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Discours métalinguistique et pratiques d'écriture féministes

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Academic year: 2021

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(2)
(3)

'.

par

Sophie Coupai

Mémoire de maîtrise soumisàla

Faculté des études supérieures et de la recherche envuede l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaises Université McGill

Montréal, Québec

Juillet 2000

(4)

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0..612-70588-9

(5)

Résumé

Au cours des années soixante-dix, émerge et se constitue au Québec, un discours sur la langue moins connu du public. Alors que l'on sort~l peine de la querelle du joual, les féministes, elles, se préoccupent de plus en plus du sexisme du code linguistique. Adeptes de théories linguistiques déterministes, elles en viennent pour la plupart à considérer la langue comme un système symbolique qui rejette la femme et l'aliène profondément.

Alors qu'aux États-Unis, certaines féministes proposent une réforme de la langue, au Québec, le combat passe principalement à travers les oeuvres littéraires des femmes. On assiste alors àd'intenses recherches de la part de certaines écrivaines pourarriver à constituer un «langage-femme» qui ferait échec à la Loi patriarcale régissant l'ordre symbolique. Les oeuvres étudiées au cours de ce mémoire ont été choisies parmi celles des meilleures représentantes du discours métalinguistique féministe au Québec :

L-Euguélionne (1976) de Louky Bersianik, L'Amèr Olt le chapitre effrité (1977) de

Nicole Brossard, Une voix poltr Odile (1978) de France Théoret et Lueur: roman archéologiqlte (1979) de Madeleine Gagnon.

L'analyse portera plus particulièrement sur les tensions qui s'établissent entre forme et discours dans les oeuvres à l'étude. On verra si et comment le discours métalinguistique, présent à la fois dans les oeuvres et dans les articles théoriques de chacune de ces écrivaines, se traduit au niveau formel, par le travail de la langue. La variété des approches utilisées afin ël'inscrire le féminin dans la langue s'offre comme preuve de la difficulté des pratiques d'écriture qui s'élaborent à même ce qu'elles tentent de déconstruire.

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Abstract

During the seventies., a new discourse on language emerged and built up in Québec. While the «querelle du joual» was aImost finished., feminists became more and more aware of their so-called Umother tongue'" s inherent sexism. Believing in determinist linguistic theories. the vast majority of them came to the conclusion that language was a symbolic system that rejected women and \\lomen' s experience.

While some american feminists were proposing an important reform of the language, in Québec, a few women writers incorporated their preoccupations with language in their literary texts. These women dedicated themselves to intensive textual researches. with the intention of creating a new 'women' s language" that would override the patriarcal Law ruling the symbolic order. The different works studied in this thesis have been chosen between those of the women most representatives of feminist metalinguistic discourse in Québec: L 'ElIglié/ionne (1976). by Louky Bersianik. L'Amèr

ou le chapitre effrité(1977). by Nicole Brossard. Une voix pour Odile (1978) by France Théoret and Lueur: roman archéologique (1979) by Madeleine Gagnon.

The analysis of these texts \\l'ill panicularly be focused on the tensions building between discursive and formai aspects of each work. Well see if and how the metalinguistic discourse. which we can find in the texts themselves and in more theoretic anicles. is manifesting itself by a radical manipulation of the language at a formai level. The variety of ways sorne women writers of Québec tried to inscribe feminine experience in language can he shown as a proof of the extreme difficulty of these textual practices. which elaborate themselves through what (hey are desperately trying to overcome.

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Remerciements

Il n'est guère possible de surestimer l'importance des encouragements et des conseils dans le cheminement d'une chercheuse. Au terme de deux années riches en découvertes et en prises de conscience, je tiensàremercier tous ceux et celles qui m'ont aidéeàpoursuivre mes recherches. Ma gratitude va tout particulièrementàma directrice de mémoire, Chantal Bouchard, d'abord pour ses conseils judicieux, mais aussi pour avoir su me guider tout en m'accordant l'autonomie dont j'avais besoin pour mener à bien mon projet. Ses commentaires rassurants ont calmé plus d'une crise d'angoisse! Je suis également fort reconnaissante envers Diane Desrosiers-Bonin, Directrice des études de deuxième et troisième cycles et de la recherche, pour sa chaleur, ses encouragements et son aide dans la recherche de sources de financement. À cet effet, j'en profite pour remercier le Fonds pour la Formation de Chercheurs et l'Aide à la Recherche (Fonds FCAR), pour la bourse obtenue au cours de la rédaction de ce mémoire.

Enfm, ilest difficile d'exprimer à quel point le soutien et l'aide de mon entourage ID'ont été salutaires au cours de mes études. Le sujet de ce mémoire se situe d'ailleurs au croisement des influences maternelle et paternelle, qui font cohabiter depuis toujours, dans les bibliothèques familiales, ouvrages sur la langue et sur le féminisme. Je m'en voudrais d'oublier celui qui partage mon quotidien dans toutes ses exaltations et ses malheurs et qui sait toujours trouver le mot juste pour me redonner confiance et le sourire. Merci Jean.

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Table des matières Résumé Abstract Remerciements Introduction p.Ü p.üi p. iv p.l

PREMIERCHAPITRE: Louky Bersianik etL 'Eugué/ionne p. 12

Un amour impossible p. 14

Une esthétique du compromis p.32

DEUXIÈMECHAPITRE: Nicole Brossard etL 'Amèr ou le chapitre effrité p.44

La langue comme champ de bataille p.45

Une grammaire abrasive p.55

TROISIÈME CHAPITRE: France Théoret etUne voix pour Odile La prison du symbolique

Entre maîtrise et non-maîtrise

p.

71

p.

73

p.86

QUATRIÈMECHAPITRE: Madeleine Gagnon etLueur: roman archéologique p.98

«Au-delà du code et de l'anecdote» p. 100

L'émergence de la parole du corps p. 112

Conclusion Bibliographie

p. 124

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INTRODUCTION

n

est pratiquement impossible d'ignorer l'extraordinaire effervescence qui marque la production féminine québécoise dans le domaine de la création littéraire àpartir de 1975. La montée du féminisme radical depuis la fm des années soixante et la prolifération des mouvements de femmes préparent le terrain et annoncent de chaudes luttes en faveur de changements sociaux. Les femmes refusent désormais de se taire et l'écriture représente bien souvent le moyen privilégié de faire entendre leurs voix.

CePendant,àl'euphorie générée par la prise de parole se mêle bien souvent, chez les femmes auteures, la douloureuse conscience qu'il ne suffit pas seulement, pour écrire, d'avoir une chambre àsoi. La langue elle-même devient rapidement une cible de choix pour les féministes de toutes origines. Trop souvent désignée comme un système symbolique neutre, la langue porte pourtant bel et bien les stigmates de siècles de domination de l'homme sur la femme. Qu'on pense seulement à la façon de désigner l'humanité en anglais (<<mankind») ou encore à la règle grammaticale bien connue qui veut qu'en français, le masculin l'emporte toujours sur le féminin.

«Le rapport de l'individu à la langue passe par son rapport à la sociétél»affmne Marina Yaguello dans son ouvrage intitulé Les mots et les jëmmes. «La langue est aussi, dans une large mesure (par sa structure ou par le jeu des connotations ou de la métaphore), un miroir culturel, qui fixe les représentations symboliques, et se fait l'écho des préjugés et des stéréotypes, en même temps qu'il alimente et entretient ceux-ci2.» Or, Américaines, Françaises et Québécoises se sont donné comme mandat, au cours des années soixante-dix, de décrire, de changer ou de subvertir ce fameux «miroir cultureb>. Se sentant à l'étroit dans la langue ou carrément trahies par un système de communication qui les rejette, ces femmes entreprennent un travail de transgression qui les mènera ultimement à l'inscription de la subjectivité férninine dans la langue.

(10)

La linguiste Deborah Cameron dégage trois avenues de recherche dans les travaux des féministes sur le langage.

First~ there is the study of sex-difference; do men and women use language differently~ and if so~ what does it mean? Secondly. there is sexism in

language~its effects~ and how to eliminate it. And thirdly~ there is alienation : is this -the oppressor! s language!~ within which we cannot articulate our experience as women3?

