Université de Montréal
Le Registre national des délinquants sexuels au Québec : un problème de mise en œuvre
Par
Angy Riendeau-Dalphond
École de criminologie, Faculté des arts et des sciences
Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de maître ès sciences (M. sc.) en criminologie
Décembre 2017
« Aucun registre ne devrait justifier une baisse de la vigilance d’un parent à l’égard de son enfant, le risque se prévient par l’éducation et l’information adéquate qu’on véhicule au
grand public! »
RÉSUMÉ
À ce jour, nombreuses sont les études qui se sont intéressées aux différents systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels dans le monde. Dans l’ensemble, il en ressort un tableau particulièrement pessimiste quant à l’efficacité de tels outils d’enregistrement et l’importance des impacts de cet enregistrement sur les délinquants qui y sont inscrits. Néanmoins, les systèmes d’enregistrement continuent d’être utilisés et sont réclamés par la population. L’histoire préalable à l’adoption de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS) au Canada met en lumière les éléments contextuels qui font de cette politique publique un instrument hautement politisé auquel sont prêtées des visées symboliques. Le présent mémoire cherche à analyser la façon dont ce contexte influence le processus de mise en œuvre de cette politique publique et les impacts qu’engendre ce processus sur l’utilisation de l’outil par les organisations policières du Québec. Les travaux relatifs à la mise en œuvre d’une politique publique deviennent ainsi particulièrement intéressants. De plus, en mettant au cœur de ses objectifs les policiers, la LERDS sous-entend que le processus de mise en œuvre du Registre national des délinquants sexuels (RNDS) s’effectuera à travers eux. Dans ce contexte, l’utilisation de la méthode qualitative a été privilégiée considérant qu’elle place au cœur de son intérêt l’acteur, son vécu et ses particularités. Les constats ressortant de la présente étude permettent de confirmer qu’il s’agit d’une politique ambigüe, en plus de saisir le haut degré de conflit qui l’entoure. En effet, le manque d’uniformité des pratiques ainsi que l’incompréhension du rôle du RNDS et des implications légales et pratiques qui l’entourent tendent à générer une vision erronée de l’outil tant pour les utilisateurs sur le terrain (les policiers) que ceux qui procèdent aux recherches dans la base de données (le CQEDS). Un élément qui semble propre au Québec est sans aucun doute l’absence de considération des patrouilleurs dans l’utilisation de l’outil aux fins d’enquête et de prévention des crimes sexuels. Finalement, la formation des policiers relativement à l’outil ainsi que l’attribution des ressources pour le rendre fonctionnel peuvent contribuer à complexifier l’atteinte des objectifs visés dans la LERDS. De façon générale, les résultats nous dépeignent une image pas totalement noire, mais certainement déficitaire d’un processus qui, même après 12 ans d’implantation, ne semble pas s’être adapté aux besoins des acteurs locaux.
Mots clés : Registre des délinquants sexuels, système d’enregistrement, base de données, organisations policières, politique publique, Loi sur l’enregistrement de renseignement sur les délinquants sexuels, délinquant sexuel.
ABSTRACT
Several studies have focused on the different registration systems for sex offenders across the world. Overall, such research presents a pessimistic outlook regarding the effectiveness of such instruments and the impact that registration systems have on the behaviour of these offenders. Regardless of such consistent drawbacks, sex offender registration systems continue to be implemented and used, often as a result of public demand. The history of the adoption of the Canadian Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS) illustrates how the contextual elements that underlie the public politics of this sensitive instrument generate symbolic impacts. The current study examines how this context influenced the implementation process of this registration system, while also having an impact on how this instrument is used by law-enforcement agencies in Quebec. This latter issue is important since the LERDS places police agents at its core, thus following the assumption that the implementation of the Registre national des délinquants sexuels (RNDS) will be conducted through them. To examine such a context, a qualitative method was required so as to access the actors and experiences that are at the heart of this process. The main observations that emerge from this study illustrate the political ambiguity and considerable conflicting views that surrounding this registration system. Indeed, the lack of uniform practices and the incoherent role of the RNDS, as well as the legal and practical implications that surround it, generate a false vision of this instrument for its main users (the police) and for those who turn to such data for specific inquiries (the CQEDS). One feature which is unique in the Quebec context is the lack of consideration that reflects patrol officers’ use of this instrument for investigative or preventive purposes. Finally, the training of police agents in regard to this instrument and the overall attribution of resources that render it operational also contribute to complicated the attainment of the LERDS objectives. In general, this study’s results offer a portrait that is not complete bleak, but that clearly reflect important deficiencies within the process that, after 12 years of implementation, has failed to adapt to the needs of local actors.
