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Julien Green : romancier de l'exil.

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Academic year: 2021

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rl.-A.

Le thème symboliste de l'exil sous-tend l'oeuvre romanesque de Julien Green. Je me propose d'en étudier les diverses mani-festations, par une approche psychologique et par la recherche du mythe qui regroupe les motifs de l'invention autour d'une i-... dée maîtresse: l'homme, voyageur sur la terre. J'essaierai de faire ressortir les rapports entre la lourdeur du temps,- l'in-génieux supplice de l'identité,- la hantise du corps humain,-la tragique vigihumain,-lance du destin et le sacre de humain,-la mort sous l'an-gle de l'échec comme moyen d'efficacité littéraire. Ainsi se formule la sentence d'exil, son visage se compose de la rencon-tre maléfique de tous ces traits.

Hais il ne peut y avoir exil sans la mémoire affective de ce pays d'origine que nous pourrions appeller "l'envers du réel". Du coup, les voies s'ouvrent qui donnent sur la liberté, sinon sur l'oubli des chaînes. De l'insolite ~ l'hallucination, If'; fan-tastique déploie ses sortilèges; l'enfance que l'on croyait perdue se retrouve au seuil de la mort; l'art pratique des brèches dans l'opacité des choses et le néant recule devant une promesse divi-ne. Toutes ces fui tes tournent' court. Aussi forment-ellea l'u-nique entreprise du héros greenien: l'impossible abolition des fronti ères de l'exil.

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JULIEN GREEN. RmiAHCIER DE L'EXIL

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JULIEN GREEN,ROMANCIER DE L'EXIL by Yvon Rivard

A thesis submitted to the Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements for the degree of Master of Arts.

Department of Romance Languages, French,

Mc Gill Uni versi ty , Montréal.

~ Yvon Rivard 1969

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ilTRODUCTION

"Fuir! Là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres D'être parmi l'écume inconnue et les

cieux."

Mallarmé.

Il en est de certains auteurs comme de ces plantes égarées dans un sol hostile: leur présence étonne, un moment, puis l'at-tention se fixe sur une espèce plus nombreuse. Que la critique ait mal servi Julien Green, trouve là son explication. Une oeu-vre qui pousse en marge de son siècle, si achevée sOit-elle, ris-que d'avoir la notoriété, mais peu de lecteurs. C'est la rançon de la soli tude!

En effet, Julien Green fait figure d'isolé dans le déroule-ment g';néral n.e la li tt&rature française du vingtième siècle. Son esthétique romanesque ressortit à la grande tradition du dix-neuvièl!le siècle. Les innovations de Proust, de Joyce demeurent

étrangères à sa coelposi tion. Sa manière ne doit rien aux recher-ches parfois précieuses d'un Gide ou au laisser-aller dont Sartre donne l'exemple. Il est peut-être l'un des rares écrivains ac-tuels qui ne se soucie d'avoir un style, gardant l'anonymat sous

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chaque image et donnant à la phrase cette rigidité, pour ne pas dire cette froideur, qui la préserve de l'obscurité et de tout éclat. Faiblesse ou quali té? Selon Robert Brasillach, "un ro-man de Green, correctement écrit, paraît toujours être une

ex-cellente traduction" l, alors que Pierre Brodin déclare que "la langue de Green est celle d'un grand écrivain français" 2.

Que l'auteur de hoïra soit né américain ne justifie pas la pre-mière assertion. Cependant nous ne pouvons reconnaître à sen

expression ce frémissement qui envoûte le lecteur. Le mot pho-tographie,- i l lui manoue la vertu du pinceau. Néanmoins, i l se dégage parfois de son oeuvre une couleur oue seule la langue française pouvait rendre. Ainsi le gris cloporte de Adrienne Hesurat ne s'imagine pas sans la richesse des termes qui nuan-cent l'ennui, du cafard à l'amour. Q,uoi qU'il en soit, Julien Green a choisi d'écrire en français parce qU'au-delà de l'ascen-dance existent les lois non moins impérieuses ne la parenté spi-rituelle: "Na vraie personnalité ne peut guère s'exprimer qU'en français; l'autre est une personnalité d'emprunt et comme impo-sée par la langue anglaise" 3. Il visite l'Amérique comme on

1. R. Brasillach. Les Quatres Jeudis. Paris, Les Sept couleurs,

1951, p.343

2. P. Brodin. Julien Green. Paris, Editions universitaires, 1957, p.8E

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-3-feuillette un vieil album de famille, avec l'a~~iration qu'exi-ge le respect. Mais Paris seul connait son coeur, ce Paris en-lacé par la Seine auquel i l dédia secrètement Epaves. Le roman

fut un échec. C'est dire la sincérité du sentiment qui l'inspi-ra: il fallait beaucoup d'amour pour écrire ce dialogue noctur-ne de l'homme et de son fleuve que personnoctur-ne n'écouterait. Lors de la seconde guerre mondiale, Green doit rentrer aux Etats-Unis. Il se sent arraché à lui-même, jeté en pâture aux "barbares" 1. Les circonstances ne l'ayant pas conduit au front, l'atrocité de la bêtise armée prendra les traits d'une personne haineuse qui le sépare de la France: IfJ e tiendrais bien peu à la vie dans un monde où la France n'existerait plus" 2. Il ne ferait pas la même déclaration d'amour à son pays d'Origine, mais constate hon-nêtement que son pays d'adoption ne l'explique que partiellement: "J'ai été façonné, en apparence du moins, par mon pays d'adoption, mais il demeure en moi quelque choGe d'irréductible qui est d'ail-leurs" 3. Cet aveu 11' apaise pas ses détracteurs. L'auteur

de-vrai t confesser son inapti tune à mani er la langue française

aus

-si savamment que Stendhal. Autant lui demander de renoncer à sa

1. "Barbares (c'est ainsi que, mentalement, j'appelais les Améri-cains)". J. Green. Terre LointaiE-e. Paris, Grasset, 1966, p.14 2. J. Green. Journal. 17 janvier 1941

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carrière: pour qu'un écrivain fasse de bons livres, il doit croi-re en son génie. Flaubert d1sai t: "On ne peut plus écrire quand on ne sr estime plus". Ainsi la cri tique prend souvent pour de la vanité une nécessité intérieure de création.

Notre siècle a fait beaucoup de bruit. Un des" crimes" de Green fut de préférer la musique. Peu influencé par l'agitation littéraire, lecteur plus assidu de Shakespeare, de Racine, de Bau-delaire que des contemporains l, il vit retiré entre ses bibles et son feu de cheminée, attentif aux seules voies qui partent de l'âme. Pour comprendre plus avant cette attitude, il est bon de se rappeler que Green, vers l'âge de dix-neuf ans, voulut se faire moine. La force ou la vocation lui manquant, il décida, après de violentes crises spirituelles, de demeurer dans la vie publique. Fidèle à cet appel qu'il avait cru entendre, il entra en lettres comme on se réfUgie dans les ordres, se persuadant que l'écritu-re pouvait tenir lieu d'oraison. Aussi semble-t-il très éloigné de la conception moderne de l'écriVain engagé. Si l'on excepte le Pamphlet cogtre les catholiaues de Fr~ dont il dira plus tard: "Si jamais une autobiographie est sortie de mes mains, c'est bien ce petit livre" 2, son oeuvre ne recèle aucune veine socia-le ou idéologiqu.e. Il ne signe pas de Bloc-Notes ni de

manifes-1. Il avoue même n'avoir lu que quelques pages de Gide qui fut un de ses amis les plus dévoués.

