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Sentiments et littérature analphabète. À partir de Requiem pour une femme romantique

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Academic year: 2021

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Séminaire sur Enzensberger, 2 avril 2021, Caroline Glorie

Bonjour à toutes et tous,

Avant de commencer cette communication je voudrais remercier chaleureusement Maud et Grégory qui m’ont associée à ce séminaire de recherche. Dans le contexte sanitaire que nous connaissons, le temps de recherche est devenu lisse, répétitif et opaque. Ce seminaire m’a permis de retrouver ce qui avait disparu : des lectures partagées, un rythme de travail, des discussions libres, tantôt pointues, tantôt hasardeuses. Donc merci à chacun et à chacune d’entre vous de participer à cette compagnie enzensbergienne et ce malgré qu’elle ait lieu en distanciel.

Introduction

Pendant l’heure qui vient, je vais vous proposer une réflexion qui articule deux ouvrages d’Enzensberger : Médiocrité et folie, dont il a déjà été question dans ce séminaire, et Requiem pour une femme romantique. A priori, tout oppose ces deux livres. Médiocrité et folie est composé d’un ensemble de courts textes (des articles, des discours) qui traitent, pour la plus importante partie de l’ouvrage, de l’état de la littérature « aujourd’hui ». Pas tout à fait aujourd’hui puisque le livre est publié en 1988, mais disons tout de même que ce livre traite de de l’état de la littérature à l’époque contemporaine. Enzensberger traite du thème de « la mort de la littérature ». Par « mort de la littérature », on vise généralement l’idée simple que la littérature n’est plus un opérateur de distinction sociale. Cette mort se situe généralement à la fin du 20ème siècle. Boudrieu, par exemple, en fait une description dans le post-scriptum aux Règles de l’art dans lequel il est question de la perte d’autonomie de la littérature. C’est de ça dont il est question dans Médiocrité et folie, mais ironiquement, bien sûr. Ainsi, Enzensberger se moque de la croyance absurde – car aujourd’hui complètement vaine – que l’on peut trouver chez certains professeurs dans la force révolutionnaire de la poésie, décrit en long et en large la perte de fonction du critique littéraire ou encore la figure – que nous connaissons maintenant – de l’analphabète secondaire (je vais y revenir). Les différents textes du volume dressent le tableau d’une société dans laquelle l’institution littéraire a perdu tout pouvoir, d’une société dans laquelle elle ne fait plus le poids. L’institution littéraire s’est « diluée » tel un cachet d’Alka-seltzer (un cachet d’aspirine), telle est la formule d’Enzensberger.

Requiem pour une femme romantique, tout à l’inverse, nous plonge à l’aube du 19ème siècle, au cœur d’un scandale amoureux qui secoua le milieu romantique de Heidelberg. Cet ouvrage ne se situe donc pas à la « fin » de l’institution littéraire mais à un de ses débuts : au moment où les romantiques, une poignée

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d’hommes et de femmes ont, je cite Enzensberger, « inventé l’amour ou disons plutôt ce que l’Europe entend sous ce nom jusqu’à nos jours »1. Les romantiques – je vais le dire un peu rapidement – ont déterminé un certain rapport à la littérature qui nous définit encore aujourd’hui. Le premier romantisme, le romantisme allemand ou romantisme d’Iéna, est marqué par une triple crise ou, dit autrement, la littérature romantique a été le lieu d’expression privilégié d’une triple crise : crise politique introduite par la Révolution française, crise philosophique introduite par la critique kantienne et « crise sociale et morale de la bourgeoisie qui accède à la culture »2. C’est ce troisième point qui va nous concerner ici. La grande bourgeoisie accède à la culture mais, en même temps, ne parvient plus à trouver des emplois dans la magistrature et dans les universités pour certains de ses fils. Avec les premiers romantiques, nous sommes au tout début du processus d’autonomisation et d’industrialisation de la littérature. C’est-à-dire que la littérature ne fournit pas encore d’emplois. On est donc dans une sorte de moment contradictoire : les premiers romantiques ne trouvent plus – ou ne veulent plus – de postes dans la magistrature et les universités. Ils revendiquent que la littérature ne puisse prendre toute leur vie. Cette ambition est nouvelle (et se prolonge jusqu’à nous) et place, si je puis dire, la grande bourgeoisie, en tant que classe, dans une position contradictoire : elle accède à la culture mais, pour le dire grossièrement, elle ne sait pas quoi en faire. C’est-à-dire qu’elle ne parvient pas encore à en faire des emplois, mais que la vocation ou le métier d’écrivain est déjà revendiqué. Je cite Dorothea Schlegel, une membre du tout petit groupe qui a constitué le romantisme d’Iéna et qui exprime cette crise sous un autre angle encore : « Puisqu’il est décidément contraire à l’ordre bourgeois et absolument interdit d’introduire la poésie romantique dans la vie, que l’on fasse plutôt passer sa vie dans la poésie romantique ; aucune police et aucune institution d’éducation ne peut s’y opposer ». Cette citation exprime magnifiquement cette crise romantique mais relève aussi un peu du bluff ou de la fausseté : il y a eu de nombreuses polices, règles du marché, exigences de classes et institutions pour s’opposer à la vie romantique. On le verra avec les personnages qui vont nous occuper aujourd’hui.

Le romantisme magnifie les patrimoines nationaux, opère des détours par le passé et exalte l’expression des passions, du moi intérieur. Mais c’est surtout par ses « formes » qu’il continue de nous déterminer. Il s’agissait, pour les romantiques, de trouver le « modèle d’une pratique de vie nouvelle » : une vie collective, en rupture avec l’ordre établi, il s’agissait de créer de la poésie de manière fulgurante. Ils ont été la première avant-garde, anticipant sur des formes qui continuent de nous hanter. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy l’expriment très bien dans l’introduction de L’absolu littéraire. Je les cite un peu longuement ; au début je trouvais ce passage presque drôle, mais finalement, cette citation cadre très bien le propos que je vais tenter de tenir ici.

