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S'éveiller à la catharsis

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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/ף//z.

S’ÉVEILLER À LA CATHARSIS

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de P Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

SEPTEMBRE 2000

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L’existence d’un besoin d’art éprouvé encore aujourd’hui en dépit d’un contexte culturel nihiliste, ainsi que la portée universelle des œuvres d’art classiques nous permettent de renouveler le questionnement sur la nature de l’art et de la relation qu’il établit avec la nature humaine. En fait, nous nous demanderons : Qu’est-ce que la catharsis? Nous éluciderons partiellement la nature humaine et l’art, car la catharsis est, selon Aristote, l’effet produit par l’art sur nous. Nous établirons en un premier temps la méthode appropriée pour aborder notre question. Deuxièmement, il s’agira pour nous de poser les difficultés principales auxquelles nous devrons répondre par notre enquête. Viendra ensuite le traitement de la question en tant que telle, en considérant ce qu’est l’art: une imitation. Puis son effet propre: les passions; le beau comme sa condition nécessaire et enfin l’éducation, car nous verrons que la catharsis existe par-delà les beaux-arts. Par cette étude, nous constaterons que la catharsis se rapproche intimement de l’acte même d’apprendre.

Jean-Pierre Fortin Thomas De Koninck

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Je voudrais maintenant saisir l’occasion qui m’est offerte de remercier les personnes qui, de près ou de loin, ont collaboré à faire en sorte que ce mémoire devienne une réalité. Viennent en premier lieu mon père, Yves Fortin, ainsi que son épouse, Marie, qui, par des années d’efforts répétés, ont œuvré à ce que je développe persévérance et ténacité dans la poursuite et la réalisation de mes rêves afin, entre autres, que je poursuive mes études et puisse me donner une solide formation. Je tiens aussi à remercier Isabelle Létourneau, ma compagne de vie, qui a accompagné, au jour le jour, la réalisation de ce mémoire. Pour tous les encouragements, le soutien, les brillantes critiques et les lectures répétées, ainsi que pour le partage de la vie, merci Isabelle. À Monique Lortie-Savard, un grand merci, pour le partage de la communauté de recherche, de l’esprit philosophique dans lesquels elle vit chaque jour la philosophie. Je formule ici le souhait que nous partagions cela encore longtemps. Enfin, un remerciement tout spécial est adressé à mes amis Diane Houle et David Bernier, Manon Plante, Geneviève Mainguy, Steve Tremblay et Steeve Chabot qui m’ont tant encouragé, au fil des années, malgré toutes les difficultés que j’ai rencontrées et mes attitudes singulières et qui, ces derniers temps, m’ont permis de prendre conscience que l’idéal que je poursuis fait sens, car mes amis l’apprécient. Merci aussi à M. Henri-Paul Cunningham, professeur à la faculté de philosophie pour la grande ouverture d’esprit dont il a témoigné envers moi, et sa façon si particulière de pratiquer la recherche philosophique. Je voudrais maintenant prononcer quelques mots pour adresser mes plus sincères remerciements, ainsi que témoigner de mon admiration envers M. Thomas De Koninck, mon directeur de recherche. Je vous remercie, monsieur, pour votre extraordinaire disponibilité, pour l’estime qui, je crois, est entre nous réciproque, et je vous remercie du fond du cœur pour le fait que vous incarnez cette quête profonde de vérité, de sens et que vous avez accueilli la mienne à bras ouverts. Merci infiniment à vous.

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Pages Résumé... I

Avant-propos...Π

Table des matières... III

Introduction... 1

Chapitre premier : Questions de méthode... 8

Chapitre second : Les problèmes... 18

Chapitre troisième : La vérité de Limitation... 26

Chapitre quatrième : Les passions de pitié et de crainte... 41

Chapitre cinquième : Le beau dans tout son éclat... 65

Chapitre sixième : L’éducation : les soins de l’âme... 95

Conclusion... 133

135 Bibliographie

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Les pièces de théâtre des grands tragiques de la Grèce antique (Eschyle, Sophocle et Euripide) ne manquent pas, encore aujourd’hui, de nous émouvoir, de nous toucher profondément. Déjà, Freud, au début du siècle, prenait note de ce fait à propos d,Œdipe-Roi : « les modernes sont aussi émus que les contemporains de Sophocle »1. En d’autres termes, il semble que des tragédies telles que Les Sept contre Thèbes, Les Choéphores d’Eschyle,

VAntigone et Y Œdipe-Roi de Sophocle ainsi que Les Suppliantes, Les Bacchantes et Iphigénie à Aulis d’Euripide n’ont absolument rien perdu de leur actualité, de leur richesse et de leur

capacité d’atteindre les gens, par-delà les différences culturelles considérables qui ont marqué quelque deux mille cinq cent ans d’histoire. Elles apparaissent, pour ainsi dire, universelles, comme les joyaux de l’art grec s’agissant de la sculpture qui ne manquent pas de nous fasciner. Plus près de nous, maintenant, qui ne s’arrête devant la Joconde d’un De Vinci, ou encore auprès du David de Michel-Ange? Qui n’est songeur, contemplant le Penseur de Rodin?

Si cela ne se révèle pas susceptible de nous émouvoir, à tout le moins devrait-ce suggérer en nous quelque étonnement, car comment se fait-il qu’une fable écrite il y a de cela si longtemps, soit en mesure, après tout ce temps, de nous toucher en profondeur, d’émouvoir des êtres humains qui habitent un milieu culturel au moins en apparence tout autre? Comment se fait-il que des chefs-d’œuvre comme les statues de Phidias, de Michel-Ange, les peintures de De Vinci, et de combien d’autres artistes de génie, se voient capables de nous captiver à un point tel que l’on puisse les contempler des heures durant sans souffrir du moindre ennui, pour peu que l’on sache regarder vraiment? Comment se fait-il que des traces d’encre sur du papier puissent nous émouvoir, comment des traces de peinture sur une toile peuvent-elles nous ravir, comment une mélodie, une suite de sons, peut-elle nous prendre tout entier et nous emporter par-delà notre quotidien immédiat et nous soulager ainsi? Comme le dit si bien Séverine 1

1 Freud, Sigmund, L’interprétation des rêves, trad. I. Meyerson révisée et augmentée par Denise Berger, Paris, Puf, 1967, p. 227.

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Auffret, dans son étude intitulée De l’art comme théâtre : « Comment se fait-il que nous mobilisions nos émotions, notre temps, pour suivre, haletants, les aventures d’êtres de fiction qui, s’ils existaient dans notre voisinage, ne susciteraient en nous qu’horreur ou indifférence? »2

Une autre question pourrait être celle que pose encore Séverine Auffret : « Aimer pleurer, aimer craindre, réclamer toujours plus de situations pathétiques, n’est-ce pas un curieux paradoxe? »3 L’art est-il véritablement mort4 ou en réalité ne répond-il pas à un besoin essentiel ancré fort profondément en la nature humaine elle-même, cette dernière ne pouvant s’accomplir pleinement sans l’apport essentiel de l’art? L’art opère-t-il une catharsis, comme Aristote semble l’avoir affirmé, entre autres au chapitre six de la Poétique, dans sa célèbre définition de la tragédie? Si jamais il s’avérait que le Philosophe ait vu juste, ne devrait-on pas s’enquérir de la qualité de l’art produit par nos artistes, c’est-à-dire de l’art duquel nous nous nourrissons, tous et chacun, comme êtres humains? Si l’art se voulait essentiel à toute éducation humaine, comment jamais pourrait-on éluder le problème de la catharsis, qui n’est ni plus ni moins que celui du sens de l’art dans nos vies?

Par-delà l’art, avant que de repousser le problème de la catharsis, ne devrait-on pas considérer la possibilité qu’il y ait d’autres formes de catharsis que celles procurées par les arts et qu’ainsi la catharsis artistique soit une espèce d’un genre plus grand comprenant d’autres espèces de catharsis? Doit-on constater, toujours avec Séverine Auffret, que « l’esthétique moderne semble s’être fait un jeu de démonter tous les impératifs qui firent pendant des siècles de la Poétique d’Aristote une sorte de bréviaire de l’art, et l’avoir reléguée au rang d’une pièce de musée hors d’usage »5 et nous en tenir à ce constat? Ne vaudrait-il pas mieux, continuant avec elle, de lui chercher un autre intérêt, peut-être plus fondamental et constater qu’« au-delà des normes, demeure la puissance d’une interrogation philosophique

2 Aufiret, Séverine, De l’art comme théâtre, in Aristote, Poétique, éd. Mille et une nuits, Paris, 1997, p. 76. 3 Ibid., p.76.