2. J. Green. Pamphlet contre les catholiques de. France. Paris, Plon,1963, avant-propos, p.l?

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-5-tes politiques. Sans se nemanner pourquoi il écrit, i l trace chaque matin, quelques lignes qui le retranchent ne ce cauche-mar qU'il est convenu d'appeler l'actualité. Hormis ce tête-à-tête avec soi-même que l'on poursuit dans ses amours et ses réflexions, tout est futilité. Se créer une patrie intérieure et verser son sang pour elle, goutte à goutte, nans la soli tune fraternelle nes mots et de la prière, consti tue la seule aven-ture humaine qui mérite d'être entreprise. Telle est la con-ception greenienne de l'écrivain. C'est toujours la fameuse chambre ne Pascal, qui fait les saints et les artistes. Pour l'habiter, il faut se né-.,êtir du falbalas dont le quotidien nous affuble. Il ne s'agit pas de s'asseoir sur un Olympe my-thologique, à l'abri ne ~s pauvres humains qui se bousculent pour un morceau de pain ou de terre, mais de préférer au témoi-gnage de l'action celui de l'esprit. Le premier provooue tout au plus les Il questions ne l' heure", le seconcl susci te I l éternel

au fond de l ' homme. COlitme Gide, Green croi t que" c'est seule-ment clans ce qu'elle a cl'inactuel que la pensée peut nemeurer valable" avec cette clifférence qU'il s'est abstenu (le clessiner

nes cartes postales à son retour de l'U. R. S. S.

Si nous y regarclons cle plus près, il appert que l'oeuvre cle Green est bien un proaui t ne notre époque par l'inquiétude qui s'y manifeste. Elle dit sur le mode mineur, sans niscours, ce que la li ttérature existentialiste a clamé à haute voix, à sa-voir ilIa clouble angoisse rle ne pousa-voir échapper ni à son clestin

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particulier, ni à la dure nécessité de la mort, et de se trouver seul dans un univers incompréhensible" 1. Le destin joue si bien le rôle d'acteur principal que le héros greenien n'en est pas un. Médiocre et maladroit, il exécute servilement les décrets de la

fatalité, tel Neursault, dans l'Etranger de Camus, écrasé sous le poids du soleil. L'existence lui est imposée qU'il meuble de ges-tes dont le contrôle lui échappe. Adrienne Mesurat n'a pas choi-si cette récluchoi-sion en proVince, ni cet amour qui la mènera à la folie: "Il y en a qui ont des maladies, moi je suis amoureuse i l n 'y a ri en ~ faire" 2. Guéret se demande Uquelle nécessi té hai-neuse s'amusait ~ pousser dans une rue ceux qui dans la rue voi-sine eussent trouvé là le bonheur, à faire naître les uns des années trop tôt, les autres trop tard" 3, cependant qu.e Ian court

Il se jeter contre son destin comme on se jette contre un mur" 4.

Lancés dans cet univers infernal qui les dévore impitoyablement, tous ces êtres deviennent étrangers au monde, à eux-mêmes.

Em-murés dans une condition humaine inacceptable, ils ressemblent au cygne baudelairien dont les pieds battent vainement le pavé sec, rongésdu désir de s'évader. Là réside le tragique-greenien:

1. J. Green. Si J'étais Vous. Paris, Plon, 1947, avant-propos, p.ll

2. J. Green. Adri enne l1esurat. Paris, Plon, 1965, p.166 3. J. Green. Léviathan. Paris, Plon, 1965, p.38

4. J. Green. ~. Paris, Plon, 1953, p.183

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-7-le refus de l'eXistence et l 'impossibili té de la dépasser. Si l'art et la foi jugulent le désespoir de l'auteur, ses créatu-res ne bénéficient pas des mêmes avantages. Toutes les tenta-tives d'agrandir le cercle étroit de lc.mr vie échouent.

Lors-qu'~lles aiment, l'esclavage les attend; si elles détestent, la

violence les détruit et la monotonie consume les indifférents. Reste le fantastique. Manuel, le Visionnaire, paiera de sa vie le droit de s'engager sur les dangereuses avenues du rêve: la voie royale qui conduit aux châteaux imaginaires donne sur le royaume de la mort. D'autre part, le fanatisme guette les coeurs trop ardents qui croient échanger le paradis contre un corps rabroué: Joseph Day, par sa fuite effrénée, sombre dans le gouffre qU'il redoutait. Quoi qu'on fasse, les dés sont pipés. L'auteur s'en défend qui répète à chaque page de son Journal que ses personna-ges évoluent en dehors de lui. Si tel est le cas, il ne met pas de temps à les rattraper, car en l'espace de quelques chapitres les voilà verrouillés dans une passion jusqu'à ce que mort ou folie s'en suive.

Au cours de cette analyse, nous étudierons surtout les per-sonnages de Green, convaincus de rejoindre par leur truchement le vrai visage de l'auteur. Le procédé n'est pas sans danger. Si le personnage sort directement des matrices de l'écriVain, il a sa vie propre. Aussi emprunterons-nous à l'occasion le

tra-jet beuvien qui va de l'homme ~ l'oeuvre. La lectùre du Journal nous invite à de telles associations. Le diariste et le

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roman-cier se recoupent fréquemment en sorte qu'il est difficile d'é-tablir les démarquages. Disons même que le second trahit sou-vent le premier qui se cache maladroitement derrière ses person-nages, pseudonyme dont on pénètre facilement l'identité: "Je suis tous les personnages" 1. Aussi nous lassons-nous d'entendre Green dire que le Journal tait l'essentiel puisque ses héros le racon-tent sans pudeur. Il est d'ailleurs revenu de cette fausse nat-veté en publiant les trois tomes de son autobiographie. Il res-sort de la confrontation des demi-confessions du Journal et des aveux à peine voilés des romans et des tragédies que l'oeuvre de Green s'inscrit d'emblée sous le signe rimbaldien de l'exil. El-le fai t écho au cri désormais célèbre du génial adoEl-lescent: "Nous ne sommes pas au monde, la vraie Vie est ailleurs". Tous ces

ê-tres que Green déchire quotidiennement Vivent en terre étrangère et hostile, tendus vers cette région inconnue dont le souvenir immémorial les harcèle. Les frontières qui les en séparent se dressent de partout. D'un côté, l'inanité du monde, de l'autre, la faiblesse de l'homme. Pour quitter l'enfer, il faudrait rom-pre les liens qui nous retiennent et du coup renoncer à la beau-té dont ils sont la source. Daniel 0' Donovan, le voyageur sur la terre, résume ainsi le dilemme:

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-9-"Je renonçai en un instant à la possession de toutes choses visibles, à toute affec-tion sur terre. J'eus l'impression que mon espri t se séparai t alors de ma chair et que j'étais arraché à moi-mêm~' 1.

Green tient le réel pour un maquillage du néant, mais il sait fort bien que le monstre a élu domicile au plus profond de lui-même. Il rêve d'ailleurs, les deux pieds rivés au sol. N'impor~a, l'hom-me greenien entend une voix lui murmurer que la vie est un songe. Cette voix cause sa détresse, comme les jeux d'une lumière insai-sissable sur les murs de la caverne torturaient les prisonniers de Platon.

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-10-CHAPITRE l

DESTIN

"Inexorable est le caractère, inflexible le coeur du fils de Cronos."

Eschyle.

Le choix d'un titre de volume est parfois très significatif. Il regroupe les différents thèmes de l'invention autour d'une i-dée maîtresse qui en détermine le sens. Ainsi Julien Green loin de dissimuler sa croyance au destin, l'affiche sur la page cou-verture de ses oeuvres: Léviathan, Varouna, Moir:9-, Le Halfai teu!:, L'Ennemi, L'Ombre, autant d'appellations données à la divinité implacable qui traque l'homme. Pour ceux qui souffrent, "il n'y

a pas de hasard, il n'y a que des méchancetés du sort" 1. Cette force maléfique conduit Philippe près de la Seine où flotte le corps d'une femme qu'il a refusé de secourir. Il aurait pu

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suivre sa promenade habituelle sur les hauteurs du Trocadéro. Au lieu de quoi il se dirige vers le pont d'Iena pour y rencon-trer son visage, celui d'un lâche. Que Hedwige tombe amoureuse de Gaston Délange, l'ami du malfaiteur (entendons: l'homosexuel), et que ce dernier lui confesse son "crime" tient de l'intrigue mélodramatique; Julien Green ne craint pas de s'exposer à un tel reproche. Il sait que la vie noue les drames d'une main souvent grOSSière mais dont la cruauté défie les meilleurs romanciers. Elle n'a de cesse qu'à la mort de sa victime, lorsqu'elle ne s'a-muse pas à prolonger indéfiniment le supplice. Dans la première partie de Varouna, elle prépare de longue date la pendaison du héros. Hoël, après de pénibles pérégrinations à travers l'Eu-rope, rentre enfin chez lui. C'est le moment qU'elle attendait pour fermer le piège. Chaque pas du chevalier errant le rappro-chait de son destin sans qU'il ne s'en doutât. Ainsi la fatali-té gagne à tout coup, que ce soit à la première ou à la dernière page.