1

Hans-Magnus Enzensberger, Requiem pour une femme romantique, traduit de l’allemand par Georges Arès, Paris, Gallimard, 1995 1988, p. 232.

2

Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, L’absolu littéraire. Théorie de la

littérature du romantisme allemand, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1978, p.

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Car nous sommes tous, autant que nous sommes, hantés par la fragmentation, le roman absolu, l’anonymat, la pratique collective, la revue et le manifeste ; nous sommes tous menacés – corollaire obligé – par les autorités indiscutables, les petites dictatures, les discussions simples et brutales qui sont capables d’interrompre les questionnements pour des décennies ; nous avons tous, encore et toujours, conscience de la Crise et nous sommes tous persuadés qu’il faut « intervenir » et que le moindre texte est immédiatement « opératoire » ; nous pensons tous que le politique passe, comme si cela allait de soi, par le littéraire (ou le théorique) : le romantisme est notre naïveté3.

Dans Requiem pour une femme romantique, Enzensberger va s’intéresser à un des fondateurs du romantisme de Heidelberg : Clemens Brentano et à sa seconde épouse, Augusta Bussmann. Il rassemble quantité de lettres qu’ils se sont échangées, eux et leurs proches, amis et parents. Leur histoire est racontée à travers ces lettres sans qu’Enzensberger n’y ait ajouté une ligne ou modifié une virgule. Il a simplement ajouté une postface, une lettre posthume qu’il adresse à Augusta Bussmann (et qui est un des textes que j’ai scanné la semaine dernière).

L’hypothèse que je vais soutenir ici est que ces deux ouvrages, tout opposés qu’ils ont l’air d’être, sont en fait les deux extrémités d’un même axe. Cet axe est celui du façonnement littéraire, mais pas de n’importe quel type de façonnement littéraire. Enzensberger s’intéresse au façonnement littéraire qui se réalise à travers des formes de littérature « secondaires » ou « diluées ». Dans Médiocrité et folie, Enzensberger pense la dissolution de la littérature, c’est-à-dire la socialisation de la littérature, ou – dit autrement – la littérarisation de la société ; pratiquement, il réfléchit aux formes concrètes dans lesquelles nous vivons, je veux dire par-là, il réfléchit à l’impact que la littérature continue d’avoir dans une société où l’institution littéraire a complètement changé de forme. Dans Requiem pour une femme romantique, Enzensberger réfléchit à la manière dont certaines pratiques littéraires ont forgé quelque chose d’extrêmement fort : l’amour. Dans ces deux ouvrages il y a une réflexion sur le façonnement qui s’opère à travers des pratiques littéraires (des lettres, commentaires, conseils, ragots). Il y a une analogie entre le façonnement des sentiments, pensé à partir d’une histoire romantique, et le façonnement industriel des esprits dans sa version années ‘80. Cette analogie autorise, en creux, une réflexion sur ce qui se passe quand il n’y a plus d’écart entre la littérature et la vie. Ce sont les deux choses que je vais tenter de penser avec vous : le façonnement que réalisent des pratiques littéraires et le problème de l’écart (ou du non-écart) entre la vie et la poésie. Ces deux fils permettent de dégager, chez Enzensberger, une hypothèse politique qui porte sur la littérature : il y a chez Enzensberger deux manières pour la littérature de survivre « à la mort de la littérature », deux manières d’être tenace. La première, c’est en retrouvant un état d’avant l’institution littéraire : on a alors affaire à une littérature libérée de ses obligations sociales. La seconde, c’est la littérature diluée qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’a pas perdu ses effets de façonnement.

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Il me restera une question non résolue : est-ce qu’il y a une spécificité des années 1980 ? Est-ce qu’il y a un Enzensberger pour chaque décennie ou est-ce qu’il y a « simplement » une aggravation du façonnement des esprits tel qu’il est déjà décrit par Enzensberger dans les années 1960 (dans Culture ou mise en condition que nous a présenté Timothée Moreau) ? Je tirerai ce fil au cours de mon exposé sans y répondre tout à fait. Je commence donc par relever, tout simplement, que ces deux ouvrages sont publiés la même année 1988 (Médiocrité et folie est traduit vers le français en 1991 et Requiem pour une femme romantique en 1995, tous deux chez Gallimard).

Invention de l’amour et du divorce

Clemens Brentano et Augusta Bussmann se rencontrent peu avant le mois de juillet 1807 et tombent violemment amoureux. Ils se marient en août4, après une sorte d’enlèvement un peu loufoque qui a suscité la surprise générale et le mécontentement des deux familles. Un mariage en bonne et due forme n’aurait probablement pas été refusé. Augusta Bussmann a 17 ans, elle est issue d’une très riche et puissante famille de banquiers. Son oncle et tuteur, Moritz Bethmann, surnommé « le roi de Francfort », est à la tête de la première banque d’Allemagne. Clemens Brentano quand à lui est un poète et romancier très prisé du cercle romantique5. Il a fréquenté, grâce à sa première épouse Sophie Mereau, le cercle romantique d’Iena (les frères Schlegel, Dorothea Schlegel, Caroline Michaëlis, Schleiermacher, Novalis, Tieck et Schelling). Il est un ami des frères Grimm et d’Achim von Arnim avec qui il rassemble des poésies et contes populaires6. Il a pour grand-mère l’illustre Sophie La Roche, romancière et femme de lettres7. Il est aussi l’inventeur de la légende de la Loreley (ou Lore Lay : cette femme blonde qui pleure en haut d’un rocher surplombant le bras le plus étroit du Rhin, et qui attire, par sa voix mélodieuse, les marins vers une mort certaine contre les récifs du fleuve tumultueux).