Bien entendu. ces catégories s~entremêlentfacilement en pratique et la production des écrivaines québécoises en constitue une preuve flagrante. Le discours métalinguistique chez les féministes auQuébec~tant au niveau de la création littéraire que de la théorie" touche aux trois champs d"enquête. Les ditTérences observées entre les comportements linguistiques masculins et féminins,! de même que la présence obnubilante du sexisme dans la langue sont deux causes certaines du sentiment d· aliénation ressenti par les femmes qui écrivent.

Ce que j·aimerais tenter à mon tour. serail une analyse du discours métalinguistique tenu par les féministes québécoises entre 1975 et 1980. en rapport avec leurs pratiques d"écriture. J'ai choisi de limiter mon étude à quatre oeuvres publiées au cours de cette période par les écrivaines qui, selon moi. sont les meilleures représentantes de ce courant. Mon corpus d!analyse inclut L 'Eugllélionne (1976) de Louky Bersianik.

L 'Amèr oule chapitre effrité (1977) de Nicole Brossard. Une voix pOlir Odile (1978) de

France Théoret et Lueur: roman archéologique (1979) de Madeleine Gagnon.

L.expression «discours métalinguistique féministe» désigne ce que les féministes disentà propos de la langue. Le discours métalinguistique tenu par certaines écrivaines québécoises'! principalement entre 1975 et 1980. tire ses origines d~uncourant global de questionnement el de réappropriation du langage par les femmes. émergeant suite au déferlement de la vague féministe sur 1· occident vers la fin des années soixante. Le discours métalinguistique féministe est davantageàcomprendre comme une prémisseà la base d'une redéfinition des pratiques d·écriture des femmes que comme un quelconque «mouvement» organisé pour favoriser une certaine «écriture féministe». Aussi. lorsque remploie l'expression dans un sens générique. il est clair que je le fais en référence au courant général et que je demeure consciente des importantes différences qui s!établissent

(11)

l'analyse sera ici centrée sur Pécart qui se creuse entre la théorie et la pratique lorsqu"on tente d'écrire à même ce qu'on veut déconstruire.. rai laissé de côté un certain aspect «national» du discours sur la langue que certaines femmes abordent dans leur texte. Outre le fait que celui-ci est peu important par rapport au reste de la problématique, il est également peu pertinent dans la mesure où ce discours n'est pas spécifique au:< femmes et aux problèmes qu'elles rencontrent dans la manipulation du code linguistique.

À partir du moment où le discours métalinguistique des féministes fait son entrée sur la scène québécoise, le problème n'est plus de savoir quoi dire.. mais plutôt comment le dire. S'inaugure alors.. au sein des pratiques d"écriture des écrivaines les plus engagées. un important travail du langage. tant au niveau discursif que formel. Les écrivaines deviennent extraconscientes. L"écriture est pensée minutieusement. au motàmot. afin de déconstruire le plus efficacement possible des siècles de componements linguistiques figés et de réflexes sexistes.

Le projet est ambitieux etil ne va pas de soi que ce qui est clairement revendiqué dans les essais théoriques transparaît nécessairement avec !a même force dans les oeuvres de fiction. Cette constatation està la source de la division paniculière de l'analyse dans ce mémoire. Chaque oeuvre fera 1"objet d'un chapitre entier où sera analysé. d'une pan. le discours métalinguistique de récrivaine à la fois dans ("oeuvre et dans les articles plus théoriques et d·autre part. l'aspect tormel du travail de la langue dans le texte littéraire.

n

importe de savoir comment s'actualise le discours métalinguistique sous la plume des écrivaines. Le mode d'inscription de la subjectivité féminine au sein du langage varie beaucoup d'une femme à une autre. Or. que reste-t-il du discours sur la langue une tois celui-ci transposé en fiction? Je crois que. malgré une volonté d'investir la langue en tant que collectivité. les idiosyncrasies des auteures persistent. ce qui mine le consensus idéologique sans qu"on puisse nier pour autant une certaine convergence des voix.

Dans les milieux littéraires. le début des années soixante-dix renvoie au formalisme prôné par l·avant-garde.

In Québec.. and at La barre du jourin panicular.. the loss of contidence in traditionnal bourgeois values and the general doubt of modernity Led to a radicalmise en questionof representational

an

and of the mimetic abilities of language itself. Many of the experimental ",Titers publishing in La barre du jourduring its early years worked to deprive words oftheir presumed essence.

(12)

since words themselves could no longer be revered as objects of predetermined meaning or si811ification4•

Cependant, pour les femmes qui participent au mouvement, incluant Nicole Brossard, le concept de «neutralité», mis de l'avant atm d'échapper aux dictats du «réel» et de la «représentation», pose rapidement problème et provoque une prise de conscience importante,

for the very notion of "neutrality" in the acts of writing denies the overriding force of determinants that both writer and reader bring to any text. [...] From a woman's point of view, the evacuation of the real and of the real speaking subject from many experimental texts could only encourage selt:dilemma that ultimately led a number of feminist writers to rethink the cultural bases and social implications of modernité for women in general5•

En effet, pour Nicole Brossard, la question de la neutralité dans l'écriture et le langage équivaut en quelque sorte à une négation de sa féminité :

Inutile de dire que le neutre a sans doute été un beau déplacement me pennettant d'oublier que j'étais une femme, c'est-à-dire que j'appartenais à la catégorie des non-pensantes. La conscience féministe va me dé-neutraliser, c'est-à-dire me permettre une intégrale présence fonnelle plutôt que fonnaliste, si je puis dire6•

L'année 1975, décrétée Année internationale de la femme par rO.N.U., marque une nouvelle étape dans la progression du féminisme au Québec. Le mouvement se dissocie alors des autres groupes politiques (marxistes et nationalistes) et s'engage dans une voie vers l'autonomie' : «les groupes radicaux s'accordent à revendiquer l'autonomie de leur lutte, qu'ils refusent de subordonner à quelque autre cause politique ou sociale que ce soita.» Selon les historiennes du Collectif Clio, «ce virage rapproche l'ensemble du mouvement des femmes du féminisme radical9.» Les femmes refusent désormais de voir leurs intérêts subordonnés à ceux d'une autre cause.

C'est également en 1975 que se tient à Montréal, du 3 ou 8 octobre, la Rencontre que'bécoise internationale des écrivains qui cette année-là se déroule sous le thème de «La femme et l'écriture», à la suggestion de Nicole Brossard. Au cours de ces cinq journées de discussions mouvementées, si les participantes de divers pays en arrivent rarement à un consensus et que les désaccords sont nombreux, il est néanmoins facile d'observer une certaine convergence des voi.x. Les actes de la rencontre, publiés dans la revue Liberté,

(13)

comprennent plusieurs témoignagesd~écrivainesde toutes origines qui font état de leur rapport à l~écritureet au langage. Je crois que la rencontre de 1975 a permis à plusieurs auteures de prendre conscience sur une base collective des difficultés d'ordre linguistique susceptibles d'être éprouvées par une femme qui écrit. Déjà~en 1973, Nicole Brossard écrivait à La Barre du jour: «Une grammaire ayant pour règle : le masculin l'emporte sur

le féminin doit être transgresséelO.» Cependant, on n'assiste pas à une vraie prise de conscience collective avant 1975, année au cours de laquelle paraît également le premier numéro de femmes à La Barre dujour, intitulé «Femme et langage».

Cependant, une analyse un peu approfondie de la période (1975-1980) montre bien que le consensus entre les écrivaines pour trouver un espace féminin de création au sein de la langue est plutôt lâche. C'est ce que Nicole Brossard elle-même déplore dans le premier numéro de femmes àLa Barre dujour: «Ce numéro n'a pas l'homogénéité à

laquelle je m'attendais (mais au fond, cela importe peu - même si...). Avant tout, ilfallait tenter l'expérience du miroir, de l'interrogation. Tenter la femme à son propre jeu de mau."ll.» C'est aussi ce qu'ont constaté une majorité de critiques qui se sont penchés sur cette période. Néanmoins, à partir de ces deux événements (la Rencontre et le premier numéro de femmes àLa Barre du jour).. on peut observer, dans les années suivantes.. la

parution de plusieurs ouvrages déterminants pour le tëminisme québécois qui intègrentà la fiction la question de la place de la femme dans le langage.. que ce soit celui de tous les jours ou la langue d"écriture. On y compte bien sûr les quatre oeuvres de mon corpus. de même que quelques autres. Ce sont principalement ces femmes qui portent le discours métalinguistique tëministe québécois sur leurs épaules.