Dans la plupart des cas, les personnages ont le sentiment si net d'une présence hostile qui les épie, que, l'imagination ai-dant, ils croient pouvoir la toucher: "Une volonté supérieure à

la mienne et par conséquent étrangère à la wienne préside à ma vie, me retenant ici, m'envoyant l~' 1. Cette lucidité ne leur est

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-12-d'aucun secours. Au contraire, la croyance à une prédestina-tion absolue suscite une certaine ivresse qui accélère le dé~ nouement tragique en abolissant toute résistance. Se savoir inéluctablement voué aux pires tourments exerce une fascination presque masochiste. Cette démission consacre le despotisme du sort et laisse à l'indiVidu l'illusoire liberté d'accomplir son destin. Guéret se console à la pensée d'être la proie d'une for-ce capricieuse, "rassuré comme tout ~tre faible est rassuré lors-que son sort est mis entre les mains d'une puissance supérieure" 1.

D'autres refusent de se coucher au pied de la nécessité

p~ur goüter la médiocre volupté de la défaite. Ils résistent

jus-qu'à la fin, conscients au départ de l'inutilité du combat. Ian le réalisera douloureusement. Dans l'espoir de tromper les

sen-timents que lui inspire Erick Mac Clure, il demande Angélina en mariage. Elle refuse. Il avoue alors sa passion au jeune homme, le provoque en duel et meurt volontairement de sa main comme on se donne d'amour. De la même façon, Joseph s'obstine à jouer l'an-ge jusqu'à ce que la bête occupe toute la place. Le plUS insou-mis s'attire les plus grands châtiments: telle est la loi venge-resse qui gouverne la cité greenienne. Certains, comme Jeanne, la romancière de Varouna se libèrent momentanément de la pensée obsédante du destin en le niant: "Peut-être même n'y a-t-il pas de destin, peut-être rien n'a de sens sous un soleil qui n'est

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lui-même qU'un phénomène accidentel" 1. Ce raisonnement s'avère invivable de par l'absurdité dont il frappe toute chose, y com-pris le bonheur. Aussi l'abandonne-t-elle plutôt que de renon-cer ~ la joie d'écrire et à l'amour de Louis.

La première des contraintes que le destin fait peser sur l'individu, c'est l'existence. Cette constatation peut sembler superflue. Pourtant, i l importe de différencier l'horreur qu'ins-pirent les maux contenus dans toute vie humaine du dégoût susci-té .par l'existence en elle-même. On peut s'étioler dans la so-litude, subir les meurtrissures d'un amour impossible, sans pour autant maudire sa présence sur terre. Certes, les coups répétés du malheur façonnent lentement cette haine qui confine au dés es-poire Chez Green, l'invprse se produit. Bien avant que le des-tin ne mette en branle ses subtils rouages, les êtres suffoquent déjà sous le poids de l'existence:

"L'angoisse et la soli tude des personnages se réduisent presque toujours à ce que je crois avoir appelé l'effroi d'être au mon-de sous toutes ses formes." 2

Il ne faut pas confondre ce sentiment avec la nausée sartrienne, quoique tous deux portent sur le même obj et. Le cri initial est le même: "Avai t··il clemanrlé à venir au monde? QU'est-ce-que cela

1. J. Green. Varouna. Paris, Plon, 1965, p.232 2. J. Green. Journal. 29 octobre 1949

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-14-voulai t dire?" 1, mais la source rü.ff~re. La conviction "d'être d'ailleurs" succède à la sensation "d'être de trop". Le héros greenien trouve insolite sa venue ici-bas parce qU'une partie de lui-même n'y trouve pas son compte. On l'a parachuté à la mauvaise adresse: i l regimbe. L'âme assoiffée de nectar s'abreu-ve de piquette,- l'esprit s'écorche à des cryptogrammes insolu-bles, le corps languit d'insatiété. De là à tourner le dos à

l'existence, il n' y a qu'un pas à faire. Jeanne no te dans son journal cette pensée que chaque personnage module à sa façon: "Malgré tout, jusqu'à la fin de ma vie, il y aura en moi quel-que chose d'inapprivoisé quel-que rien ne contentera et à qui tout demeurera étranger" 2.

On s'attend à ce que le monde extérieur s'évanouisse de-vant ce regard dépaysé. Il n'en est rien. Dès la première lecture des romans de Grean, on remarque la grande place oc-cupée dans cet univers par l'espace matériel. Les décors et les atmosphères peints avec une précision balzacienne ne tra-hissent guère le vraisemblable. L'auteur reproduit fidèlement la couleur et la forme des choses, comme si la moindre particu-larité oubliée risquait de faire dérailler le récit. Les maté-riaux utilisés pour déployer la toile de fond et le réalisme

1. J. Green. Chaque homme dans sa nui t. Paris, Plon, ).966, p .329 2. J. Green. Varoul@.:. Parj.s, Plon, 1965, p.273

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dont il tire ses descriptions expliquent l'erreur des premiers critiques de Green qui Virent en lui un romancier naturaliste. Ce malentendu n'était pas sans fondement. L'auteur bâtit son oeuvre ~ partir de "choses vues". Ainsi nombre de ses romans reposent sur des souvenirs de maisons et de paysages. Mont-Cinère naquit d'une visite aux Etats-Unis:

"La vieille maison que j'ai décrite dans Hont-Cinère ( ••• ) s'appelait en réalité "Kinlock" et appartenait à mon oncle Turner. J'y ai pas-sé quelques jours aux environs de Noël, en 1919." l L'université de Virginie qU'il fréquenta de 1919 à 1921 lui sug-géra le cadre de Mo~ra. Chaque histoire se rattache donc ~ une image-fétiche enregistrée par le subconscient qui s'impose avec force et déclenche l'activité créatrice. Soucieux du réalisme de ses reconstitutions historiques ou de ses portraits physiques, Julien Green érige patiemment les murs que le fantastique

détrui-ra. Ce procédé très dangereux s'expose à paralyser toute embar-dée vers l'invisible. Nous voulons bien que Green soit un Poe embusqué derrière un Balzac, mais si le second écrit neuf pages sur dix, le premier peut faire figure d'imposteur. Ainsi, dans l'lJinuit, l'arrivée de 11. Edme à la fin du roman déroute plUS que ses discours apocalyptiques. Il est parfois permis de douter de l' authentici té du fantastique greenien. Annette Laver,s émet l'

hy-pothèse suivante:

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-16-"Il s'agit dans l'oeuvre de Green, plutôt que de folie, de volonté de folie, et cet échec est gé-néral ( ••• ) Ces personnages ne sont jamais de vrais illuminés." l

De son côté, Julien Green justifie son réalisme, notamment celui de Si J'étais Vous, par la loi des paradoxes littéraires: "j'ai cherché à rendre mon récit d'autant plus précis qU'il est fantas-tique" 2. Kafka ne fit rien d'autre, mais le fit mieux. Le fan-tastique, chez lui, devient naturel alors qU'on a souvent la dé-sagréable impression qu'il surcharge les récits greeniens. Par contre, l'attention au réel a pour effet de souligner le désaccord profond qui oppose l'homme aux choses. Ce que Robbe-Grillet a ap-pelé "la connivence tragique" mine les relations que le héros gree-nien entretient avec le monde. Tantôt agressives comme ces

bou-tons d'oxyx à l'expression "stupide, mais hostile" 3, tantôt in-différentes telles les sphères lumineuses d'un gran~ magasin 4, les chose~, de par leur nature étrangère à la nôtre, menacent 1 e bonheur de l' homme. Ce dernier ne peut souffrir qu'elles de·-meurent insensibles à ses passions. Victime de son affectivité toute romantique, il nt est pas à l'aise sur cette planète:

"De-1. A. Lavers. Confiw.ration cri tique de J. Green. Paris, Minard, 1966, p.179

2. J. Green. Si J'étais Vous. Paris, Plon, 1947, avant-propos, p.ll 3. J. Green. Epaves. Paris, Plon, 1932 , p.47

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puis son enfance, 11 semblait à Hélène que jamais elle ne s'ha-bi tuerai t parfaitement à ce monde" 1.