Augusta et Clemens se marient mais, dès le mois suivant, dès le mois de septembre, les disputes commencent8. Augusta Bussmann et Clemens Brentano se livrent une guerre sans pitié : ils s’insultent, se battent, se détestent effroyablement. En décembre, Clemens Brentano veut divorcer. Finalement, après des disputes magistrales et des courses-poursuites entre différentes villes, leur divorce sera prononcé en 1814, sept années après leur mariage. Je vous lis un passage d’une lettre de Clemens Brentano à son ami Achim von Arnim, lettre datée du 19 octobre 1807 : « … tout m’enveloppe d’un deuil affreux ; je ne me possède plus ; la ville entière parle de moi et je ne suis même pas amoureux ; je 4 Publication des bans relatée dans la lettre du 4 août 1807 (p .23). Il s’agit de faire croire que le mariage a eu lieu. Le vrai mariage a lieu le 21 août (p. 32). Brenato est alors veuf depuis 9 mois (p. 33). L’enlèvement a lieu le 27 juillet.

5

Il vécut entre 1778 et 1842. Clemens Brentano se considère comme un écrivain de profession, il fait inscrire « literatus » dans le registre paroissial, p. 33.

6

Dans un recueil intitulé Le cor de l’enfant, il est considéré comme une figure majeure du nationalisme allemand du XIXème siècle.

7

Elle tenait un salon très influent à Mayence.

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salue seulement le courage et le caractère inouïs de cette jeune fille, qui affiche son amour avec une telle impétuosité »9.

Ce scandale amoureux, cet amour violent et cette volonté de divorce tout aussi violente, sont connus de tout le milieu romantique. Il faut dire que cette invention merveilleuse, celle de l’amour, est terrible tout à la fois, puisque lui est corrélée l’invention du divorce10. Il s’agit d’une vraie nouveauté : celle, éminément romantique, du sentiment d’absolu. Je cite HME :

C’était là une revendication, une attente, une quête du bonheur, dont les générations antérieures n’auraient même pas rêvé – et en même temps, c’était pour deux êtres se demander trop l’un à l’autre, c’était la porte ouverte à des possibilités de malheur entièrement nouvelles »11.

Il y a deux choses qui m’intéressent tout particulièrement dans cette affaire. La première, c’est la publicité qui est corrélée à ce scandale amoureux, publicité sur laquelle Enzensberger prend le soin d’insister. Tout le monde sait pour Clemens et Augusta, et tout le monde en parle. Ce n’est pas la noblesse qui est ici concernée, elle qui parvient toujours à dissimuler et à soustraire au regard public ses actions scandaleuses, c’est de la grande bourgeoisie dont il est question. Je cite Enzensberger qui s’adresse directement à Augusta :

Vous et Clemens, il vous a fallu vous tirer d’affaire sans fait du prince, sans ruse morganatique, mariage de la main gauche, départ feutré, manoir au bord de l’eau perdu dans quelque province et apanage secret. Votre rêve passa pour scandaleux, mais votre réveil prit des formes éminemment bourgeoises. Votre histoire n’est pas seulement celle de deux âmes et de deux corps. On ne vous a pas laissé seule, on s’est mêlé de vos affaires12.

Chacun et chacune y va de son commentaire, de son conseil, de son jugement. Quantité de lettres sont échangées entre les frères, sœurs, oncles et tuteurs des deux familles. Les amis, comme les frères Grimm, suivent l’affaire de près ; même Goethe est tenu au courant. Enzensberger insiste doublement sur cette publicité puisque, pour raconter l’invention de l’amour absolu et du divorce, il n’a pas choisi d’éditer une correspondance enflammée ou des recueils de poèmes. Enzensberger ne choisit pas la littérature. Ce qui intéresse Enzensberger, au moment où s’invente le sentiment d’amour, ce sont ces lettres et ces billets glissés sous les portes, des extraits de documents légaux et des réclamations comptables. Ce choix éditorial est très intéressant. Il trahit certainement un intérêt archivistique ou la volonté de mettre en lumière une vie oubliée mais, plus encore, Enzensberger nous montre par-là la force incroyable de ce qui n’est pas strictement de la littérature. Il montre comment, à force de commentaires et de conseils, de ragots et de plaintes, cette histoire d’amour terrible s’est imposée à toutes et à tous.

9

Ibidem, p. 10.

10

Les romantiques ont « découvert le sentiment absolu et inventé le divorce », p. 233.

11

Ibidem, p. 233.

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La deuxième chose qui m’intéresse dans cette affaire, c’est son actualité. L’histoire d’Augusta Bussmann et de Clemens Brentano est un concentré de cette double invention de l’amour et du divorce. Mais ce qu’il y a de plus terrible encore que cette invention elle-même, c’est qu’elle soit devenue absolument banale. Je reprends les mots d’Enzensberger :

… je crains que vous ne me croyiez pas : votre roman a servi de modèle à une littérature immense, il lui a même fourni un schéma ; votre lutte amoureuse, sous mille variantes, remplit le théâtre jusqu’à nos jours : voilà la moindre de ces conséquences. Mais ce que vous croirez encore moins, Augusta, c’est que votre histoire soit devenue banale, plate, triviale, qu’elle se soit dégradée en millions de rééditions, tout en devenant la source de millions de souffrances.13.

Il y a deux choses à dire de cette actualité. Premièrement, on peut penser que l’invention de l’amour s’est diluée comme l’institution littéraire : ce qui était à un moment donné l’apanage d’une minorité finit toujours par se massifier et se répandre auprès de tous. On le peut bien sûr. Mais à condition de ne pas diluer l’intensité de ces « millions de souffrances ». L’intensité ressentie individuellement n’est pas moins forte parce qu’elle serait répétée. Et donc, par analogie, l’intensité du façonnement qu’opère l’institution littéraire – même diluée – n’est pas moins fort non plus.

Deuxièmement, Enzensberger dit « votre roman ». C’est très juste sur le geste que lui, en tant qu’auteur, est en train d’opérer. C’est lui qui « littérarise » les lettres d’Augusta Bussmann et de Clemens Brentano. Il transforme ce matériau romantique en littérature classique pour aujourd’hui. Et en effet, on lit ce livre comme un roman, on est vraiment pris dedans.