De façon générale.. le début des années quatre-vingt marque une dislocation de raspect collectif du féminisme québécois.

Au début des années 1980, le mouvement féministe .. tant réformiste que radicaL entre dans une période de recul et de remise en question. Certes.. plusieurs de ses grandes préoccupations sont maintenant assez généralement admises.. mais tout se passe comme si le mouvement lui-même.. et surtout ses tendances les plus revendicatrices, avaient perdu le plus clair de leur effet mobilisateur, notamment auprès des jeunes12 •

Ce phénomène se remarque entre autres dans les pages mêmes de La Nàuvelle Barre du jour. Les femmes qui écrivent désormais entre ses pages le font «sans faire référence de

(14)

façon expliciteàune idéologie donnée (saut: biensûr~dans les essais les plus théoriques)~

l'unique référent paraissant être dans tous les cas le je intime de chacune13.» C'est également ce que remarque Lori Saint-Martin dans son article intitulé «Le métaféminisme et la nouvelle prose féminine au Québec». Avec la nouvelle décennie s'amorce un mouvement de retourà 1" intime et de détachement par rapport au féminisme collectif. Les femmes refusent désonnais une étiquette qui les «asservit»à une cause. Les nouvelles écrivaines entendent prendre une certaine distance par rapport au passé. Néanmoi ns, cela ne signi fie pas l'évacuation pure et simple des préoccupations féministes mais leur intégration aux textes" selon un mode plus subtil et accessible. Au féminisme «agressif» des années soixante-dix succède ce que Lori Saint-Martin appelle le «métaféminisme», qui se caractérise par un «double mouvement» : «remettre en cause les stratégies et les orientations des aînées féministes tout en intégrantà la fiction des préoccupations similairesI~.» Néanmoins" l'exigence d" accessibilité de récriture mise de ravant par la nouvelle génération sonne en quelque sorte le glas du discours métalinguistique féministe. «En général.. la quête d'une écriture spécifiquement tëminine. d'un langage-femme. semble abandonnéels.»

li m"apparaÎt toutefois nécessaire de nuancer cette affirmation. En effet, les «aînées» comme Nicole Brossard" France Théorêt" Madeleine Gagnon et Louky Bersianik continuent. même au cours des années quatre-vingt"à publier des écrits où est encore accordée une large place à la question du langage. Ce sont ces mêmes auteures que l'ont retrouve en 1983 au colloque intitulé «[n the Feminine: Women and Words»" qui s'est tenuà Vancouver du 30 juin au 3 juillet 1983. Mais de façon générale. même les féministes les plus engagées. qui ont vécu (et regrettent) l"effervescence des années soixante-dix, semblent suivre peuà peu révolution graduelle vers le métaféminisme. C"est pourquoi j'ai décidé de limiter mon corpusà la période qui va de 1975à 1980" qui me semble correspondre à <d'âge d"or}) du discours métalinguistique féministe au Québec. De plus" commej'ai dû restreindre mon corpusà une seule oeuvre pour chaque auteure" il m'est apparu plus pertinent d'offrir une vision synchronique du discours métalinguistique tëministe afin de faciliter la comparaison entre les différentes auteures et leurs oeuvres.

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Avant de passer plus spécifiquement à l'étude des textes, il est important d'aborder, même de façon très sommaire, deux orientations majeures des théories linguistiques, l'une américaine et l'autre française, qui situeront de façon générale le cadre d'analyse des oeuvres. Certaines féministes radicales, comme les américaines Mary Daly et Adrienne Rich, ont largement influencé les écrivaines québécoises dans leurs idées sur le langage. Toutes deux souscrivent à une vision déterministe du langage, soit, «in linguistics, the idea that language defines reality by constraining a speaker to conceptualise in certain waysI6». Pour ces féministes, il est clair que les hommes contrôlent le langage comme tous les autres aspects de la société patriarcale. Cette idée transparaît dans tous les textes à l'étude dans ce mémoire. Dans cette perspective, le langage véhicule la vision du monde du groupe dominant, en l'occurrence, celle des hommes. La langue se trouve à intégrer, puis à perpétuer le sexisme et la misogynie faisant partie intégrante de la vision du monde masculine. La langue agit donc littéralement comme un carcan idéologique, ou comme une camisole de force, selon l'image évoquée par Deborah Cameron:

[Radical] feminists in particular have viewed language not as a convenient classification system helping us make sense of the world, but as a straitjacket, something that forces women's experience ioto categories that do not fit, like the Ugly Sister's foot into the patriarchal glass slipper. Language for these feminists is androcentric : thus it does not tnerely filter our reality, it distorts

't17

1 •

Cette façon d'envisager le langage renvoie plus particulièrement à deux publications importantes pour le féminisme dans les années soixante-dix : Man Made Language de Dale Spender et Perceiving Women, de Shirley et Edwin Ardener. C'est ce dernier ouvrage qui m'intéresse plus particulièrement, une des théories qui y sont développées étant tout à fait pertinente pour l'analyse des textes à l'étude.

Edwin Ardener a émis l'hypothèse, au début des années soixante-dix, qu'une société donnée peut être dominée par un (des) modèle(s) (systèmes de perceptions), générées) par un (des) groupe(s) dominantes). Ce modèle dominant (<<dominant group») peut entraver l'expression d'autres modèles associés à des sous-groupes dominés (<<muted groups18») de la société. Suivant la loi du plus fort, ces groupes (dominés) sont forcés de structurer leur vision du monde à travers l'adoption du (des) modèle(s) dominantes),

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adaptant pour ce faire tant bien que mal leurs propres modèles. S'ensuit la création d'un effet de distorsion entre leurs systèmes de perceptions et le modèle dominant. «As a result, the latter [les groupes dominés] might be relatively more 'inarticulate' wben expressing themselves through the idiom of the dominant group, and silent on matters of special concem to them for which no accommodation bas been made in it19.» La théorie des Ardener rejoint tout à fait l'idée de L'aliénation des femmes dans le langage. Cette approche a suscité maintes critiques dans les milieux linguistiques. Cependant, commeil n'est pas dans mon propos de les discuter ici, je renvoie ceux et celles que cela intéresseà l'excellent ouvrage de Deborah Cameron, intitulé Feminism and Linguistic Theory.

Les écrivaines québécoises se sont également inspirées, àdes degrés divers, des théories de l'écriture du corps, associées au féminisme français. Parmi leurs meilleures représentantes, on retrouve entre autres Luce lrigaray et Hélène Cixous, qui mettent de l'avant un certain essentialisme. Pour elles, les femmes ont été historiquement empêchées d'exprimer leur sexualité. «If they can do this, and if they can speak about it in the new language it caUs for, they will establish a point of view (a site of différence) from which phallogocentric concepts and controls can be seen through and taken apart, not only in theory, but also in practice2o.» Le corps devient le lieu d'émergence d'une parole féminine authentique. Selon Hélène Cixous, ceci est remarquable jusque dans la façon de parler des femmes :

Écoute parler une femme dans une assemblée (si elle n'a pas douloureusement perdu le souffle) : elle ne «parle» pas, elle lance dans l'air son corps tremblant, elle se lâche, elle vole, c'est tout entière qu'elle passe dans sa voix, c'est avec son corps qu'elle soutient vitalement la «logique» de son discours : sa chair dit vrai:!l.

Les femmes ont donc un langage qui leur est propre. Il s'agit, précisément, de pouvoir l'exprimer par l'écriture. Nous verrons, au cours du chapitre sur Madeleine Gagnon, comment la femme arrive à exprimer cette parole du corps en esquivant les effets destructeurs de la langue régie par la Loi patriarcale.

