SIGNIFICATION IMPLICITE:
QU'EST-CE QU'UN NOMBRE ENTIER
François Lü JACOMü
MOTS CLES mathématiques, nombres entiers, sémantique, sciences cognitives, épistémologie.
RESUME : La définition, ou signification explicite d'une notion, n'est que la partie visible de l'iceberg, mais c'est sur la base de traits de signification implicite que l'on comprend véritablement un texte, mathématique par exemple. La signification implicite de la notion de nombre entier a considérablement évolué, pemlettant au XIXo siècle la découverte du principe des tiroirs, et l'approche formaliste des mathématiques, en restreignant les notions mathématiques à leur signification explicite, nous empêche de bien voir ce dont les élèves ont effectivement besoin pour saisir une notion nouvelle.
ABSTRACT :The definition, or explicit significance of a concept. is just the tip of the iceberg, but the true understanding of a given text, a mathematical text for example, is based primarily on implicit significance features. The implicit significance of the concept ofinteger evolved considerably through ages, and made possible in the XIXth century the discovery of the principle of druwers, while the formalists' approach to mathematics, by restricting the mathematical concepts ta their explicit significance, prevents us from finding out what kind of approach is needed to make the pupils grasp the meaning of a new concept.
A. GIORDAN, JL I\1ARTINAND, Actes JES X, 1988
Ce n'est pas nécessairementàl'école que l'on apprend à construire un raisonnement rigoureux, et, en ce qui me concerne, je dois beaucoup à Gaston Leroux qui, dans son roman Le mystère de la chamhre jaune, expose la méthode par laquelle son héros, le jeune détective Rouletabille, a su résoudre cette énigme impressionnante. Cette même méthode, si el1e était pratiquée systématiquement, permettrait de résoudre bien des problèmes qui se posent aux scientifiques et aux mathématiciens: elle consiste à d'abordfermer le cercle, c'est-à-dire savoir exclure du collimateur tout ce qui n'est pas en rapport direct avec le problème, donc bien cerner le problème, puis prendre la raison par le bon bout, c'est-à-dire aller du problème vers la solution, en situant chacun des éléments concernés par rapport aux données du problème et non par rapport à des présupposés extérieurs au problème.
Cette méthode a conduit Rouletabille vers la conclusion, a priori inacceptable, que l'assassin n'était pas dans la chambre jaune: à l'heure du crime, l'assassin n'était pas sur le lieu du crime! La même méthode devrait amener les linguistes à une conclu sion tout aussi déconcertante : le sens d'un message linguistique n'est pas contenu dans le message!
Dans quelles conditions peut-on affirmer que deux individus quicommuniquent parlent la même langue? Dans la mesure où ils attribuent obligatoirement le même sens au même message linguistique. Même dans le cas du "langage courant", cette condition n'est jamais pleinement remplie, elle l'est encore moins lorsqu'on s'intéresse aux langues de spécialités et, en particulier, au langage mathématique. Réduire la langue à un dénominateur commun entre tous les systèmes linguistiques individuels des membres d'une "communauté linguistique", c'est appauvrir considérablement la réalité linguistique: la significationexplicite d'un message, que l'on peut décrire au moyen de règles et de définitions, n'est en réalité que la partie visible de l'iceberg, mais c'est sur la base de traits de signification implicite que s'effectue véritablement la compréhension, et l'étude formaliste, quelque peu superficielle, du langage ne rendra jamais compte de manière satisfaisante de cette face cachée du langage...
Comprendre un message linguistique, c'est reconstruire son sens: il ne s'agit pas d'extraire le sens du message, car le sens, nous l'avons dit, n'est pas dans le message, mais d'en extraire des indices permettant à notre système linguistique individuel dereconstruire le sens du message. Vue sous cet angle, la compréhension pose plusieurs questions:
quels indices perçoit-on dans le message, dans un texte mathématique par exemple? Si l'on fait abstraction des "bruits" qui empêchent certains indices d'arriver jusqu'au destinataire du message, parmi les nombreux indices physiquement perceptibles, le
Prendre la raison par le bon bout
Gaston LEROUX,
Le mystère de la chambre jaune,
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intéressant d'approfondir cette notion (par définition subjective) d' "indice pertinent". Comment apprend-on à distinguer ce qui est pertinent de ce qui ne l'est pas?
comment notre système de connaissances est-il structuré et comment accède-t-on effectivement aux connaissances à partir des indices pertinents prélevés dans le message? C'est la grande question qui préoccupe les cogniticiens et spécialistes de l'intelligence artificielle!
comment notre système de connaissances s'adapte-t-il aux situations nouvelles? Les recherches actuelles consistant àmodéliser non pas la langue. en tant que système "algébrique" qui ne serait pas directement fonction de l'individu qui la manipule, mais le cerveau et sa capacité d'acquérir et de manipuler des connaissances, seront probablement les plus fécondes, et j'attache personnellement une grande importance à la notion de fluidité du système linguistique, ce dénominateur commun entre acquisition, évolution et fonctionnement du langage, permettant de mettre à profit la redondance du discours pour optimiser constamment tous les paramètres de la communication.