A la conscience douloureuse de côtoyer une matière ennemie s'ajoute le divorce d'avec soi-même; tôt ou tard, l'individu com-met un crime, dit une parole, s'accroche à une pensée auxquels il ne peut complètement s'identifier. Sous l'emprise d'une volonté invincible, sa vie connait des ch~gements mystérieux. Examinons quelques-uns de ces "gestes de fou" dont la paterni té échoit, sem-ble-t-il, à Dostoïevsky. Flanquée d'un père bourru et d'une soeur

jalouse, Adrienne Nesurat se dessèche dans le silence navrant de la province française que rompt une parole appauvrie ou une par-tie de cartes. Docile, elle s'achemine d'ores et déjà, malgré son jeune âge, vers la mort que l'ennui apprivoise quotidiennement. Cette Mme Bovary, trop timide pour s'offrir un amant, une nuit, précipite son père du haut de l'escalier et le tue. Elle est si peu consciente de son acte qU'elle n'en découvre la portée que beaucoup plus tard, lorsqu'une intrigante, Bme Legras, la

soup-çonne du crime:

"Elle ne se reconnaissai t pas dans ce geste vio-lent qU'elle avait eu et elle pensait avec une

sorte de respect mêlé dG crainte à ce qui avait pu le lui inspirer".l

1. J. Green. Varouna. Paris, Plon, 1965, p.95

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-18-p.:>urquoi Guéret, dans Léviathan, défigure-t-il Angèle au moment même où elle allait se donner ~ lui? Lui-même n'y comprend rien. tIC' étai t comme s'il avait commis son forfait dans une crise de somnanbulisme" 1. La violence de Joseph Day, explosion moins sus-pecte de son inhibi tion sexuelle, se manifeste suivant un crecen-do qui le laisse chaque fois plus stupide. QU'il frappe un jeu-ne sycomore, un camarade grossier ou Mo~ra, une pensée troublan-te se glisse en lui: fiCela semblait à Joseph plus étrange que tout: il ét,t:tt là, et un autre agissait à sa place" 2. Dans la nouvelle intitulée Les clefs de la mort, une voix inconnue pour-suit Jean. Elle monte des champs, bourdonne à ses oreilles et disparatt, semblable aux visites intermittentes du spectre d'Ham-let. L'adolescent s'aperçoit qU'elle lui a soufflé l'idée de

tuer Jalon et que peu à peu elle s'est substituée à sa raison au point de devenir un être invisible qui le domine: n( ••• ) pour mieux échapper à la curiosité cet être avait choisi de se dissimu-ler en moi, de s' appro:?ri er ma voix, mes gestes"

J.

Ce phénomène de dédoublement dépasse la simple hallucination. Il pose le probl~me de l'aliénation et, partant, celui de la res-ponsabilité humaine. Si l'individu ne peut revendiquer son

auto-1. J. Green. LéViathan. Paris, Plon, 1965, p.205 2. J. Green. Mo~ra. Paris, Plon, 1~65, p.224

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nomie, on ne peut lui imputer ses fautes. Il perd alors tout intérêt, car il se livre aux caprices du romancier qui tire les

ficelles les plus bizarres. Le jeu déroute un moment, mais le lecteur décèle rapidement le mécanisme du truquage: l'acteur dé-bite fidèlement son texte, puis, sans raison, on lui prête des propos et des attitudes incohérentes, en prenant soin d'avertir qu'une mystérieuse métamorphose a eu lieu. Sans vouloir rédui-re le comportement humain à une série de ressorts très bien huilés (suprême prétention de certains tenants d~ roman psycho-logique), nous croyons à un insolite intérieur qui n'est pas gratuit. Julien Green évite cet écueil en faisant intervenir l'idée d'hérédité qui double celle de destin. La mère d'Elisa-beth (Vdnuit) et le père de Denis (L'Autre Sommeil) se sont suicidés par amour, vouant ainsi leur enfant à la fascination des sens. Le préface de

êE.1

note que Ian "renouvelant le ges-te d'un de ses ancêtres dans une circonstance analogue, ges-tenges-te de tuer Erick Mac Clure" 1. Dani el 0' Donovan, le voyageur sur la terre, succombe lui aussi à son lourd hzritage: son père mou-rut d'une "sorte de mélancolie chronique" alors que sa mère "de-vint folle" 2. Que vouliez-vous qU'il fit contre la force du sang? Il se suicide dans un accès de folie. Joseph Day (Ho"1ra)

1. J. Green. Sud. Paris, Plon, 1953, p.6

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-20-perpétue l'irascibilité de son père qui souvent "ne savait plus du tout ce qU'il faisait" 1. Séduit par le bouddhisme, Julien Green confond hérédité et métempsychose. De cette curieuse

al-chimi e naquit Varouna q1li ambi tionne d'éclairer le présent l la lumière d'un passé lointain. La vie humaine devient le fragment d'une vaste épopée dont les épisodes s'enchaînent ~ travers les

â-ges:

"Des milliers d'ancêtres poussent l'être humain l

agir: il est ~ lui seul l'humanité entière qui re-naît perpétuellement et marche ~ tâtons vers un but mal déterminé".2

Sous son allure ésotérique, cette proposition reprend tout simple-ment le mot de rvIontaigne: "Tout homme porte en soi la forme de 1 t humaine condition". L' hérédi té la plus accablante, c'est

en-core la transmission de la Vie. Les lois de Mendel sont douces au regard du décret irrévocable qui préside l l'existence humaine. Le destin boucle son cercle sans que la liberté y pratique une brè-che.

1. J. Green. Moïra. Paris, Plon, 1965, p.145

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CHAPITRE II

TEMP S ET l DENTI TE

"Le temps dont nous disposons cha-que jour est élasticha-que; les pas-sions que nous ressentons le di-latent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l'habitude le rempli t."

Marcel Proust.

Chez Green, le temps transcende la dimension à travers laquel-le se réalise laquel-le destin. Il est laquel-le symbolaquel-le de l'emprisonnement de l'homme dans l'univers. Comme une rivière au parcours capricieux, il renvoie à l'homme son image passée détruisant ainsi son visage présent. La parole dite hier, que l'on croyait perdue, aujourd'hui nous impose le silence. Par son miroitement, le temps souligne im-passiblement la gaucherie du geste, la répétition du ridicule, ac-cuse les plaies de l'ruile et en avive la douleur. Il charrie l'hom-me vers son néant avec l'atroce lenteur du bourreau. On y jette

des cris pour en sonder' la profondeur comme on casse un miroir pour échapper à son visage. Peine perdue: l'écho multiplie la voix et

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-22-'e visage nous regarde toujours. Source profonde de désarroi, il provoque des élans encore plUS funestes.

Son inexorable écoulement cause et figure le déroulement mo-notone de ces existences cloîtrées que l'habitude subjugue. Ce n'est p:as sans raison que Julien Green s'est plU à décrire la vie en province. Réglée comme une horloge, soumise au rituel absurde des manies, elle tisse autour nes personnages un piège diabolique. A cet égard, Mont-Cinère et ar~ienne Mesurai sont de véritables réussites. Dans le premier roman, l'avarice de Mrs Fletcher in-carne le despotisme du temps. Les excès de sa passion (elle vend le mobilier, force sa fille à porter ses vêtements jusqu'à l'usu-re, interdit les feux de cheminée) raréfie l'atmosphère déjà in-vivable de la maison ~t y invite l'ennui. Lorsqu'une jeune fil-le de dix-sept ans se voit rédûite à converser avec les meubles, il ne faut pas s'étonner que son propre mariage ou la mort de sa grand-mère ne réussissent à percer l'imperméable cuirasse du quo-tinien. Nrs Fletcher vivante, aucun événement ne troublera Mont-Cinere dont les assises reposent sur un éternel présent. Peter C. Hoy définit ainsi cette caractéristique du temps greenien:

"Inversant la formule d'un dicton bien connu, on dirait que les jours se ressemblent mais ne se suivent pas. Ils sont un seul jour, un aujour-d'hui monstrueux où le soleil peut se lever et se coucher un nombre indéterminable de fois." l

