du terme. Vivre en conformité avec la nature peut s‟entendre comme un appel à vivre selon ce qui constitue la nature humaine (la raison), ou encore selon ce qui s‟observe dans le monde naturel (la cohérence), ou bien finalement selon ce qui est conforme au divin.

Porphyre était-il lui-même conscient de la polysémie inhérente à la formule stoïcienne qui associe le bonheur à la vie conforme à la nature? Comme cela constitue un trait essentiel de l‟école, qui se retrouve dans plusieurs textes stoïciens, on peut supposer qu‟il en connaissait les multiples significations. Ainsi, lorsqu‟il dit, dans le livre I du D.A., en parlant des lois des cités, qu‟elles sont faites pour la vie conforme à la nature, la critique peut également s‟adresser aux stoïciens :

Dans ces conditions, si dans les cités les législateurs avaient défini les usages légaux dans le souci d‟élever les êtres humains à la vie contemplative et à la vie selon l‟intellect, il faudrait naturellement leur obéir, et même accepter les concessions faites dans le domaine de la nourriture. Mais ils n‟ont en vue que la vie selon la nature, la vie dite moyenne, et ils établissent des lois que même la multitude est prête à accepter, elle pour qui les choses extérieures, et aussi les choses corporelles, sont à considérer comme les seuls biens ou les seuls maux. Dès lors, comment oserait-on, en alléguant leur loi, réduire à néant une vie qui

24

A.A. Long et D. Sedley, Les philosophes hellénistiques, tome 2 : Les stoïciens, Paris, GF-Flammarion, 1997, 43 A. (Par la suite : L.S.)

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est supérieure à toute loi écrite destinée à la multitude, puisqu‟avant tout elle veut observer la loi non écrite et divine?25

Cet extrait, sur lequel nous reviendrons quand viendra le temps de parler des niveaux de lois, au Chapitre II, illustre bien le fond de la critique porphyrienne du stoïcisme. En s‟intéressant à la vie conforme à la nature, les stoïciens font l‟erreur de croire qu‟elle est conforme au divin.

Or, il faut bien distinguer entre la vie selon la nature et la vie selon le divin. Les deux formulations ne peuvent pas être utilisées comme des synonymes. Marie-Odile Goulet-Cazé exprime bien l‟importance de cette distinction lorsqu‟elle dit, en présentant l‟objectif de Porphyre dans les Sentences :

[…] la faute intellectuelle qu‟est la confusion ontologique entre les attributs du sensible et les attributs de l‟intelligible débouche sur une faute morale. L‟homme a une responsabilité véritable ; s‟il devient le jouet de son imagination ou de son opinion et s‟il confond les deux natures, il commet un manquement au devoir26.

Pour les stoïciens, ce genre de précautions ne tient pas, puisqu‟ils considèrent que tout est corporel. D‟un point de vue néoplatonicien, comme le divin est à l‟extérieur de ce monde, suivre la nature pour mener sa vie prend sa source dans une erreur sur la nature humaine, qui ne tient pas compte du fait que l‟âme est incommensurable au corps. Cette perspective mène à un mode de vie qui ne peut être associé à la vie humaine la plus élevée.

Dans le passage précédent du D.A. notons aussi que la question de l‟alimentation est clairement nommée. Le cas du végétarisme n‟est pas qu‟un débat accessoire, c‟est plutôt un exemple paradigmatique pour illustrer deux modes de vie différents, l‟un qui s‟arrête aux choses du monde et l‟autre qui connaît la véritable nature humaine et s‟y conforme pour tenter d‟imiter le divin en ce monde. Le corporéïsme stoïcien les mène à concevoir l‟être humain comme faisant complètement partie du monde naturel, ce qui explique leur rejet du végétarisme philosophique. Puisque ce mode de vie repose sur l‟idée que la viande

25

D.A. I, 28, 3, modifié.

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détourne l‟être humain du soi véritable, en fixant l‟âme au corps, le débat sur le végétarisme, en abordant la question des modes de vie, est également centré sur le cas de la nature humaine véritable.