Je retiens donc ces deux éléments : celui de la force du façonnement de ce qui n’est pas de la littérature mais qui relève de pratiques ; et celui de l’intensité du sentiment. Je vais maintenant voir comment ces deux fils, celui du façonnement et celui de l’intensité, jouent dans Médiocrité et folie. Je vais commencer par rappeler comment Enzensberger traite de la dissolution de l’institution littéraire puis je vais analyser, en deux temps, ce qu’il en reste.

Dissolution de l’institution littéraire

Je reprends ici brièvement ce qui a déjà été exposé par Grégory Cormann. Dans Médiocrité et folie, Enzensberger dépeint notre société comme une société d’analphabètes secondaires. L’industrie capitaliste, après avoir asservi les corps, exige des cerveaux domestiqués. L’alphabétisation massive de la population correspond à une nouvelle phase de l’industrialisation. On a donc affaire à deux figures : l’analphabète « classique », si je puis dire. Celui dont Enzensberger loue les capacités de mémoire, de ruse, de concentration et d’endurance. Et l’analphabète secondaire, celui qui sait lire et écrire mais pour qui ces compétences (ces pratiques) ne sont plus jamais le signe d’une distinction sociale. Cet analphabète secondaire a donc déployé de nouvelles compétences :

13

Ibidem, p. 233.

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la capacité à reconnaître, à trier et à se boucher les oreilles. citation, p. 29-30. C’est peut-être bien entre ces deux figures, entre cet analphabète primaire et cet analphabète secondaire, que s’étend cette longue période de gloire de l’institution littéraire ; cette période de deux siècles au cours de laquelle la littérature est un opérateur de distinction sociale, où elle fait la différence, où elle est une institution.

Enzensberger insiste sur ce point : l’institution littéraire ne joue plus de rôle structurant, elle n’est plus l’opérateur d’une distinction sociale. Je le cite : « Le soi-disant privilège de l’éducation ne fait plus peur. Lorsque les parents sont dans les deux cas des analphabètes secondaires, un fils de notable ne jouit d’aucun avantage par rapport à un fils d’ouvriers »14. En tant qu’institution, la littérature n’est plus ce qu’elle était. Or une institution ne disparaît pas si facilement, elle est extrêmement tenace et préférera devenir méconnaissable plutôt que de disparaître15. Je cite Enzensberger :

Vouloir qu’une institution quelconque ait d’elle-même l’idée de dépérir ou de disparaitre, serait certainement beaucoup trop exiger ; elle ne peut au contraire que s’efforcer de s’éterniser par tous les moyens. Même la preuve de son caractère superflu ne peut l’amener à jeter l’éponge ; elle préférera se transformer jusqu’à devenir méconnaissable, et n’épargnera ni les efforts ni les trucs pour se maintenir. Elle se mettra la tête en bas, s’il le faut, acceptant tout, sauf de disparaître.

On est tenté, dans ces conditions, de laisser tout simplement tomber ce thème. La crise de la littérature n’est pas nouvelle. On en a discuté de son côté jusqu’à épuisement ; bref, elle nous ennuie. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est arrivé quelque chose à notre institution, il serait ridicule de ne pas le reconnaitre16.

Selon Enzensberger, l’institution littéraire a changé de forme, elle s’est diluée comme un cachet d’aspirine dans un verre. Mais cette mutation profonde ne veut pas dire qu’elle ait disparu :

L’institution se dissout, mais ne disparaît pas. Elle est toujours là, mais on ne la remarque plus. Dissoute, éparse et finement répartie, elle continue d’exister, ayant gagné en ubiquité ce qu’elle a perdu en concentration17. Dès lors, il y a deux choses à penser. Après la dissolution de l’institution littéraire, il reste : le dépôt au fond du verre et l’eau opaque du verre. (Cette lecture est issue de longues discussions avec Justine Huppe et Alievtina Hervy que je remercie ici). Il s’agit là, vous l’aurez compris, des deux façons qu’a la littérature de survivre, d’être tenace, malgré qu’elle soit devenue

14

Hans Magnus Enzensberger, « Éloge de l’analphabétisme », Médiocrité et folie, Paris, Gallimard, coll. « Le Messager », p. 82.

15

Enzensberger formule en fait une double hypothèse sur la mort d’une institution : soit elle se transforme au point de devenir méconnaissable, soit elle disparait complètement, lorsqu’apparait, dans un champ de compétences proches, une autre institution. Il ne tranche pas clairement en faveur de l’une ou de l’autre explication mais il nous semble qu’ici, nous avons affaire à une transformation.

16

Hans Magnus Enzensberger, « La littérature comme institution ou l’effet Alka-Seltzer », Médiocrité et folie, Paris, Gallimard, coll. « Le Messager », p. 59.

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méconnaissable. Dans chacun de ces cas, Enzensberger relève la force politique de la « littérature » ou des pratiques littéraires.

Je vais donc procéder en deux temps : traiter du dépôt au fond du verre puis de l’eau opaque.

Mais avant cela, je voudrais faire un zoom arrière et tenir un propos très général sur la culture. On a évidemment beaucoup parlé de culture dans ce séminaire sur la Théorie critique. On a évoqué les années 1930/1940 et la culture comme écart, comme lieu de résistance (c’était dans la communication de Jeremy Hamers, notamment à propos d’Adorno). Puis on a évoqué les années 1970, le Baukasten et l’impossibilité de penser la culture comme le lieu d’une résistance à l’industrie culturelle. Il n’y a alors pas de vraie culture ou de faussse culture, mais la possibilité de s’approprier des outils industriels, technologiques. Ensuite, Andrea Cavazzini a décrit l’hédonisme des années 1980, cette culture du désœuvrement et du désengagement qui suit le constat d’échec des années 60 et 7018.

