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Frontières en métamorphose : le prologue et l’épilogue des Métamorphoses d’Ovide

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Academic year: 2021

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Frontières en métamorphose : le prologue et l’épilogue

des Métamorphoses d’Ovide

In noua fert animus mutatas dicere formas corpora ; di, coeptis, nam uos mutastis et illa, adspirate meis primaque ab origine mundi ad mea perpetuum deducite tempora carmen.1 Iamque opus exegi quod nec Iouis ira nec ignis nec poterit ferrum nec edax abolere uetustas. Cum uolet, illa dies, quae nil nisi corporis huius ius habet, incerti spatium mihi finiat aeui ; parte tamen meliore mei super alta perennis astra ferar nomenque erit indelebile nostrum ; quaque patet domitis Romana potentia terris, ore legar populi perque omnia saecula fama, siquid habent ueri uatum praesagia, uiuam.2

Le prologue et l’épilogue des Métamorphoses partagent avec quelques autres grands textes liminaires et conclusifs — tels les premiers et les derniers mots d’À la recherche du temps perdu — une aura doublement trompeuse de familiarité et de mystère que la multitude des analyses et des réécritures suscitées par eux au fil des siècles ne fait que renforcer. C’est cette aura que nous voudrions interroger ici, car elle nous semble être en rapport direct avec la nature même du poème d’Ovide. En effet, ce début et cette fin, avec les surprises qu’ils réservent au lecteur, constituent à eux seuls une définition et même une représentation en miniature de l’œuvre : comme elle, ils jouent avec la notion de frontière et, ce faisant, inventent sous nos yeux une forme poétique conçue à l’image de son objet, cette spécularité permettant au « je » qui s’exprime dans ces vers de mettre en scène la naissance, le développement et le sens de sa propre vocation.

« Les contours indistincts » : le jeu avec la notion de

frontière

1 « Mon esprit me porte à dire les formes métamorphosées en corps nouveaux ; dieux, inspirez

mon entreprise — car vous l’avez métamorphosée aussi — et, depuis la première origine du monde jusqu’à mon époque, accompagnez ce poème continu. » Nous adoptons pour le v. 2 la variante illa, défendue par E. J. Kenney, « Ovidius prooemians », Proceedings of the Cambridge

Philological Society, 22, 1976, p. 46-50. Nous proposons ici, pour les extraits des Métamorphoses,

une traduction personnelle aussi littérale que possible.

2 « Et maintenant, j’ai achevé une œuvre que ni la colère de Jupiter, ni le feu, ni le fer, ni le temps

vorace ne pourront détruire. Quand il le voudra, que ce jour qui n’a de droits que sur mon corps mette un terme à la durée incertaine de ma vie : dans la meilleure partie de moi-même, cependant, je serai transporté, immortel, très haut au-dessus des astres, et mon nom sera impérissable. Aussi loin que s’étend, sur les terres domptées, la puissance romaine, je serai lu par la voix du peuple et pour tous les siècles, c’est par ma gloire que, si les prédictions des poètes comportent quelque vérité, je vivrai. »

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Prenant pour sujet la métamorphose, c’est-à-dire la fragilité et la mobilité des frontières (entre les éléments, les règnes, les espèces), le poème ovidien est doté, en vertu d’une adéquation de la forme au contenu qui, nous le verrons, est l’une de ses caractéristiques majeures, d’une exceptionnelle capacité à « figurer son enveloppe » et à « représenter ses limites »3, mais des limites délibérément floues ou, comme l’écrit I. Calvino, des « contours indistincts »4. L’expression, particulièrement juste à propos des passages consacrés à la métamorphose, l’est aussi pour ces « contours » du poème que sont le prologue et l’épilogue : l’observation de ces deux passages montre que les Métamorphoses jouent à subvertir de l’intérieur, tout en les utilisant, les délimitations conventionnelles de l’œuvre littéraire.

Un prooemium a pour rôle, avant tout, d’ouvrir l’œuvre, c’est-à-dire de mettre en œuvre le passage du silence à une parole qui, avant lui, n’existait pas. Or, l’ouverture des Métamorphoses donne au contraire au lecteur l’impression qu’il pénètre, par une autorisation spéciale et précieuse de l’auteur, dans une œuvre en quelque sorte déjà ouverte, vivante et en mouvement. Cette impression est en partie due au fait que le premier vers s’ouvre sur une préposition, qui plus est sur celle qui, par excellence, suggère le développement d’une trajectoire. Elle tient également à une écriture qui multiplie, notamment à travers les formes verbales, les images du mouvement : le verbe fert suggère très concrètement une impulsion originelle ; les formes mutatas et mutastis définissent un poème du changement ; pensons également à l’image respiratoire contenue dans aspirate ou encore au geste d’étirement évoqué par deducite. À la force de ces images s’ajoute l’homogénéité substantielle des quatre vers, tout en rejets, contre-rejets et disjonctions (noua… corpora, mutatas… formas, coeptis… meis, prima… origine,

mea… tempora, perpetuum… carmen) qui tissent autant de liens internes. La

naissance du poème apparaît ainsi comme la continuation d’une dynamique puissante, et ce d’autant plus qu’Ovide y fait allusion à ses œuvres précédentes, et en particulier aux vers liminaires de la première élégie des Amours5 : ces vers font

apparaître les Métamorphoses comme un projet formé très tôt, mais longtemps différé par une volonté divine — si ce n’est que le carmen perpetuum ovidien ne chante pas, ou si peu, « les armes et la violence des guerres ». Par ailleurs, ce passage des Amours s’inspire entre autres du début de la sixième églogue de Virgile6, qui influencera également, mais dans une tout autre perspective — nous

3 A. Deremetz, Le Miroir des Muses — Poétiques de la réflexivité à Rome, Villeneuve d’Ascq,

Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 73.

4 « Gli indistinti confini » est le titre de sa préface à l’édition italienne des Métamorphoses (Turin,

Einaudi, 1979).

5 Arma graui numero uiolentaque bella parabam / edere, materia conueniente modis. / Par erat inferior uersus ; risisse Cupido / dicitur atque unum surripuisse pedem. « J’allais chanter, sur le

rythme héroïque, les armes, la fureur des combats ; au sujet convenait le mètre : le second vers du poème était égal au premier. On dit que Cupidon se mit à rire et qu’il y retrancha furtivement un pied. » (Amours, I, 1, texte établi et traduit par H. Bornecque, cinquième tirage revu et corrigé par H. Le Bonniec, Les Belles Lettres, 1989).

6 Cum canerem reges et proelia, Cynthius aurem / uellit et admonuit : Pastorem, Tityre, pinguis / pascere oportet oues, deductum dicere carmen. « Alors que je voulais chanter les rois et les

combats, le dieu du Cynthe me tira l’oreille et m’admonesta : “un berger, Tityre, doit engraisser des moutons, mais étirer un chant menu.” » (Bucoliques, VI, 3-5, trad. E. de Saint-Denis, cinquième tirage, Les Belles Lettres, 1992).

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y reviendrons —, le prooemium des Métamorphoses. Dans ce jeu croisé de renvois transparaît la profonde unité de l’œuvre ovidienne. Si ce prologue joue son rôle, ce n’est donc pas dans la perspective d’un avènement ex nihilo de la parole poétique, mais dans celle d’une continuation de cette parole : loin de s’appesantir sur le geste d’ouverture lui-même, le poète nous entraîne immédiatement dans un univers déjà organiquement structuré. C’est sans doute la raison pour laquelle la légèreté et le dynamisme semblent ici primer sur l’habituelle solennité des prologues ; la grandeur, la majesté et l’émotion ne sont pourtant pas absentes7, mais elles sont utilisées d’une manière inédite. En effet, si les poètes ouvrent en général leurs œuvres sur une déclaration d’humilité, associée à la reconnaissance de la toute-puissance divine, Ovide fait tout le contraire ici, ce qui représente une double provocation. D’une part, loin de se montrer humble, il affirme immédiatement le caractère novateur de son poème à travers l’adjectif

noua, qui le place sous le signe de la nouveauté, d’autant plus que le rejet du mot corpora laisse, un temps, planer le doute sur l’objet nouveau dont il est question :