4. Nature véritable de l’être humain

La question de la nature humaine est essentielle pour comprendre le propos de Porphyre. Dans son article « Porphyry on Self-Awareness, True Self and Individual », Richard Sorabji insiste sur l‟originalité de Porphyre, qui serait le premier à avoir utilisé la formule « être présent à soi-même », développant ainsi une théorie nouvelle du soi dans les

Sentences 40 et 4127. Ce texte de la Sentence 40 permet de bien comprendre la conception porphyrienne de l‟âme et du soi véritable :

Cependant auparavant déjà tu étais tout, mais quelque chose d‟autre était ajouté à toi en plus du tout et tu devenais moindre en raison de cette adjonction, parce que ce n‟est pas de l‟être que provenait cette adjonction; tu ne saurais, en effet, rien ajouter au tout. Quand, par conséquent, on vient à l‟existence à partir du non-être aussi, on n‟est pas tout, on cohabite avec la pauvreté28 (penia) et l‟on manque de toutes choses. Si donc l‟on a abandonné le non-être, alors on est tout, on est soi-même satiété de soi-même. […] ayant abandonné ce qui avilit et rapetisse – et cela surtout quand on croit que par nature on est soi-même ces petitesses et non celui qu‟on est soi-même en vérité. On s‟est écarté, en effet, de même en même temps qu‟on s‟est écarté de l‟être. Et si l‟on se tient en soi-même en étant présent à soi-soi-même, alors on est présent aussi à l‟être qui est partout29.

L‟auteur y est clair : il y a identité entre l‟âme humaine et le tout de Dieu. Être dans un corps limite l‟âme, alors qu‟elle est par essence illimitée. Cet « amoindrissement » vient de la matière et c‟est parce que l‟âme est dans un corps qu‟elle se met à manquer de certaines choses, d‟où le besoin de s‟alimenter.

27 R. Sorabji, « Porphyry on Self-Awareness, True Self and Individual », Bulletin of the Institute of Classical Studies. Supplement, No 98, Studies on Porphyry, 2007, p.61.

28 À la fin du troisième livre du D.A (III, 27, 2-4), Porphyre associe le divin et le sensible aux deux figures qui enfantent Éros dans le mythe de la naissance d‟Éros du Banquet de Platon. Le divin, associé à Poros, se caractérise par l‟autarcie totale, alors que la condition de l‟être humain dans le corps est caractérisée par le manque permanent de Pénia. Nous rediscuterons brièvement de ces deux figures au Chapitre III.

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15

On comprend mieux, dans ce contexte, que Porphyre conçoive comme si essentiel le choix d‟une alimentation végétarienne. L‟un des nombreux arguments du D.A. repose sur cette idée, puisque s‟il faut obligatoirement se nourrir, le philosophe le fera en ne recherchant pas le plaisir et le luxe, mais plutôt en choisissant ce qui est le plus simple à préparer et à digérer. Or, pour admettre la pertinence d‟un tel argument, il faut aussi accepter la conception de la nature humaine qui le soutient.

Sorabji montre que lorsque Porphyre parle de la connaissance immédiate que l‟intellect a de lui-même, il expose par le fait même que l‟intellect est par essence détaché du corps :

Porphyry has here drawn a conclusion about the nature of reality, that intellect does not owe its essence to body, from a premise about the nature of knowledge, that intellect knows itself and remains intact when withdrawn from body. […] He draws a conclusion about the essence of intellect, and his premise about intellect‟s ability to withdraw from body may be at least partly about its ability not to consider body at all30.

La démonstration porphyrienne est épistémologique. Du fait qu‟il se connaît lui-même en faisant retour à soi, l‟intellect a un contact avec soi qui est instantané et n‟a pas recours aux sens. Ainsi, le corps est extérieur au soi véritable puisqu‟il n‟est pas mobilisé par l‟exercice de connaissance de soi de l‟intellect qui se tourne vers lui-même. Il ne faudrait donc pas faire l‟erreur de concevoir l‟âme humaine comme un objet matériel résidant dans le corps, comme le font les stoïciens.