1. Peter C. Hoy. Configuration critique de J. ~. Paris, Mi nard ,

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Il creuse un éno~e vide que les personnages tentent vainement de combler. D'où leur sentiment de se perdre dans un néant épouvan-table qui engloutit tous leurs gestes. L'habitude ne se traduit pas nécessairement par la rigidité d'un horaire mais par la répé-tition d'attitudes qui laisse l'individu dans le même climat psy-chologique. L'héroïne de Varoupa, Jeanne, constate avec effroi cet immobilisme qui frappe toute chose:

"Je me laisse lentement dévorer par les années immobiles. Ici, il y a quelque chose d'hypno-tisant dans cet arrêt de la vie. La vie passe et les heures ne bougent pas." 1

On voudrait que le temps prenne son envol, qU'un fait extraordi-naire gonfle ses voiles. Rien à faire, "le temps ne passe plus. C'est le grand malheur de notre siècle" 2.,

L'ennui de sentir le temps trainer co~pose la trame romanes-que; i l détermine les deux seules attitudes possibles aux humains en face de ce monde blafard: la résignation ou la révolte. Deux catégories de personnages s'ensuivent: d'une part, les tièdes; d'autre part, les violents. La routine, le conformiome et le pha-risaïsme sont le lot des premiers. Le père Mesurat uniquement soucieux de sa béate tranquillité, comptant les mouches prises dans la glu, -Mme Legras, l'ex-cocotte repentie de la villa voisi-ne, David, l'ami de Joseph Day, dont la sagesse s'accomode d'une

1.J. Green. Varouna. Paris, PlOn, 1965, p.247 2.J. ~een. L'ennemi. Paris, Plon, 1954, p.95

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-24-vérité peu encombrante, autant d'êtres qui trouvent leur nourri-ture dans la soumission au temps. Ils en épousent le visage. Fuyant toute précipitation, ~ l'abri de tout changement, ils se sont installés dans la monotonie et le mutisme si proches parents de l' hypocrisi e que Hauriac, Bernanos et Sartre ont exécrée. Ils font de l'épaisseur des jours une présence intolérable à laquelle se butent les" sauvages". Adrienne Mesurat étouffe littéralement à la Villa des Charmes:

"Les heures suiva:i..ent le rythme que lui imprimaient Germaine et M. Mesurat, et la vie n'était plus qu'u-ne suite d'habitudes, de gestes accomplis à des mo-ments fixés. Un changement quelconque eût pris un aspect anarchique." l

On comprend qU'un visage furtivement entrevu par la portière d'un fiacre l'obsède jusqu'à la folie. Grâce ~ lui, une ch~~ce inespé-rée de liberté s'offre à elle. Son coeur trop longtemps domestiqué par l'ennui se met à battre. Elle attend, elle espère, elle stim-patiente. Elle triomphe enfin de l'inertie. Le temps semble lui obéir puisque sa passion crée une impression de mouvement. L'in-troduction de l'amour dans cette vie emmurée secoue les barreaux de la geôle. Toute une activité secrete, voire même clandestine, trompe la vigilance de sa famille. La nuit tombée, Adrienne ne gra-vit plus l'escalier qui conduit à sa chambre, mais la rue qui lon-ge la propriété du docteur Maurer.:ourt. Cela suffit à lui procurer

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la sensation de se mouvoir hors de la sphère étroite que le destin lui avait assignée. Ce bonheur est de courte durée. A la grise-rie de l'imprévu succède l'aridité de la frustration. Le temps re-prend ses droits, qui pèse désormais doublement sur Adrienne. Les petits devoirs qui autrefois diminuaient les heures d'ennui, l pré-sent lui semblent fastidieux. Seule une parole amoureuse pourrait venir l bout de ce temps devenu un obstacle à franchir sur le che-min du bonheur. Assurée de ne jamais l'entendre, Adrienne sombre dans la folie.

Emily Fletcher (l1ont-Cinère) incendie le domaine familial quand elle se rend compte C).ue le temps s'est arrêté, la clouant pour tou-jours au pied d'une mère acariâtre. La haine qU'elle nourrissait envers cette dernière, au début, l'enivrait. Hais à quoi bon at-tendre la venue ou le départ de quelqu'un puisque rien ne récompen-se votre patience? Guéret (Léviathan) paie de sa vie la prostituée dont il s'est amourachée et regrette amèrement d'avoir troqué sa tête de médiocre précepteur contre celle d'un assasin. Eva Gros-george qui a contracté ce qU'on appelle paradoxalement "un maria-ge de raison" se demande: "Comment vivent les autres? Comment font-ils pour aller de semaine en semaine jusqu'à la fin de l'année?" 1 Irritéepar la Vie banale qu'on la contraint de supporter, elle n'o-se en troubler l'ordre, s'empoisonnant elle-même de n'o-ses haines

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-26-primées. Il Y a longtemps que les désillusions lui ont appris la règle du désespoir: qui veut quitter l'enfer s'y enfonce plus pro-fondément. L'aventure de Guéret lui en donnai t la preuve. Halgré tout, elle ne peut résister l la tentation de bouger. Elle s'asso-cie au destin de Guéret, en le cachant chez elle. Puis elle apprend brutalement qu'il ne l'aime pas, le livre aux policiers et essaie de se tuer. Green, le moraliste, illustre u~e fois de plus ses maximes: fi Certaines âmes que la soli tude a marquées passent sans

transition d'une existence vide ~ une espèce de frénésie intér.1eu-re qui les bouleverse" 1. Exaspérés de la lenteur du sang qui cou-le en eux, ces personnages s'ouvrent cou-les veines pour en accélérer le débit. Ils se tuent ~ vouloir tuer le temps. La sagesse des

hiboux n'est pas celle des hommes. Ces vers de Baudelaire pourraient servir d'épigraphe à Adrienne Hesurat:

"L'homme ivre d'une ombre qui passe Porte toujours le châtiment

D'avoir voulu changer de place." 2

Le héros greenien s' év-::rtue ~ renverser des menhirs qui le détrui-sent en s'écroulant.

Le temps et l'existence se trouvent donc intimement liés: tous deux éChappent au contrôle de la volonté humaine. Pas plus que nous ne pouvons remonter le cours du temps ou en changer le rythme, nous

1. J. Green. Adrienne Hesurat. Paris,Plon, 1965, p.39 2. Baudelaire. Les Hiboux.

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ne pouvons devenir autre. D'ailleurs, du vide des jours naît l'an-goisse d'être prisonnier de soi. Dans Si J'étais Vous, la bureau-cratie et les rencontres bocturnes sont de pauvres vêtements dont Fabien se lass~: "Il ne m'arrive jamais rien, pensa-t-il. Cela ne fait pas une vie. Encore moins une jeuness~1 1. Pourquoi faut-il que ce soit lui qui s'abêtisse sous les ordres d'un patron? Pour-quoi languit-il à des rendez-vous manqués, alors que d'autres n'ont qu'à composer un numéro de téléphone? Fabien, de questions en ques-tions, en vient à formuler le désir d'une métamorphose radicale:

Il Ah! n'être plus mOi-même, murmura-t-il, cesser d'être moi-même

pen-dant une heure, fausser compagnie à ces éternels débats" 2. Parfois même le mystère de l'identité éveille la curiosité d'un être heureux:

"Comment, se demandait-elle, comment se fai t-il que je sois la fille de Bertrand Lombard et non Finette Lesueur, la fille de l'éClusier qui Vient aider à la cuisine, au moment des confitures?" 3

Ainsi parle la petite Hélène Lombard (Varouna). La philosophie re-prend, en termes savants, la même interrogation. Les recherches de Duns Scot sur la "haeci tas" aboutissent à l'innéchiffrable comment.