ne peut-on attendre carmina, surtout si l’on a en tête l’expression virgilienne (deductum) dicere carmen, qu’Ovide reprendra d’ailleurs plus loin en uariatio ? Retardant l’introduction des deux substantifs indiquant le sujet du poème (ils viendront d’ailleurs l’un immédiatement après l’autre, au tournant du uersus :

formas / corpora), Ovide met en avant l’innovation (noua), le mouvement (fert),

l’esprit (animus) et le changement (mutatas) : c’est ici un univers plus qu’un objet qui, avec une très grande force, est posé. Il l’est, certes, avec solennité, mais celle-ci soutient l’idée que cette œuvre, si elle s’inscrit de manière profondément dynamique dans une continuité, constitue aussi un acte radical de création. L’orgueil de cette conscience d’un renouvellement total de l’expression poétique se ressent en particulier dans l’expression coeptis… meis, placée au centre même du passage et dotée d’une exceptionnelle force rhétorique et émotionnelle par le fait que les deux mots sont placés avant une coupe penthémimère doublée d’une pause syntaxique (ce qui permet une lecture verticale de l’expression). L’apparition du mot meis, ainsi mise en scène de manière presque théâtrale, contribue à atténuer l’effet du uos du vers précédent, et c’est la seconde provocation du prologue des Métamorphoses : dans ces vers, l’adresse aux dieux, élément traditionnel du prologue, est bien présente, mais insolemment détournée. En effet, ce ne sont pas eux qui sont la source de la création poétique, puisque celle-ci n’est due qu’à la force de l’esprit (fert animus), et, s’il faut bien faire appel à eux (par une concession que suggère la parenthèse nam uos mutastis et

illa), c’est au poète seul (meis) qu’appartient l’entreprise poétique (coeptis). Cette

nouvelle hiérarchisation, par laquelle Ovide s’inscrit dans une filiation hésiodique

7 L’écriture métrique contribue à une impression générale d’ampleur et d’exaltation : pensons

notamment aux rejets, contre-rejets et disjonctions évoqués plus haut, qui dénotent un style élevé, ou à la mise en valeur métrique de certains mots particulièrement significatifs (tels l’anapeste

animus, le molosse mutatas ou le monosyllabe di, qui, tous, occupent dans le vers des positions

stratégiques). Le vers 3 est particulièrement travaillé en ce sens : s’ouvrant sur l’image même du « souffle » (adspirate) et se terminant (sans se terminer vraiment, puisque primaqu(e) ab origine

mundi constitue un contre-rejet) par une image cosmique (mundi), il est marqué par une forte

coïncidence entre ictus métriques et accents de mots, qui souligne la cadence, par deux partages trochaïques des brèves (entre adspirate et meis et entre primaqu(e) ab et origine), facteurs d’accélération et d’émotion, et par un dessin rythmique (SDSD-DS) qui, évoquant un début d’asclépiade, donc une filiation avec la métrique éolienne, est porteur de lyrisme.

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plutôt qu’homérique et virgilienne8, peut se lire dans l’apparente désinvolture de

la parenthèse, en particulier dans ce et ambigu qui peut faire apparaître les dieux comme de simples adjuvants ; elle se lit aussi dans le rôle ambivalent que le poète confère, en deux verbes impérieux, aux dieux dans l’inspiration (adspirate) et le déroulement (deducite) de son œuvre. Ici, la parole des dieux est absorbée, voire éclipsée par celle du poète, qui, en en faisant son alliée docile, se pare d’une aura quasi divine9.

La liberté souveraine et insolente qui caractérise le prooemium des

Métamorphoses10 se retrouve dans l’épilogue, qui joue à son tour avec les codes et les traditions et remplit sa fonction tout en la détournant. Si le prologue est moins un commencement qu’une continuation — certes doublée d’un renouveau poétique radical —, les derniers vers, bien qu’ils s’ouvrent sur l’idée d’achèvement (Iamque opus exegi...), inaugurent un nouveau chapitre de l’aventure poétique. Là encore, nous sommes en présence d’un brouillage volontaire des frontières, aussi poreuses et insaisissables quand il s’agit de clore l’œuvre qu’à son début.

Cette indistinction des contours peut être mise en relation avec la propension du poème ovidien à multiplier, en particulier dans le livre XV, les passages faussements conclusifs. Il en est ainsi du discours de Pythagore11, qui, fondé sur l’idée que le temps transforme et détruit tout ce que l’on croyait immuable, semble délivrer rétrospectivement la matrice narrative et le soubassement philosophique du projet d’Ovide. De fait, il existe une profonde affinité entre le philosophe voyageur, habité par Apollon, et le poète inspiré des

Métamorphoses12, mais aussi entre la « contiguïté universelle »13 qui préside à l’univers décrit par Pythagore et le monde des transformations ovidiennes14, porté par une effusion poétique qui efface toutes les frontières. Mais, outre sa disposition incongrue, qui fait intervenir le logos après le muthos15, suggérant l’existence d’une contradiction au moins partielle entre le principe et ce qui est

8 Cf. J. Fabre-Serris, Mythe et Poésie dans les Métamorphoses d’Ovide : fonctions et significations de la mythologie dans la Rome augustéenne, Klincksieck, 1995, p. 41-43.

9 Comme l’écrit J. Fabre-Serris, « l’invocation adressée aux dieux dans le prooemium a, par

anticipation, un effet secondaire : celui d’auréoler le texte des Métamorphoses, à commencer par sa cosmogonie, de la dignité de la parole divine. Prudence ou impertinence…, c’est déjà opposer implicitement la parole du Poète, garantie par l’inspiration des dieux, à celle du Prince. » (ibid., p. 43).

10 Qu’a bien rendue, dans sa retractatio, le poète anglais T. Hughes : « Maintenant je suis prêt à

dire comment les corps / Se sont changés en d’autres corps. / Je convoque les êtres surnaturels / Qui ont d’abord donné / Aux métamorphoses / Le visage de la vie. / Vous l’avez fait pour vous divertir : / Descendez une fois encore, je vous en prie, pour de nouveau / Ranimer ces merveilles ! / Révélez exactement / Comment elles ont été accomplies / Depuis l’origine / Jusqu’à ce jour. » (Contes d’Ovide, Phébus, 2002, p. 21).

11 Mét., XV, 75-478.

12 Cf. notamment A. Deremetz, op. cit., p. 133-134.

13 L’expression est empruntée au titre d’un article d’I. Calvino, « Ovide et la contiguïté

universelle » (1979), publié dans La Machine littérature : essais, Seuil, 1984, « Pierres Vives », p. 119-130.

14 Cf. A. Barchiesi, « Voci e istanze narrative nelle Metamorfosi di Ovidio » (Materiali e Discussioni per l’analisi dei testi classici, 23, 1989, p. 55-97), p. 73.

15 Cf. J.-P. Néraudau, Ovide ou les Dissidences du poète — Métamorphoses, livre 15, Hystrix,

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censé l’illustrer, la longue profession de foi de Pythagore, ce philosophe qui ne croit pas aux métamorphoses et n’a pas été cru lui-même16, ne concerne pas la métamorphose, transformation d’une enveloppe corporelle à l’intérieur de laquelle l’âme demeure souvent identique, mais la métempsycose, itinéraire de l’âme immortelle habitant successivement différents corps17. Loin d’apporter rétroactivement une explication philosophique aux métamorphoses, ce qui ferait de lui un motif potentiellement conclusif, le discours de Pythagore réoriente in

extremis le propos et « semble recommencer l’ensemble des Métamorphoses »18.

D’autres passages créent chez le lecteur une attente et une surprise de même nature : par exemple le mythe du phénix19, qui, comme l’épilogue, paraît délivrer une image accomplie à la fois du génie poétique et de la victoire de celui-ci sur le temps, mais qui s’accompagne d’un retour cyclique à l’identique incompatible avec l’idée ovidienne de métamorphose ; ou la double évocation de l’apothéose d’Auguste20, qui, répondant en apparence au programme chronologique annoncé dans le prologue (ad mea… tempora) et associée à une invocation aux dieux, paraît correspondre à l’adresse initiale21, mais qui reste ironiquement elliptique. Ces silhouettes — le philosophe, l’oiseau merveilleux, le Prince — et toutes celles qui, comme elles, semblent suffisamment sublimes pour surplomber le poème et en porter la conclusion, s’avèrent, les unes après les autres, insuffisantes, et le caractère déceptif de tels passages se communique insensiblement à la véritable conclusion qui, lorsqu’elle advient, suscite d’abord chez le lecteur une hésitation.