Une fois mise ensemble l‟idée selon laquelle l‟âme est immatérielle et celle qui associe l‟âme au divin, le reproche de Porphyre contre les stoïciens devient plus évident. Parce qu‟ils limitent le telos humain à ce qui relève d‟un domaine étranger à la véritable nature humaine, les stoïciens font l‟erreur de rejeter les arguments végétariens. De même, comme on le verra, ils ne poussent pas leur théorie de l‟oikeiôsis à des conclusions qui sont conformes au divin et à la vraie notion de communauté, tels que se les représente Porphyre.

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Leur position sur l‟animal en découle, ce qui les mène à commettre des injustices envers eux et à se tromper sur leur nature, en leur refusant la rationalité.

Dans ce qui suivra, nous proposons de tenir compte de la manière par laquelle Porphyre se réapproprie le vocabulaire stoïcien pour le pousser à des conclusions néoplatoniciennes, dépassant du même coup la perspective stoïcienne, fondée sur la nature, pour mener l‟être humain vers un mode de vie qui lui permet réellement de s‟accomplir et de trouver le bonheur. En enjoignant son ami, Firmus Castricius, à reconsidérer le végétarisme, Porphyre mène une offensive contre le mode de vie stoïcien, incompatible avec la recherche d‟assimilation au divin qui permet à l‟âme de retrouver le mode de vie qui lui est approprié et ce, même en ce monde. Par le biais de la question animale, le texte de Porphyre apprend à son lecteur à changer sa perspective sur la nature humaine, pour réellement se connaître soi-même, parcelle divine dans un monde étranger à sa nature.

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Chapitre I : L’oikeiôsis

Le traité De l’Abstinence est écrit par Porphyre dans le but de réfuter les arguments anti-végétariens qui auraient pu influencer son ami, Firmus Castricius, à abandonner ce régime alimentaire31. Parmi les opposants nommés, les stoïciens occupent une place centrale, le troisième livre du traité leur étant presque exclusivement consacré. Le problème qui les oppose est le statut à accorder à l‟animal non-humain dans la communauté humaine. Selon la formulation de Porphyre, les stoïciens considèrent que les bêtes sont exclues de la communauté humaine puisqu‟elles sont irrationnelles32

. Cette caractéristique empêche de les intégrer aux rapports de justice qui régissent les cités, puisque la justice ne devrait s‟appliquer qu‟aux êtres rationnels. Dans cette catégorie, les stoïciens classent les êtres humains et les dieux.

Ce chapitre sera l‟occasion d‟étudier la manière par laquelle Porphyre transforme le concept d‟oikeiôsis pour réfuter les stoïciens, avec leur propre vocabulaire. Nous verrons à partir de la théorie de l‟oikeiôsis que Porphyre s‟oppose également aux stoïciens quant à leurs théories de la justice et du logos. Ces trois thèmes sont directement liés ensemble, il faudra donc y revenir plusieurs fois, même s‟ils feront chacun l‟objet d‟un chapitre différent dans ce mémoire. Avec la théorie de l‟oikeiôsis – concept difficile à traduire, que l‟on pourra rendre par les mots « appropriation » ou « familiarisation » – les stoïciens circonscrivent les rapports qui existent entre les êtres humains et vis-à-vis des animaux. Son point de départ se trouve dans la première impulsion de tout être vivant, le poussant à se conserver. Chez l‟être humain, son point d‟arrivée est la prise de conscience d‟une appartenance à une communauté à l‟échelle de tout le kosmos, englobant tous les êtres rationnels.

Dans l‟utilisation qu‟en fait Porphyre, l‟oikeiôsis inclut effectivement les êtres rationnels dans la même communauté, comme chez les stoïciens. Cela dit, puisqu‟il considère que les animaux sont rationnels, ceux-ci ne peuvent être exclus de l‟expansion

31

D.A. I, 3, 2. 32 D.A. I, 4, 1.