4 L’art serait « mort » depuis Hegel, comme le montre bien Denise Souche-Dagues dans son ouvrage Nihilismes,

paru aux Puf, coll. Philosophie d’aujourd’hui, Paris, 1996, à la page 170 : « Parce que Hegel aurait borné l’essence de l’art au « Grand Art » de la Grèce classique, il n’aurait pu que déplorer la disparition de l’art ainsi entendu, et vouer au néant toutes les productions des artistes modernes, de ses contemporains et de leurs successeurs. »

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qui ne cesse de s’étonner du phénomène artistique, et de nous en étonner »6? Il semble nécessaire de s’assurer du caractère exhaustif de notre enquête s’agissant de la catharsis, car se prononcer en prétendant que la catharsis n’existe pas implique que l’on peut répondre de ce que l’on avance, ce qui ne va pas sans une étude approfondie de la question.

Le point central ici est que personne n’a pas, au moins une fois dans sa vie, été emporté, captivé par une œuvre d’art, que ce soit un poème, une tragédie, un film, une pièce musicale ou encore une satyre, une peinture ou la simple contemplation de la nature. Tous et chacun, êtres humains que nous sommes, détenons nos œuvres d’art favorites, qu’elles soient populaires ou plus recherchées, œuvres d’art que nous souhaitons toujours revoir à nouveau, sans jamais nous lasser, en raison de leur grande beauté. Cette expérience concrète et tout à fait commune à chaque être humain, (on n’a qu’à constater la ferveur des jeunes qui sont épris de leur groupe de musique préféré, dans certains cas versant même dans le fanatisme, pour observer cette tendance étrange des êtres humains à se retrouver dans une certaine forme d’art, une certaine œuvre d’art, ou encore une certaine incarnation d’un modèle porté par l’art), nous semble soulever un questionnement sur l’art, à partir même de l’effet de l’œuvre d’art sur nous, à partir de ce besoin d’art encore si manifeste même chez les jeunes en cette époque où Ton dit pourtant l’art « mort ». En effet, que dire de l’œuvre d’un Franz Kafka, entre autres, l’auteur le plus lu du vingtième siècle, sinon que l’art, par-delà le nihilisme, joue un rôle important dans une vie humaine? N’est-ce pas qu’en agissant « comme un miroir délibérément déformant, renvoyant avec une scrupuleuse minutie une infinité de détails dont la signification échappe, l’art de notre temps sait poser la question du sens, ou du nihilisme qui en est l’envers »7?

Voilà qui nous semble une occasion idéale pour renouveler la réflexion concernant l’art, sa nature et son effet propre, ainsi que son importance pour l’être humain dans sa vie concrète, car toutes les questions que nous venons de poser manifestent que la nature de l’art ne baigne pas dans la plus grande clarté. C’est pourquoi il nous semble tout à fait justifié de considérer à nouveau cette interrogation. Il s’agira pour nous de répondre à la question : qu’est-ce que la « catharsis »? Il semble que ce soit là l’effet propre de l’art selon Aristote, 6 Ibid., p.75.

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tout au moins de l’art tragique7 8. En se demandant si Aristote a raison d’avancer une telle thèse et par conséquent en éclairant ce que veut dire le terme « catharsis », nous serons à même d’entrevoir s’il dit vrai ou non s’agissant de l’art et de son effet propre. En d’autres termes, lorsque l’on se demande ce qu’est la « catharsis », on se demande ce qu’est l’art, quel en est l’effet et quel rôle il joue dans la vie de l’être humain. Le fait est que l’être humain cherche un but à son existence. En effet, que l’on délaisse la vie humaine par absence de but à cette dernière ne fait que manifester l’exigence du sens, pour toute vie humaine. S’il en est bien ainsi, et si tous nous sommes fascinés par les œuvres d’art classiques et si, enfin, le besoin de sens n’a jamais été aussi sensible que maintenant, dans nos sociétés caractérisées par l’ennui9, alors il semble que l’art soit dépositaire d’un certain sens. Pour cette raison, il apparaît que mener une recherche, s’agissant de la « catharsis » est d’autant plus approprié que la catharsis se veut l’effet propre de l’art et qu’une telle étude est susceptible, par là, d’éclairer le sens qu’est apte à faire entrevoir l’art pour la vie humaine. C’est pourquoi il convient de se livrer à une étude approfondie de ce qu’elle est, d’autant plus à notre époque, où la question du sens se pose si nettement, constatant inéluctablement l’ennui qui hante nos civilisations modernes, notre monde « désenchanté », pour dire comme l’éminent sociologue Max Weber.

Mais voilà que bien des difficultés se dressent devant nous, sur notre route. Parmi les plus grandes se trouvent l’ampleur et la difficulté du sujet. Le sujet semble d’une difficulté telle que la plus grande controverse l’entoure. En effet, ce qui est clair et facile à résoudre, comment saurait-il y avoir quelque controverse à son sujet? Dans le cas de la « catharsis », par contre, la controverse est grande et elle perdure dans le temps, comme en font foi ces propos de Gerald Else : « The controversy over catharsis has revolved- for some periods, « spun » would be a better term- on its own axis for so long, and with so little determinate result, that one sometimes wonders whether it should not be declared officially closed or debared»10. Non seulement les développements s’agissant de l’étude de la catharsis ont-ils stagné, mais

7 De Koninck, Thomas, De la dignité humaine. Puf, Paris, 1995, p. 65.

8 C’est en effet ce qu’Aristote semble prétendre au chapitre sixième de la Poétique, 1449b 21 et suiv.

9 Concernant le fait que les sociétés dites avancées sont caractérisées par un ennui profond, voir le brillant livre de Tony Anatrella, Non à la société dépressive, éd. Champs-Flammarion, Paris, 1995, et plus particulièrement l’avant-propos, !’introduction et le premier chapitre.

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tant de gens s’y sont attaqués qu’« even a full survey of the literature on the subject would require a book in itself »11.

S’il est bien vrai qu’il existe une telle controverse entourant la question de la « catharsis », de l’art et de son effet propre, et que tant de personnes s’y sont risquées, parmi les plus grands spécialistes de la question, alors il apparaît que ce sujet comporte une grande difficulté. En effet, si tant est que le but poursuivi tout au long de ce mémoire est d’éclairer l’être de la catharsis en tant qu’elle est vécue humainement, cela implique qu’il nous faudra aborder la nature de l’être humain lui-même, car on ne saurait répondre de quelque chose en affirmant que cela se veut essentiel pour l’être humain sans expliciter ce qu’est l’être humain et montrer en quoi cela lui est nécessaire pour être un humain accompli. D’où il suit directement que l’élucidation de la catharsis entraîne ou présuppose un éclaircissement à tout le moins partiel de la nature humaine.

Mais voilà une tâche des plus difficiles à accomplir. Comme le dira fort bien Pascal : « L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature; car il ne peut concevoir ce que c’est que corps, et encore moins ce que c’est qu’esprit, et moins qu’aucune chose comme un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés, et cependant c’est son propre être... »11 12 Aristote constatait déjà l’ampleur du problème, mais s’agissant de l’âme : « Mais c’est tout à fait et en tout sens une chose des plus difficiles que d’acquérir une connaissance assurée au sujet de l’âme. »13 Charles De Koninck, quant à lui, dira : « N’est-il pas indéniable que le monde inorganique est encore mieux à notre portée, tandis que l’homme, d’une complexité à peine entrevue, est de tous les êtres de la nature l’inconnu par excellence? »14 Si, donc, l’on ne saurait considérer l’âme sans le corps, l’être humain n’étant point que son âme ou l’âme n’étant pas désincarnée, car « la notion est la forme de la chose : elle est nécessairement engagée dans une matière donnée si elle est réelle»15, alors il suit de ce développement que l’on ne saurait étudier l’être humain sans aborder et l’âme et le corps.

11 Ibid., p.225.

12 Pascal, Biaise, Pensées. Brunschvicg 72. 13 Aristote, De Anima. I, 1,402a 10-11.

14 De Koninck, Charles, Introduction à l’étude de l’âme, in Laval théologique et philosophique, vol. 3, no. 1, 1947, pp. 12-13.

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Ainsi, aux difficultés concernant la considération de l’âme s’ajoutent celle au sujet du corps et enfin celles abordant leur union. De plus, non seulement l’être humain est-il un problème pour l’observation externe de par sa complexité inouïe, mais encore l’est-il bien plus, voire infiniment plus, du point de vue de !’observation interne, c’est-à-dire de par l’expérience que nous avons tous et chacun, du fait même d’être humain, de vivre comme des êtres humains.