Pourtant, l’épilogue des Métamorphoses met en œuvre des codes littéraires dont la présence signale indubitablement la fin du poème. En effet, Ovide s’inspire ici d’une longue tradition, inaugurée par la sixième Pythique de Pindare et le Timée de Platon et revivifiée à Rome, entre autres, par Horace22 et Properce23, qui est celle du poème-monument, invulnérable à l’action destructrice

16 Mét., XV, 359 et XV, 73-74. 17 Mét., XV, 156-172.

18 J.-P. Néraudau, op. cit., p. 68. Plus loin (ibid., p. 94), J.-P. Néraudau ajoute : « le miroir où les Métamorphoses devraient se refléter en miniature n’est pas déformant : bien pis, il ne renvoie rien

de l’image placée devant lui. »

19 Mét., XV, 392-407.

20 Mét., XV, 838-839 et 868-870.

21 Di, precor… (Mét., XV, 861) ; … di, coeptis… (Mét., I, 2).

22 Odes, III, 30, 1-9 : Exegi monumentum aere perennius / regalique situ pyramidum altius, / quod non imber edax, non Aquilo impotens, / possit diruere aut innumerabilis / annorum series et fuga temporum. / Non omnis moriar multaque pars mei / uitabit Libitinam ; usque ego postera / crescam laude recens, dum Capitolium / scandet cum tacita uirgine pontifex. « J’ai achevé un

monument plus durable que le bronze, plus haut que la décrépitude des royales Pyramides, et que ne sauraient détruire ni la pluie rongeuse, ni l’Aquilon emporté, ni la chaîne innombrable des ans, ni la fuite des âges. Je ne mourrai pas tout entier, et une bonne partie de mon être sera soustraite à Libitine ; sans cesse je grandirai, toujours jeune par la louange de la postérité, tant que le pontife, avec la vierge silencieuse, montera au Capitole. » (texte établi et traduit par F. Villeneuve, Les Belles Lettres, 1929).

23 Élégies, III, 2, 18-26 : Carmina erunt formae tot monumenta tuae. / Nam neque pyramidum sumptus ad sidera ducti, / nec Iouis Elei caelum imitata domus, / nec Mausolei diues fortuna sepulcri / mortis ab extrema condicione uacant. / Aut illis flamma aut imber subducet honores, / annorum aut ictu, pondere uicta, ruent. / At non ingenio quaesitum nomen ab aeuo / excidet : ingenio stat sine morte decus. « Mes poèmes seront autant de monuments à ta beauté. Car ni les

coûteuses Pyramides élevées jusqu’aux astres, ni la demeure de Jupiter Éléen imitant le ciel, ni la riche fortune du tombeau de Mausole, ne sont exempts de cette condition extrême qu’est la mort :

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du temps et des éléments et capable de rendre immortel son auteur. Il le fait d’emblée avec la solennité qu’implique l’occasion, comme en témoignent l’expression Iamqu(e) opus exegi (avec son unité phonique dactylique à l’entrée du vers et le molosse exegi, dont la lenteur pleine de gravité est soulignée par la coïncidence entre la coupe et une pause syntaxique) puis la répétition nec… nec…

nec… nec…, suggérant les assauts inlassables mais impuissants des forces de

destruction à l’œuvre au cœur même de la vie. Mais Ovide ne s’empare de cette tradition que pour la renouveler et même l’inverser, transformant un motif de clôture en ouverture à l’infini. En effet, l’image classique de l’invulnérabilité de l’opus s’efface très vite derrière l’aventure beaucoup plus singulière de ce « je », déjà présent dans le prologue, qui, à maintes reprises, s’est glissé dans les récits des Métamorphoses, et qui s’accorde ici, sans demander aucun patronage divin (la colère de Jupiter lui-même apparaît impuissante : quod nec Iouis ira…), ce qu’il n’a pas accordé à Auguste lui-même : le récit de sa propre divinisation. Ce ne sont plus la colère de Jupiter (Iouis ira), le feu (ignis), le fer (ferrum) ou la vieillesse (uetustas) qu’il s’agit de vaincre, mais la mort même, qui n’est pas nommée mais évoquée à travers une périphrase (illa dies…), en deux vers frappés comme une épitaphe (on note en particulier l’écho phonique et métrique entre Cum uolet et ius

habet). La majesté qui caractérise l’ensemble du passage se colore alors

d’exaltation en même temps que se dessine un mouvement d’élévation. L’envolée symbolique atteint son sommet dans le vers central de l’épilogue (Parte tamen

meliore mei super alta perennis), où se conjuguent un rythme holodactylique,

propre à suggérer le dynamisme de l’essor, et la présence de la coupe dite « triple a » (trihémimère, trochaïque troisième, hephthémimère), porteuse d’une grande intensité émotionnelle. La puissance et l’enthousiasme qui caractérisaient le

prooemium se retrouvent donc dans l’épilogue, plus longuement développés et

destinés à soutenir le récit de l’apothéose. Ce type de métamorphose a fait l’objet, au cours du poème, de plusieurs récits24 dont nous retrouvons ici certains

éléments, en particulier l’image — d’ailleurs déjà présente chez Horace25 — de la séparation entre le corps, soumis à la mort, et une pars melior vouée à s’élever vers les astres pour y connaître l’immortalité26. Les derniers vers des Métamorphoses comportent aussi des échos verbaux et symboliques d’autres

passages du poème : pensons, par exemple, aux légendes de vol impossible (telles celles de Phaéthon et d’Icare27) ou aux nombreux personnages qui, au terme de la transformation de leur corps, voient eux aussi leur nomen devenir indelebile, et peut-être surtout aux métamorphoses d’Écho et de la Sibylle28, ces deux figures féminines dont la voix, part essentielle de leur identité, survit à la disparition physique et se voit accorder l’éternité, au terme de deux récits que de troublantes

la flamme ou la pluie leur soustrairont leur honneur ou sous les coups des ans ils s’effondreront, par leur masse vaincus. Mais le renom acquis par le génie échappera au temps : pour le génie, la gloire dure sans mourir. » (texte établi et traduit par S. Viarre, Les Belles Lettres, 2005).

24 Mét., VIII, 176-182 (Ariane), IX, 262-273 (Hercule), XIII, 944-963 (Glaucus), XIV, 549-557

(les vaisseaux d’Énée), 600-608 (Énée), 824-828 (Romulus) et 846-851 (Hersilie), XV, 539-546 (Hippolyte) et 844-850 (César).

25 Odes, III, 30, 6-7 : Non omnis moriar multaque pars mei / uitabit Libitinam… (« Je ne mourrai

pas tout entier, et une bonne partie de mon être sera soustraite à Libitine »).

26 Cf., par exemple, les apothéoses d’Hercule et de César (Mét., IX, 262-273 et XV, 844-850). 27 Mét., I, 747-II, 366 et VIII, 183-235.

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ressemblances unissent à la fois entre eux et avec l’épilogue29, comme si les

destins d’Écho et de la Sibylle étaient de ces uatum praesagia annonçant l’immortalité conquise par la voix poétique dans l’épilogue. Celui-ci se colore ainsi de toute une série d’autres récits présents dans le poème, récits qui l’annoncent, mais qu’il dépasse, puisque la métamorphose y est désormais purement métaphorique et n’affecte plus le corpus, ni peut-être même l’anima, mais le génie poétique, cet animus qui portait le poète dans le prooemium — et c’est une résonance de plus entre le prologue et l’épilogue. Ouverts sur le passé du poème, les derniers vers des Métamorphoses le sont aussi vers son avenir, puisque, entièrement écrits au futur et animés d’un souffle prophétique — ils se présentent comme uatum praesagia —, ils dessinent de manière anagrammatique (ueri uatum) puis littérale (uiuam) le destin de leur auteur, à la fois ouvrier et oracle de sa propre apothéose.