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maximale de l‟oikeiôsis. On verra que selon Porphyre, en excluant les animaux non-humains de la raison, la position stoïcienne mène à des conséquences intenables à la fois pour l‟idée que l‟on se fait d‟un être raisonnable et pour le type de comportement qu‟il sera légitime d‟avoir envers ces êtres prétendument irrationnels.

Porphyre utilise aussi la théorie de l‟oikeiôsis pour marquer l‟appartenance des âmes à un niveau de réalité supérieur, ce qui nous permettra d‟insister sur le thème de l‟origine divine de l‟âme. Pour Porphyre, ce qui est approprié à l‟être humain dépasse ce monde, puisque cela concerne sa vraie nature, qui ne peut être assimilée à des qualités sensibles. Il pousse en fait la théorie stoïcienne à des conclusions qui sont néoplatoniciennes : s‟il faut réaliser sa nature pour atteindre le bonheur – ce qui fait consensus avec les stoïciens – cela ne passera pas par l‟imitation des réalités d‟ici-bas, mais bien par un changement de perspective qui place le soi véritable en l‟âme et donc, au-delà du monde sensible. En dernière analyse, on trouvera que l‟usage de la théorie de l‟oikeiôsis par Porphyre dévoile le cœur de ce qui l‟oppose au stoïcisme : par leur immanentisme, les stoïciens font erreur sur la place à accorder à l‟être humain dans le monde et, de là, sur la place à attribuer aux animaux dans la Cité.

1. Première formulation de l’argument stoïcien

L‟argument attribué par Porphyre aux stoïciens est formulé une première fois au début du premier livre du traité, en I, 4, 1-4 :

Ainsi par exemple, nos adversaires prétendent que la justice est bouleversée et que l'inébranlable est ébranlé si, au lieu de limiter l'application du droit au genre raisonnable (to logikon), nous l'étendons en outre au genre non raisonnable (to

alogon). Ainsi nous n'envisageons pas une parenté limitée aux êtres humains et

aux dieux mais nous entretenons des rapports d'appropriation (oikeios) avec les bêtes, lesquelles n'ont aucun lien de parenté avec nous; nous ne voulons pas, en les faisant servir soit à nos travaux, soit à notre nourriture, les considérer comme des êtres d'une autre race, exclus de notre communauté comme on est exclu d'une citoyenneté. Et si l'on traite ces créatures comme des êtres humains (anthrôpois) en les épargnant et en ne leur causant aucun tort, on assigne à la justice un rôle qu'elle ne peut tenir, on ruine son efficacité, et l'on gaspille ce

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qui nous est approprié (to oikeion) au profit de ce qui nous est étranger (to

allotrioi). Ou bien33 en effet nous sommes contraints de manquer à la justice si nous n'épargnons pas les animaux, ou bien, si nous refusons de les utiliser, la vie devient impossible et privée de ressources; en quelque sorte, nous sommes voués à une vie de bêtes si nous renonçons à nous servir des bêtes34.

Dans ce passage, Porphyre fait reposer l‟opposition au végétarisme par les stoïciens – qui sont nommés explicitement en I, 3, 3 et I, 6, 3 – sur le fait que les végétariens étendent l‟application du droit à ceux avec qui nous n‟avons pas de « rapports d‟appropriation ». Ce vocabulaire fait directement référence à la théorie de l‟oikeiôsis, que nous allons définir avant de revenir à l‟usage qu‟en fait Porphyre.

1.1 Définition de l’oikeiôsis

Le premier moment de l‟oikeiôsis s‟applique à tous les animaux et non seulement à l‟être humain, puisqu‟il s‟agit d‟abord d‟une impulsion qui permet aux êtres vivants de rester en vie. Chrysippe définit cette impulsion de la manière suivante :

L‟impulsion première de l‟animal, disent [les Stoïciens], a pour objet de se conserver lui-même, puisque la nature l‟approprie dès le début, comme le soutient Chrysippe dans le premier livre Des fins, en disant que la première chose appropriée à tout animal, c‟est sa propre constitution et la conscience qu‟il en a. Car il ne serait pas vraisemblable que la nature ait rendu l‟animal étranger à lui-même, ou que, l‟ayant créé, elle ne l‟ait rendu ni étranger ni approprié à lui-même. Il reste donc à soutenir qu‟en constituant l‟animal, elle l‟a approprié à lui-même. C‟est pourquoi l‟animal repousse ce qui lui est nuisible et accepte ce qui lui est approprié35.