Mais venons-en àla question posée dans le titre de cette communication: qu'est-ce qu'un nombre entier? Contrairement àce que l'on pourrait croire, la notion de nombre entier est loin d'être simple: il suffit, pour s'en convaincre, d'observer les difficultés qu'ont les élèves des lycéesàrésoudre des problèmes faisant apparaître des nombres entiers. Si l'on cherche à définir explicitement cette notion, la définition que l'on trouvera sera bien maigre et laissera croire, en outre, que la notion de nombre entier est inaltérable, que c'est un fondement inébranlable des mathématiques.
Et pourtant, cette notion a considérablement évolué depuis Pythagore! Pourquoi a-t-il fallu attendre le milieu du XIXO siècle pour que le mathématicien Dirichlet "découvre" le principe des tiroirs? Ce principe s'énonce ainsi: si l'on met n+1 objets dans n tiroirs, l'un des tiroirs au moins contiendra plus qu'un objet. Pour appliquer ce principe à des problèmes mathématiques, il faut pouvoir dédoubler la notion de nombre, eny voyant tantôt unobjet mathématiqueàpart entière, tantôt un outilservant àcompter des nombres, ce qui va dans le même sens que la découverte des structures algébriques, contemporaine de Dirichlet. Tout ceci fait partie intégrante de la signification implicite d'un nombre entier, signification qui est en constante évolution et que chaque individu pratiquant les mathématiques doit constamment remettre en question, même si la définition (ou significationexplicite) est considérée, elle, comme inaltérable.
Tous ces traits implicites de signification doivent être enseignés: ils ne sont nullement "évidents", et la remarque de certains professeurs de mathématiques, que les élèves ne réussissent pas dans cette discipline parce qu'ils ne savent pas parler français,
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comment mettre à profit la redondance du
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évolution du langage, ainsi que la notion de IFlU~ID~lrlE
connaissances implicites ?
Le système de connaissances d'un individu est en quelque sorte un puzzle: l'élève apprend en plaçant progressivement de nouvelles pièces dans ce puzzle. Si l'on néglige de donner à l'élève certaines pièces (comme le principe des tiroirs), comment pourra-t-il en placer d'autres (par exemple, la différence entreégalité et convergence) ? Pour définir le contenu des programmes d'enseignement, il est plus important de savoir de quelles connaissances implicites l'élève a besoin pour comprendre une notion nouvelle, que de chercher de quelles connaissancesexplicites il a besoin pour la définir, car c'est essentiellement la signification implicite des notions qu'il doit acquérir pour bien les manipuler, plus encore que leur définition qui ne permet souvent qu'une compréhension superficielle.
Et cette acquisition des notions mathématiques peut-elle être indépendante de l'évolution de cette science? Peut-on renier l'histoire des mathématiques, et prétendre que les fondement" axiomatiques de cette science, formalisés depuis moins d'un siècle, sontnécessaires pour comprendre les théorèmes enseignés dans les lycées, qui étaient presque tous connus il y a deux siècles? Il Y a un siècle, les mathématiques ont traversé une "crise des fondements", qui peut se résumer dans cette exclamation de Cantor devant un théorème déconcertant qu'il venait de démontrer: "je levois, mais je ne Jecrois pas". L'école formaliste est sortie vainqueur de plusieurs décennies de polémiques, et presque tous les mathématiciens sont aujourd'hui d'accord de privilégier ce que l'on voit (un système mathématique entièrement formalisé et, donc, indépendant de l'individu qui le manipule), et non ce que l'on croit (intuition subjective du mathématicien). Ceci a permis de résoudre, ou d'éluder, certaines questions fondamentales qui sont peut-être à l'origine de cette crise des fondements, par exemple: la notiond'égalité de deux nombres réels a-t-elle la même signification quel'égalité de deux nombres entiers?
Mais en choisissant le formalisme, la communauté mathématique a-t-elle fait le bon choix? N'a-t-elle pas oublié que la qualité première du mathématicien, avant même la rigueur, c'est l'intuition? Les échecs que l'on constate aujourd'hui dans l'enseignement des mathématiques ne résultent-ils pas en partie de ce choix formaliste? Ne serait-il pas temps de reconsidérer le problème en prenant la raison par le bon bout?