Keywords: Sex Offender Registry, logging system, registration system, databases, policing organizations, public policy, Sex Offender Information Registration Act, sex offender.
Table des matières
RÉSUMÉ ... iii
ABSTRACT ... v
LISTE DE FIGURE ... x
LISTE DES ACRONYMES ... xi
REMERCIEMENTS ... xii
INTRODUCTION ... i
CHAPITRE 1 : RECENSION DES ÉCRITS ... 5
1.1 L’efficacité des systèmes d’enregistrement ... 6
1.1.1 Le modèle de police guidé par le renseignement ... 7
1.1.2 La société du risque ... 8
1.1.3 La panique morale ... 9
1.1.4 Les systèmes d’enregistrement et la récidive ... 12
1.1.5 Les systèmes d’enregistrement et l’information publique ... 14
1.1.6 Les systèmes d’enregistrement : un outil d’enquête? ... 15
1.1.7 Les systèmes d’enregistrement et leur validité ... 16
1.1.8 Les impacts sociaux liés aux systèmes d’enregistrement ... 17
1.2 Le contexte d’émergence du Registre national des délinquants sexuels au Canada ... 19
1.2.1 Les contextes social et légal ... 19
1.2.1.1 Les initiatives canadiennes ... 21
1.2.2 Le contexte politique ... 23
1.2.2.1 La Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels ... 23
1.2.2.2 Les objectifs de la LERDS ... 24
1.3 Le cadre théorique ... 27
1.3.1.1 La politique publique ... 27
1.3.1.2 La politique et la stratégie ... 28
1.3.2 La mise en œuvre ... 29
1.4 : La problématique ... 34
CHAPITRE 2 : LA MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE ... 37
2.1 Le choix de la méthodologie ... 38
2.1.1 Le devis qualitatif ... 38
2.2 Le terrain de recherche ... 40
2.2.1 Le milieu de recrutement ... 40
2.2.2 Les enjeux liés au milieu d’enquête ... 43
2.3 La collecte de données ... 44
2.3.1 Les critères d’échantillonnage ... 44
2.3.2 Le profil des participants ... 45
2.4 La stratégie d’entrevue ... 46
2.4.1 L’élaboration de l’outil de collecte ... 46
2.4.1.1 La mise en contexte et la consigne de départ ... 47
2.4.1.2 Les principaux thèmes abordés ... 47
2.4.2 Le déroulement des entrevues... 49
2.4.3 La démarche d’analyse ... 50
CHAPITRE 3 : PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ... 52
3.1 La collecte des informations ... 53
3.1.1 La collecte des informations : le contexte prévu ... 53
3.1.2 La collecte des informations : contexte observé ... 54
3.1.3 La collecte des informations : les enjeux associés ... 58
3.1.3.1 Les enjeux pratiques ... 58
3.1.3.2 La validité des informations ... 60
3.1.3.3 La formation des préposés à la collecte ... 63
3.1.3.4 L’échange d’informations (coopération policière) ... 64
3.2.1 Les recherches tactiques : le contexte prévu ... 68
3.2.2 Les recherches tactiques : le contexte observé ... 71
3.2.3 Les enjeux : les bases de données locales ... 75
3.3 L’utilisation des informations du RNDS ... 78
3.3.1 Les statistiques d’utilisation liées au CQEDS ... 79
3.3.2 En matière d’enquête ... 79
3.3.2.1 Les policiers enquêteurs ... 80
3.3.2.2 Les policiers patrouilleurs ... 86
3.3.2.3 Le ministère de la Justice ... 86 3.3.3 En matière de prévention ... 90 3.4 La protection de la société ... 94 DISCUSSION ET CONCLUSION ... 97 Les limites ... 105 RECOMMANDATIONS ... 107 Première recommandation ... 108 Deuxième recommandation ... 109 Troisième recommandation ... 109 Quatrième recommandation ... 110 Cinquième recommandation ... 110 Sixième recommandation ... 111 Septième recommandation... 111 Huitième recommandation ... 112 Neuvième recommandation ... 112 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES... 113 Références légales ... 123 Articles de journaux ... 126 ANNEXE I ... i
ANNEXE III ... iv
ANNEXE IV ... vii
ANNEXE V ... viii
LISTE DE FIGURE
LISTE DES ACRONYMES
LISTE DES ACRONYMES
1 ADN Acide désoxyribonucléique
2 ASFC Agence des services frontaliers du Canada
3 ASRSQ Association des services de réhabilitation sociale du Québec
4 CCDRC Comité consultatif sur la divulgation de renseignements à la collectivité 5 CDEACF Centre de documentation sur l'éducation des adultes à la condition
féminine
6 CIPC Centre d'information de la police canadienne
7 CNRTL Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales 8 CQEDS Centre québécois d'enregistrement des délinquants sexuels 9 CRPQ Centre de renseignements policiers du Québec