À ce moment de la théorie, l‟oikeiôsis a une portée individuelle et personnelle, qui prend la forme d‟une conscience de son propre corps, ce qui permet de distinguer entre ce qui est bénéfique et ce qui est nuisible. C‟est cette conscience de soi qui rend possible la survie des êtres vivants, puisqu‟elle fait en sorte que l‟animal réagit convenablement à ce qui se trouve autour de lui, selon que cela lui permet ou non de rester en vie. On peut ici considérer l‟oikeiôsis selon deux points de vue : cognitif – l‟animal connaît sa constitution – et affectif

33 Ici débute une citation de Plutarque, qui s‟étend jusqu‟à la fin de D.A. I, 6, 1. 34

D.A. I, 4, 1-4, modifié. 35 L.S., 57 A.

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– c‟est parce qu‟il a assez d‟affection pour lui-même qu‟il déploie les efforts nécessaires pour rester en vie. Toutefois, cela ne doit pas nous mener à distinguer entre deux oikeiôsis, que ce soit à partir de ces deux aspects ou avec la séparation employée très couramment par les commentateurs entre oikeiôsis sociale et personnelle36. Insistons sur le fait que l‟oikeiôsis est toujours une seule et même impulsion, qui permet à l‟être vivant, d‟abord, de rester en vie et, ensuite, de se réaliser en tant qu‟individu, par la recherche de ce qui constitue son bien, par exemple en recherchant la communauté des autres êtres humains. L‟oikeiôsis est une impulsion tournée vers soi qui a des conséquences sociales et non une impulsion qui se tourne tour à tour vers l‟intérieur, puis l‟extérieur, en deux mouvements distincts.

Ces deux points de vue sur l‟oikeiôsis – cognitif et affectif – permettent de comprendre son élargissement ultérieur. Le stoïcien Hiéroclès utilise l‟image des cercles concentriques pour expliquer cette transition. Cette façon d‟illustrer le phénomène fait de l‟individu le centre d‟une série d‟accroissements de plus en plus inclusifs. Le premier cercle contiendrait la famille proche, puis s‟élargirait vers la famille étendue et les amis, les concitoyens et à la toute fin, tous les êtres rationnels, c‟est-à-dire, les êtres humains et les dieux. Dans son article « La continuité de la perception depuis la naissance »37, Christopher Gill résume bien cette dynamique :

Nous en venons à nous considérer nous-mêmes de façon croissante, comme une partie d‟un tout de plus en plus large, une famille, une cité, ou, finalement, de l‟humanité vue comme un tout. Ce plus large tout peut être conçu, comme souvent dans la pensée stoïcienne, comme une sorte de corps dont nous sommes des membres38.

Gill insiste bien ici sur le rapport entre les parties et le tout, qui est au centre de la théorie stoïcienne de l‟oikeiôsis. C‟est parce qu‟ils sont des parties du même tout que les êtres humains sont liés entre eux de façon aussi étroite. Le fait que l‟oikeiôsis s‟étende à partir de

36

Bien qu‟elle permette de clarifier certains aspects de l‟oikeiôsis, la distinction entre sociale et personnelle (qui apparaît dès l‟Antiquité chez les critiques du stoïcisme, et que l‟on retrouve, entre autres, dans le De

Finibus de Cicéron) induit une erreur qui pousse à croire qu‟il y a deux impulsions différentes, à réconcilier. 37 Gill, Christopher. « La continuité de la perception depuis la naissance », dans Th. Bénatouïl (dir.), L’éthique du stoïcien Hiéroclès, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, p.47-62. 38 C. Gill, op. cit., p.60.