En comparant le discours métalinguistique mis de l'avant par les féministes et son actualisation dans leurs pratiques d'écriture, on verra jusqu'à quel point le discours en arrive à percer dans les textes à l'étude, mais aussi comment il soutient l'écriture. On pourra étudier plus à fond les concordances ou les écarts qui se forment irrésistiblement

(17)

entre la théorie et la pratique. line analyse en détails des oeuvres fournira les informations nécessaires à 1~observation et à la compréhension du déploiement~ des nuances et même des contradictions du discours sur la langue chez les féministes au Québec durant la période 1975-1980. On pourra alors voir se profiler derrière les revendications les plus agressives, l'exaltation et même les désaccords profonds, le rêve d'une écriture de la différence, d'une écriture au féminin.

(18)

NOTES

1M. Yaguello, Les mots et les fèmmes, p. 7.

2Ibid., p. 8.

3D. Cameron, Feminism and Linguistic Theory, p. 6-7.

.J K. Gould, «Writing and Reading --Otherwise" : Québec Women Writers and the

Exploration of Difference», p. 212.

SIbid., p.214.

6 J. Bonenfant et A. Gervais, «Ce qui pouvait être, ici, une avant-garde, entrevue avec Nicole Brossard, Roger Soublière et Marcel St-Pierre», p. 80.

7 Il va de soi que j'utilise l'expression «le féminisme québécois» à des fins de simplification et que je me garde bien d'impliquer l'homogénéité du mouvement qui, comme on le sait, peut varier beaucoup d'un groupe féministe àl'autre.

8 P.-A., Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard, Histoire du Québec

contemporain, t. II,Le Québec depuis 1930, p. 616.

9Collectif Clio, L )Histoire desfemmes au Québec depuis quatre siècles, p. 493.

10N. Brossard, «Vaseline», p. 14.

11 N. Brossard, «Préliminaires», p 9.

12 P.-A., Linteau, R. Durocher, J.-C. Robert et F. Ricard, Histoire du Québec

contemporain, t.

n,

Le Québec depuis 1930,p.616.

(3G. Frémont, «Le féminisme à la NBJ : un second souffle», p. 133.

14L. Saint-Martin, «Le métaféminisme et la nouvelle prose féminine au Québec», p. 164.

IS Ibid, p. 166.

16D. Cameron, Feminism and Linguistic Theory) Second Edition, p. 240.

(19)

18L'expression «mutedgrouPS» n'estpasde Edwin Ardener maisa plutôt été inventée

par Charlotte Hardman.

19S Ard. ener,PercelVlng,,. amen, p... '17'

xu.

••

20 A. R. Jones, «Writing the body: toward an understanding of l'écriture féminine»,

p.87.

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PREMIER CHAPITRE

LOUKY BERSIANIK ET L 'EUGUÉLIONNE

Que nous le voulions ou non, nous sommes prises au piège de cette gangue qui enveloppe la langue dès qu'elle se parle au féminin : nous sommes parlées et gangrenées par elle. Là où elle est un joyau pour les académiciens et les intellectuels mâles, cette langue n'est pour nous femmes, et nous écrivaines, qu'une pierre hostile et sans éclat, qu'un caillou de barbarie, que nous devons polir avant de commencer à dire quoi que ce soitl.

Pour Louky Bersianik, il ne fait aucun doute qu'hommes et femmes ne bénéficient pas des mêmes conditions de départ en matière de langue. Là où les uns peuvent se délecter des possibilités infinies du matériau linguistique, les autres se trouvent dans l'impossibilité d'utiliser un outil qui a été façonné envers et contre elles sans s'exposer aux effets pervers de ce système symbolique supposément neutre. Le travail de la langue s'impose d'emblée comme une condition incontournable de la pratique d'écriture de Louky Bersianik, devenant par le fait même une façon pour L'écrivaine de combattre la passivité inscrite dans la langue que les membres d'une société sexiste voudraient bien lui imposer.

Louky Bersianik s'est d'abord illustrée, en tant qu'écrivaine, dans la littérature pour enfants. Elle explique elle-même son intérêt en ce domaine particulier par des préoccupations féministes: «la principale raison était que je ne pouvais pas m'identifier à la littérature d'alors qui était exclusivement de type masculin, même quand elle s'est entichée de formalisme: c'était toujours l'émergence du mâle dont il était question2». La publication en 1976 de L 'Euguélionne, que certains ont nommé, dans un premier temps contre la volonté de l'auteure, «la bible des femmes3», a contribué à donner à Bersianik une notoriété dont elle devait se montrer digne par la suite de par la qualité de sa production littéraire et théorique. Publiés dans de nombreuses revues spécialisées, ses

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textes se distinguent par une facture souvent ludique., mais où chaque mot est d"une importance capitale. La langue est en effet une des préoccupations majeures de Louky Bersianik en matière d"écriture. On retrouve d"ailleurs., dansL'Euguélionne, un véritable petit traité de linguistique" réparti sur dix-sept chapitres.

Aussi't devant l'appellation «Roman tryptique», qui apparaît sur la couverture" est-il permis d" être perplexe. Il peut en effet paraître est-illusoire de vouloir concest-ilier avec bonheur trame romanesque" envolées manifestaires et traité de linguistique~C'est pourtant justement de ce métissage des genres queL 'ElIguélionne tire la majeure partie

de sa force, mais également de ses faiblesses. Bersianik était elle-même réfractaire à cette appellation de «roman» qu'un Hubert Aquin enthousiaste lui proposait pour la publication de son texte: (de [lui] dis que ce n'est pas à proprement parler un roman. puisque le troisième volet est un long discours. On ne parlait pas d' «essai-fiction» à l'époque pour qualifier les livres qui secouaient tous les genres afin de mieux les emmêler intimement".» Cette traversée des genres est importante pour "analyse du discours métalinguistique féministe dans L'Euguélionne. Plus particulièrement. il est nécessaire de garderà l'esprit les deux composantes majeures du texte: le roman et le manifeste.

Parmi les nombreux textes écrits au Québec à propos de la langue. les manifestes signés par les femmes et traitant du féminin ont ceci de particulier qu'ils proposent à chaque tois une dissémination de la portée impérative de leur «message» dans une forme aux dimensions plus larges, plus englobantes ou plus convaincantes: le roman pour Louky Bersianik. la poésie pour Madeleine Gagnon, le théâtre pour Denise Boucher. Dans chacun des cas en effet, la démythification est d'autant plus efficace qu'elle s·accompagne d'une mise en scène textuelle visantà faire éclater. en les exhibant dans toute leur négativité, les images et les mythes dénoncés. Dans [L'ElIguélionne]. la déconstruction va de pair avec la mise au jour des contraintes imposées par le code de la langues.

C' est autour de cette dernière affirmation de Lise Gauvin quej"entends construire le présent chapitre.. mon objectif étant de montrer que le rapport théorie/pratique dans la mise en forme du discours métalinguistique féministe dans L'ElIguélionneest nettement débalancé par la forte prépondérance de l"aspect discursif et par le caractère «légal» des stratégies de détournement linguistiques.

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1. Un amour impossible: le discours métalinguistique dansL·Euguélionnede Loulçy Bersianik

La construction particulière du roman offre une clé pour la compréhension du lien qui se développe au coeur de la pratique d'écriture de Bersianik entre l'histoire (véritablement perçue comme «His Story») et le langage. C'est ce que je compte aborder en premier Iie~en insistant sur la construction tryptique et la figure de l'étrangère.