De telles difficultés, cependant, ne doivent pas nous décourager pour autant d’en arriver à quelque heureux dénouement pour notre recherche, car si l’être humain est pour lui- même l’un des principaux problèmes, il n’en demeure pas moins qu’il est le problème avec lequel ce même être humain est le plus familier. En effet, l’expérience que nous avons d’être humains, cette expérience vécue et éprouvée intimement, nous n’en possédons aucune de quoi que ce soit d’autre que nous-mêmes. Seulement de nous-mêmes avons-nous une expérience de l’intérieur, seulement de ce qu’est l’humanité, éprouvons-nous une familiarité intime et aussi profonde. Par conséquent, quand bien même il s’agirait du problème le plus ardu, pour nous, à résoudre, une chose demeure certaine, c’est que nous possédons la meilleure base pour tenter d’y répondre, à savoir une expérience de ce qu’est l’humanité de l’intérieur de cette humanité même.

D’autre part, nous possédons également une autre base assurée sur laquelle nous appuyer : l’expérience que nous avons, tous et chacun, du fait artistique. En effet, tous nous avons côtoyé l’art de par ses œuvres et tous nous avons été touchés par quelque œuvre d’art réussie. Par conséquent, si l’on se base sur cette expérience, pour d’abord expliciter l’effet de l’art sur nous et que l’on tente ensuite d’élucider quelque peu la nature de l’art lui-même pour qu’il soit en mesure de produire un tel effet sur nous, alors il nous sera possible d’éclairer notre problème d’une lumière nouvelle et d’y répondre à l’aide d’une perspective qui ne sera pas déracinée de notre expérience commune et concrète du phénomène artistique. C’est d’ailleurs là ce que nous nous proposons dans le cadre de ce mémoire que de jeter un nouvel éclairage, à partir de l’expérience concrète que nous avons tous de l’art, sur l’art lui-même et par là, nécessairement, en révélant quelque peu plus en profondeur la nature de l’art et de son effet propre, nous dévoiler quelque peu à nous-mêmes, car il est bien évident que si l’on explicite la nature de l’art et que l’art nous affecte de façon essentielle et non

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était pas connu aussi clairement auparavant.

Pour réaliser cette recherche, il nous faudra bien entendu emprunter un chemin, chemin qui ne peut être quelconque, puisque notre but ne l’est pas. C’est pourquoi nous nous proposons, dans un premier temps, d’établir quelque peu plus clairement l’itinéraire de notre périple, en débutant par un chapitre consacré aux questions de méthode, car « chercher sans avoir d’abord exploré les difficultés en tout sens, c’est marcher sans savoir où l’on doit aller, c’est s’exposer même, en outre, à ne pouvoir reconnaître si, à un moment donné, on a trouvé, ou non, ce qu’on cherchait. La fin de la discussion, en effet, ne vous apparaît pas alors clairement ; elle n’apparaît clairement qu’à celui qui a auparavant posé les difficultés. »16 Ce que l’on se propose est une recherche, mais une recherche véritable n’en est une que lorsque l’on ignore ce que l’on est susceptible de découvrir, encore que pas complètement. C’est pourquoi le chemin est peut-être plus celui des difficultés, c’est-à-dire des questions qui se posent à nous, plutôt que celui des réponses déjà trouvées. À partir de ces considérations sur la méthode, nous aborderons par la suite la question de la catharsis elle-même, en empruntant le chemin qui se sera révélé le plus approprié lors desdites considérations afin que notre recherche en soit une qui vise à ménager la découverte. C’est pourquoi nous convions le lecteur à nous accompagner dans notre périple, en cette quête de la « catharsis ».

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Questions de méthode

Dans un premier temps, il nous faut aborder les exigences qui découlent de la nature même de l’objet à connaître. En effet, selon que l’on étudie des objets différents, on use de méthodes différentes, car des réalités différentes exigent une manière de les aborder qui soient distinctes. Par exemple, la méthode de la biologie n’est pas la même que la méthode en éthique, car la justice, à titre d’exemple, n’est pas sensible comme le corps vivant. Quelles sont donc les exigences, du point de vue du mode, que dicte de suivre la réalité même qu’est la catharsis, s’il en est une? Tout d’abord, il semble bien que la catharsis ne puisse être abordée sans que Ton ne considère les passions. On le voit déjà dans la définition nominale que donne Aristote de la catharsis tragique au début de sa Poétique : « ...la tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions. »* Ce que Ton entrevoit ici est que non seulement les passions ou, à tout le moins, certaines passions, sont nécessairement liées à la catharsis tragique, mais encore en sont-elles la cause. En effet, il est dit ici que la tragédie est une imitation qui suscite pitié et crainte, et que cette imitation opère une purgation qui est propre à de telles émotions. Comment donc, en ce cas, ne pas en conclure nécessairement que la tragédie, au moins aux yeux d’Aristote, poursuit le but d’émouvoir, de susciter les émotions de pitié et de crainte (à tout le moins), et que, de ce fait, la tragédie nous purge? Si tel est bien le cas, alors on se doit d’admettre que la cause de la purgation réside en ces passions de pitié et de crainte, du moins en ce qui a trait à la catharsis tragique. Par conséquent, il y aurait un lien de dépendance nécessaire entre la catharsis et les passions, ou plus largement, Γaffectivité humaine. Ce lien se veut si nécessaire que la catharsis trouverait sa cause dans les passions. Il est cependant possible d’objecter que cela ne vaut que pour l’opinion d’Aristote et n’est

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valable, dans le cas où l’opinion d’Aristote se voudrait vraie, que pour le cas particulier de la catharsis tragique. Que fait-on de la musique et des autres beaux-arts?

On peut répondre à cette objection que l’opinion d’Aristote est celle que l’on se doit premièrement de passer au crible, puisque c’est le traité de la Poétique dont il est l’auteur qui a tant fait couler d’encre au sujet de la fameuse clause de la catharsis. En second lieu, il est possible de dire qu’Aristote lui-même a élargi la portée de la catharsis à d’autres arts que la poésie tragique, si l’on consulte les Politiques. Alors qu’Aristote distingue les espèces de musique et qu’il en discerne les diverses finalités, apparaît justement de nouveau l’idée de purgation, de catharsis : « ...nous disons qu’on doit étudier la musique, non pas en vue d’un avantage unique, mais de plusieurs (en vue de l’éducation et de la purgation- ce que nous entendons par purgation, terme employé ici en général, nous en reparlerons plus clairement dans le traité sur la Poétique- et, en troisième lieu, en vue du divertissement, de la détente et du délassement après la tension de l’effort)... »1 2 II semble donc que la catharsis puisse aussi être musicale et même que le terme ait une portée générale, considérant qu’Aristote renvoie pour une explicitation plus détaillée à une autre étude, qui est précisément le traité de la

Poétique, qui intéresse notre propos tout particulièrement.

Si les passions semblent être causes de la catharsis, il apparaît aussi que cette même catharsis nous libère de ces mêmes passions, du moins si on en croit le témoignage apporté par Aristote :

...les émotions que ressentent avec force certaines âmes se retrouvent en toutes avec moins ou plus d’intensité- ainsi la pitié et la crainte, ou encore l’enthousiasme-, car certains individus ont une réceptivité particulière pour cette sorte d’émotion, et nous voyons ces gens-là, sous l’effet des chants sacrés, après avoir eu recours à ces chants qui mettent l’âme hors d’elle-même, recouvrer leur calme comme sous l’action d’une cure médicale ou d’une purgation.3

Il semble donc que la catharsis soit causée par les passions et qu’elle libère des passions. Il appert que les passions sont liées de façon essentielle à la catharsis. Que les propos d’Aristote soient contradictoires ou non, pour l’instant ne nous concerne pas, ce qui nous intéresse est

1 Aristote, Poétique, chap. 6, 1449b 24-28. 2 Aristote, Politiques, VIII, 7,1341b 36-42. 3 Ibid., 1342a 4-11.

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simplement le fait que la catharsis va de pair, et ce, fort étroitement, avec les passions. Mais que cela nous apporte-t-il, s’agissant de notre recherche du mode approprié pour aborder la question de la catharsis?