Le personnage de Philippe (Epaves) offre plusieurs particula-rités d'un sentiment aigü du moi. En suivant, par l'esprit, ce fil immuable qui relie l'homme mûr à l'enfant, il rencontre une

person-1. J. Green. Si J'étais Vous. Paris, Plon, 1947, p.5 2. Idem. p.37

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-28-ne étrange qui attend encore de prendre asile en son corps. En langage usuel, nous dirions: "l'image qU'il se fai t de lUi-même". Ainsi le possible est une donnée du moi. Philippe aurait pu être différent puisque cet autre se tient près de lui, appelant tel geste ou telle parole qui lui donneront la vie. Aussi n'a-t-il pas tort de croire qU'il s'est égaré par faiblesse ou malchance, dans un personnage qui n'est sien: "Il se faisait l'effet d'un ac-teur médiocre qui essaie de jouer le rôle d'un père et n'y parvi~nt pas" 1. La symbolique des rôles distribués au hasard a passionné Pirandello. Elle a captivé l'imagination de Green. Cette attitu-de attitu-de Philippe traduit un sentiment profond d'exil. L'impossibili-té d'emboîter le pas derrière cet être auquel la meilleure partie de soi s'identifie provoque la plus intime des séparations. C'est faire preuve d'une grossière simplification psychologique que de tirer un trait après avoir taxé Philippe de narcissisme outré. Il se penche au-dessus de son visage dans l'espoir d'intercepter cette autre image de lUi-même qU'une force malicieuse lui dérobe. Le des-tin nia pas prise sur lui aussi longtemps que cette substitution reste possible. Le drame débute quand un accident vient effacer le miroitement:

"Il Y avait eu dans sa vie urie époque où l'homme qU'il aurait pu être l'accompagnait de jour en jour. ( ••• ) Puis le temps amena une certaine heure où la vérité se fit pressentir, premier

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et lointain __ @pel de la mort. L'homme qu'il de-vai t être n'existait pas. fi 1

Ne serait-ce que de nous avoir appris la "profondeur de la superfi-cialitéll, ce livre a droit à notre bibliothèque. Dépassant

l'ada-ge populaire (quoi de plus trompeur que le sens cor~un?) qui veut qu'on juge un homme à ses actes, Julien Green découvre la source de cette paralysie intérieure dont souffre Philippe: le refus d'a-dhérer à une personnalité d'emprunt que les circonstances ont façon-nées. Quelle importance peuvent avoir ces chiffres jetés sur une table au milieu d'hommes qui se dévorent pour un fauteuil? Philip-pe sait la futilité des choses. Son désintéressement progressif à

l'égard de ses activités n'a rien du désabusement d'un rentier. Il se dépo.tlle de l'individu qU'il est aux yeux de tous avec

l'in-tention de rejoindre l'autre qui l'attend un peu plus loin. Il n'y parvient pas, le destin brouillant les pistes. Il devient alors un fantôme, sans aucune identité. D'où son inconsistance et sa velléi-té qui font de ce roman "une hallucinante analyse du vide" 2.

Julien Green s'intéressai t tellement à cet "ingénieux supplice de l'identitéll 3 qU'il Y consacra un roman, Si J'étais Vous. En

in-ventant ce cycle infernal des transmigrations d'âmes, il transposait sur le plan littéraire le jeu bien connu des enfants qui consiste à

1. J. Green. Epaves. Paris, Plon, 1932, p.282

2. J. C. Brisville. A la rencontre de Julien Green. Bruxelles-Paris, La sixaine, 1947, p.28

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-30-se dégui-30-ser en roi, en pirates etc ••• Les costumes diffèrent, le principe demeure. Il s'agit de matérialiser ses diverses aspira-tions, tel le dramaturge extériorisant son dialogue intérieur en confiant une réplique à chacune de ses voix. L'intervention d'un vieillard d'aspect louche qui livre à Fabien la formule magique qui lui permettra de devenir qui bon lui semble relève de la mise en scène romanesque sans verser dans le fantastique. Ce voyage qu'ef-fectue Fabien à travers des personnes préalablement choisies res-semble singulièrement à la trajectoire quotidienne de ses désirs. Il épouse M. poujars pour son argent, Paul Esménard pour sa santé, Emmanuel Fruger pour sa culture, Camille pour sa beauté. Au vrai, i l retouche son propre portrait: c'est un garçon pauvre à la santé fragile qui se console de sa laideur en gribouillant l'ébauche d'un roman. Seuls trouveront moralisateur le dénouement de cette histoi-re (Fabien réintèghistoi-re son "moi" original et y meurt) ceux qui n'ont pas saisi la portée du symbole: le héros n'a pas réussi à s'évader de lui-même et en gémit. Il n'est pas dans l'esprit de Green de prêcher qU'on est encore mieux dans sa peau!

En dernière analyse, Il ce désir de transformations successives

correspond au désir de ne pas mourir" 1. En effet, l'homme prend conscience de son irréductible individualité par la constanceiqu'il manifeste dans le temps. Du coup, il se découvre mortel et forme le projet de voler des âmes. Le temps révèle donc à l'homme sa

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tivité: le gouffre de l'ennui se creuse paradoxalement des passions qu'on y jette, le passé et le futur se referment sur un inaltérable désarroi.

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-32-CHAPI TRE I I I

SOLlTUD;E

"0 solitude! Toi ma. patrie, so-litude! Trop longtemps j'ai vé-cu sauvage en de sauvages pays étrangers, ~our ne pas retourner

à toi avec des larmes."

Nietzsche.

L'habileté de Julien Green à claustrer ses personnages dans la solitude n'a d'égal que les ruses du destin dont il se fait l'inter-prète. Tout conspire à rejeter les êtres au fond d'eux-mêmes et l'auteur prend soin d'empêcher les fuites. Sans doute, se plaît-il

à se substituer ainsi à la fatalité. C'est un des attraits de l'é-criture que de fournir à ses adeptes l'occasion d'une revanche. Annuler d'un trait de plume un rendez-vous important assure à l'ar-tiste déçu la compagnie d'un malheureux. On partage ses déboires en augmentant la famille des mal-aimés. Quoiqu'il se défende de composer selon un plan, nous ne pouvons qU'admirer la patience de

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cette main qui tresse le filet dont nul ne s'échappe. La victime capturée, le travail du romancier consis~e à surveiller ses tris-tes ébats. "Tout homme est roi dans un ciésert" l, et Green ense-velit les oasis sous le sable.

Au contraire cie Proust collectionneur d'angoisses, Green n'a-nalyse pas la solitucie. Il la sugg~re par des images. Une des i-mages les plus fréquewaent employées pour traciuire cet isolement intérieur, dont on a pu affirmer qU'il était la clef de voûte de l'univers greenien, est celle de la maison ou de la chambre fermée. Au dire de l'auteur lui-même, "M. Edme ( ••• ) et Fonfroide, la gran-de maison, sont ici comme l'image gran-de la personnali té tout entière" 2. Or dans ce roman, 11inui t,l'illuminé rimbaldien fortement teinté de bouddhisme s'est réfugié dans un château en ruines dont on a chassé toute lumière. Personne n'approche le maître, ni sa demeu-re, car tous deux habitent, loin des hommes, dans cette région inac-cessible qU'est le coeur humain. M. Edme a fait retraite en lui-même, espace mystérieux auquel Green a donné le nom de Fonfroide. Le symbole de la réclusion, ici volontaire, est très beau. Il tient d'une conception primitive de l'âme cachée par le corps. Hais Green a su en tirer une atmosphère poétique. La présence physique de M.

1. J. Green. Epaves. Paris, Plon, 1932, p.39 2. J. Green. Journal V. Paris, Plon, 1951, p.235

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Edme le dérobe au regard de ses invités de même que ce toit visible seulement la nuit échappe au monde des apparences. On songe à ces boites de plus en plus petites qui s'insèrent les unes dans les

au-tres mais dont le nombre croit ~ l'infini. Le chemin qui sépare les êtres s'allonge sous les pas. Elisabeth, après maintes aventu-res, entrevoit M. Edme sans pouvoir le suivre. Deux pensées, deux regards se croisent et reprennent la solitude de leur vol.