Le roman de Louky Bersianik est construit d'après la subversion d'un modèle célèbre bien précis: la Bible. Tous les paragraphes sont numérotés comme autant de versets. L'utilisation fréquente de la parodie rend le texte biblique omniprésent et accentue d'autant l'esprit de transgression qui anime l'auteure : «C'est un anti-évangile, une anti-Bible. ( ... ] C" est une vaste moquerie6.» La structure de L·Euguélionne, constituée de trois parties de longueur inégale, suscite, à panir de l'appelation«Roman tryptique», maints renvois àtravers l'histoire. Selon Jennifer Waelti-Walters7, les trois volets correspondent respectivement à la parabole, l'évangile et le sermon, formes discursives par excellence employées dans la Bible. Karen Gould rappelle également les tryptiques médiévaux qui racontent l'histoire de la Sainte Trinité à l'aide d'un support visuelS, hypothèse corroborée par rauteure elle-même: «L'Euguélionne, c'est comme un tryptique de peinture. Si vous le refermez, les trois sont l'un sur l'autre et se recoupent C'est-à-dire que vous avez le même discours, mais chaque discours est dit d'une façon très différente9.» Dans un texte postérieur à la parution de L·ElIguélionne, Louky Bersianik évoque l'image du miroir à trois volets des commodes d'autrefois:

Le miroir du centre qui est fixe symbolise la mémoire qui fonde les certitudes. On peut s'y voir en face ici et maintenant. Mais en même temps et sans bouger, juste en déplaçant légèrement les deux autres miroirs, on peut jeter un regard à gauche où se profile le passé et un regardàdroite où miroite l'avenir comme une métaphore ou une métonymie du passé, ou comme une mémoire imaginaire du futur, d'un futur où les significations seraient complètement nouvelles10 •

L·ElIguélionne fonctionne comme le miroir à trois faces.

n

est en effet possible de voir les trois parties qui composent l'oeuvre comme relevant du passé, du présent et du futur. La troisième partie, où l'Euguélionne fait son sermon sur la montagne, est particulièrement tributaire de l'idée que se fait Bersianik de la«mémoire du futur» .

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Si l'on peut imaginer une mémoire future au moyen de la science-fiction, peut-on imaginer une mémoire du futur, c'est-à-dire avoir en mémoire un avenir qui ne serait pas entièrement sécrété par le passé, une partie de celui-ci n'étant pas encore advenu; c'est-à-dire mémoriser le futur et s'en servir pour penser et agir dans le présent?(MI', 249)

Le concept de «mémoire du futur» requiert la mise en place d'un horizon utopique qui doit servir de référence dans nos relations avec les autres au quotidien. Ceci implique naturellement une profonde remise en question de l'héritage du passé, afm que les erreurs qu'il contient et conditionne ne soient pas perpétuées. La nécessité de revisiter le passé avec des yeux neufs va de pair avec celle de construire l'avenir à l'aide de nouvelles prémisses, notamment au niveau des relations hommes/femmes. La structure de

L 'Eugllélionne sous-tend donc deux opérations bien précises : la déconstruction de la vision masculine du monde et la reconstruction, à partir de cette enveloppe vide, d'un nouveau sens qui prend en compte les exPériences et les perceptions de la femme.

La figure de l'étrangère sert de catalyseur à ce processus. L'Euguélionne, héroïne éponyme de ce «roman tryptique», est une extra-terrestre ayant quitté sa lointaine planète à la recherche de sa «planète positivell» et du «mâle de [son] espèce» (EU, 18). Par un procédé rendu célèbre par Montesquieu dans les Lettres persanes, l'auteure met en relief

la «boursouflure» de l'espèce des «Hommes» par le biais du regard de l'étrangère, thème qui revient à plusieurs reprises dans le texte:

Moi, dit l' Euguélionne, je suis une étrangère. Voilà pourquoi je peux me permettre de vous parler de la sorte. Je suis une femme mais je ne suis pas Humaine. Je ne suis pas une femme de votre espèce. Si j'étais une femme, croyez-vous que j'oserais seulement y voir clair? Je subirais, comme vous tous, le poids mythologique de toutes les générations qui ont précédé les vôtres et je ne verrais pas bien où le bât blesse. Mais moi, dit l'Euguélionne je suis étrangère à votre Humanité. Et toutes celles qui, parmi vous, ont découvert le défaut de votre cuirasse, sont comme moi étrangères à votre Humanité. Elles n'ont pu la voir, comme moi, que de l'extérieur. Quantàmoi, dit l' Euguélionne, j'observe et je suis aux écoutes.(EU, 226)

Dans cet extrait, on voit comment Bersianik utilise la figure de l'étrangère pour produire une critique cinglante de notre monde et de nos manières de vivre. L'Euguélionne a un pointde vue privilégié sur la planète des «Hommes». Elle peut y «voir clair» justement parce qu'elle n'est pas prise, en tant qu'extra-terrestre, à['intérieur des réseaux de sens, des structures et des discours qui conditionnent, orientent et déterminent nos

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comportements humains. Àpartir du moment où une femme prend conscience du poids du passé et de la charge que fait peser sur ses épaules le rôle traditionnellement dévolu aux femmes, elle devient également étrangère à l'eSPèce. Mais dans un sens, toutes les femmes sont étrangèresàl'esPèce puisqu'elles sont constamment effacées au profit d'une «universalité» qui ne fait que dissimuler la norme masculine implicite qui réglemente nos vies quotidiennes.

- C'est donc vrai, dit l'Euguélionne sans étonnement apparent? Vous êtes des Hommes? Et elle désignait les femmes de rassemblée. L'une d'elles dit timidement:

- Nous sommes des femmes, mais des Hommes également puisque nous faisons partie de l'espèce Humaine.

- Autrement dit, ajouta une autre sur un ton ironique, un homme sur deux est une femme! (EU, 40)

L'intention ironique porte sur le glissement de sens qui se produit entre «Homme» et «homme», où la femme n'a guère de place, malgré ce qu'on voudrait lui faire croire. Cette manière d'indiquer clairement l'ironie d'une parole dans le texte correspond àce que Lucie Joubert appelle «l'ironie explicite'!» : «En annonçant ainsi leur couleur, les auteures trahissent en quelque sorte leur Peur de ne pas être lues correctement13.») Ce qui est intéressant ici, c'est que Bersianik utilise l'ironie explicite (assez rare dans le reste du texte) afin de bien marquer qu'il n'est pas normal que la femme soit désignée constamment en français (et en anglais), par le générique masculin. La mention de l'ironie est perçueàla lecture comme une garantie supplémentaire (dans un passage tout àfait clair) que s'est donnée l'auteure afin de s'assurer que la norme masculine implicite qui régit la langue a bel et bien été détectée par la lectrice ou le lecteur. C'est dire à quel point Bersianik est convaincue de la virulence des effets pervers du sexisme de la langue, qui nous amènent à ratifier inconsciemment comme étant normales, des manifestations du plus pur sexisme linguistique.

C'est ici que s'articule le lien historique avec le langage dans l'oeuvre de Louky Bersianik. Trois discours sont principalement visés dans L'Euguélionne : l'autorité biblique et le pouvoir de nommer d'Adam, Freud et la psychanalyse et la tradition judéo-chrétiennel4• À travers ces trois discours s'est construite au fil du temps une version éminemment masculine de l'histoire de l'humanité. Pour Louky Bersianik, l'histoire est le creuset de la pensée patriarcale :

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L'histoire se présentant elle-même comme la relation des faits dignes de mémoire, il aurait dû sembler curieux à n'importe quel esprit scientifique naturellement viril. .. que la mémoire mémorable n'ait concerné jusqu'à maintenant et sauf exceptions que les mâles de cette espèce. [... ] Vu sous cet angle, l'histoire apparaît comme une mauvaise plaisanterie [...]. Il nous faudra installer le MOI de nos mémoires sur le TOit de l'histoire pour le faire s'effondrer.1\t/ymory instead olhis story. (MT, 251)

À 1'histoire, (<<his story») .. on substitue la mémoire des femmes. «La gynanthrope québécoise qui est écrivaine doit travailler à la rupture d'identité avec l'écrivain mâle pour pouvoir créer un champ culturel féminin» (NIT, 63). Cependant, pour créer ce «champ culturel au féminin», encore faut-il disposer du meilleur outil: une conscience féministe rigoureuse qui permettra à ['écrivaine de repenser la langue afin de s'y inscrire en tant que femme.