Les premiers et les derniers vers des Métamorphoses apparaissent donc comme des interfaces perméables, des lieux d’échanges entre le poème et tout ce qui, en littérature et en particulier dans l’œuvre d’Ovide, le précède et le suit30. Les frontières de l’expression poétique font l’objet d’un jeu sur la notion même de frontière, sur ce que signifie, pour le poète de la métamorphose universelle, commencer et finir. Il en résulte, pour le lecteur, l’impression d’une ouverture totale, aussi bien dans le In noua fert animus… initial, invitation à participer à l’essor d’une parole poétique en mouvement permanent, que dans le uiuam final, qui ne clôt le poème que pour l’ouvrir à l’infini. Ovide affirmera d’ailleurs à plusieurs reprises, dans les Tristes, le caractère inachevé des Métamorphoses31

certes pour le déplorer —, mettant ainsi en évidence une caractéristique fondamentale de son poème.

Valeur programmatique et complexité générique

Le jeu dont le début et la fin des Métamorphoses sont le théâtre est aussi d’ordre générique. En effet, l’une des fonctions d’un prologue, que l’on peut

29 Nous mettons en évidence les plus frappantes de ces ressemblances : Mét., III, 400-401 : nulloque in monte uidetur ; / omnibus auditur ; sonus est qui uiuit in illa. (« elle n’apparaît plus

sur aucune montagne ; mais elle est entendue de tous ; c’est un son qui vit en elle. ») ; Mét., XIV, 152-153 : Vsque adeo mutata ferar ; nullique uidenda, / uoce tamen noscar ; uocem mihi fata

relinquent. (« … oui, ma métamorphose me conduira jusqu’à ce point ; et, quand je ne serai plus

visible pour personne, on me reconnaîtra cependant à ma voix ; la voix, c’est tout ce que les destins me laisseront. ») ; Mét., XV, 875-879 : Parte tamen meliore mei super alta perennis / astra

ferar nomenque erit indelebile nostrum ; / quaque patet domitis Romana potentia terris, / ore legar populi perque omnia saecula fama / siquid habent ueri uatum praesagia, uiuam.

30 Ils se rattachent ainsi à la notion de « paratexte », si l’on donne au préfixe para l’acception

définie par J. Hillis Miller : « Une chose en para n’est pas seulement à la fois des deux côtés de la frontière qui sépare l’intérieur et l’extérieur : elle est aussi la frontière elle-même, l’écran qui fait membrane perméable entre le dedans et le dehors. Elle opère leur confusion, laissant entrer l’intérieur et sortir l’extérieur, elle les divise et les unit. » (« The Critic as Host », in

Deconstruction and Criticism, New York, 1979, p. 129, cité par A. Deremetz, op. cit., p. 73, n. 1). 31 I, 7, II, 555-556 et III, 14, 19-24.

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qualifier de « métatextuelle », est de dessiner pour le lecteur un « horizon d’attente »32 (autre variante de la notion de frontière), c’est-à-dire d’annoncer le sujet de l’œuvre et la manière dont il sera traité, l’épilogue pouvant être destiné à montrer en quoi le contrat ainsi conclu33 a été respecté. Or, là encore, les seuils du poème ovidien remplissent leur rôle et, dans le même temps, le dépassent : vrai commencement et vraie fin — ne serait-ce que parce qu’ils délimitent, au sein de la carrière poétique d’Ovide, l’unique espace voué à l’hexamètre dactylique —, ils sont aussi le lieu où s’affirme une complexité générique nouvelle.

Le prooemium annonce avant tout, et de manière très claire, un sujet : les métamorphoses des corps, In noua […] mutatas formas / corpora. Ici s’énonce la formule matricielle de toutes les transformations du poème, formule véritablement programmatique avec sa structure en chiasme qui place l’ancienne forme (mutatas

formas) au cœur même de la nouvelle (In noua… corpora), comme ce sera si

souvent le cas dans les récits de métamorphoses : pensons à Lycaon gardant, une fois devenu loup, les ueteris […] uestigia formae, à Callisto gémissant de se voir devenue ourse, à Niobé continuant de pleurer sous sa gangue de pierre34 et à tous ces êtres dont l’apparence première semble être dissimulée, plutôt qu’abolie, par la métamorphose. Notons qu’au centre de ce dispositif chiasmatique se trouve le verbe dicere, ce qui suggère que le sujet est autant l’expression poétique de la métamorphose que la métamorphose elle-même. L’« horizon d’attente » défini par le prologue — qui sera totalement comblé par la lecture du poème — est donc celui d’une œuvre portant sur la transformation des formes tant physiques que poétiques ; d’un poème sur le changement (noua, mutatas, mutastis) qui, traitant des métamorphoses, sera lui-même en métamorphose (c’est le sens de nam uos

mutastis et illa) ; en un mot, d’une œuvre caractérisée par sa très forte spécularité.

L’originalité du prooemium des Métamorphoses réside donc dans l’affirmation d’une volonté de renouvellement poétique total par l’adéquation entre un sujet, la métamorphose, et une forme poétique susceptible, elle aussi, de toutes les transformations ; mais elle réside surtout dans le fait qu’Ovide nous fait assister, première de toutes les métamorphoses, à l’incarnation immédiate de cette forme dans la matière même de ces premiers vers. Ceux-ci sont en effet parsemés de « mots-clés »35 qui, à eux seuls, convoquent toute une tradition littéraire pour aussitôt la transformer et la dépasser. Un processus de rénovation esthétique va donc s’accomplir, comme le signalent l’adjectif noua, l’écho mutatas / mutastis et la propagation du principe de transformation à l’ensemble du passage, au point que, « vivifié par la métamorphose », « le prooemium prépare […] le lecteur à lire une épopée particulière. »36 Parmi les « mots-clés » qui jalonnent le prologue, la critique en a surtout commenté deux. Ad mea perpetuum deducite tempora

32 Ces deux expressions dues à H. R. Jauss et à l’Esthétique de la réception sont employées, à

propos du prooemium des Métamorphoses, par I. Jouteur (Jeux de genre dans les Métamorphoses

d’Ovide, Louvain-Paris-Sterling, Peeters, 2001, « Bibliothèque d’Études Classiques », p. 93). 33 G. Tronchet emploie l’expression de « contrat opéral » (La Métamorphose à l’œuvre — Recherches sur la poétique d’Ovide dans les Métamorphoses, Louvain-Paris, Peeters, 1998,

« Bibliothèque d’Études Classiques », p. 219).

34 Mét., I, 237, II, 482-486 et VI, 311-312. 35 L’expression est d’I. Jouteur, op. cit., p. 93. 36 Ibid.

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carmen : ce n’est évidemment pas par hasard qu’Ovide a placé ces deux mots

dans une contiguïté qui, donnant lieu à une alliance quasi oxymorique, constitue en soi une troublante provocation littéraire, puisqu’elle semble placer l’épopée ovidienne sous le signe de la contradiction. Le premier de ces deux mots situe le poème dans la perspective, héritée d’Homère et récusée par Callimaque, d’« un poème ininterrompu, célébrant, en plusieurs milliers de vers, les hauts faits des rois ou des héros, autrement dit, une épopée historique ou mythologique »37. De fait, comme le signale I. Jouteur, les premiers vers des Métamorphoses empruntent à l’écriture épique plusieurs éléments : une atmosphère « solennelle et sacrée »38, l’appel adressé à tous les dieux (di) plutôt qu’à tel ou tel, l’emploi du composé adspirate, porteur de l’idée de « souffle » à tous les sens du terme, l’extension immense donnée à un projet poétique voué à se développer prima […]

ab origine mundi / ad mea […] tempora et qu’I. Jouteur compare, dans son

ambition, aux Annales39, ou encore l’accent mis sur le mode narratif dans l’expression mutatas dicere formas. Or, tout contre cet adjectif-programme, condensé de références littéraires dessinant une perspective générique claire, Ovide place l’infinitif deducere, qui semble ruiner d’avance l’édifice épique annoncé. En effet, deducere renvoie à la sixième églogue de Virgile40, dans

laquelle le poète se voit, par le dieu Apollon, détourné de chanter reges et proelia, c’est-à-dire d’écrire une épopée, et incité à deductum dicere carmen, à « dire un poème mince comme un fil », dans la veine callimaquéenne. La référence à la sixième églogue se prolonge d’ailleurs à travers l’expression prima […] ab

origine mundi / ad mea […] tempora, rappelant le chant du Silène virgilien, dont

on a souvent trouvé des réminiscences dans le livre I des Métamorphoses41. Ce sont donc deux programmes poétiques profondément différents et même apparemment incompatibles qui se dessinent à travers perpetuum et deducere42. Deux, et même trois, puisque, à ces deux ancrages génériques, le verbe deducere ajoute une troisième filiation, qui, par le biais des poètes alexandrins, des neoteroi et de Virgile, rattache les Métamorphoses à Hésiode, c’est-à-dire à une poésie étiologique (ce que suggère prima… ab origine mundi) accueillant dans une seule et même forme métrique toute une variété de sujets (érotiques, cosmogoniques, héroïques). La référence à Hésiode donne un élément de réponse à la perplexité que peut susciter l’association perpetuum deducere : cette « alliance turbulente

37 J. Fabre-Serris, op. cit., p. 23. 38 Op. cit., p. 94.

39 Ibid.

40 Vers 3-5, cités plus haut.

41 Comme le souligne J. Fabre-Serris, qui analyse en détail à l’églogue de Virgile et ses

soubassements littéraires (op. cit., p. 24 sq.), le chant de Silène dans les Bucoliques est, comme le livre I des Métamorphoses, un parcours du chaos initial à « des histoires mythologiques d’amour et de métamorphose » en passant par le vol de Prométhée, le déluge et le règne de Saturne.