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l‟individu pour inclure des groupes de plus en plus large s‟explique par la prise de conscience par la personne de son appartenance à ces groupes. Cela se produit d‟une manière qui ne place pas d‟un côté l‟être individuel et de l‟autre les regroupements, mais bien la personne en tant que partie d‟un groupe dont les intérêts sont confondus en un seul et même bien.

Ainsi, lorsqu‟un enfant naît, il prend d‟abord conscience de son propre corps et il reconnaît ce qui constitue son bien. En mûrissant, sa perspective s‟élargit puisqu‟il participe à divers regroupements qui lui permettent de s‟accomplir en tant qu‟individu. Ces groupes constituent tous des biens pour lui, puisqu‟ils lui permettent de remplir sa propre nature d‟être humain. Il est important d‟insister sur le fait que selon les stoïciens, l‟oikeiôsis humaine se démarque à partir du moment où la raison apparaît, c‟est-à-dire, selon un développement qui commence à sept ans et se termine à quatorze39. Dès l‟instant où l‟être humain devient rationnel, l‟oikeiôsis est elle aussi rationnelle. Ce changement fait en sorte, entre autres, que l‟individu voit son propre bien dans le bien commun, c‟est-à-dire son bien en tant que l‟une des parties constitutives du tout qu‟est la communauté.

L‟insistance sur la raison permet d‟établir dans quelle mesure elle sert de critère aux stoïciens quand vient le temps d‟établir que les animaux ne sont pas inclus dans la même communauté. Dans « Qu‟est-ce qu‟un animal rationnel? »40, Thomas Bénatouïl présente les différentes définitions de la raison attribuées aux stoïciens. La première description fait de la raison une faculté logique41, qui permet la déduction. La seconde présente la raison comme un assemblage de notions et de prénotions42. Finalement, un troisième état de la raison la définie comme la partie hégémonique de l‟âme43. C‟est cette troisième définition

39

« La raison, qui nous vaut l‟appellation de « rationnels », est dite arriver à sa plénitude, à partir des préconceptions, pendant nos sept premières années. » (L.S. 39 E, 4) et « L‟émission vocale produite par un animal est de l‟air qui a été frappé sous l‟effet d‟une impulsion, mais celle d‟un [être humain] est articulée et provient de la pensée, comme dit Diogène, et elle est achevée à l‟âge de quatorze ans. » (L.S. 33 H, modifié). 40

Th. Bénatouïl, « Qu‟est-ce qu‟un animal rationnel? Les effets de la raison sur l‟âme humaine selon le stoïcisme », Enseignement Philosophique, De L'association des Professeurs de Philosophie, 2006, 57, 2, p.24-44.

41 Ibid., p.25 42

Ibid. 43 Ibid., p.26.

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qui nous intéressera plus particulièrement, pour au moins deux raisons. D‟abord, c‟est en décrivant la raison humaine comme la partie directrice de l‟âme que l‟on peut le plus clairement faire un parallèle avec la raison divine, principe de la constitution du monde44. Ensuite, c‟est en tant que puissance créatrice que l‟âme nous intéresse dans la théorie de l‟oikeiôsis. C‟est à partir de sa formation dans l‟âme que l‟on pourra élargir l‟impulsion qui a été décrite jusqu‟ici pour en faire le principe de la justice et le point de départ de la communauté des êtres rationnels, qui constitue le point d‟arrivée de l‟oikeiôsis. Cependant, avant d‟aller plus loin, il convient d‟établir de quelle manière la raison est une caractéristique de l‟âme humaine.