Mais c’est surtout dans la réponse qu’il a donné à une question de Mikaël Franssens sur la culture qu’il a été déterminant. Je reprends son idée : la culture a toujours été le lieu où s’exprime une tension avec les techniques de domination. Même quand il s’agit de la culture d’élite. Quelle est la possibilité que les tensions entre ces sphères produisent une effet de libération ? un enrichissement de l’expérience et une ouverture vers une possible praxis politique et sociale de libération réelle ? La question est entièrement ouverte. À l’époque romantique on à cru qu’une telle libération était dans la culture populaire, mais on a aussi cru qu’elle était dans les tendances classisites, qu’elle était dans une culture engagée ou dans une culture démocratisée. Ce sont les conjonctions qui décident, dit Andea Cavazzini. Mais le problème aujourd’hui est qu’il n’y a plus d’identifiant fixe de ce régime de classement ; on ne sait plus ce qui va produire un effet de rupture. C’est exactement ce qu’Enzensberger dit :

De tout ce qui précède, je conclurai que la culture se trouve, dans notre pays, dans une situation entièrement nouvelle. Laissons de côté sa prétention au caractère d’obligation générale, une prétention toujours affichée mais jamais réalisée. Les dirigeants, dans leur majorité des analphabètes secondaires, n’éprouvent plus aucun intérêt pour elle, elle ne doit – ni ne peut – plus être au service d’un intérêt dominant. Elle ne légitime plus rien. Elle est hors la loi, ce qui est après tout aussi une sorte de liberté19.

18 Je voudrais faire une petite remarque. On pourrait croire qu’il y a un Enzensberger pour chaque décennie. Et, pour une part, c’est vrai. Mais il ne faudrait pas concevoir cette chronologie comme une évolution douce et régulière. Les années 1970 (Mai 68 et ce qui a suivi), – ici le Baukasten – sont des années extraordinaires politiquement. L’avènement des nouvelles gauches, l’appropriation des moyens technologiques, les espaces oppositionnels qui existaient, tout cela a fait irruption avec une force incroyable mais a aussi été effacé avec une force incroyable. On ne passe pas avec la même intensité d’une décennie à une autre.

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Donc la culture, d’une part, ne légitime plus rien – c’est l’eau opaque – et, d’autre part, se trouve débarrassée de ses obligations sociales. C’est le dépôt au fond du verre.

Le dépôt au fond du verre

Le dépôt au fond du verre, c’est la littérature libérée de son devoir social, celle des écrivains, de ces quelques-uns qui aiment la littérature. Je cite : « Lorsque la littérature aura cessé d’avoir valeur de symbole du statut, de code social et de programme éducatif, seuls s’intéresseront à elle ceux qui ne peuvent se passer d’elle »20. Enzensberger la compare également à une mauvaise herbe :

La mauvaise herbe aussi est, finalement, une minorité et tous les jardiniers municipaux savent combien il est difficile de la détruire. La littérature continuera de foisonner, aussi longtemps qu’elle possédera une certaine endurance et une certaine ruse, la capacité de se concentrer, une certaine obstination et une bonne mémoire. Ce sont, vous vous en souvenez, les qualités du véritable analphabète : peut-être est-ce lui qui aura le dernier mot, car il n’a pas besoin d’autres médias que la bouche et l’oreille21.

J’ai dit que je voulais lire ensemble Médiocrité et folie et Requiem pour une femme romantique. Je vais donc maintenant revenir à Augusta Bussmann et aux romantiques. Il y a une chose très frappante quand on parle des romantiques, c’est la présence des femmes. Celles-ci font partie de cet ensemble « les romantiques ». Je voudrais citer, pour faire sentir l’exceptionnalité de ce phénomène, un extrait d’un petit livre récent, Promenade sur Marx. Valérie Lefebvre-Faucher, éditrice, y fait part de ses colères à chaque fois qu’elle découvre, à côté d’écrivains célèbres, des femmes qui écrivent. Ces femmes sont souvent l’épouse, la sœur, l’amante ou la mère d’un homme connu. Je me permets de citer ce « petit livre rouge » un peu longuement :

Je suis en colère contre moi-même (et contre quelques institutions littéraires) pour la même raison à intervalles réguliers. L’été avant le début de cette promenade, par exemple, Marie-Eveline Belinga m’a fait lire Suzanne Césaire. Je ne la connaissais pas. Comme étudiante en littérature, j’ai adoré Césaire, Aimé, je veux dire ; j’ai appris le début de Cahier d’un retour au pays natal par cœur parce que ça se crie si bien ; je reviens encore à lui pour réfléchir à la décolonisation dans des contextes différents, comme pour parler de littérature québécoise ou de féminisme. Mais je ne savais même pas que son épouse écrivait. Personne ne nous enseigne ça, à la base, que les femmes écrivent. Personne ne nous dit jamais oh ! et en passant saviez-vous que Suzanne Césaire ne se contentait pas de tenir salon ? C’était une éditrice engagée, une écrivaine perspicace et courageuse (comme le montrent ses quelques textes parvenus jusqu’à nous malgré les obstacles coloniaux à la diffusion de la littérature francophone). Quelques jours plus tard, Stéphane Martelly m’a expliqué à quel point l’œuvre de Mireille Neptune Anglade était marquante. Moi qui ai travaillé avec son spectaculaire mari, je ne me suis

20

Ibidem, p. 83.

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jamais douté de rien. Mais je connais ce principe ; comme éditrice, je suis entrainée à chercher les écrivaines oubliées (qu’on trouve massivement chez les maîtresses d’écrivains pas oubliés du tout). Moi je devrais savoir, je devrais avoir eu la curiosité, je devrais avoir lu Mireille Neptune Anglade et Suzanne Césaire. Vous pourriez en tout temps me demander qui est ma dernière colère, je vous parlerais d’une écrivaine qui avait échappé à mon radar et je parie que vous feriez des découvertes22.