La même image revient dans Mont-Cin~re parfois dessinée avec une précision excessive: "Seule, dans cette chambre d'où elle avait

chassé sa mère, de même plus tard elle serait toute seule dans la vie" 1. Le trait est trop gros. C'est là une faiblesse passaglre de Green: calquer au crayon rouge le charme du filigrane. Quel be-soin de signer la peinture du Hont-Cinère par une telle notation: "Vous pensez voir une prison" 2. Ou l'auteur doute de sa descrip-tion, ou il ne fait pas confiance au lecteur! Néanmoins, lorsqu'il oublie ces fastidieux clins d'oeil, il atteint à ce pouvoir

d'évo-cation qui est la parure des plUS grands écrivains. Ainsi la soli-tude d'Emily se révèle à nous par une composition savante. L'action du roman suit le va-et-vient d'Emily allant du sa16n familial à sa chambre. Dans le premier lieu, se déroulent les rencontres violen-tes de la fille et de la mère. Da~s le second, Emily poursuit son

1. J. Green. Mont-Cinère. Paris, Plon, 1965, p.l?? 2. Idem. p.l?

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ses avec tage ou tristesse. Peu à peu le roman se centre sur l'a-do1escente et sur cette cheminée, désormais sa seule confidente, jusqu'à ce que la solitude et le feu mêlent intimement leurs flam-mes dans l'incendie final. Le thème de la maison-prison réappara1t dans Chaque homme dans sa nuit. A Wormsloe, la vieille maison de bois qui accueille Wi1fred Ingram, le héros "eut l'impression

d'ê-tre un animal sauvage qU'on eût emprisonné dans une boite" 1. Nous pourrions multiplier les exemples 2; écoutons plutôt Green nous ex-p1iquer, par l'intermédiaire de Jeanne, le symbole de la maison au coeur de son oeuvre:

"Cette maison est partout présente dans les rêves que sont mes livres. Ses parois invisibles sJé-lèvent autour de mes personnages et leur font u-ne espèce de geôle dont ils u-ne disceru-nent pas les pierres, mais dont l'impérieuse contrainte pèse lourdement sur leurs âmes. Au fond d'eux-mêmes, une voix secrète les avertit qU'ils n'iront ja-mais si loin ni si vite qU'une nuit ils se trou-veront devant une de ces portes inexorables, dans un de ces grands salons vides, et ils comprennent alors qU'ils n'ont jamais réussi à quitter la l1ai-son et n'ont voyagé sans fin qu'à l'intérieur de ses murs."

3

Voilà un excellent aperçu de l'oeuvre greenienne et de son arcbitec-ture meurtrièrel

1. J. Green. Chague homme dans sa nuit. PaI~S, Plon, 1966, p.l? 2. cf. Adrienne Mesurat. Paris, Plon, 1965, p. 296

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-36-Un autre procédé de suggestion consiste à traduire l'esseule-ment par le silence et l'immobilisme que nous ne devons pas assimi-ler à l'absence de bruit et au repos. Il s'agit d'une pauvreté de paroles que personne au reste n'écouterait et d'une économie de ges-tes dont l'inutilité ne justifie pas l'accomplissement. Si l'on excepte Mofra et la tirade de M. Edme à la fin de Minuit, les rlia-logues sont rares dans l'oeuvre de Green; leur banalité ne sert qu'à articuler le silence. Ce dernier domine au château de K~greterre (Le Visionnaire),- on le sert avec les repas chez Philippe (Epaves),-i l crée la lourde atmosph~re de ~ et provoque le suicide de Jean

(Le Malfai teur). Tourner la première page d'un livre de Green, c'est s'introduire par le bruissement de la feuille froissée à l'intérieur du silence. Voici les premiers mots de Mon;t-Cinère: "Emily se tai-sait" l et ceux du Malfaiteur: "Pas un bruit dans la maison" 2. Ce silence n'a pas sa source dans le recueillement. A preuve, la défini tion qU'en nonne Adrienne Hesurat:

1111 était vraiment insupportable, le silence de cette rue, on eut dit que les gens n'y venaient point, par crainte de déranger cette espèce d'immobilité affreu-se qui pesai t sur cette partie de la ville." 3

Elle connaît amèrement la facticité des déplacements. Franchissant

1. J. Green. Mont-Cinère. Paris, Plon, 1965, p.l 2. J. Green. Le l1alfaiteur. Paris, Plon, 1965, p.l

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cette barrière de la Villa des Charmes qui du Vivant de son père figurait une frontière lointaine, elle se rend au Village voisin. Là, elle descend à un minable hôtel, Visite une chambre, puis, ayant la curieuse impression de·se retrouver chez elle, gagne un autre village. Nouvel hôtel, même sensation désagréable. Elle s'essaie gauchement à la conversation, erre par les rues désertes et rentre finalement dans sa geôle plus Vide encore depuis la fui-te de sa soeur et la mort de son père. Au retour de cetfui-te fugue

à Dreux, elle se livre à des pensées baudelairiennes sur les mé-faits du voyage:

n( ••• ) cette vie de solitude qU'elle s'éatit fai-te et à laquelle, semblait-il, elle ne pouvait rien changer. Qu'avait-elle gagné à se déplacer? ( ••• ) Elle n'avait fait que se meurtrir, que s'abîmer dans une mélancolie plus profonde.n l

Le personnage greenien n'est donc prisonnier que de lui-même. De la simple laideur physique à la haine, plusieurs causes déter-minent cette pénible situation. Comment ne pas s'émouvoir de cet-te confession de Manuel cherchant à s'expliquer son abandon:

"J'ai toujours été antipathique à la plupart des gens que la vie a placés sur ma route. On ne m'aime pas. C'est un fai t. Aussi doi t-il y avoir dans mon visa-ge quelque chose qui répugne. }Ta laideur exaspère certaines personnes." 2

Est-ce vraiment possible? Le héros court sans doute à la conclusion

1. J. Green. Adrienne Hesurël.t. Paris, Plon, 1965, p.318 2. J. Green. Le Visionnaire. Paris, Plon, 1963, p.lOI

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-38-la plus immédiate. Pourtant, lorsqu'on sait l'importance qU'atta-che Green ~ la beauté du corps humain, on ne se surprend pas que Manuel soit tenu à l'écart pour si peu. La couleur des cheveux, si absurde que cela puisse paraître, peut même eng~I!drer un assa-sin. Le héros de Noira a appris ce qU'il coiltai t d'être roux. Le réel frôle souvent le ridicule. QU'on se rappelle l'histoire romai-ne et le romai-nez de Cléopâtre!

Au-delà des simples travers physiques, la crainte brouille les rapports avec autrui. C'est.que Green donne à certains êtres droit de vie et de mort sur d'autres personnes sans trop se soucier de l'é-quité du choix des juges. Inutile de souligner la partialité de ces derniers qui jettent le poids dans le plateau qui leur convient. De la race des timides, le héros greenien semble appeler cette tu-telle. Ainsi l'employeur de Manuel dans Le Visionnaire, M. Ernest, donne libre cours à sa brutalité avec d'autant plus de frénésie que l'orphelin ne dit mot. Mme Plasse qui l'a recueilli sous son toit se paie d'injures et d'humiliations. L'adolescent préfère cette hos-pitalité à la rue. Il vit dans la crainte de déplaire à la marâtre, autant dire dans une solitude affublée d'une amabilité de circons-tances. Le récit imaginaire qui lui donne asile devrai t le faire seigneur ou patron. N'est-ce pas le propre de l'homme d'interver-tir les rôles dès qu'il franchit les frontières du réel? Manuel, au contraire, dédaigne le sang royal et se met au service d'une

vi-comtesse capricieuse dont le frère a la manie de fouetter les valets. Le peu de différence entre "ce qui est" et "ce qui aurait pu être"

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étonne le lecteur. Manuel se p1a1t-i1 à souffrir? Disons qu'il recherche l'état le plus propice à la sauvegarde de sa solitude. La soumission offre l'avantage d'une vie diminuée, mais secrète, imperméable au regard d'autrui. Celui qui commande dévoile ses intentions, manifeste ses humeurs. Celui qui obéit garde l'ano-nymat: il exécute des désirs qui ne sont pas siens, on ne peut donc le connaître. Il se met ainsi à l'abri. Le caractère énig-matique du domestique vient de là. La crainte de l1anuel en face des autres personnages consacre cette solitude qu'il affectionne. Sans ranimer la querelle allumée par J. J. Rousseau, nous pouvons poser le postulat suivant: l'homme ne rentre en lUi-même que lorsqu'autrui l'y chasse. Ainsi s'explique cette indifférence orgueilleuse dont plusieurs personnages greeniens masquent leur

échec avec autrui. Manuel participe à cette attitude. Si Marie-Thérèse s'était rendue à ses avances, la nuit où il la mena dans un bois, peut-être n'aurait-il pas tracé dans ces carnets les mê-mes images de Nègreterre. Il y met une certaine coquetterie à se dérober au regard de la jeune fille qui a dit non. Préférons-lui, mon coeur, cette encre et ce papier! On ne peut se venger plus

cruellement d'une femme. Ceci di t, Ivlanuel s'éloigne du réel. Sa soli tude ne ment pas.