10 CSO Centre de suivi opérationnel 11 CSR Cercles de soutien et responsabilité
12 DPCP Direction des poursuites criminelles et pénales
13 DSM Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders
14 ÉNPQ École nationale de police du Québec 15 GRC Gendarmerie royale du Canada 16 ILP Intelligence led-policing
17 LERDS Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels 18 MSP Ministère de la Sécurité publique
19 POP Police de résolution de problème (Problem-oriented policing) 20 RIMAS Regroupement des intervenants en matière d'agression sexuelle 21 RNDS Registre national des délinquants sexuels
22 SALVAC Système d'analyse des liens entre les crimes de violence 23 SARC Système automatisé de renseignements criminels
REMERCIEMENTS
La réalisation d’un projet de maitrise est parsemée d’imprévus et d’efforts incalculables au préalable. Elle dépend grandement de nombreuses personnes qui, volontairement ou non, nous accompagnent vers le succès. Je dois commencer ce mémoire en remerciant les deux meilleurs directeurs qu’il m’était possible d’avoir, en fonction de mes besoins, pour l’évolution de ce projet. Carlo Morselli et Rémi Boivin, vous avez su me soutenir, me diriger et me rendre meilleure grâce à votre calme et à vos connaissances accrues du milieu. Sans exercer de pression, vous m’avez accompagnée dans ma situation de professionnelle-étudiante, puis de mère-professionnelle-étudiante en respectant mon rythme et ma réalité. Vous répondiez rapidement à mes questionnements et saviez apaiser mes craintes. Je ne regretterai JAMAIS mon choix de changer d’université pour réaliser ce projet. Merci! Le présent mémoire n’existerait pas sans la disponibilité et la générosité de Sylvie Bonin, lieutenante-détective à la retraite du Service de police de la ville de Québec. C’est en discutant avec cette policière d’expérience qu’il m’a été possible d’identifier la pertinence d’analyser le Registre national des délinquants sexuels (RNDS). Une fois le projet identifié, il fallait développer un terrain, qui, nous le savions, ne serait pas facile : celui du milieu policier. Il va sans dire que nous avons été heureux que TOUTES les organisations policières approchées soient intéressées par le projet, et qu’elles y ont toutes participé. Sans leur participation, il aurait été impossible de mener à terme cette analyse exhaustive. Dès les débuts du projet, j’ai réalisé que le RNDS impliquait des connaissances accrues sur les plans de la politique, du droit et de la criminologie. Étant consciente que mon domaine de connaissances était limité à la criminologie, j’ai obtenu l’aide de plusieurs professionnels. Au plan légal, les avocats Me Maggie Moreau et Me Julien Grégoire m’ont guidée dans l’interprétation de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels ainsi que dans mes interrogations générales relevant du domaine juridique. Afin d’affiner ma connaissance du domaine politique, le professeur Marc-André Dowd du Département de politique de l’Université Laval a répondu à toutes mes questions avec grande générosité et m’a aidée à développer mon esprit critique face au processus politique entourant l’élaboration des lois. Toujours dans ce même champ de pratique, le professeur Jean Mercier, de l’Université Laval, m’a aidée à développer ma compréhension d’un cadre théorique politique adéquat pour mon projet. Les professeures Renée Brassard et Joane Martel, du Département de
criminologie à l’Université Laval, ont également été aidantes quant à l’aspect qualitatif du mémoire. Malgré mon statut d’étudiante à l’Université de Montréal (UdeM), ces quatre professeurs se sont impliqués activement dans le développement de mon savoir, sans égard à mon université d’attache, et je les en remercie. Pour la recension des écrits, je n’aurais su développer autant mes recherches sans l’aide de la précieuse France Nadeau de l’UdeM, qui maitrise parfaitement les bases de données, qui est passionnée et grandement disponible pour les étudiants. Merci infiniment, Madame Nadeau, d’avoir rendu ce bout du mémoire moins pénible. Dans le cadre de la réalisation de mon mémoire, il est nécessaire de souligner l’investissement de mes employeurs