Valérie Lefebvre-Faucher propose, pour le coup, un texte sur les filles de Karl Marx : Jenny, Laura et Eleanor étaient des « érudites, polyglottes, militantes convaincues ». Elles ont édité et traduit quantité de texte de Marx et de leurs proches. Eleanor Marx notamment était une socialiste et féministe très influente dans le monde anglophone. Elle a écrit plusieurs textes sur la condition des ouvrières. Valérie Lefebvre-Faucher termine son texte en évoquant ces images fixes de Marx et Engels, « seuls et imperturbés »23, deux figures masculines et solitaires, alors que la contestation chez les Marx était bien plus riche : toute la vie y était comprise. Elle évoque « un clan, une école, une plaque tournante » :

Mais ce qui étonne tout de même c’est le portrait de Karl seul dans son cadre. Marx, c’était aussi le nom de toute une bande. Une bande joyeuse, solidaire, drôle et idéaliste, passionnée de littérature et tenant tête à toutes les autorités. Une bande féministe. Pourquoi tenons-nous tant à cette image du grand homme seul dans son cadre ?24

Par contraste, il apparaît que, dans le « clan romantique », les femmes ont mieux traversé les siècles. Autour de Clemens Brentano, il y a de nombreuses femmes connues : sa grand-mère, Sophie la Roche, sa première femme, Sophie Mereau, qui publiait dans la revue de Schiller et était une amie de Schlegel et de Goethe. Mais il y en a quantité d’autres : sa sœur, Bettine von Arnim, figure très connue de la culture allemande. Cette femme était indépendante, une mondaine, une écrivaine et une socialiste importante. Elle a notamment rencontré Marx. Il y a aussi son amie Charlotte von Seebach (romancière, autrice de plus de 30 romans et histoires courtes et d’un recueil de poèmes), Charlotte von Stein (figure très importante dans les vies de Goethe, Herder et Schiller), Marie d’Agoult (dite Daniel Stern), une nièce d’Augusta Bussmann, femme de lettres, autrice d’une Histoire de la Révolution de 1848. Et d’un Essai sur la liberté. (Elle a vécu longtemps avec Franz Liszt). On peut dire que, quand on pense aux romantiques, on sait qu’il y avait des femmes. Ce sont des figures qui ont traversé le temps en tant qu’écrivaines25. Pourquoi est-ce que le « clan romantique » apparaît si bien constitué ? Parce qu’on parle d’amour et de sentiments ? Il faudrait faire une hypothèse à la Vinciane Despret : oui, il y a des femmes parce que parler d’amour autorise à faire entendre d’autres voix et à

22

Valérie Lefebvre-Faucher, Promenade sur Marx, Montréal, Les éditions remue-ménage, coll. « micro r-m », 2020, p. 21-22.

23

Ibidem, p. 71.

24

Ibidem, p. 70.

25

On peut aussi se dire que le prix à payer pour l’existence sur le temps long de ces figures féminines s’est révélé être très éleve puisque ces figures d’homme seuls dans leur cadre, ceux-là qu’évoque Valérie Lefebvre-Faucher, sont des figures typiquement romantiques – il y a là une contradiction que je dois encore creuser.

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prendre des chemins nouveaux. Exprimer la sensiblerie autorise à sortir des sentiers connus26.

Je continue sur la question des femmes. Pour raconter l’invention terrible de l’amour absolu et du divorce, Enzensberger ne choisit pas n’importe quelle femme. Il rassemble les lettres d’Augusta Bussmann qui n’était pas une écrivaine, qui était une femme impossible. Elle était insupportable, orgueilleuse, désagréable, expansive, dépensière et extravagante27. En un mot elle était, je le cite, « la parfaite hystérique ». C’est cette femme, ce caractère, qu’Enzensberger met en lumière. Il choisit de prendre le parti de cette femme qui ne se laissait pas faire. Enzensberger fait le récit d’une volonté qui ne s’éteint pas :

[…] chère Augusta, vous avez toujours eu parfaitement conscience de ce que vous faisiez. C’est une chose digne d’être relevée. Passablement seule, entourée de cette meute, vous avez, avec vos dix-sept ans, su résister longtemps. La tentation de donner raison à votre entourage a dû être grande chez vous. Il vous était plus facile de douter de vous que de la bonne volonté de l’homme que vous aimiez. Et c’est ainsi que vous n’avez cessé de consentir à donner les marques de soumission qu’on réclamait de vous. Malgré tout, votre nature a été plus forte que vos intentions ; vous n’êtes pas parvenue à éteindre votre volonté. De là ces oscillations que personne ne comprenait ; un jour vous vous abaissiez jusqu’au masochisme, mais ensuite quelque chose d’indomptable renaissait en vous, quelque chose qui ne se laissait pas briser, où les autres voyaient de la hauteur, de la dissimulation, de l’arrogance. Entre les deux, ces jours, ces semaines, ces mois d’armistice, remplis de votre silence éloquent. Il prouve que vous ne cessiez d’être reprise par lui. Pendant la nuit, Clemens oubliait ses anathèmes ; le diable qui lui faisait peur logeait en lui. Après le combat à outrance, la réconciliation : « le lit d’amour – la tombe »28.

Vos actes témoignent d’une rare indépendance d’esprit ; il est presque miraculeux que vous ne vous soyez pas laissé intimidé29.

Les romantiques voulaient réconcilier la vie et la poésie. Ils ne voulaient plus d’un écart entre l’art et la vie : la vie et la poésie devaient être la même chose. Là-dessus, Enzensberger est lucide. Il dévoile les contradictions du milieu romantique puisque celui-ci jugeait et méprisait Augusta Bussmann. Mais c’est à propos de Clemens Brentano qu’il est le plus critique. Il loue son talent, ses écrits qui « restent vivants même aujourd’hui »30 mais en fait un portrait peu élogieux :

Démuni comme il l’était, mais en même temps sûr d’avoir raison, traqué, irréfléchi, aveuglé … ce même Brentano a écrit un poème qui, si on savait le lire, dit peut-être toute la vérité de votre aventure : Désespérer de l’amour dans l’amour même. Il avait le don de métamorphoser un

26

Est-ce qu’il faut faire une hypothèse du type : pour exprimer l’amour il faut être deux ? Je ne sais pas, je ne la sens pas cette hypothèse.