Pour tenter d’éclairer cette question, il serait tout d’abord préférable de constater à quel point les passions se retrouvent au cœur de nos vies, nos vies humaines. Elles le sont tellement, que selon que l’on est en proie à telle ou telle passion, notre perception de la réalité différera, « ...car les choses ne paraissent pas les mêmes à qui aime ou qui hait, à qui éprouve de la colère ou est dans un habitus de calme; ou bien elles paraissent tout à fait différentes, ou d’une importance différente; celui qui aime trouve que celui qu’il doit juger n’est pas coupable ou l’est peu; celui qui hait juge de façon opposée... »4 On constate, dans notre expérience quotidienne, que notre façon d’accueillir ou d’aborder toute réalité autre que nous dépend de notre attitude affective, ou pour le dire autrement, on entrevoit que « les passions sont les causes qui font varier les hommes dans leurs jugements... »5 Si les passions sont aptes à influencer essentiellement notre capacité d’être affecté par les choses extérieures à nous et par là d’influer directement sur la valeur des jugements que nous portons sur ces choses, alors il apparaît que l’on ne peut traiter les passions comme un accident de la nature humaine. En d’autres mots, cela signifie que les passions touchent ou constituent l’un des aspects essentiels de ce qu’est un être humain. Mais lorsque l’on fait référence au plus profond de soi-même, ne renvoie-t-on pas directement à notre âme, car ne dit-on pas que « l’âme est cause et principe du corps vivant »6, en tant que tel? Ne pourrait-on pas, en ce cas, affirmer légitimement que les passions sont des affections de l’âme? En effet, nous dit encore Aristote, « ...il semble bien que toutes les affections de l’âme soient données avec un corps : le courage, la douceur, la crainte, la pitié, l’audace, et, encore, la joie, ainsi que l’amour et la haine; car en même temps que se produisent ces déterminations, le corps éprouve une modification»7. Puisque les passions, du moins à ce qu’il semble, sont des affections de l’âme, et que leur être est celui d’un relatif, car toute affection l’est nécessairement de quelque chose, c’est-à-dire que toute affection ne va pas sans quelque être affecté, il s’ensuit que la passion dépend, dans son être

4 Aristote, Rhétorique, livre 2, chapitre 2,1377b 31- 1378a 3. 5 Ibid., 1378a 19-20.

6 Aristote. De l’âme. IL 4.415b 7-8. 7 Ibid., h 1,403a 15-19.

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même, de l’existence préalable, selon l’être, de l’âme. Il découle de cela que l’on ne saurait considérer les passions sans traiter de l’âme elle-même. Mais l’âme, elle, où et comment en traite-t-on? Quelle méthode se doit-on d’employer pour aborder un tel sujet que l’âme?

On a vu, un peu plus haut, que l’âme est le principe du corps vivant, car « ...l’animé diffère de l’inanimé par la vie »s. Cela implique que l’âme est principe de vie, mais elle ne l’est pas abstraitement, c’est-à-dire séparément, mais bien seulement et toujours, en ce qui concerne les êtres naturels, dans un corps duquel, en un sens, elle n’est pas séparée, car « ...l’âme n’existe pas sans un corps ni ne s’identifie à un corps quelconque : elle n’est pas un corps, en effet, mais quelque chose du corps, et c’est pourquoi elle se trouve dans un corps, et dans tel corps déterminé»8 9 10 11. S’il en est ainsi, alors l’âme devra nécessairement être étudiée par celui qui étudie le corps vivant, car dans le cas contraire, ce serait comme d’étudier une réalité sans en chercher le principe, puisque l’âme est le principe du vivant. C’est qu’en effet « ...nous ne pensons avoir saisi une chose que lorsque nous avons pénétré les causes premières, les principes premiers et jusqu’aux éléments... »1° D’où il suit nécessairement que, « dans la science [de la nature], il faut s’efforcer de définir d’abord ce qui concerne les principes»11. Il s’ensuit qu’il serait absurde pour celui qui étudie le corps vivant de ne pas étudier l’âme puisqu’en réalité ils ne sont pas séparés et que l’âme est justement ce qui fait du corps vivant un corps vivant. Par conséquent celui qui traite des affections de l’âme et qui ne peut le faire de façon adéquate sans aborder l’âme semble devoir également considérer le corps, car comme on vient de le dire, dans la réalité, ils ne viennent jamais séparés. En foi de quoi, le mode approprié pour traiter des affections de l’âme se doit d’être apparenté à celui qu’emploie le chercheur qui aborde le corps vivant. D’autres raisons de l’ordre de l’expérience commune nous permettent de conclure au même résultat. En effet, « en l’absence de toute cause d’effroi, on peut éprouver les affections mêmes qui caractérisent la frayeur. Dans ces conditions, il est évident que les affections de l’âme sont des formes engagées dans la matière »12. Le point est que si l’on est en mesure d’éprouver des affections de l’âme telles que la crainte ou la frayeur sans même qu’il y ait de cause extérieure à nous qui doive donc être 8 Ibid.11,2,413 ״a 21-23.

9 Ibid., II, 2,414a 19-25.

10 Aristote, Physique. I, 1, 184a 12-14. 11 Ibid.184 ״!״1״a 14-16. 12 Aristote, De l’âme. I, 1, 403a 23-25.

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perçue comme à craindre, cela manifeste à quel point on ne peut considérer les affections de l’âme comme séparées du corps, car ce dernier, ou son état, suffit pour les causer. Enfin, ce dont il est question ici n’est pas la catharsis abstraction faite de nos vies concrètes, à tous et chacun, en tant qu’êtres humains, mais bien la catharsis vécue, et c’est pourquoi on se doit d’aborder les répercussions, mêmes physiologiques, de la catharsis, car « ...la notion est la forme de la chose : elle est nécessairement engagée dans une matière donnée si elle est réelle »13. Pour ces raisons, il semble que l’étude de la catharsis ressortit au physicien, c’est-à- dire à celui qui considère les formes, notions, comme engagées dans la matière. Quel est donc le mode qu’emploie celui qui aborde un tel corps, que celui qui est animé, sans séparer l’âme du corps (qu’il y ait une partie de l’âme qui soit séparable ou non du corps n’affecte pas notre propos ici)?

Ce mode est, croyons-nous, celui qui, partant des effets éprouvés directement, remonte jusqu’aux causes qui, en général, ne font pas nécessairement l’objet d’une expérience directe. Pourquoi ce mode et non pas un autre? Il semble que ce soit en vertu du devenir. En effet, les êtres de la nature sont soumis au changement incessamment. Cela implique que l’on ne peut les traiter comme s’ils étaient des êtres immobiles; on doit tenir compte du fait qu’ils changent. Par conséquent, il sera impossible d’user d’un mode tel que d’un principe général posé, on en découle les effets particuliers, comme dans le cas de la logique, par exemple. Le fait est que nous ne possédons pas, directement, les principes de la nature. Ce que nous appréhendons premièrement, par contre, ce sont plutôt les effets de ces principes, les êtres naturels eux-mêmes, soumis au changement : plantes, arbres, animaux, nous-mêmes... Si donc on veut comprendre ces êtres, il nous faudra non pas découler les principes particuliers des êtres naturels par voie déductive de principes plus généraux posés d’avance (d’où viendraient de tels principes d’ailleurs?), mais bien plutôt partir des effets particuliers observés, c’est-à- dire de ce qui existe et fait l’objet de notre expérience, pour remonter à leurs causes, c’est-à- dire au principe de leur être même, de leur explication.

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On peut exprimer ce point très important d’une autre manière, comme l’a fait Aristote au second livre des Physiques, c’est-à-dire en termes de nécessité14. Il y a plusieurs formes de nécessité, entre autres la nécessité absolue et la nécessité conditionnelle. Voilà que « ...certaines choses peuvent à la fois être et ne pas être, toutes celles précisément qui sont sujettes à la génération et à la destruction; car ces choses existent tantôt, et tantôt elles n’existent pas »15. Or les êtres naturels sont précisément les êtres soumis à la génération et à la destruction, c’est-à-dire au devenir. La nécessité absolue ressortit aux êtres immobiles ainsi qu’aux êtres naturels, mais en tant qu’ils sont immobiles, c’est-à-dire en vertu de leur essence. Le fait est que la nécessité absolue se dit « ...quand une chose ne peut être autrement qu’elle n’est... »16. Par conséquent, elle se dit soit de ce qui est immobile, soit de ce qui est mobile en tant qu’il est immobile, c’est-à-dire de par sa nature. En effet, ce qui a telle nature, ne change pas de nature, mais subit des changements que cette nature admet en tant que possibles. Par exemple, en général, dans la plupart des cas, les hommes ont des mains, parlent, rient. Le fait qu’ils soient pourvus de certains organes ou capables d’opérations, d’activités qui leur sont propres découle directement de leur nature d’êtres humains, car aucun autre être naturel, sinon par analogie, n’en est pourvu ou ne peut effectuer de telles activités. Ce qui est nécessaire, pour les êtres naturels mobiles, c’est-à-dire sujets au devenir, est que si un être naturel possède telle nature, il possède nécessairement telles aptitudes, telles puissances et non telles ou telles actualisations, car il peut bien arriver, dans certains cas, que le développement de l’être naturel mobile soit empêché. Toute la différence se situe ici : dans le cas de l’être naturel devenant ; il n’est pas immédiatement en acte, il a à se constituer, à se développer de lui-même, dans le cas du vivant ou par un autre, dans le cas du non vivant, mais tout de même sujet au devenir, et ce, en vertu de sa nature. « Dans les choses produites en vue d’une fin, l’ordre est inverse : s’il est vrai que la fin sera ou est, il est vrai que l’antécédent sera ou est ; sinon, [...], la conclusion n’étant pas, le principe ne sera pas ; de même ici, la fin et la chose qu’on a en vue ne seront pas, si l’antécédent n’est pas... »17 En d’autres termes, le fait que Ton ait ici un arbrisseau ne signifie pas nécessairement que Ton aura un arbre adulte, car bien des choses contingentes peuvent causer la mort de cet arbrisseau avant qu’il ne soit devenu un arbre adulte, comme le