Selon Karen Gould. «to speak of history in Bersianik's texts is to speak of languageI5».C'est que la langue garde les empreintes de la domination masculine et de là en perpétue ["idée et les effets chez les générations subséquentes. Elle est à la fois une cause et une conséquence du sexisme de la société:

La langue n'est pas le produit d'une génération spontanée. li n'y a pas de clivage entre ce que nous sommes et notre façon de parler, entre nous et notre langage. langue et parole. depuis son origine. La langue reflète la mentalité des individus qui la parlent et qui sont parlés par elle. Notre société étant sexiste. la langue française est sexiste. comme la plupart des langues occidentales modernes. Le discours crée l'image et l'image crée le discours. (1\tff,50)

C'est pourquoi «language. like history. thus becomes the site of narrative inquiry 16».

Tout au long de L'Eugllélionne.. la critique sociale est traversée par des réflexions sur le langage et la langue.. de façon beaucoup plus appuyée dans la troisième partie. qui contient un véritable condensé des positions de rauteure en matière d'aménagement linguistique favorable au.x femmes.

Derrière toute critique sociale chez Bersianik.. on voit se profiler la remise en question de la langue comme instance de consécration d'un sexisme institutionnalisé. Le travail de Bersianik est toujours à concevoir comme ce miroir à trois volets qu~on a déjà évoqué plus haut. où passé. présent et futur fonctionnent de pair pour constituer la vision

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de l'écrivaine. En ce sens, l'usage de la parodie dans L'Euguélionne s'inscrit en droite

ligne avec la pratique d'écriture de Bersianik.

Dans son article consacré à l'ironie dans L'Eugllélionne, Lori Saint-Martin évoque le piège que peut représenter l'utilisation de la parodie:

la parodie est bien une «transgression», mais une transgression «autorisée» par l'histoire littéraire. Pour qu'on puisse le reconnaître et le lire comme une parodie, le texte parodiant doit suivre le texte parodié. L'effet produit est «subversif», mais aussi «normatif» ; la parodie reprend et perpétue les conventions qu'elle tourne en dérision17.

Lori Saint-Martin part de ce constat pour avancer que cette «reprise» des discours du passé que requiert leur parodie dans L'Euguélionne, fait en quelque sorte échec à la

nécessité pressentie par les écrivaines d'une rupture de l'écriture féminine avec ces mêmes discours. «Souvent, dansL 'Eugllélionne, la parodie aboutit davantage à un simple

renversement des valeurs du passé qu'à la création d'un discours vraiment neufS».

Ce lien de l'écriture au féminin avec l'appris et le culturel, Bersianik , loin de penser l'avoir évité, le place au coeur de sa pratique d'écriture.

Et le culturel ilest... c'est le matériel qui fait que je vais pouvoir écrire parce que si je n'avais pas appris à écrire ou si je n'avais pas été enseignée dans différents réseaux culturels, je ne pourrais pas écrire. Mais ce matériel-là même fait frein à ma création parce qu'il me dirige dans des reproductions d'idées ou d'images, alors que moi je veux produire du nouveau. Donc c'est momentané ça. C'est de se vider, se vider soi-même. Mais en me vidant moi-même... je vide le mot de son sens. Il est vidé de toute façon par la circulation, depuis des siècles le mot a été vidé de son sens, il a évolué : il n'est plus ce qu'il voulait dire. Là on fait vraiment une mise à nu du mot et après ça on le recharge de sens. C'est comme un peu recharger les batteriesl9•

Le culturel représente le point de départ de la subversion. L'auteure s'infiltre dans le système symbolique et écrit à cheval sur la tension entre l'appris et le désapprendre. Cette tension est palpable dans la plupart des écrits théoriques et fictifs de Bersianik, qui est probablement l'écrivaine de la période (1975-1980) à avoir le plus manifesté sa conviction de la nécessité d'une réforme de la langue et en même temps son ambivalence à subvertir le français de façon radicale (comme par exemple, Nicole Brossard). La cause de cette tension est probablement à chercher (comme Lori Saint-Martin ra d'ailleurs remarqué2

C),

à travers un souci de lisibilité peu fréquent chez les écrivaines féministes des années soixante-dix. Mais à partir du moment où l'auteure fait le choix conscient de

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rejoindre le plus grand nombre de gens possible,ilest évident qu'elle ne pourra éviter les compromis, ni ignorer les réseaux culturels et les systèmes de références que la majorité de la population n'a pas encore apprisàremettre en question.

Pour Lori Saint-Martin, le déséquilibre flagrant dans L 'Euguélionne entre le débordement des récriminations et le manque de solutions proposées est une preuve que le texte de Bersianik n'apporte rien de vraiment nouveau. À mon avis, la preuve que Bersianik n'opère pas qu'un simple renversement des discours est justementà trouver dans cette absence de dogmatisme qui fait dire à l'Euguélionne : «Transgressez mes paroles et les paroles de tous ceux qui vous parlent avec autorité. De ces paroles, retenez celles qui vous conviennent profondément et qui conviennent à votre désir profond et transgressez les autres» (EU, 385). L'Euguélionne n'est pas un livre où on trouve, à la lecture, de judicieu.x conseils pour réaliser l'utopie qui s'y profile en filigrane. J'en veux pour preuve cette métaphore de «l'atterissage» des femmes qu'on retrouve dans au moins deux entrevues de Bersianik : «Nous ne sommes pas rendues sur la terre. Mais nous sommes en train d'attenill.»; «L'Euguélionne n'est pas encore toui àfait sur la terre mais l'avion commence à atterrir.» Cette image est liéeà la notion de «territoire23» des femmes et implique l'idée d'un processus en train de s'accomplir. Le pointd'arrivée se profile à l'horizon, mais ce sont les femmes qui ont le contrôle de l'appareil. Ce que l'auteure vise avant tout est une prise de conscience de son lectorat des structures de domination qui régissent nos façons de vivre, souvent à notre insu. À partir du moment où cette prise de conscience s'effectue, les façons d'atteindre l'objectif d'harmonie entre les sexes sont laissées à la discrétion du public. Louise Forsyth souligne cette absence de dogmatisme chez Bersianik et dans l'écriture des femmes en général : «les femmes ne semblent pas vouloir créer une symbolique cohérente et monolithique pour remplacer celles qu'eUes rejettent. Elles n'imposent rien que leur refus24.» L' Euguélionne se définit elle-même comme «le livre non-écrit que je vous donne àcomposer» (EU, 223),ce qui fait échec, dans une certaine mesure,àla parole d'autorité de la narratrice.L'Euguélionne

a en ce sens une charge beaucoup plus incitative que programmatique.

L'entreprise de Louky Bersianik dans L'Euguélionneest à voir comme un travail à partir du culturel aîm d'arriver à le vider de son sens, s'en détacher surtout et à le reconstruire selon de nouveaux principes. Ce dernier élément participe du concept de

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..

1

«mémoire dufutun> que j'ai déjà expliqué et qui est érigé, dans la pratique d'écriture de Bersianik, au niveau d'objectif à atteindre, d'horizon utopique.

Le choix de Bersianik de travailler à partir du passé, du culturel et de l'appris et d'en exposer la fraude afin de construire du nouveau constitue en soit un paradoxe: sa pratique d'écriture fonctionne à même ce qu'elle tente de déconstruire. Ce paradoxe crée une tension toujours présente dans ses écrits et entraîne chez elle une conscience aiguë des écueils que cette approche peut générer. Il s'ensuit une attention et une méfiance extrême de l'tauteure par rapport au code qu'elle utilise, relayées constamment par une

observation minutieuse et une volonté de transgression. C'est là ce que Bersianik appelle la «créalité» :

Pour moi, création versus réalité, je ferais un mot-valise avec ça et j'appellerais ça la créalité. Et pour moi la créalité ça s'exprime par la perception, l'observation d'abord extérieure et la subversion de cette réalité. Et L'observation, c'est la perception multidimensionnelle des choses, comme je parlais tantôt voir toutes les facettes d'une chose et aussi le doute méthodique, c'est-à-dire ne jamais rien prendre pour acquis et même mettre en doute non seulement les idées reçues, mais ce qui était jusqu'à maintenant considéré comme irrecevable25•

Ceci s'applique de façon spécifique à l'écriture et de manière générale à la vision masculine du monde. Cependant, le discours métalinguistique dans L tEuguélionne de Louky Bersianik représente un tremplin vers la subversion des autres discours qui consacrent la domination de l'homme sur la femme, devenant ainsi un point névralgique de sa pratique d'écriture.