27

Hans-Magnus Enzensberger, Requiem pour une femme romantique, op. cit., p. 172.

28

Ibidem, p. 232.

29

Ibidem, p. 235.

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combat trivial en noble poésie ; il s’entendait, devait s’entendre à cela pour survivre ; il lui fallait séparer ce que lui et ses pareils avaient voulu unir. La poésie était une chose, la vie réelle en était une autre31.

On voit ici qu’Enzensberger complique terriblement le rêve romantique. Il ne doute pas de sa faisabilité mais il en mesure le juste prix. Et c’est Augusta Bussmann qui en donne la mesure. En effet, il en va tout autrement pour elle. Augusta Bussmann a pris les autrices et auteurs romantiques « au mot » : il n’y avait pour elle pas d’écart entre l’amour et la littérature. Elle est, pour Enzensberger, la seule vraie femme romantique et cela lui a coûté la vie. Elle se suicide le 17 avril 1832, à l’âge de 41 ans quand tout semble aller pour le mieux. Quand elle a des enfants, un mari et une maison et que ses proches sont heureux de la vie qu’elle mène. Augusta est une figure tragique de l’Eigensinn, une figure tragique de l’autodétermination.

Je voudrais m’arrêter sur ce suicide. L’invention radicale de l’amour et du divorce est marquée par la mort d’une femme. Quand bien même il s’agit d’un suicide, je ne peux pas m’empêcher d’y voir une grande violence. D’une part, si on accepte de voir dans cette histoire une histoire paradigmatique de celles que nous connaissons toutes et tous autour de nous, alors cette mort exacerbe et rend visible la banalité de la violence dans l’amour et de la mort dans la violence conjugale. D’autre part, cette mort dit quelque chose de la ténacité romantique. Augusta Bussmann ne s’est pas résolue à la vie bourgeoise, elle a tenu tant qu’elle a pu mais il y avait quelque chose d’irrépressible en elle qui faisait passer sa vie dans la poésie. Ce résidu romantique à fini par refaire surface et à l’envahir complètement. Mais cette mort comprise comme violence éclaire d’une lumière tout de même particulière ce désir romantique. Cette mort dit quelque chose de cette littérature « pour quelques-uns », de cette volonté de vivre sans écart. La culture ici est prise par son bout le plus violent, comme si cette mauvaise herbe pouvait aussi être effroyablement toxique.

C’était mon premier temps. Montrer comment Requiem pour une femme romantique dit quelque chose du résidu littéraire au fond du verre ; essayer de penser au maximum le versant romantique de l’axe du façonnement. Je vais maintenant m’intéresser à l’eau opaque du verre.

Un ami, Jonathan Soskin, a décrit un jour les trous que laissent les écrivains et écrivaines dans leurs textes : ces trous dans la lecture incitent l’imagination à se mettre au travail. Il me semble qu’Enzensberger, lui aussi, laisse des trous dans ses textes, des trous dans lesquels on peut penser. En cela, c’est vraiment un très bon théoricien-littéraire.

L’eau opaque et littérarisation des conditions de vie

Je vous le disais tout à l’heure, il me semble qu’Enzensberger décrit précisément l’état de notre société32. Enzensberger décrit une société dans laquelle l’institution littéraire s’est diluée, dans laquelle vivent des analphabètes

31

Ibidem, p. 236.

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secondaires contents d’eux-mêmes et des quelques-uns-mauvaises-herbes contents d’eux-mêmes également.

La littérature est maintenant partout, dit Enzensberger. Je le cite un peu longuement, puis je vais travailler cette citation morceau par morceau :

La poésie s’étale maintenant partout, dans les manchettes des journaux, la musique pop, la publicité, et que sa qualité laisse à désirer ne fait rien à l’affaire. Le cinéma, toutes sortes de thérapies, la mode, la musique, l’action politique, les sectes et les cultures underground, le spectacle extravagant qu’offrent les rues de nos métropoles, inventent des sentiments inconnus jusqu’ici, de nouvelles formes de perception33. En ce sens, la littérature est victime de la socialisation. Elle n’est pas arrivée à son terme ; elle est partout. La socialisation de la littérature a également entraîné la littérarisation de la société, mais c’est là un autre thème, et peut-être trop important pour laisser les écrivains le traiter. Il leur reste – et cela, personne ne peut le leur disputer – le dépôt au fond du verre34. Premièrement, la dissolution de la littérature – qu’Enzensberger appelle aussi la socialisation de la littérature – a entrainé en retour la littérarisation de la société. Par « socialisation » Enzensberger reprend l’idée marxienne de la « socialisation du travail ». Marx espérait que se démocratise l’accès aux outils de production et constatait que le travail ne cesse de rendre les hommes interdépendants. A défaut d’une « socialisation du travail » il y a bien eu, dit Enzensberger, une socialisation de la littérature : elle est aujourd’hui accessible à tout un chacun et elle est corrélée intimement (voire, elle est absolument dépendante) de « l’interpénétration de notre travail avec le travail d’autres hommes »35. La littérature diluée est présente dans chacune des interactions de notre société industrielle : on ne cesse d’écrire, de lire, de publier mais aussi de déchiffrer, de reconnaitre, de raconter et de trier. L’eau opaque, celle dans laquelle nous baignons depuis les années 1980, c’est donc la littérarisation des conditions de vie.