42 G. Tronchet remarque toutefois qu’il existe aussi une apparente « redondance » sémantique

entre les deux termes, tous deux porteurs d’« une idée de continuité » : « perpetuus, formé sur la même racine que peto, exprime l’idée d’une avancée ou d’une étendue sans rupture, tandis que

deduco évoque la notion de trajet ou d’étirement, en particulier celui d’un brin de laine entre les

doigts d’une fileuse ou d’un tisserand, puis, par analogie, l’action de composer des vers. » C’est que l’un des deux termes « laisse attendre une continuité diégétique en rapport avec la consistance formelle de l’ouvrage » et que l’autre « traduit l’effort pour fabriquer un récit qui réponde à une telle exigence. » (op. cit., p. 35).

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des contraires »43 définit d’emblée, avec son ambition provocante, la singularité

du projet ovidien, qui vise non seulement à concilier l’« ampleur du magnum

opus », dans la tradition homérique, et la « précision de l’orfèvre »44, à la manière callimaquéenne, mais à produire une œuvre-creuset capable d’accueillir tous les thèmes, comme celle d’Hésiode, et tous les styles, comme celle de Callimaque45. Comme le souligne I. Jouteur, Ovide se démarque ainsi « de l’orientation romaine, et plus spécialement élégiaque, qui respecte l’adéquation tacite entre les styles et les sujets »46. Mais, selon nous, une forme de fidélité supérieure à cette

« orientation romaine » se manifeste dans le prooemium des Métamorphoses, dans la mesure où le poète ne refuse « l’adéquation tacite entre les styles et les sujets » que pour fonder une autre adéquation, inédite et supérieure : celle qui unit un « style » fondé sur l’intégration et la transformation de tous les autres et un « sujet », la métamorphose universelle, en profonde harmonie avec la sensibilité esthétique et poétique de l’auteur. En cela, la fidélité à une certaine « romanité » est surtout fidélité à soi-même, ce qui montre que les premiers vers des

Métamorphoses, s’ils affichent une complexité, ne cultivent pas pour autant

l’ambiguïté, mais remplissent pleinement leur fonction d’introduction à un univers fondé sur la métamorphose des corps et des mots. Ils la remplissent au point de mettre en scène, dans leur propre matière, une métamorphose générique : c’est en effet au détour malicieux d’une parenthèse au cœur de laquelle se trouve le verbe

mutastis, indicateur de métamorphose par excellence, que le lecteur découvre que

le pentamètre du distique élégiaque, mètre ovidien depuis toujours, est devenu hexamètre47. Comme le remarque I. Jouteur48, Cette addition vient inverser ostensiblement — et nous serions tentée d’ajouter : presque magiquement — la soustraction opérée par Cupidon dans la première élégie des Amours49. D’ailleurs, Ovide y mettait déjà en œuvre, dans le déroulement même du vers, la mutation générique et métrique qu’il évoquait, puisque c’est en lisant le mot conueniente, indiquant la concordance entre materia (la guerre) et modus (l’hexamètre dactylique), que le lecteur s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’un hexamètre, mais d’un pentamètre et que la concordance annoncée a été remplacée par une autre (celle entre matière érotique et distique élégiaque). Remarquons aussi que ces vers comportent, entre autres, un écho du début de la sixième églogue de Virgile, cités plus haut (Cum canerem reges et proelia…), dont s’inspirera également, mais dans une tout autre perspective, nous l’avons vu, le prooemium des

Métamorphoses. Ce jeu de renvois montre la profonde unité de l’œuvre ovidienne

dans son ensemble ; en outre, les premiers vers de l’élégie I, 1 des Amours font apparaître les Métamorphoses comme un projet formé très tôt, longtemps différé

43 I. Jouteur, op. cit., p. 94. 44 Ibid.

45 Sur la complexité des filiations génériques à l’œuvre dans le prooemium des Métamorphoses, cf.

J. Fabre-Serris, op. cit., p. 35-36 et surtout G. Tronchet, op. cit., p. 547-552.

46 I. Jouteur, op. cit., p. 95. Les premiers vers de l’élégie I, 1 des Amours montrent déjà à quel

point Ovide aime à mettre à l’épreuve cette adéquation, posée notamment par Horace dans l’Art

poétique (v. 73 sq.).

47 Pour une étude métrique précise et complète de ces vers, cf. J. Dangel, « L’hexamètre latin : une

stylistique des styles métriques » (Florentia Iliberritana, 10, 1999, p. 63-94), p. 91-92, et « Orphée sous le regard de Virgile, Ovide et Sénèque : trois arts poétiques » (Revue des Études Latines, 77, 1999, p. 87-117), p. 107.

48 Op. cit., p. 93 (reprenant Ovid’s Metamorphoses and the Tradition of Elegy de P. E. Knox). 49 Ce sont les v. 1-4, cités plus haut.

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par une volonté divine et finalement réalisé — certes avec de grandes différences par rapport au projet initial, car le carmen perpetuum ovidien ne chante pas, ou si peu, « les armes et la violence des guerres », et c’est peut-être l’une des significations de la parenthèse nam uos mutastis et illa. Le prooemium des

Métamorphoses joue ainsi son rôle programmatique tout en le dépassant : d’une

part, il accomplit sous nos yeux la métamorphose formelle qu’il annonce, transformant le distique élégiaque des œuvres de jeunesse en une suite d’hexamètres qui ne suffiront cependant pas à faire du poème une épopée ; d’autre part, il est la réalisation — mais trompeuse, biaisée — d’un programme poétique formé dès la naissance de la vocation poétique d’Ovide.

Si le prooemium remplit sa fonction programmatique tout en la subvertissant de l’intérieur par le travail de surdétermination qui y est à l’œuvre, qu’en est-il de l’épilogue, chargé — tout au moins dans l’esprit du lecteur — de vérifier si l’« horizon d’attente » établi dans le prologue a été atteint ? À elle seule, l’expression Iamque opus exegi, inspirée, nous l’avons vu, d’Horace50, semble répondre par l’affirmative à cette interrogation ; elle exprime en effet l’idée d’accomplissement, avec une simplicité doublée d’une assurance sereine et légèrement solennelle (y contribue notamment le molosse exegi, porteur du sens, qui, disposé devant une césure coïncidant avec une pause syntaxique, ralentit le rythme du vers). Tout, dans cette brève formule, semble entériner la réalisation du programme narratif énoncé dans le prooemium. Mais celui-ci, par sa complexité, incite à une réflexion plus poussée sur l’épilogue, d’autant plus que l’expression

Iamque opus exegi est suivie de neuf vers représentant, nous l’avons vu, moins

une clôture qu’une ouverture à l’infini. Dans le prologue, un sujet était annoncé (In noua… mutatas… formas / corpora) : Ovide ne revient pas ici sur son projet, inédit et incroyablement ambitieux, de rassembler en une unité poétique, et non en un froid catalogue, des centaines d’histoires de métamorphoses ; mais il fait mieux, puisqu’il met en œuvre sous nos yeux une dernière métamorphose qui, résultante verbale et prolongement métaphorique de toutes les autres, les dépasse. En effet, les corpora évoqués dans le prologue s’effacent ici devant un seul corps, celui du narrateur (corporis huius), qui, aboli par la mort physique, se trouve symboliquement reconstitué et rendu immortel par l’œuvre poétique elle-même. Comme l’écrit G. Tronchet, « l’épilogue des Métamorphoses s’intègre dans la fiction archétypale, du fait qu’il constitue, sur un mode figuré, une ultime métamorphose. »51 Nous l’avons souligné, le récit de cette métamorphose comporte d’évidents échos des récits d’apothéoses52, mais aussi d’autres transformations racontées dans le poème, où le nomen survit à l’abolition de la forme humaine. Ces références internes priment sur celle, externe, à l’ode III, 30 d’Horace53, ce qui contribue à présenter les derniers vers des Métamorphoses

50 Odes, III, 30, 1 : Exegi monumentum…, où l’on trouve non seulement la même forme verbale,

mais aussi une structure syntaxique similaire.