La première subversion est celle du langage. La langue est perçue par l' auteure comme un «gag» qui se joue tous les jours aux dépends des femmes:

la langue pour moi, le langage c'est un immense gag. Alors je pourrais dire qu'en tant que femme je suis née du mauvais bord de la langue parce que je suis née du bord de la langue du mépris. Et c'est comme si on est dans un éclat de rire général et on ne s'aperçoit

fas

qu'on en fait les frais, nous autres les femmes, de cet éclat de rire général2 •

De «gag» à <<langue», Bersianik fait un de ces mots-valises qu'elle affectionne tout particulièrement: «gangue».

Le passé du langage est un gag.

Au présent, la langue don dans une gangue comme dans ses langes.

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L'avenir est une formidable gageure.

Un gag / une gageure Un langage / une gangue [ ...]. (MI',47)

Cependant, comme le mot «gangue» existe déjà, ses définitions usuelles viennent s'ajouter au lien que Bersianik fait entre la langue et une plaisanterie. L'auteure met à profit toutes les définitions du mot : «1. Substance stérile engagée dans le minerai ou qui entoure une pierre précieuse dans un gisement. 2. Fig. Ce qui enveloppe, dissimule quelque chose.» (Petit Larousse). La gangue enveloppe le «caillou de barbarie» qu'il faut «polir avant de commencer à dire quoi que ce soib>. D'apparence innocente, ce petit poème, presqu'une comptine, est pourtant pensé au mot près. Dans la première strophe, on retrouve les interactions habituelles chez Bersianik, entre le passé (source du «mal»), le présent (au beau fixe) et le futur (incertain). Le jeu entre le féminin et le masculin accentue la dissymétrie qui affecte les deux sexes: au féminin sont associés les mots «gageure» et «gangue», alors qu'au masculin, l'auteure lie «gag» et «langage». En définitive, la parole, comme le rire, sont l'apanage de l'homme. Pour la femme~ il ne demeure qu'une langue dénaturée, «substance stérile» et la «formidable gageure» du futur, qui indique qu'on entend ne pas en rester là.

Cette notion de «gangue» des femmes, succédané du «langage» des hommes, empêche les femmes d'accéder au coeur de la langue. Celles-ci sont alors confinées au silence par l'action du «Verbe-Mâle» :

Quand le Verbe se fait Chair ressuscitée on l'entend dire :Noli me tangere

Je suis intouchable, moi, le Verbe-Mâle parce que je suis la loi

Et la loi c'est la loi/parce que la loi c'est moi, dit le Verbe-Mâle

Le reste est Histoire sans Parole27•

L'association entre l'homme et la parole est on ne peut plus claire, la femme étant destinée au mutisme, «Histoire sans Parole» placée en retrait par rapport au tout autosuffisant que fonnent l'homme, son Dieu, sa Parole et sa Loi. Les femmes demeurent prisonnières de la «gangue». La langue qu'elles ont apprise constitue pour elles une

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source d'aliénation puisque, selon Lacan, ce «fin-fmaud28», : «Il n'y a de femme qu'exclue par la nature des choses qui est la nature des mots, etilfaut bien dire que s'il y a quelque chose dont ellesmêmes se plaignent assez pour l'instant, c'est bien de ça -simplement, elles ne savent pas ce qu'elles disent, c'est toute la différence entre elles et moi29.» Sont exprimés ainsi en termes condescendants les effets de distorsion causés par cette «gangue» qui, en coupant la femme de ses propres perceptions (elle n'a pas de mots pour les exprimer), la force à faire sienne la vision masculine du monde :

Ils nous ont ouvert la bouche de nouveau et nous ont greffé une langue étrangère. Et la greffe a pris. Pas de rejet. Nous n'avons pas rejeté la langue de l'occupant. Ils nous ont enfoncé des mots et des règles de grammaire dans la bouche. Et nous avons commencé à parler. (J\fT,46)

C'est cette non-concordance entre leurs sentiments, leurs expériences et les moyens pour les exprimer, qui rend les femmes complètement aliénées au sein de la langue. Le fait d'utiliser «la langue de l'occupant» (MT, 35) pour les femmes équivaut à reconnaître et à consacrer leur état de domination par les hommes. Utiliser la langue sans la «polir» auparavant revient à l'acceptation de tout ce qui s'y trouve en termes de charge négative contre elles.

Lorsque les dominés appliquent à ce qui les domine des schèmes qui sont le produits de la domination, ou, en d'autres termes, lorsque leurs pensées et leurs perceptions sont structurées conformément aux structures mêmes de la relation de domination qui leur est imposée, leurs actes de connaissance sont, inévitablement, des actes de reconnaissance, de soumissionJo•

C'est ce qui amène Bersianik à revendiquer «l'incompétence linguistique» (MT, 56) des femmes (d'après le concept de compétence linguistique de Chomsky), puisque de toute façon, leurs propres expériences ne sont pas incluses dans les défmitions des mots qu'on retrouve dans les dictionnaires :

Cette compétence, donc, c'est l'intuition particulière que tout individu possède de sa propre langue et des moyens de l'utiliser. La personne qui a acquis la connaissance d'une langue, toujours selon Chomsky, a assimilé un système de règles reliant d'une certaine façon le son et le sens. Et c'est bien là que le bât blesse. Pour une femme, quel rapport y a-t-il entre les sons «homme», «travaib>, «esquimaux», «pionnieo>, et leur sens respectif? Même si ces mots sont censés la représenter eUe aussi, elle n'y voit là que du mâle... tout comme le mâle n'y voit que lui-même, car il sait qu'il est la règle normative de l'humanité.(MT, 57)

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Bersianik amène la lectrice (ou le lecteur) à se poser la question ainsi fonnulée par Louise Forsyth : «Est-ce que le référent du signe coïncide nécessairement avec le monde extérieur, comme on le croit d'ordinaire31?» Pour toute réponse, Bersianik désigne l'écart entre le bagage (masculin) récolté par les mots au cours de l'histoire et la réaiité telle que perçue par les femmes : «Les conventions linguistiques, les femmes ne peuvent plus les admettre, car eUes sont une manifestation inconsciente de la croyance en la supériorité masculine et des conséquences de cette croyance: domination, mépris, violence» (MT, 58). Le rapprochement est facile à faire avec la théorie des Ardener, abordée dans l'introduction. Pour Bersianik, «la langue de l'occupant» (MT, 58), lorsque greffée dans la bouche de l'occupée, produit une non-concordance entre ce que la femme ressent et ce qu'elle dit.

Devant cette aliénation «par essence» pourrait-on dire, de la femme au sein de la langue, comment s'en sortir? «En tant qu'écrivaines et en tant que femmes, nous devons développer des stratégies linguistiques «peccamineuses» en pensées, en paroles et en actes autant qu'en écriture, et répandre joyeusement le mauvais exemple qui fera grincer les puristes» (MT, 64). L'adjectif «peccamineuses», terme de l'ancienne médecine (XVII') repris en 1884 par Huysmans dans son sens religieux de «nature du péché32»,est employé ici par Bersianik dans une allusion au discours religieux qui, faut-Hie rappeler, est une des cibles principales de la critique dans L'Eugué/ionne. Les stratégies linguistiques subversives se rapprochent donc, dans l'esprit de l'auteure, d'un «péché» commis contre l'autorité patriarcale. Le seul fait d'employer cette expression désuète est significatif de la tension entre désir et faire chez Bersianik. Celle-ci a conscience de s'aventurer en terrain interdit. De «peccamineuses», aujourd'hui disparu des dictionnaires, on pourrait aisément faire un mot-valise, formé essentiellementàpartir du nom commun «peccadille» (<<Faute sans gravité» (Petit Robert) et du verbe «miner» (<<Creuser, attaquer la base ou l'intérieur de (une chose)>> ou encore «Attaquer, affaiblir, ruiner par une action progressive et sournoise» (Petit Robert».Le tenne prendrait alors la valeur d'un concept dans la pratique d'écriture de Bersianik, où les stratégies linguistiques de détournement sont en effet à voir comme des «péchés mineurs», visant, par une action progressive, à«miner» la Loi patriarcale. On sent d'ailleurs la pression de cette dernière dans la déclaration suivante de l'auteure : «Bien sûr, j'ai développé des

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stratégies linguistiques lé&ales de détoumemenf3.» Ce qui est frappant, dans les dernières citations, c'est de voir à quel point les moyens effectifs de subversion du langage que Bersianik se propose d'employer semblent peu puissants par rapport à l'ardeur des dénonciations et des réclamations en matière de langue. On voit là déjà un premier signe du déséquilibre entre forme et discours qui émerge dansL'Euguélionne.