pendant ces trois années: la Commission québécoise des libérations conditionnelles, le Service de police des villes de L’Assomption et Saint-Sulpice ainsi que le Service de police de la Ville de Québec. Ils ont été d’une grande aide en facilitant la conciliation travail-étude-famille et en m’appuyant chaque jour vers la réussite de ce projet. Plusieurs personnes désiraient participer à ce projet tout en conservant leur anonymat, jugeant important de faire avancer l’outil qu’est le RNDS. Je désire les remercier pour cet investissement qui m’a permis d’approfondir de nombreuses informations et d’avancer rapidement. Merci pour votre confiance! Merci aux organismes subventionnaires du CRSH, du FRQ-SC et de l’École de criminologie de l’Université de Montréal pour leur confiance. Grâce à vous, j’ai pu effectuer mon mémoire tout en prenant soin de ma famille sans inquiétudes financières. Merci également au ministère de la Sécurité publique du Québec pour son intérêt face au projet et son ouverture au changement. Finalement, je remercie mon amour, Patrick, simplement pour la personne que tu es et ton esprit critique qui me poussait chaque jour à développer au maximum mon sujet. Mon fils, je n’ai pas besoin de te nommer pour te remercier, tu sauras te reconnaitre. Merci pour les nuits blanches et tes besoins d’amour quotidiens qui m’obligeaient à sortir du cadre scolaire pour me reconnecter avec la réalité, avec le monde paisible qui nous souriait. Merci à ma merveilleuse amie Gladys, pour ton soutien pendant toutes ces années. Merci maman pour ton écoute active et parfois même silencieuse, mais oh combien réconfortante. Je vous aime tellement pour ce que vous êtes et tout ce que vous m’avez amené. Mon oncle, Guy, le dernier et non le moindre, mon modèle, celui qui m’a donné la passion de mon métier, merci pour tout ce que tu m’as appris et qui sera certainement transposé dans ce mémoire.
Nous sommes à l’ère d’une lutte importante contre les crimes à caractère sexuel, où des peines minimales sont nouvellement imposées (a. 490.012 Code criminel) en réponse aux revendications de la société et où des actions concrètes des décideurs sont exigées pour punir ces crimes et assurer la protection de la société (Projet de loi C-10). Les systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels s’inscrivent parmi les moyens déployés par l’État pour contrer les crimes à caractère sexuel (Laurin, 2015). Bien qu’ils soient particulièrement différents du modèle de fichage canadien, les systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels aux États-Unis sont reconnus comme ayant servi de modèle, car ils ont influencé de nombreux pays dans le monde (Human Rights Watch, 2007). Il existe d’ailleurs un important corpus d’écrits scientifiques s’y étant intéressés depuis la fin des années 1980. Leurs principaux objets d’étude étaient l’efficacité des systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels (Levenson, 2009; Levenson et D’Amora, 2007; Malesky et Keim, 2001) et l’analyse des impacts de cet enregistrement dans des contextes légaux (Bierie, 2015; Levenson et al., 2007) qui permettent la publicisation des informations sur les délinquants sexuels. Ces études, qui dépeignent un regard particulièrement pessimiste de l’efficacité de ces outils, ne semblent toutefois pas influencer les revendications populaires en faveur de l’utilisation accrue de ces systèmes pour contrer les crimes à caractère sexuel.
À ce sujet, l’histoire nous démontre qu’il existe tout un contexte social, politique et légal entourant la création de ces outils et influençant très probablement l’importance qui leur est accordée. L’analyse de ces contextes par différents auteurs (Savoie, 2012; Laurin, 2010) met en lumière le caractère sensationnel de ces lois, et les analyses qui en sont faites rappellent des concepts bien connus, tels que les paniques morales (Cohen, 1972), le populisme pénal (Roberts, 2003; Pratt, 2007) et la société du risque (Beck, 2008). Les théories qui y sont associées contribuent certainement à expliquer et à justifier la pérennité de ces systèmes, et ce, bien que leur efficacité soit régulièrement remise en question.