51Op. cit., p. 46.

52 En particulier celles d’Hercule (parte sui meliore uiget, « il reprend vie dans la meilleure partie

de lui-même », Mét., IX, 269 ) et d’Énée (pars optima restitit illi, « sa meilleure part lui resta »,

Mét., XIV, 604).

53 V. 6-7 : Non omnis moriar multaque pars mei / uitabit Libitinam… (« Je ne mourrai pas tout

entier, et une bonne partie de mon être sera soustraite à Libitine ».) Comme le souligne G. Tronchet (op. cit., p. 203), le modèle horatien était suivi de beaucoup plus près par Ovide dans

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comme le récit d’une métamorphose54, c’est-à-dire à en faire non seulement « un

commentaire sur l’œuvre proposée », mais « un véritable épisode »55. Selon G. Tronchet, ce double statut distingue l’épilogue du prooemium, doté seulement de la fonction de « commentaire » ; il nous semble au contraire — nous y reviendrons dans la dernière partie de cette réflexion — que le prologue constitue déjà, lui aussi, un « épisode » de la diégèse, le récit d’une métamorphose qui n’est autre que l’avènement du « je » porteur d’une parole poétique nouvelle.

Revenons à la relation entre l’épilogue et l’« horizon d’attente » énoncé dans le prologue : si l’œuvre, une fois achevée, a le pouvoir de métamorphoser son créateur, n’est-ce pas la preuve suprême qu’elle a rempli, et même dépassé, la mission qui lui avait été assignée dans le prooemium : dire — mais dire, désormais, c’est faire — les transformations des formes en corps nouveaux ? Si elle a acquis ce pouvoir, dont le caractère quasi magique transparaît dans l’enthousiasme émerveillé de l’épilogue, c’est qu’elle a aussi pleinement réalisé la métamorphose des formes poétiques annoncée dans les premiers vers à travers les expressions In noua… mutatas… formas / corpora et nam uos mutastis et illa. Les

Métamorphoses se présentent, nous l’avons vu, comme une œuvre ouvertement

complexe sur le plan de l’écriture. L’intégration totale des genres et des styles qui se définissait à travers l’alliance perpetuum deducite, et que le poème a mise en œuvre de manière vertigineuse, se retrouve dans l’épilogue, qui obéit lui aussi à une esthétique du mélange. On y décèle, comme dans le prooemium, des éléments épiques : tonalité empreinte de solennité et de ferveur sacrée, amplification grandiose du champ de vision dans une volonté de dépasser le cadre spatio-temporel étroit et fragile de la vie humaine (incerti spatium… aeui), allusion à l’extension de la puissance romaine, sujet épique par excellence (Quaque patet

domitis Romana potentia terris), enfin référence probable à Ennius à travers

l’expression finale siquid habent ueri uatum praesagia, uiuam, dans laquelle J. Fabre-Serris reconnaît un écho de uolito uiuos per ora uiuum56. Une empreinte

épique s’affirme donc clairement dans l’épilogue. Mais, d’une part, cette empreinte nous semble faire l’objet d’une distanciation non dénuée d’ironie dont un indice est l’effacement des dieux (que le prologue invoquait au contraire dans leur ensemble, certes comme simples adjuvants), la seule divinité présente, Jupiter, n’étant nommée que comme symbole d’un pouvoir destructeur auquel, d’ailleurs, l’œuvre poétique résistera (quod nec Iouis ira… / poterit… abolere). D’autre part, l’influence épique se combine ici à d’autres échos : l’épilogue se situe explicitement dans la filiation de poèmes (d’Horace surtout, mais aussi de Properce) qui concluent des recueils lyriques ou élégiaques ; par ailleurs, comme nous le verrons, l’épilogue des Métamorphoses se rattache aussi, par la

l’élégie I, 15 des Amours, qui conclut le livre I : Viuam, parsque mei multa superstes erit. (« je ne mourrai pas et une grande partie de moi-même survivra », v. 42). Dans l’épilogue des

Métamorphoses, la pars dont il est question n’est plus multa, comme dans l’ode horatienne et

l’élégie des Amours, mais melior, comme dans l’apothéose d’Hercule ; J.-P. Néraudau associe ce passage de multa à melior à la noblesse conférée à l’entreprise poétique (op. cit., p. 149).

54 Celle-ci était d’ailleurs présente chez Horace, qui, évoquant dans l’ode II, 20 l’immortalité de

son œuvre, se représentait transformé en cygne et emporté dans les airs ; il employait d’ailleurs le verbe ferar, comme Ovide dans l’épilogue des Métamorphoses, ce qui constitue pour G. Tronchet un « indice » de la référence horatienne chez Ovide (op. cit., p. 203).

55 Ibid.

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métamorphose qui s’y produit, à l’écriture de l’épitaphe. « Ainsi l’œuvre arbore-t-elle, à ses extrémités, des références génériques distinctes, attestant une nature plurielle », écrit G. Tronchet57. Les premiers et les derniers vers des

Métamorphoses réalisent donc de manière extrême, au point de la dépasser, leur

valeur programmatique, puisque, mettant en œuvre une écriture en métamorphose pour ouvrir et clore une œuvre sur les métamorphoses, ils inscrivent dans leur propre substance le programme à la fois thématique et poétique qu’ils sont chargés d’annoncer et d’entériner. Ainsi, de la même manière que l’image des Néréides, emblème parfait de la métamorphose ovidienne et de ses variations, se trouve gravée sur les portes du palais du Soleil58, Ovide a voulu exposer aux portes mêmes de son œuvre, ou en ses seuils, l’image de la métamorphose, autre seuil59. On reconnaît donc dans ces deux textes le caractère très fortement réflexif du poème ovidien ; or, ce dispositif en miroir attire l’attention sur le « je », présent tant dans le prologue que dans l’épilogue, qui, à travers la multiplicité des métamorphoses, met en scène sa propre histoire.

De l’avènement à la volatilisation : les métamorphoses du

poète-narrateur

La dernière grande fonction d’un prologue et d’un épilogue, en particulier dans une œuvre où la première personne apparaît, est de mettre le lecteur en présence de l’instance — que l’on ne saurait confondre avec l’auteur60 — fondatrice du contrat tacite ou explicite présidant à la lecture. Dans les

Métamorphoses, ce contrat est globalement le suivant : le lecteur est invité à

parcourir des métamorphoses physiques (In noua… mutatas… formas / corpora) artificiellement ordonnées depuis l’origine du monde (ab origine mundi) jusqu’au moment où la parole poétique se déploie (ad mea… tempora), métamorphoses qui lui seront présentées à travers une écriture elle-même en proie à d’incessantes transformations (comme le montrent l’expression nam uos mutastis et illa et surtout le processus d’hybridation générique à l’œuvre dans les deux passages). Dans le poème ainsi représenté, la « forme » et « signification » sont le miroir l’une de l’autre, signalant sans cesse au lecteur les mécanismes internes du texte. Cette spécularité caractérise toute la poésie antique, mais, plus ostensible dans l’écriture ovidienne, marquée par les incertitudes et les fractures61, elle est l’une des sources du plaisir mêlé de vertige que l’on éprouve à lire les Métamorphoses. Elle tend par ailleurs à délivrer la vision hautement provocatrice d’un monde de la

57 Op. cit., p. 203.

58 … facies non omnibus una, / non diuersa tamen, qualem decet esse sororum. (« toutes n’ont pas

la même apparence, mais elle n’est pourtant pas différente, ainsi qu’il convient à des sœurs »).