Mais n'est-ce pas également une autre preuve de cet «anti-dogmatisme» dont témoigne l'écrivaine? L'utilisation appuyée de l'adjectif possessif «mes» dans l'extrait suivant semble montrer à quel point l'auteure préconise une approche individuelle du problème du sexisme de la langue :

Comme écrivaine, je trouverai au fil de mon écriture et dans mon univers personnel mes propres formes stylistiques, mes lieux géométriques et cosmiques, mes temps privilégiés, mon vocabulaire exploréen, mes grandes figures mythiques, mes géantes, mes euguélionnes, mes caryatides, mes squonks, mes fillettes centenaires, mes terribles vivantes, afm de contribuer avec mes soeursàce gigantesque travail de mutation du langage.(Arr, 64)

Ce dernier passage indique à merveille le rôle central du discours métalinguistique chez Louky Bersianik. Tous les éléments qu'elle énonce font pour elle partie du «travail de mutation du langage». Il est également intéressant de remarquer comment l'aspect formel est peu présent dans cette énumération qui compte surtout des personnages, des lieux, des temps, alors que l'aspect du travail sur la langue en tant que tel ne récolte que des «formes stylistiques» et un «vocabulaire exploréen».

Les récriminations en matière de langue sont légion dans L'Euguélionne et se

regroupent principalement au début de la troisième partie. Elles concernent essentiellement le pouvoir de nommer qui a été nié aux femmes depuis la Création. À Roland Barthes qui rêve, dans Le degré zéro de / 'écriture, d'un langage «dont la

fraîcheur, par une sorte d'anticipation idéale, figurerait la perfection d'un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné34», Louky Bersianik réplique: «J'ai le regret de dire au regretté M. Barthes que ce «monde adamique» où Adam seul nommait les choses et les gens, ce monde dont il rêve est justement celui dont les femmes ne veulent plus car c'est grâceà ce pouvoir de nommer qu'Adam les a dominées»(MT, 57).

Le pouvoir de nommer des hommes a fait couler beaucoup d'encre chez les féministes, notamment chez les Américaines, où une Dale Spender et une Mary Daly

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éprouvent le même sentiment de dépossession devant un pouvoir crucial de l'homme qui, ayant été déniéàla femme depuis si longtemps, a effacé toute contribution de celle-ci au façonnement de l'histoire de l'humanité.

It is necessary to grasp the fundamental fact that women have had the power of naming stolen from us. We have not been free to use our own power to name ourselves, the world, or God. The old naming was not the product of a dialogue - a fact inadvertendy admitted in the Genesis myth in which Adam names the animais and women. Women are now realising that this imposing of words was false because partial. That is, partial and inadequate words have been taken as adequate.3s

Même si Louky Bersianik n'était pas encore familière, à l'époque de la rédaction de

L'Euguélionne, avec les travaux de Mary Daly36, on remarque de fortes concordances

entre leurs manières de penser. Le pouvoir de nommer est particulièrement important dans L'Ellguélionne puisque, «[c]e qui n'est pas nommé n'existe pas» (MT, 50). L'enjeu

pour les femmes est de pouvoir imposer leur marque sur une vision du monde qui a depuis toujours été dominée par un regard masculin. «In order to live in the world, we must name it. Names are essential for the construction of reality for without a name it is difficuIt to accept the existence of an object, an event, a feeling37.» Le lien entre le langage et le monde est crucial. Cependant, comme la langue a été façonnée par les hommes souvent contre les femmes, celles-ci entendent bien reconquérir leur place au sein du système symbolique. Le tout est d'arriveràse faire voir en déjouant les stratégies linguistiques masculines conçues pour gommer le féminin. Louky Bersianik illustre ce processus d'effacement au début de son roman, en donnant un exemple inspiré de la convention sociale qui veut que la femme prenne le nom de son mari.

- Dans la forêt des Squonks, continua Alysse, il faut faire très attention de ne pas entrer dans le Cercle Magique. [... ]

Si vous entrez dans ce cercle, dites adieuàvotre Nom, car vous l'aurez perdu. Vous ne serez plus UNE TELLE reconnue comme TELLE depuis votre naissance.

On vous donnera un autre nom. Un kit complet au masculin, avec prénom(s) et tout. Vous serez désormais Madame le Législateur UN TEL. Vous-même, vous aurez disparu pfttt!derrière ce Législateur UN TEL. (EU, 30)

Cet extrait de la première partie trouve un échodans la deuxième à travers la recherche d'Omicronne de son nom de jeune fùle. Frappant systématiquement à la porte de tous

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ceux qui ont participé à son mariage à Monsieur Alfred Omég~Omîcronne (le petit«0» grec, par opposition à Omég~ le grand «0» grec), se heurte au manque de mémoire de ceux et celles qui l'ont connue. Elle vient à la conclusion qu'elle ne retrouvera pas son nom : «Omicronne a renoncé pour le moment à retrouver son nom. «Oublie tout cela, lui dit ExiL Puisque tun'as plus de nom, tu n'as qu'à t'en faire un, bien à toi» (EU, 100). Cette affIrmation d'Exil estàrapprocher d'une volonté de rupture avec le rôle féminin traditionnel.

Mais, quelque effort que vous fassiez, il vous sera impossible de vous souvenir de votre vrai nom,àmoins de sortir du Cercle Magique. [...]

- Et quel est ce moyen de sortir du Cercle Magique, ai-je demandé à Alysse Opéhi?

- Il faut briser la glace, dit Alysse. Le Cercle Magique est un Miroir. Il faut briser la magie du Miroir.

-Ne peut-on le traverser?

- C'est comme ça qu'on y entre, répondit A1ysse. J'ai moi-même essayé. Mais ce que j'ai trouvé n'a été que l'envers des choses. Je n'ai rien trouvé de NOUVEAU. Alors, j'ai brisé le miroir pour en sortir. C'est pour cela qu'on m'appelle Revenue des Merveilles.(EU, 31)

La conscience qui se développe et accompagne l'acte de trangression rend tout retour en arrière impossible. Le Miroir qui compose le Cercle Magique n'a qu'une face: celle du passé. À partir du moment où l'illusion est brisée, ce n'est pas tant la libération qui est acquise que la conscience qui s'éveille et la possibilité du choix qui s'offre enfm. Ainsi en témoigne cet épisode, où Exil, l'Euguélionne et Omicronne se retrouvent toutes trois dans l'ancien appartement de cette dernière, à laquelle son mari, AlfredOmég~ annonce qu'il veut divorcer. Devant la réaction douleureuse d' Omicronne, l' Euguélionne remarque: «Omicronne n'a pas encore trouvé son nom[...]. Elle est encore habillée du nom de son mari. Et cela lui fait mal, terriblement mal en ce moment, à la petite Omicronne...»(EU, lOS). Ce n'est qu'après avoir exorcisé le spectre de son mariage en en racontant quelques pénibles épisodes à ses amies qu'Omicronne peut enfin commenceràse faire son nomàelle, se trouvant du travail et pour finir, un amant!

Tant que les femmes ne sont pas conscientes de leur oppression, elles demeurent sans nom dans L 'Eugué/ionne. En témoignent non seulement l'exemple qu'on vient de voir, mais également l'épisode de Notre-Dame-hors-Ies-murs et le récit des Paramécies massacrées, dont le «cri déserté» (EU, 59) rassemble les voix anonymes de toutes celles

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