14 Pour ce développement concernant la nécessité propre aux êtres mobiles, on s’inspire grandement du chapitre 9 du livre 2 des Physiques d’Aristote,, où il en est question directement.

15 Aristote, De la génération et de la corruption. II, 9, 335b 2-4. 16 Aristote, Métaphysique, livre delta, ch. 5. 1015a 33-35. 17 Aristote. Physique. IL 9. 200a 19-24.

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manque de lumière, par exemple. Il découle de ce qu’on vient de dire qu’en raison du devenir, en ce qui concerne les êtres naturels vivants, que de la nature d’une chose on ne peut en découler la fin comme actualisée, mais seulement en puissance de l’être, tandis que du point de vue de la fin actualisée, on peut remonter, par voie de nécessité, aux conditions de possibilité qui furent nécessaires à !’actualisation de cette fin. C’est pourquoi on parlera alors de nécessité conditionnelle, et non de nécessité absolue. Cela ne signifie pas que les êtres naturels sont exempts de toute nécessité absolue, comme on l’a dit, car en vertu de leur nature, il sont, en un sens, celui de la puissance, immobiles, c’est-à-dire que pour telle nature, il ne ressortit que telles aptitudes (seul l’oiseau, en vertu du fait qu’il est oiseau, possède l’aptitude naturelle à voler). Par conséquent, puisque la catharsis ne va pas sans les passions qui se veulent des affections de l’âme qui, elles, sont des mouvements, et que l’on ne peut, de la nature d’un être naturel vivant, découler la fin actualisée, il convient, s’agissant de la catharsis, de débuter de la fin actualisée, c’est-à-dire de son effet, pour remonter à sa ou ses causes, c’est-à-dire en quelque sorte à sa nature, s’il est vrai que la nature est principe et cause, comme le dit Aristote : « ...la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident »18.

De ce que l’on vient de dire concernant les exigences du point de vue du mode que requiert dans son traitement la catharsis en vertu de sa nature même, que peut-on en découler plus particulièrement, s’agissant de notre étude de la catharsis ? Selon la marche naturelle, il nous faut débuter d’une connaissance vague et confuse, mais extrêmement certaine, pour tendre vers une connaissance plus claire et précise, mais moins certaine19. Cela signifie que l’on connaît d’abord des formes de totalité, de généralité dont on ne connaît pas immédiatement les articulations, les parties naturelles, qui n’apparaissent qu’à la suite d’une analyse, d’une certaine division. On a vu, du côté de la catharsis elle-même, qu’il fallait, de par son affiliation nécessaire avec les passions, partir de l’effet sensible produit par cette catharsis pour remonter à celle-ci, en tant que cause de cet effet et enfin à la cause de la catharsis elle-même, prise comme effet d’autre chose, puisqu’il apparaît évident que la catharsis ne se produit pas à partir de rien. Si on veut répondre de la catharsis le plus

18 Ibid., II, 1,192b 21-23.

19 Ce développement s’inspire de celui que présente Aristote en ouverture des Physiques, concernant la marche naturelle en 184a 16-26.

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complètement possible, encore que la présente recherche n’en appelle aucunement à la pleine exhaustivité en cette matière, il semble que l’on se doive de remonter aux causes mêmes de la catharsis, de traiter de la catharsis en elle-même, de même que de ses effets. Or les effets de la catharsis sont de l’ordre affectif, si on en croit la définition nominale de la tragédie donnée par Aristote dans la Poétique20, ainsi que le développement des Politiques21, du même auteur, concernant les différentes formes de musique et la catharsis musicale.

N’est-ce pas justement l’affectivité que l’on peine tant à exprimer par des mots et que les poètes et artistes de toutes sortes tentent de signifier, de mettre en image? N’est-ce pas ce que signifie le mot de Pascal : « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point »22? Cela n’implique-t-il pas que ce qui a trait à l’affectivité, par ailleurs extrêmement certain (qui douterait de la tristesse ou de la joie qu’il éprouve?), se voit d’autant plus confus, vague, à tel point qu’il est pour ainsi dire indicible? Si cela est vrai, alors il semble que ce que l’on connaît en premier, selon notre mode de connaître, corresponde à ce que l’on doit aborder en premier, du point de vue de la catharsis elle-même. S’il en est ainsi, il nous faudra donc procéder selon l’ordre suivant : des effets de la catharsis vers la catharsis elle-même jusqu’à ses causes, en tout dernier lieu. Sur cet ordre doivent cependant se greffer plusieurs autres. En effet, si jamais il existait plusieurs espèces de catharsis, il faudrait aborder celles qui nous sont plus directement accessibles en premier heu, c’est-à-dire celles desquelles nous avons tous plus évidemment une expérience, pour ensuite progresser vers les espèces plus difficilement connaissables, pour nous, directement. Il en va de même du genre catharsis que l’on ne peut éclairer en premier heu, car si on se livrait à une telle tâche, cela impliquerait que l’on se détache de l’expérience concrète pour parler logiquement de ce qu’est la catharsis, ce qui va directement à l’encontre de l’étude que nous nous proposons de réaliser, car le sujet de cette recherche est la catharsis telle qu’on la vit, telle qu’on l’éprouve. Il suit de cela que, dans une telle optique, on se doit de procéder des espèces de catharsis au genre de la catharsis, afin de toujours rattacher notre propos à notre expérience vécue.

20 Aristote, Poétique, ch. 6, 1449b 24-28. 21 Aristote, Politiques. VIII, 7, 1342a 4-16.

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Enfin, puisque nous ne possédons pas de saisie intellectuelle directe de l’être des choses, ce qui est d’autant plus manifeste que nous sommes ignorants, il s’ensuit que notre accès premier aux choses n’est pas, en un sens, !’intelligence. En réalité, comme le dit St- Thomas : « principium cujuslibet nostrae cognitionis est in sensu »23. Si donc on veut suivre la marche naturelle de notre connaissance, il nous faut débuter du sensible pour tendre vers l’intelligible. Comment her toutes les distinctions que nous venons de faire pour en dégager une démarche une, une méthode ?

Ce que l’on cherche à comprendre, c’est la catharsis, c’est-à-dire la chose elle-même. En premier lieu viendra la considération de la chose même, mais non directement, d’abord par ses effets. Non pas ses effets en général, mais en particulier, parce qu’avant d’aborder la catharsis en général, on a vu qu’il convenait d’aborder les différentes espèces de catharsis, dont nous éprouvons les effets directement. La catharsis, prise d’un point de vue général, c’est-à-dire à son niveau le plus universel, s’y trouve implicitement, c’est d’ailleurs là tout notre propos que de tenter de l’expliciter, car le genre est contenu, d’une certaine manière, en ses espèces, puisqu’il est, en un sens, le principe de ses dernières. En effet, l’espèce comprend toujours, dans sa définition, le genre. L’exemple classique est celui de l’homme que l’on définit animal raisonnable. Le genre animal se trouve bel et bien dans l’expression de la définition de l’espèce homme. Ces espèces coïncident avec les différents Beaux-arts (tragédie, comédie, musique, peinture, sculpture, cinéma, ...) De ces considérations plus particulières, nous serons à même de dégager les particularités, mais aussi les ressemblances entre les diverses espèces de catharsis, en passant de leurs effets à elles-mêmes en tant que causes de ces effets, et c’est à partir de telles ressemblances que nous serons en mesure de dégager une notion commune de catharsis et de remonter jusqu’à ses causes.