59 La métamorphose est, selon R. Galvagno, « un état de limen entre la vie et la mort » (Le Fantasme et la Métamorphose chez Ovide, thèse, Paris VII, 1989, p. 55).

60 La complexité du rapport entre les deux fait l’objet d’une analyse pénétrante de G. Tronchet (op. cit., p. 204), qui voit dans le texte « un perpétuel reflet de l’auteur, renvoyant toujours à celui-ci,

mais toujours décalé. » Cf. également son étude du prooemium, ibid., p. 33 sq.

61 Cf. notamment P. Galand-Hallyn, Le Reflet des fleurs — Description et Métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 15-16 et 23, I. Jouteur, op. cit., p. 45, P.

Maréchaux, Énigmes romaines, Gallimard, 2000, « Le Promeneur », p. 183, et G. Rosati, Narciso

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« contiguïté universelle », entièrement soumis à l’unique loi de la métamorphose. À l’origine de ce projet si ambitieux se trouve un « je » dont la présence se manifeste avec insistance dans le prooemium (coeptis… meis, mea… tempora) et surtout dans l’épilogue (exegi, corporis huius, mihi, mei, ferar, nomen… nostrum,

legar, uiuam). On le voit, les marques de la première personne sont beaucoup plus

nombreuses dans le second texte que dans le premier ; cette multiplication est liée à ce qui fait l’originalité des deux textes : la première personne qui s’y manifeste ne met pas seulement en scène son apparition, mais aussi ses transformations et sa sublimation62, montrant que l’œuvre raconte aussi l’histoire d’un « je » à la conquête de lui-même63 ; il n’est alors pas étonnant que ce « je » s’affirme plus fortement à la fin de l’œuvre qu’en son début.

Le poème d’Ovide est parsemé de métaphores de l’écriture et d’images de l’instance poétique, et il l’est tout particulièrement dans les passages consacrés aux transformations. Cette spécificité est liée à la nature même du projet consistant à dire la métamorphose des formes physiques par la métamorphose des formes poétiques. Au-delà de la prouesse technique et de la séduction qu’elle exerce, cette concordance entre le sujet et son expression s’avère un précieux instrument d’exploration du monde et des êtres. Or, selon l’expression de J. Rousset, « les ressemblances dans la diversité et les permanences dans la succession sont souvent les signes d’une identité profonde »64. La tension entre « diversité » et « permanences » qui préside à la saisie de la métamorphose ne délivre-t-elle pas finalement aussi une image de celui qui est l’inventeur de cet extraordinaire « outil d’investigation poétique du réel »65 ? Autrement dit, si les

Métamorphoses tendent à dévoiler, par la nature métaphorique du phénomène de

la métamorphose et l’infini pouvoir d’évocation du langage poétique, les innombrables fils qui relient l’être humain à tous les autres éléments du monde, afin de suggérer ce que J.-P. Néraudau appelle « le mystère de l’identité », cette identité énigmatique n’est-elle pas « celle du poète d’abord »66 ? Si enfin, comme

l’écrit J.-M. Maulpoix, « l’identité du poète tient […] à la configuration particulière des relations instaurées par son œuvre entre identité et altérité »67, ne peut-on pas s’attendre à ce que les Métamorphoses, exploration vertigineuse de cette « configuration particulière », dévoilent, plus que toute autre œuvre, l’identité du « je » qui s’y manifeste ?

Dans le poème d’Ovide, la plupart des métamorphoses et des récits de métamorphoses se développent selon trois phases : le dépassement d’un limen (basculement de l’identité à l’altérité pour le personnage métamorphosé et, pour le poète, franchissement du seuil de l’expression), puis la recherche et l’énonciation d’un nomen (la métamorphose représente la tension d’un être vers son propre

62 G. Tronchet parle de « sublimation de l’ego » (op. cit., p. 202).

63 Les phrases sur lesquelles s’ouvre et referme À la recherche du temps perdu nous semblent

jouer un rôle similaire.

64 Introduction de Forme et Signification, Corti, 1989, p. XX.

65 P. Laurens, L’Abeille dans l’ambre : célébration de l’épigramme, Les Belles Lettres, 1989,

p. 88.

66 Préface à son édition des Métamorphoses (Gallimard, 1992, « Folio Classique »), p. 18. 67 Le Poète perplexe, Corti, 2002, p. 210.

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nom68, et le déroulement du récit ovidien, combiné à la mise en œuvre de la uariatio, vise à l’affinement du langage pour parvenir à la plus grande justesse

dans l’expression), enfin l’avènement d’un numen (l’être métamorphosé atteint une forme d’éternité vers laquelle la parole poétique tend elle aussi). Au centre de ce processus, la conquête ou la reconquête de l’identité. Ne peut-on pas alors reconnaître dans le mouvement général des Métamorphoses une image agrandie de ce cheminement du limen au nomen, puis au numen, cheminement dont le sens ne serait plus la découverte de l’essence des êtres ou la quête de l’expression poétique la plus juste, mais le dégagement progressif de l’identité du « je » dont l’animus l’a poussé à « dire les formes changées en corps nouveaux »69 ? La poésie serait alors, selon la belle expression de W. S. Anderson, « a special kind of metamorphosis »70, et ce que raconteraient les Métamorphoses, par-delà toutes les histoires qui en font la force et le charme, serait la conquête de cette identité, depuis le seuil de l’expression, franchi dans les premiers vers, jusqu’à l’apothéose finale.

« Entrer dans une œuvre, écrit J. Rousset, c’est changer d’univers, c’est ouvrir un horizon. L’œuvre véritable se donne à la fois comme révélation d’un seuil infranchissable et comme pont jeté sur ce seuil interdit. Un monde clos se construit devant moi, mais une porte s’ouvre, qui fait partie de la construction. L’œuvre est tout ensemble une fermeture et un accès, un secret et la clé de son secret. »71 L’invocation liminaire des Métamorphoses réalise d’une manière

exemplaire ce moment où le « seuil interdit » du texte peut être franchi, car, comme toutes les métamorphoses et tous les récits de métamorphoses, elle met en scène un basculement, non pas tant du silence à la parole poétique — car celle-ci, nous l’avons vu, ne s’interrompt jamais vraiment chez Ovide — que d’une forma (le distique élégiaque, les œuvres d’inspiration amoureuse) à un nouum corpus (l’hexamètre dactylique et le magnum opus capable d’assurer l’immortalité de son auteur). Nous assistons donc ici à l’avènement d’une instance poétique à la fois familière et nouvelle. D’emblée, cette instance exhibe la complexité de son statut : elle ne dit pas ego, mais en quelque sorte plus qu’ego, puisqu’elle se montre souverainement portée par la seule force de son esprit (animus) ; puis elle se place sous la protection divine (di… adspirate… deducite…), avec une apparente humilité dont l’ironie éclate lorsque « je » s’affirme investi d’un projet follement ambitieux qui n’appartient qu’à lui : l’expression coeptis… meis, épine dorsale de ces deux vers, rejette dans l’ombre l’action divine. À la lumière de ce premier possessif, le second s’enrichit d’ailleurs d’une signification nouvelle : mea […]

tempora, c’est « mon époque », mais aussi « les temps qui m’appartiennent »,

c’est-à-dire la temporalité sereine de l’épilogue, plus forte que la mort et ouverte sur l’éternité. C’est d’ailleurs un sens possible de l’adjectif perpetuum, celui que

68 Sur l’importance du nom dans la métamorphose ovidienne, cf. L. Lorch, « Human Time and the

Magic of the Carmen — Metamorphosis as an Element of Rhetoric in Ovid’s Metamorphoses »,

Philosophy and Rhetoric, 15, 1982, p. 262-273.

69 « Écrire, selon J.-M. Maulpoix, n’est […] peut-être rien d’autre que s’efforcer de parvenir au

nom propre par la voie des prête-noms, comme à l’identité par les sinueux détours de l’altérité. […] Se rendre maître ainsi symboliquement de sa propre identité. […] Être à la fois le fils et le géniteur de son œuvre. » (op. cit., p. 211).

70 Ovid’s Metamorphoses : Books 6-10, edited with introduction and commentary by W. S.

Anderson, Norman, University of Oklahoma Press, 1972, p. 8.