Si l1anuel se protège des déceptions futures par une solitude jalousement gardée, Adrienne Mesurat, pour sa part, redoute la com-pagnie dlun père autoritaire ou d'une soeur fielleuse parce qu'ils menacent son amour. Maurecourt lui a révélé la tragique platitude

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de sa vie. Dès lors tout prend forme d'obstacles qU'elle S'acharne à renverser. Victime d'un mirage, personne ne l'attendait derrière les murs, elle s'enferma délibérément dans ses chambres secrètes y distillant le mépris des êtres qui veulent en forcer les portes. L:insistante Mme Legras, la soeur du ~octeur Maurecourt et même ce dernier n'y pourront rien. Adrienne ne neman~era pas l'aumône après avoir offert l'amour. La prisonnière en guise de protestation re-fuse sa soupe: "Elle fit la réflexion que si le monde se dépeuplait tout d'un coup et qu'elle demeurait la seule vivante sur terre, sa vie morale ne changerait pas" 1. On croirait entendre la voix de Montherlant dans la bouche ~e cette femme bafouée. Hedwige (Le

Mal-faiteur) se cambre de la même façon. Délaissée et ri~culisée par Gaston, elle éprouve une satisfaction vaniteuse à vivre seule. E-mily embrasse sa prison: "Elle vivait dans une soli tude de plus en plus grande, personne ne s'occupant d'elle, et qui lui était agréa-ble" 2.

Cette volonté d'isolement répond à un désir de vengeance (il existe une ivresse à dédaigner ses bourreaux) mais surtout obéit à

un mécanisme d'auto-déîense. Tous les déboires des personnages viennent de ce qU'ils n'ont pu vivre seuls. Par leurs élans amou-reux, ils s'exposent à une conscience étrangère et hostile qui les rappelle brutalement à leur vocation de solitude: "Tout nous

rejet-1. J. Green. Adrienne l1esurat. Paris, Plon, 1965, p.95

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4·:·,J.-te en nous-mêmes dès que nous ouvrons la bouche" 1. Nous reconnais-sons là l'ironie de la condition humaine: l'homme, de par sa nature, court vers autrui et trouve dans cette rencontre sa solitude grandie. C'est après avoir éprouvé la cruauté de cette solitude qU'il cultive l'horreur de l'autre. Il braque contre son destin un orgueilleux mu-tisme qui entraîne sa perte: Adrienne devient folle, Hedwige et Emily se suicident. La noblesse de la révolte détruit les insurgés. Ainsi Denis (L'Autre Sommeil) définit clairement le paradoxe de la solitude: "Je fuyais et recherchais la solitude comme un fou qui tourne autour

d'un abîme avec l'effroi et l'envie de s'y jeter" 2.

Ce dilemme insoluble dicte aux personnages des attitudes bizarres. Par exemple, le jeu des regards. L'un des traits de base de la psycho-logie sartrienne se retrouve chez Green, à savoir l'accent mis sur le regard d'autrui. Le héros greenien en fuit la présence comme si elle pouvait attaquer l'intégrité de son être. Joseph Day, debout devant Mrs. Dare, "n'aimait pas ses yeux clairs qui l'examinaient avec une sorte d'impudence et semblaient même lui percer le crâne, car on eut dit qU'au centre de l'iris bleu pâle, la pupille noire et méchante, pareil à un oeil plus petit, le clouait au mur" 3. Puisque dans 1'i-diome greenien "être regardé, ct étai t être touché par les yeux" 4, on

1. J. Green. §E1. Paris, Plon, 1953, p.103

2. J. Green. L'Autre Sommeil. Paris, Gallimard, 1931, p.124 3. J. Green. Noira. Paris: Plon, 1965, p.9

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-42-comprend que le jeune puritain détourne la tête. Cette hantise ma-ladive de l'autre ne trompe pas. Elle contient le désir et sa ré-pression. On aspire d'autant plus intensément à la solitude qU'un instinct puissant nous projette ~ l'extérieur. Le regard d'autrui ne peut s'infiltrer dangereusement en nous que par la poterne que nous lui indiquons. L'application .. ostensible de Joseph ~ être seul lui vaut beaucoup d' aIllis. Il atteint. son but!

Il est significatif que la confidence du lieutenant de ~ se fasse à un jeune garçon qui, de toute évidence, ne peut pas la sai-sir. Ian déclare qU'il confie son secret ~ Jimmy parce qU'il n'y comprendra rien. A la scène suivante, i l se suicide. La même dé-marche réappara!t dans Le Malfaiteur. Jean qu'un amour inavouable livre sans merci au jugement d'autrui se sent traqué. Les interdits sociaux l'enferment dans sa passion avec toute la cruauté d'une fou-le piétinant un individu. Néanmoins, comme un innocent condamné à.

mort, il demande à. être entendu: "J'ai besoin de me confi er, de par-1er à. un être humainl1 1. Il sait aussi que la parole jette entre

les hommes des ponts qui s'écroulent dès que nous nous y engageons. Il choisit donc le parti des fausses confidences. A Hedwige qui lui

demande la raison de son langage énigmatique, il répond: "précisé-ment parce que vous ne pouvez rien comprendre et que vous m'en

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derez le secret" 1. Quelque temps plus tard, il part pour Naples où il se tuera.

D'autres personnages substituent à la nullité des relations humaines la communication avec les objets. La rlisponibilité de ces derniers permet à l'âme de satisfaire son besoin d'épanchement, et leur silence a des airs d'approbation, voire de sympathie qui sédui-sent le solitaire. Au contraire de l'homme, les murs ne parlent ni ne jugent: ils écoutent. D'où l'attrait qU'ils exercent sur le hé-ros greenien. On se souvient des amours tératologiques de Félicie (L,!3 l-Ialfai teur) et de Blanchonnet, son mannequin de bois. Entre ses fils et ses aiguilles, la couturière vocifère contre la patron-ne et prépare la révolution avec la complicité de son modèle. Blan-chonnet se plaint des robes trop étroites qui lui écrasent les han-ches, du placard inconfortable où il passe la nuit. Tous deux, ils boulverseront la mode et les classes sociales. Mr Fletcher, proprié-taire de Nont-Cinère, poursuit inlassablement sa médi tation devant les pierres que heurte sa chaussure. ,Elles seules le connaissent, sur qui:il se penche amoureusement pour en capter le langage muet. Adrienne Hesurat baise le pavillon du docteur Haurecourt, espérant naïvement que son secret se glissera dans les parois du mur jusqu'à son amant.

En fait, tous ces personnages ne s'entretiennent qu'avec eux-mêmes. Ils croient lancer des paroles au fond d'un puits. Tôt ou

tard, ils constatent qu'elles sont tombées au fond de leur

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-44-se. L'auteur se reconnaît aux signes qU'il a tracés. et ses person-nages approfondissent le silence de leurs plaintes. Ils sont prison-niers de la tragique immanence de la personne humaine.

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~.01

CHAPITRE IV

REFUS DU CORPS HUMAIN

li Oui , je sens que mon âme est

cadenas-sée dans le verrou de mon corps, et qU'elle ne peut se dégager, pour fuir loin des rivages que frappe la mer hu-maine."

Lautréamont.

Au coeur de l'oeuvre greenienne s'agite la tourmente charnelle. Talonné par le destin, avalé par le temps, prisonnier de son identi-té et de son éternel monologue inidenti-térieur, l'homme greenien se voit embarqué, malgré lui, dans une galère dont la proue fend les oaux du néant. Maitre à bord, le corps humain dirige la macabre expédi-tion. C'est à lui qU'est dévolu le pouvoir de nous clouer en terre étrangère. A chaque tentation de libération qu'esquisse la conscien-ce, il la ramène brutalement à son point de départ. Garde-chiourme vigilant, il fai t le guet au seuil de l' e~dstence. Le rej et

d'au-trui annonçait le refus de soi.

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