À ce point précis de notre étude surgira une question essentielle : y a-t-il catharsis en dehors des Beaux-arts ? En d’autres termes, peut-on élargir encore l’extension du terme catharsis ? Si tant est que nous désirons nous rapprocher le plus possible de l’être même de la catharsis, encore que l’on ne prétend nullement à en répondre intégralement, il apparaît essentiel de tenter de circonscrire la réalité de la catharsis dans toute son ampleur. Il n’est pas 23 St-Ihomas d’Aquin, « Opusculum LXIX : De Trinitate » q.6 a.2 in Opuscules de saint Thomas d’Aquin. Paris,

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impossible, en effet, que la catharsis transcende les seuls beaux-arts, encore que l’on ne la dénomme pas nécessairement de cette façon en dehors de ces derniers, il convient alors de vérifier l’état réel des choses. Si nous répondons par !’affirmative à la question de !’élargissement de l’extension du terme catharsis, alors il nous faudra reconsidérer ce que nous avons déjà découvert et l’adapter, pour mieux comprendre ce que sera alors la catharsis et entrevoir quelque peu plus clairement ce sur quoi elle ouvre. Si nous répondons par la négative, alors notre étude sera terminée. Voilà donc le chemin que l’on se propose de suivre, afin d’éclairer quelque peu la question de la catharsis, dans la mesure du possible, et considérant qu’il s’agit là de notre toute première recherche d’envergure. On saura donc gré au lecteur d’être indulgent.

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Les problèmes

Attaquons directement le texte; il vaut toujours mieux de retourner aux sources mêmes, afin de bien savoir de quoi on parle, car on se trouve alors à observer le problème dans sa genèse même1. Au chapitre six de la Poétique, Aristote formule sa célèbre définition de la tragédie : « ...la tragédie est Γimitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions »1 2. Mais qu’est-ce que cette « catharsis »? Pourquoi parler de « catharsis », s’agissant de la tragédie?

Pour débuter, commençons par faire ressortir ce qu’implique et présuppose la définition de la tragédie que donne Aristote s’agissant de notre problème, à savoir celui de la catharsis. Plusieurs choses sont dites de manière très concise, tentons de les déployer quelque peu. Comme Aristote dit bien que la tragédie opère la purgation, alors il s’ensuit directement qu’il affirme que cette purgation est l’effet propre de la tragédie. C’est là une très grave affirmation, car cela implique que c’est la fin que doit poursuivre toute tragédie -l’effet est pour la cause la fin à actualiser, car on ne mesure la causalité d’une cause que lors de !’actualisation de son effet propre- , ce qui veut dire que c’est le critère pour évaluer si une tragédie est réussie : plus la « catharsis » est grande plus la tragédie s’avère réussie. Voilà qui est bien étrange... En effet, si ce que dit Aristote est vrai, alors il faut admettre que la valeur d’une tragédie ne se mesure pas dans la tragédie elle-même, mais hors d’elle-même, c’est-à- dire dans le spectateur! Comment donc pourrait-il jamais être possible qu’une œuvre quelconque soit évaluée par son effet sur une réalité extérieure à elle-même? N’est-ce pas 1 Cf. à ce sujet les Politiques d’Aristote, livre 1, chapitre 2, 1252a 24-27.

2 Aristote, Poétique, ch. 6, 1449b 24-28. Il s’agit de la traduction que fait J. Hardy du mot catharsis en grec (Belles Lettres, Paris, 1932). Cette traduction présuppose une certaine conception de la catharsis que nous ne

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paradoxal? Pourquoi devrait-on, s’agissant de la tragédie, sortir de cette fable même pour l’évaluer? En fait, la question de fond est ici celle de la fin de la tragédie, et pour peu qu’on y regarde de près, c’est la question de la finalité des beaux-arts. Pourquoi donc les beaux-arts existent-ils? Quel est le but du fait esthétique? Pourquoi se devrait-on, - car Aristote, de par la définition qu’il formule de la tragédie, en disant qu’elle nous « purge »3, semble présupposer que les beaux-arts nous sont justement essentiels en raison de cette « catharsis » dont ils seraient la cause-, de contempler des œuvres d’art? S’il est vrai que la tragédie « purge », de quoi « purgerait »-elle jamais, ־ car il est bien évident que toute catharsis4 l’est de quelque chose- ? Si la catharsis est bien la fin de la tragédie, qui donc en est le sujet- car toute catharsis de quelque chose porte sur un sujet apte à cette dernière- ?

Si c’est bien là le propos d’Aristote dans son traité de la Poétique, alors il s’ensuit que tout son traité se devrait d’être voué à illustrer comment une tragédie, pour être réussie, c’est- à-dire pour qu’elle actualise sa fin de catharsis, se doit d’être organisée et quels moyens on se doit de privilégier pour ce faire. Pourquoi alors Aristote ne parle-t-il explicitement de la catharsis tragique qu’en cet endroit précis du traité, c’est-à-dire au chapitre six? En effet, si tant est que son propos "est de manifester que la tragédie se doit d’effectuer une telle catharsis, alors pourquoi n’en parle-t-il qu’aussi sommairement? Pourquoi ne l’explicite-t-il pas avec plus d’ampleur? Pourquoi ne montre-t-il pas que la catharsis est bel et bien la finalité poursuivie par toute tragédie réussie? Doit-on en déduire que ce fait est évident? Pourquoi donc ne s’est-il pas attaqué, dans son étude de la tragédie, à la question de la finalité en tout premier lieu, considérant qu’il dit lui-même que la cause finale est la plus importante des causes; qu’elle est celle qui commande à toutes les autres formes de causalité5? Voilà une première grande obscurité : qu’est-ce que la catharsis? Ensuite, quelles en sont les modalités, les causes et les effets? Enfin, l’affirmation voulant qu’elle soit la finalité poursuivie par toute saurions adopter sans la critiquer. C’est pourquoi il convient de prendre conscience que nous citons cette traduction sans pour l’instant présumer de sa valeur effective.

J Nous employons ce verbe à défaut de savoir, pour le moment, quel verbe il conviendrait d’utiliser. Il ne faut donc pas voir en une telle utilisation une interprétation présupposée de ce qu’est la « catharsis », mais plutôt un mot utilisé à défaut d’un signe qui conviendrait mieux pour éclairer une réalité que nous cherchons justement à comprendre.

4 On utilisera désormais ce terme sans l’insérer entre guillemets. Nous employons la translitération française du mot grec pour éviter toute interprétation préconçue et mieux œuvrer à notre recherche de compréhension de ce que désigne ce mot.

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tragédie réussie, ce qui signifie que toute la structure interne d’une tragédie est orientée en vue de la catharsis, est-elle bien vraie? Si oui, comment cela est-il possible, comment cela se réalise-t-il?

Seconde difficulté : Aristote nous dit, semble-t-il, que l’effet propre de la tragédie est une certaine catharsis. Il dit également que la tragédie est une imitation. Or il découle directement de cela que la catharsis est l’effet d’une imitation. Mais comment une imitation pourrait-elle jamais « purger »? En effet, toute imitation ne l’est-elle pas de quelque chose, ce qui signifie que, par définition, elle ne prend pas la nature de la chose dont elle est l’imitation, car elle lui est nécessairement autre? Comment, en de telles circonstances, une imitation, une certaine forme de fausseté (car la tragédie n’est pas une réalité, mais une fiction, par définition), pourrait-elle s’avérer en mesure de « purger » qui que ce soit de quoi que ce soit? Même si on dit que dans certains cas les poètes racontent Γhistoire de gens qui, comme Œdipe, ont existé vraiment, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une fiction; non seulement les fables créées ne correspondent pas intégralement aux événements historiques, mais encore ces événements n’ont pas heu réellement, ils sont représentés! Il s’ensuit qu’une telle objection n’évacue pas la difficulté de la fausseté de la tragédie. Comment le faux peut-il, si Aristote dit vrai, car il dit bien que la tragédie est une forme d’imitation, effectuer une catharsis, et ce, de telle manière que ce soit là son effet propre, c’est-à-dire le but qui la définit essentiellement?

Paradoxe des paradoxes : Aristote nous dit, de plus, que la tragédie est l’imitation d’une action, non par un récit, mais par des personnages en mouvement. Mais n’est-ce pas là le comble du faux? En effet, la tragédie est une œuvre d’art, elle se veut ainsi une œuvre esthétique. Ici, dans le cas de la tragédie, il semble que l’objet de l’esthétique soit en réalité l’éthique, puisque Aristote nous dit bien qu’il s’agit de l’imitation d’une action de caractère élevé et complète. N’est-ce pas justement le propre de l’éthique que l’action humaine volontaire5 6? Cela n’entre-t-il justement pas en contradiction avec l’esthétique qui, elle, ne va

5 cf. Aristote, Physique. II, 7, 198a 22-31 où Aristote ramène les causes finale, formelle et efficiente à une seule et Physique. II, 9,200a 32-34 où Aristote montre P antériorité de la cause finale sur la cause matérielle.