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choisit D. Robert quand elle traduit : « ce poème / Qui, des origines du monde jusqu’à nos jours, est éternel », cette interprétation gommant la référence générique contenue dans l’adjectif, mais établissant un écho passionnant entre le

prooemium et l’épilogue. Mais, alors que la métamorphose est bien souvent un limen infranchissable, une marge sur laquelle le personnage reste prisonnier pour

toujours72, ici le seuil de l’expression est bel et bien franchi, et la figure du poète, comme libérée, entre dans le cycle vertigineux de ses propres transformations. Dans ce prooemium que la métamorphose anime d’un dynamisme insolent — car la parole poétique, soutenue par l’inspiration divine, s’y affranchit implicitement du pouvoir et de la Iouis ira —, « écrire, c’est s’écrire. Et s’écrire, c’est décrire la métamorphose rêvée qui a permis la libération de l’écriture »73 ; les Métamorphoses racontent inlassablement cette métamorphose et cette libération.

Une fois passé le limen de l’expression, le poème multiplie d’une manière vertigineuse les images internes du créateur. D’une part, les personnages d’artistes sont nombreux dans les Métamorphoses (Arachné, Orphée et Pygmalion sont les figures les plus éclatantes, mais pensons aussi, entre autres, à Marsyas, à Dédale ou à Canente) et les repères sont régulièrement brouillés par la mise en scène de duels artistiques à l’issue desquels on ne sait pas toujours vers qui penche la sensibilité d’Ovide, bien que les humains, ou les divinités inférieures comme Pan, semblent être l’objet d’une plus grande complicité de la part du narrateur. D’autre part, l’instance poétique est figurée plus métaphoriquement par des motifs tels que la voix (des Sirènes, d’Écho ou de la Sibylle), la magie (avec Médée et Circé) ou le rêve (Morphée). Plus généralement, la silhouette du poète peut être décelée en filigrane dans un grand nombre de récits de métamorphoses. Il est donc présent dans le poème à travers des images successives ; entre toutes ces images, on aimerait parfois en choisir une, surtout si l’on considère la poésie comme un processus d’exploration et de sélection parmi de multiples « identités d’emprunt »74 ; mais toutes s’avèrent incomplètes, y compris celle, sublime mais

trop mélancolique, d’Orphée, ou celle, noble et raffinée, du phénix, symbole d’éternité, mais aussi d’inlassable retour du même. Le lecteur des Métamorphoses doit donc accepter non seulement la multiplicité formelle revendiquée dès l’origine par le poème, mais aussi le brouillage identitaire du poète-narrateur75, aussi polymorphe que ces êtres — Achéloüs, Mnestra, Thétis, Vertumne ou Protée — qui ont le don de se métamorphoser à l’infini.

La première personne qui éclate presque à chaque vers de l’épilogue est le produit de ce cheminement complexe à travers la foule des identités possibles. Ici, « la géographie poétique s’achève en poésie cosmique », « la temporalité bouleversée s’ouvre sur l’éternité »76, et on passe, comme l’écrit L. Alfonsi, « du

72 Cf. par exemple les définitions de la métamorphose données par Ovide dans l’épisode des

Cérastes (Mét., X, 233 : siquid medium est mortisque fugaeque, « quelque chose d’intermédiaire entre la mort et l’exil ») et de Myrrha (Mét., X, 486-487 : ambobus pellite regnis / mutataeque

mihi uitamque necemque negate, « bannissez-moi de l’un et de l’autre règne et, en me

métamorphosant, refusez-moi et la vie et la mort. »).

73 P. Brunel, Le Mythe de la métamorphose, Colin, 1974, p. 123 (à propos de La Métamorphose de

Kafka).

74 « Un poète est aux prises avec ses identités d’emprunt » (J.-M. Maulpoix, op. cit., p. 212). 75 L’expression est de G. Tronchet (op. cit., p. 36) ; elle nous semble bien refléter la complexité du

statut du « je » présent dans le prologue et l’épilogue des Métamorphoses.

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macrocosme au microcosme, ou, mieux, à ce macrocosme différent qu’est le “je” »77. Dans sa dernière métamorphose, purement métaphorique, mais racontée, nous l’avons vu, à la manière des récits d’apothéoses, le « je », « devenu autre sans cesser d’être lui-même »78, s’élève super alta […] / astra, au-dessus de ses propres personnages, qu’il rejoint79, résume et dépasse par son infini pouvoir de transformation. C’est ce pouvoir qui lui permet, in extremis, de « prendre de vitesse sa propre mort dans le langage »80 et de devenir un numen. En échappant à la mort, il échappe aussi à notre regard : puisqu’il ne se confond pas avec Ovide, nous ne connaîtrons jamais son nom, son identité se résumant à son immortalité (uiuam). La critique moderne a souvent comparé le poète à l’araignée tissant infatigablement sa toile, et, chez Ovide, l’image d’Arachné, condamnée à ducere un subtemen81 fait, comme le deductum carmen, d’une substance qu’elle trouve en elle-même, est l’une des figurations les plus fortes de l’instance poétique. L’épilogue des Métamorphoses réactive cette image, dans la mesure où il nous montre le créateur au centre de son œuvre, telle l’araignée au centre de sa toile, et divinisé par elle. Mais ce qui s’apparente à un triomphe — non dénué, d’ailleurs, d’une provocation de nature politique déjà présente dans l’épisode d’Arachné, puisqu’un défi est ici lancé non à Minerve, mais à Jupiter lui-même — est aussi une volatilisation, et nous voyons ici se produire ce que R. Barthes décrivait ainsi : « le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu — cette texture — le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile. »82 Pour assurer l’éternité de son ouvrage, le poète-narrateur montre l’abolition de son propre corps et, s’il multiplie les marques de la première personne, c’est en fait pour mettre en scène son effacement derrière la seule part de lui qui, à présent achevée et dotée d’une autonomie organique, peut lui garantir l’immortalité83. Le lecteur n’a plus, alors, besoin de chercher le poète dans le poème, puisque celui-ci, métamorphosé par son œuvre, est entré à son tour dans le règne de la nature qu’il a transfiguré par ses vers84. La provocation contenue dans l’épilogue des Métamorphoses a sans doute contribué à susciter la Iouis ira, car elle affirme la distance infinie qu’Ovide met

77 « L’inquadramento filosofico delle metamorfosi ovidiane » (in Ovidiana, Recherches sur Ovide,

éd. par N. I. Herescu, Les Belles Lettres, 1958, p. 265-272), p. 270.

78 D. Porte, « L’idée romaine de la métamorphose » (in Journées ovidiennes de Parménie, Actes

du colloque sur Ovide, éd. par J.-M. Frécaut et D. Porte, Bruxelles, « Latomus », n° 189, 1985, p. 175-198), p. 198.

79 Selon G. Tronchet, le poète-narrateur devient, dans l’épilogue, « l’ultime personnage de la

fiction » (op. cit., p. 204). Selon nous, il en était aussi le premier, car la « portée fictionnelle » des derniers vers était déjà visible dans le prooemium, premier récit de métamorphose où le « je » n’était pas seulement porteur d’une « valeur auctorielle », mais aussi d’une « modalité actorielle ».

80 J.-M. Maulpoix, La Voix d’Orphée — Essai sur le lyrisme, Corti, 1989, p. 128. 81 Mét., VI, 56-57 : subtemen […] / […] ductum, « la trame […] conduite ». 82 Le Plaisir du texte, Seuil, 1973, p. 100-101.

83 De cette abolition du poète par le poète, P. Maréchaux trouve au livre VIII des Métamorphoses

une métaphore annonciatrice : Érysichthon, « modèle de l’écrivain cannibale qui finit par devenir la pièce maîtresse (et finale) de son propre festin » (op. cit., p. 186).

84 C’est ce que comprend Cotta à la fin du Dernier des mondes de C. Ransmayr : « Lui-même était

alors entré, sans doute, dans une image vide de toute espèce d’homme, roulait, caillou invulnérable, le long des pentes, filait, cormoran, le long des crêtes d’écume du rouleau, ou triomphait, mousse pourpre, tapie sur un bout de mur en train de disparaître, ultime vestige d’une ville. » Le Livre de Poche, 1991 (première édition en français : Flammarion / P.O.L., 1989), p. 265.

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