Pour les stoïciens, l‟âme humaine est de part en part rationnelle. Dans la formule « partie hégémonique de l‟âme », appliquée précédemment à la raison, il ne faut pas voir une distinction entre deux parties de l‟âme, l‟une rationnelle et l‟autre irrationnelle, comme chez Platon45, par exemple46. Cela peut être clarifié à partir de l‟énumération que donne Diogène Laërce des parties de l‟âme contenues dans la théorie stoïcienne : « Ils disent qu‟il y a huit parties de l‟âme, les cinq sens, les raisons séminales en nous, l‟organe de la voix et la partie raisonnante47. » Plus loin, il précise (et c‟est cela qu‟il faudra expliquer) : « La partie directrice est la partie principale de l‟âme, dans laquelle les représentations et les impulsions se produisent et à partir de laquelle le langage est émis. Cette partie se trouve dans le cœur48

. » Il semble y avoir là un paradoxe : à la fois, l‟âme est considérée complètement rationnelle et elle est scindée en parties, dont seule la partie directrice est décrite comme « raisonnante ». Il faut comprendre que la raison accompagne chacune des actions de l‟âme, telles que représentations et impulsions.

44 Ibid., p.27.

45 Voir entre autres Platon, Rép. IV, 435e et suivantes. 46

Th. Bénatouïl, op. cit., p.26 : « Puisque l‟hégémonique est la source des représentations et des impulsions, il en résulte que les stoïciens n‟isolent pas la partie rationnelle de l‟âme des autres parties « appétitive », « désirante » ou même « sensitive », comme le soulignent d‟ailleurs la plupart des témoignages, du fait qu‟ils rapportent le point de vue stoïcien à partir de catégories platoniciennes ou péripatéticiennes. »

47

D.L. VII, 157. 48 D.L. VII, 159.

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Pour expliquer l‟effet de la raison sur la totalité de l‟âme humaine, Bénatouïl passe par une démonstration qui a la même structure, celle de l‟effet de l‟expertise sur les sensations :

Le regard expert du spécialiste n‟est pas extérieur à la représentation comme il est extérieur à l‟œuvre qu‟il examine ; il ne s‟ajoute pas à elle comme une notice à une illustration. Il est au contraire dans la représentation qui constitue la perception totale de l‟œuvre par le spécialiste (et non par son œil), perception qui inclut entre autres éléments la reconnaissance de certaines propriétés stylistiques de l‟œuvre, la compréhension des processus techniques qui ont permis de la produire et l‟évaluation de sa valeur ainsi que la satisfaction qu‟elle procure. La représentation « technique » diffère ainsi considérablement de celle du non-spécialiste49.

Bénatouïl insiste sur le fait que l‟expertise est celle du spécialiste et non celle de ses sens. Celui qui reconnaît précisément, par exemple, l‟interprétation de la Sarabande de la suite pour violoncelle no.3 de J.S. Bach par Ophélie Gaillard dès les premières notes n‟a pas l‟ouïe plus fine, mais une disposition particulière qui accompagne l‟audition50

. Cette disposition n‟est pas seulement celle qui permet de reconnaître une œuvre, comme le permettrait une connaissance plus approfondie de la musique, mais elle permet aussi de reconnaître qu‟il y a là une œuvre, c‟est-à-dire d‟en faire une appréciation technique et esthétique. De même, la raison n‟est pas simplement une partie de l‟âme : elle la dirige et elle accompagne toutes ses facultés. L‟action de chacune des sept autres parties de l‟âme51

est accompagnée de la raison dès l‟instant où elle est effectuée. La vue, par exemple, permettra non seulement de percevoir les objets du monde, mais aussi de les analyser rationnellement.

L‟analogie utilisée par les stoïciens pour illustrer ce rapport entre la raison et les autres facultés de l‟âme est celle des tentacules d‟une pieuvre. Cette image permet de bien rendre compte de la manière par laquelle les parties de l‟âme sont agencées entre elles :

49

Th. Bénatouïl, op. cit., p.29.

50 L‟exemple est précis à dessein : reconnaître un instrument, puis la pièce exacte, en plus de l‟interprète n‟est pas nécessairement le fait de quelqu‟un qui a l‟ouïe très développée, mais de quelqu‟un qui connaît très bien cette œuvre particulière. Ce n‟est pas la finesse du sens qui permet de reconnaître précisément l‟œuvre entendue, mais l‟expertise de la personne qui entend.

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