6 Cf. à ce sujet le Commentaire aux dix livres de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote par St-Thomas d’Aquin ; particulièrement la leçon 1 aux paragraphes 2 et 3 où il définit l’objet de l’éthique.

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pas sans passivité- en effet, ne contemple-t-on pas l’œuvre d’art?- ? S’il en est bien ainsi, comment jamais le passif, le visuel ou l’audible (les beaux-arts usent principalement de ces deux ordres de sensibles), pourrait-il jamais rendre le dynamisme, le mouvement et le caractère invisible de l’action (on ne voit pas l’action en tant que telle, mais quelqu’un agissant, par exemple on ne voit pas la justice, mais l’homme juste agissant justement)? N’y aurait-il pas là quelque contradiction, voire absurdité? Comble de la fausseté n’est-ce pas que de représenter des hommes en action par des hommes en action? Pourquoi donc pousser la fausseté au point de la vouloir faire si vraisemblable à la réalité qu’on s’y méprend, comme si on voulait qu’elle l’épouse? N’est-ce pas mentir sciemment, pour le poète, que d’œuvrer à ce que s’accomplisse, chez le spectateur, une telle méprise?

Autre problème : Aristote dit bien opère la « purgation »7propre à pareilles émotions. Disant cela, ne se trouve-t-il pas, d’emblée, à prétendre que la catharsis est le propre de certaines passions? Doit-on en conclure qu’Aristote affirme que la tragédie, en tant qu’ imitation, suscitant pitié et crainte, cause la catharsis? Cela signifie-t-il qu’une certaine imitation serait capable de générer des passions, entre autres la pitié et la crainte, et que ces dernières, quant à elles, se verraient capables d’une certaine catharsis? Si cela est vrai, alors Aristote suppose que l’on accepte qu’une imitation peut susciter des passions, d’une part, et que des passions peuvent causer une certaine catharsis, d’autre part. Mais de telles présuppositions sont-elles véridiques? Au premier coup d’œil, il ne semble aucunement évident qu’une imitation soit susceptible d’engendrer des passions, ni même que des passions puissent causer une catharsis.

Mais ne peut-on pas ici déceler quelque autre présupposé à tous ces dires? Si on prétend qu’une imitation peut susciter des passions, ce n’est sûrement pas en elle-même, car on se demande bien comment une fable, une construction poétique pourrait bien éprouver quoi que ce soit! La tragédie est nécessairement vue, aux multiples sens que le mot voir peut ici prendre : soit en spectacle; vue par les yeux physiques, soit par la lecture, vue dans et par !’imagination, la mémoire et !’intelligence. En effet, une fable qui n’est pas vue ne produit aucun effet. Or il est manifeste que toute tragédie n’est susceptible d’être vue selon toutes les

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acceptions de ce dernier terme que par des êtres humains. Comme il est évident que la fable elle-même, en tant que telle, ne peut aucunement éprouver quelque passion que ce soit, il s’ensuit, nécessairement, que si jamais il est vrai que la tragédie est une imitation qui suscite pitié et crainte, alors elle se doit de les susciter chez le spectateur. Mais comment une imitation pourrait-elle causer des passions chez celui qui la regarde, n’est-ce pas quelque peu problématique?

Si ce que l’on vient de dire est vrai, et que notre analyse de la définition donnée par Aristote de la tragédie est quelque peu porteuse de vérité, alors il s’ensuit, que la tragédie, du fait qu’elle est imitation, suscite chez son auditeur (spectateur) des passions, entre autres la pitié et la crainte, nous dit Aristote, que le sujet de la catharsis n’est nul autre que l’auditeur qui, en fait, est un être humain. Si, par la tragédie, le spectateur est sujet à des passions, et qu’il est, également, le sujet de la catharsis, doit-on distinguer entre la catharsis et les passions? En d’autres termes, la catharsis et les passions auxquelles le spectateur est sujet ne sont-elles qu’une seule et même réalité? Si oui, pourquoi les distinguer? Sinon, comment peut- on discerner la catharsis des passions puisqu’elles ont lieu dans le même sujet, à savoir l’auditeur de la tragédie? Quand bien même Aristote aurait raison de dire que la tragédie est une certaine imitation qui cause chez le spectateur certaines passions qui, elles, causent une certaine forme de catharsis (ce qui est justement loin d’être évident!), pourquoi donc la tragédie devrait-elle causer principalement les passions de pitié et de crainte? Se doit-elle de causer ces deux passions à !’exclusion de toutes les autres, ou bien la pitié et la crainte sont des paradigmes qui comprennent les autres passions en elles-mêmes, d’une certaine manière?

Compliquons encore le problème. Il est question, dans un autre texte d’Aristote, de la fameuse catharsis, mais, cette fois, le contexte est celui de la musique. Serait-ce qu’il y aurait aussi catharsis par la musique? Allons voir ce que dit Aristote (on nous permettra de citer intégralement ce passage absolument capital pour notre étude):

Puisque nous admettons la classification des mélodies telle que la font certains philosophes, qui distinguent des chants éthiques (moralisants), dynamiques (pratiques), exaltants (enthousiastes) et attribuent à chacune de ces classes le type particulier d’harmonie qui lui correspond, et que, d’autre part, nous disons qu’on 7 II s’agit toujours ici, faut-il le rappeler, de la traduction donnée par J. Hardy de ce texte, à laquelle nous ne donnons pas nécessairement notre assentiment.

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doit étudier la musique, non pas en vue d’un avantage unique, mais de plusieurs (en vue de l’éducation et de la « purgation »- ce que nous entendons par « purgation », terme employé ici en général, nous en reparlerons plus clairement dans le traité sur la Poétique- et, en troisième lieu, du divertissement, de la détente et du délassement après la tension de l’effort), il est évident que l’on doit employer tous les modes musicaux, mais non pas tous de la même manière : pour !’éducation, on utilise les modes les plus « éthiques »; et, pour l’audition d’œuvres exécutées par d’autres, on se sert aussi des modes « dynamiques » et « exaltants » (les émotions que ressentent avec force certaines âmes se retrouvent en toutes avec moins ou plus d’intensité- ainsi la pitié et la crainte, ou encore 1’« enthousiasme »-, car certains individus ont une réceptivité particulière pour cette sorte d’émotion, et nous voyons ces gens là, sous l’effet des chants sacrés, après avoir eu recours à ces chants qui mettent l’âme hors d’elle-même, recouvrer leur calme comme sous l’action d’une « cure médicale » ou d’une « purgation ». C’est précisément le même effet que doivent nécessairement éprouver les gens enclins à la pitié ou sujets à la crainte et les tempéraments émotifs en général, et les autres dans la mesure où ces émotions peuvent affecter chacun d’eux; et pour tous se produit une sorte de « purgation » et un soulagement mêlé de plaisir; de la même manière aussi les chants de « purgation » procurent aux hommes une joie innocente)8.

Il semble bien que l’on doive élargir l’extension de la catharsis par-delà la seule tragédie. En effet, Aristote dit bien que l’on doit aussi étudier la musique en vue de la catharsis. Cela implique que la musique prend aussi pour finja catharsis, et non plus seulement la tragédie. Voilà qui pose déjà problème. En effet, on a fait ressortir, à partir de la définition de la tragédie au sixième chapitre de la Poétique, que la catharsis était l’effet de la tragédie. La définition prétendait également que la tragédie est Une imitation. D’où il suit que la catharsis est l’effet d’une imitation. Aristote affirme cependant qu’il y a aussi catharsis pour certains types de musique. Si la définition de la Poétique tient pour toute forme de catharsis, alors il s’ensuit que l’on se doit d’affirmer que la musique est une forme d’imitation. Mais en quoi la musique pourrait-elle être une imitation? Qu’imiterait-elle donc? Lorsque l’on imite, ne le fait-on pas principalement par la vue? Si oui, comment alors serait-il possible que la musique, étant constituée de sons, puisse être une imitation? Si on résout cette difficulté en affirmant qu’Aristote y répond lui-même lorsqu’il tient les propos suivants : « ce que nous entendons par « purgation », terme employé ici en général, nous en reparlerons plus clairement dans le traité sur la Poétique »9, voulant dire par là qu’Aristote entend la catharsis dans la

Poétique selon l’acception particulière qui sied à la tragédie, alors que dans les Politiques il

8 Aristote, Politiques. VIII, 7,1341b 32- 1342a 16. 9 Ibid., VIH, 7,1341b 38-40.

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emploie ce terme en général, alors se pose un autre problème. En effet, si on dit qu’il y a une catharsis propre à la tragédie, et si on dit qu’il y a possibilité d’utiliser le terme « catharsis » d’une façon générale, alors il s’ensuit qu’il y a de multiples espèces de catharsis (car en quoi un genre en serait-il un s’il l’était d’une seule espèce?), et il s’ensuit également qu’il y a un genre catharsis, c’est-à-dire que de toutes les espèces particulières de catharsis on peut dégager une réalité commune qui est la catharsis en général. Mais quelle pourrait bien être la nature de cette catharsis, prise en général? Quelles en sont les espèces particulières? Combien y en a-t- il?