Il faut donc produire une analyse des pratiques littéraires qui se déroulent dans une société littérarisée. La littérature est maintenant partout, elle continue de façonner, même sous une forme méconnaissable. Elle nous façonne nous, analphabètes secondaires. La tâche de la littérature a consisté « à inventer et à produire une sensibilité et des sentiments historiques nouveaux »36 et cette tâche continue d’être remplie. C’est ce que fait la poésie dans les journaux, la musique, les rues : elle invente des sentiments nouveaux et de nouvelles formes de perceptions. La littérature dissolue continue de produire des « réalisations durables et subtiles »37.

Ce qui m’intéresse ici, c’est de ressaisir l’intensité du sentiment. Je vous le disais tout au début, il y a une sorte d’analogie entre la dissolution de

33

Hans Magnus Enzensberger, « La littérature comme institution ou l’effet Alka-Seltzer », p. 62.

34

Ibidem, p. 62-63.

35

Ibidem, p. 62.

36

Ibidem, p. 57.

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l’institution littéraire et la massification de l’amour « en millions de souffrances ». On peut penser cette analogie en reprenant la question de l’écart. Les romantiques voulaient vivre sans écart entre la vie et la poésie. Et bien, les analphabètes secondaires aussi vivent sans écart entre la vie et la poésie. Certes, ce n’est pas la même vie et pas la même poésie, mais le façonnement qui s’opère me semble être semblable. Enzensberger pense presque côté à côté les commentaires, conseils, ragots et plaintes qui portaient sur Augusta Bussmann et Clemens Brentano et les commentaires, conseils, ragots et plaintes que s’échangent Zaza, Helga et Bruno. Leurs pratiques – donc nos pratiques – sont de part en part littérarisées.

Si je reprends le fil du langage, à travers ce séminaire, on a vu qu’Adorno revendiquait l’acquisition d’un langage, un langage « extrait » ou « sauvé » de l’industrie culturelle, un langage qui échappe à l’industrie culturelle et lui résiste. Dans le Baukasten, il est question de saisir la réalité à travers des outils médiatiques nouveaux (qui agissent aussi sur la perception). Il s’agit presque de créer un langage-outil. Mais dans les années 1980, quelque chose a changé. La littérarisation des conditions de vie ne permet plus de penser « le langage » comme quelque chose de séparé qui permette de saisir la réalité. Ensenberger ne s’intéresse pas au langage : dans sa vision politique de la littérature, il n’est ni efficace ni nécessaire de chercher « le bon langage ». Il n’y a plus de langage à trouver qui permette de « saisir » la réalité. Enzensberger procède (à mon avis à l’inverse complètement de Negt et Kluge) à une analyse des pratiques et d’un milieu. Les romantiques voulaient vivre sans écart entre la poésie et la vie, on peut dire que les analphabètes secondaires, eux aussi, vivent sans écart. Il y a un continuum très fort entre ces deux pôles : celui de l’expérience, pris une fois par son bout radical et mortel, une autre fois par son bout envahissant et analphabète.

Mais il y a bien une chose qu’Enzensberger ne veut pas penser, c’est une littérature politique d’aujourd’hui. Ce que j’appellerais, avec Justine Huppe et Alievtina Hervy, une littérature analphabète ; une littérature engagée qui tiendrait compte des rapports de productions d’aujourd’hui. Un modèle de cette littérature est la littérature embarquée, telle que définie par Justine Huppe. Dans cette littérature, les écrivains et écrivaines s’emparent de ces difficiles questions de liberté et d’écart. Ce n’est pas un thème trop compliqué pour eux. Ils pensent les questions de production, jouent avec les limites, impasses et médiocrités qu’entraine notre société. Mais on peut encore retordre le fil vers Enzensberger et poser une autre question, celle de la pensée analphabète. Cela permet de poser la question : comment faire de la théorie aujourd’hui, en tant qu’analphabète secondaire ?

Ce que je voudrais encore ajouter :

5/ il y a plein de liens à faire entre les « mythes de gauche » et les romantiques. Lacoue-Labarthe et Nancy mettent en évidence, chez les premiers romantiques : 1) la volonté de créer un mythe, 2) la production, « La pensée du « genre

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littéraire » concerna donc moins la production de la chose littéraire que la production, absolument parlant. 3) la théorie, « la théorie elle-même comme littérature ou, cela revient au même, la littérature se produisant en produisant sa propre théorie ».

La question : que faire (et qui fait) avec la littérarisation de la société ?

1/ Qui parle ? Enzensberger fait entendre des voix de femmes : les filles Hammerstein, Une femme à Berlin, la vieille Josephine, Augusta Bussmann. Avec Augusta Bussmann, on a une conscience opprimée, une conscience qui se débat, qui ne se laisse pas faire. Bussmann avait le désir de vivre une vie terrible et en avait une conscience très aigüe. Comme le dit bell Hooks, la conscience opprimée à conscience d’elle-même. Vision du monde oppositionnelle. Enzensberger est assez « juste » dans sa manière de se féminiser. Contrairement à Barthes qui appauvrit la pauvreté.

3/ Entre la position de Negt et Kluge et celle d’Enzensberger il semble y avoir, sur ce point-là, une différence importante. Je reprends ici ce que Jeremy Hamers a présenté lors de sa séance. Negt et Kluge constatent que, pour créer un espace public oppositionnel, les masse ou les groupes subalternes se saisissent d’un langage qui n’est pas le leur mais qui est le langage des dominants. Comme l’expliquait Jeremy Hamers, reprendre ou imiter le langage dominant est une « tentative de saisir la réalité ». Tout groupe subalterne qui s’exprime le fait avec un langage qui n’est pas le sien et se retrouve donc dans une situation ambigüe et contradictoire. Pour Negt et Kluge, il s’agit d’une « voie juste pour appréhender la réalité » mais une voie qui a recours à une version simplifiée du monde, une vision « irréaliste et idéologique »38. Le langage est ici pensé comme un outil de lutte (qui n’est jamais le seul outil activé). Le langage permet une inscription dans le monde tel qu’il est, même si cette inscription est ambigüe.

38

Negt et Kluge, p. 87, cité par Jeremy Hamers, « La Comme n’est pas morte. » Peter

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