Il est bien question de pitié et de crainte, ainsi que d’enthousiasme (mot dont l’étymologie signifie « transport divin »), mais non en tant que causes de la purgation, mais bien plutôt en tant que ce dont on est soulagé, car il est bien dit par Aristote que ce sont les gens enclins à ces émotions-là qui en sont libérés, éprouvant ainsi calme, soulagement et plaisir. Ne voit-on pas ici poindre quelque contradiction essentielle? S’il est vrai, selon la définition de la tragédie au chapitre six de la Poétique, que les passions de crainte et de pitié sont causes de la catharsis, et s’il est vrai, également, que selon le passage des Politiques, livre huit, chapitre sept, les passions de pitié et de crainte, de même que l’enthousiasme, sont ce dont on se voit affranchi par les mélodies cathartiques, comment est-il possible, alors que les passions, les mêmes, soient à la fois causes de la catharsis et ce qui est « purgé »? Comment est-il possible, à partir de passions comme la pitié et la crainte, de jamais en arriver, en dernier lieu, au calme, au soulagement, voire même au plaisir? N’en irait-il pas comme si, à l’aide du mouvement, on voulait engendrer le repos? Comment comprendre de quelle manière tout ceci augure en la personne du spectateur, puisqu’on a déjà fait ressortir le fait que seul l’auditeur pouvait être susceptible d’éprouver des passions face à l’œuvre poétique ou musicale? Puisqu’au départ le spectateur est dans un certain état qui n’est pas le même que celui dans lequel il se trouve après l’audition (ou la vision) de l’œuvre d’art, alors nécessairement on doit conclure qu’il se produit un mouvement qui affecte ce spectateur.

Autre conséquence : puisque seul l’auditeur de l’œuvre éprouve des passions et que lesdites passions ne peuvent lui être extérieures, car alors elles ne seraient pas véritablement les siennes- on voit mal comment on pourrait être soulagé par quelque chose qui nous soit

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extérieur, le mal affectif étant intérieur (le signe en est que les émotions sont si difficiles à exprimer et si intérieures qu’on ne peut pas les voir en l’autre à partir de son extériorité, mais seulement leurs manifestations)- il s’ensuit que le mouvement ou les mouvements qui permettraient d’expliquer la catharsis dans son actualisation se doivent, au moins pour les plus essentiels, d’être intérieurs au sujet de l’œuvre d’art lui-même. Comment comprendre alors, que tous ces mouvements, ou du moins, les plus essentiels d’entre eux en regard de la catharsis elle-même, se produisent en la personne du spectateur si nous tous, êtres humains, qui avons été et sommes spectateurs, ne sommes pas même conscients de tout ce qui se trame en notre personne même?

Voilà ce qu’il en est, nous semble-t-il, des principaux problèmes qui se posent lorsque l’on aborde la question de la catharsis. Tentons maintenant d’y voir quelque peu plus clair en approfondissant les principales notions qui se retrouvent dans les deux passages fondamentaux que nous avons déjà cités et en nous nourrissant également d’autres apports extérieurs pertinents.

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La vérité de l’imitation

Pour débuter, abordons la question de Γimitation. Qu’est-ce que l’imitation? Pourquoi imite-t-on? Comment le fait-on? Première constatation fondamentale, apparemment très simple, mais qui nous permettra de déduire les traits essentiels de l’imitation : toute imitation l’est de quelque chose. De ce constat, il suit nécessairement que toute imitation dépend, dans son être même, de ce qu’elle représente : elle est un relatif. En effet, une imitation ne peut en être une sans un objet à imiter, alors que cet objet lui, ne dépend pas de son imitation pour être lui-même. On voit que dans le cas d’une imitation, la dépendance n’est qu’unidirectionnelle, à savoir de l’imitation à l’objet imité. Cela permet aussi d’inférer tout de suite que l’objet imité est le critère d’évaluation de !’imitation, puisque cette dernière dépend entièrement de !’existence de l’objet imité. Si, par exemple, une pierre imite la couleur de l’or, mais qu’en réalité il s’agisse d’or faux, comment évaluer la vérité ou la fausseté dé l’imitation sinon avec le véritable critère qu’est l’or réel? Comment, sans recourir à l’or véritable, saurait-on jamais départager le vrai du vraisemblable? L’objet imité est la condition de possibilité de l’imitation elle-même, et de ce fait, le critère d’évaluation de cette imitation. Une imitation vaudra dans la mesure où elle signifie bel et bien ce qu’elle imite, c’est-à-dire dans la mesure où ce qu’elle signifie existe effectivement.

S’il est vrai que l’objet de l’imitation ne dépend pas, dans son être, de l’imitation elle- même, mais que cette dernière dépend, elle, de l’objet imité pour être ce qu’elle est, alors on peut déjà entrevoir que le rôle de l’imitation peut bien être, en fait, celui de conduire à l’objet dont elle se veut l’imitation. Si, pour une raison ou une autre, notre accès à la réalité n’était que partiel et limité, alors l’accession à la réalité en sa totalité plénière devrait s’effectuer par le biais d’un certain dépassement de notre condition de limitation, du point de vue de la connaissance de la réalité. Si l’imitation, pour être une imitation véritable, se doit de désigner une réalité qui existe bel et bien et qui est nécessairement autre qu’elle-même, alors peut-être

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peut-on oser prétendre que ]’imitation pourrait se révéler la voie qui permette le dépassement d’une certaine limitation de notre connaissance. Si une imitation l’est nécessairement de quelque chose, ce qui semble assez évident pour tous, alors il s’ensuit d’emblée que l’imitation en elle-même et l’objet imité en lui-même sont deux réalités distinctes, car une chose ne peut s’imiter elle-même- il s’ensuivrait alors un dédoublement de la chose en imitation et objet imité, ce qui ne fait que déplacer le problème. Si l’imitation, en tant que telle, s’avère l’autre de ce qu’elle imite, tout en dépendant essentiellement de cette réalité pour être elle-même, alors l’imitation permet, en un sens, d’accéder à ce qu’elle imite.

De la question de l’être de l’imitation, on rejoint ici celle du sens de l’imitation qui permet d’ailleurs de l’éclairer, car le but poursuivi est ce vers quoi tout le reste est orienté : les moyens utilisés, le mouvement même, ce qui est mû et ce qui meut. Si on comprend pourquoi on imite, alors on comprend mieux la portée de l’imitation et pourquoi elle est comme elle est et non autrement. Il semble que l’imitation soit essentielle aux hommes, si on en croit ce qu’en dit Aristote : « imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations »1. Si ce que dit le Philosophe est vrai et que l’on apprend premièrement par l’imitation, comme on le voit fort bien chez les jeunes enfants qui apprennent beaucoup en imitant (par exemple pour apprendre à marcher et à parler) ainsi que pour toute connaissance d’ordre technique où l’on apprend par la répétition d’actes observés chez l’artisan expérimenté, que l’on y est très apte et que l’on y prend plaisir, alors il semble bien que l’imitation soit essentielle aux hommes. Si on est très apte à l’imitation, alors on a la capacité d’imiter, et cela de façon fort développée. De plus, si on prend plaisir à l’imitation, il s’ensuit nécessairement que l’imitation en tant que telle est un bien pour nous, car on ne saurait prendre plaisir, naturellement, à ce qui va à l’encontre de notre bien. En effet, on voit fort mal le sens que pourrait prendre le fait de posséder une aptitude très développée pour l’imitation si cette dernière allait de soi contre notre nature. Ne serait-ce pas absurde, car cela impliquerait que notre nature aille à l’encontre d’elle-même, par elle-même? Comment, dès lors, notre nature aurait-elle pu subsister si, par l’imitation à laquelle elle est très apte et par laquelle elle 1

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