Au Canada, nombreux sont les moyens déployés par l’État, au cours des dernières années, pour protéger la société des crimes à caractère sexuel (John Howard society, 2001). C’est d’ailleurs dans ce contexte, en décembre 2004, que la Loi sur l’enregistrement des renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS) était adoptée au Canada, menant ainsi à la création du Registre
national des délinquants sexuels (RNDS) (L. C. 2004, ch. 10). Le RNDS est une base de données gérée par la Gendarmerie royale du Canada (GRC), dont l’accès est réservé au personnel travaillant en milieu policier et dont l’administration des informations relatives aux délinquants qui doivent s’inscrire est une compétence assumée par les provinces. Au Québec, c’est la Sûreté du Québec (SQ) qui a été désignée à cet effet. Cette loi en vigueur depuis plus de 12 ans ne cesse d’évoluer en raison d’ajustements légaux (L. C. 2012, ch. 1; L. C. 2010, ch. 17), de besoins opérationnels (L. C. 2010, ch. 17) et de débats sociaux (L. C. 2010, ch. 17). Les modifications législatives apportées depuis 2004 témoignent de l’importance accordée socialement et politiquement au contrôle des délinquants sexuels ainsi qu’aux peines qui leur sont infligées. Encore récemment, en 2016, le gouvernement adoptait le Projet de loi C-26, qui rend désormais légale à l’échelle nationale la publicisation de certaines informations contenues dans le RNDS. L’histoire préalable à l’adoption de la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels au Canada met en lumière les éléments contextuels qui font de cette politique publique un instrument aux visées particulièrement symboliques par ses enjeux hautement politisés, ses objectifs ambigus et son haut niveau de conflit (Matland, 1995).
Le présent mémoire cherche ainsi à analyser la façon dont ces contextes influencent le processus de mise en œuvre de cette politique publique et les impacts de ce processus sur l’utilisation de l’outil par les organisations policières du Québec. Les travaux relatifs à la mise en œuvre d’une politique publique deviennent donc particulièrement intéressants pour appréhender la façon dont ces contextes influencent l’atteinte des objectifs de la loi. C’est d’ailleurs le modèle présenté par Matland (1995) qui permettra de situer la LERDS en tant que politique publique et d’identifier les facteurs qui influencent son efficacité. Ainsi, de façon plus spécifique, nous voulons analyser et décrire l’utilisation du Registre par les organisations policières du Québec, saisir les représentations que les policiers du Québec se font du RNDS dans l’exercice de leurs fonctions courantes et, finalement, définir le rôle réel du RNDS dans la lutte contre les crimes à caractère sexuel.
Le présent mémoire est séparé en trois chapitres généraux qui seront ensuite suivi d’une discussion. D’abord, le premier chapitre sert à faire le point sur l’état des connaissances
concernant les systèmes d’enregistrement dans le monde. Le contexte d’émergence propre au registre national des délinquants sexuels au Canada est ensuite présenté afin de saisir le caractère symbolique sous-jacent à sa création. Cette mise en contexte permet de situer la problématique de l’étude en ce sens qu’elle dresse le portrait de la situation qui prévaut au moment d’adopter la LERDS. Comme le mémoire s’intéresse au processus de mise en œuvre du RNDS et que, selon les études, les systèmes d’enregistrement n’ont pas encore démontré leur efficacité, le contexte devient significatif puisqu’il contribue à définir le type de politique publique qui en résulte. Pour conclure ce premier chapitre, et surtout pour démontrer la pertinence de ce mémoire, le cadre théorique se reportant au modèle de Matland (1995) concernant la mise en œuvre des politiques publiques est développé afin de situer le cadre d’analyse de l’étude et d’identifier le type de politique publique qu’est la LERDS. Ensuite, le chapitre 2 fait le point sur les stratégies méthodologiques utilisées pour l’élaboration du mémoire ainsi que sur la démarche d’analyse des résultats. Le chapitre 3 présente les résultats du mémoire à travers un processus de mise en œuvre du RNDS, que nous avons séparé en trois étapes distinctes : la collecte des données, les recherches tactiques effectuées et finalement, l’utilisation des informations concernant les délinquants sexuels par les organisations policières. À la suite de la présentation de ces résultats, le problème de la mise en œuvre du RNDS au Québec est posé et examiné. Dans les limites du présent mémoire, neuf recommandations sont formulées afin d’adapter le processus de mise en œuvre actuellement en place au Québec et lui permettre de répondre concrètement aux besoins des policiers et, du coup, aux objectifs de la LERDS.
CHAPITRE 1 : RECENSION DES ÉCRITS
ADMINISTRATION DE L’AGRESSION SEXUELLEDans les débuts du projet de maitrise, une recension des écrits a été effectuée afin de saisir l’état des connaissances concernant les systèmes d’enregistrement spécifiques aux délinquants sexuels. Bien qu’on sache peu de choses sur le registre national des délinquants sexuels au Canada, les études effectuées ailleurs dans le monde sur les systèmes d’enregistrement nous permettent de constater qu’il existe à ce jour des connaissances précieuses sur l’efficacité de ces outils et sur les impacts sociaux qui s’y rattachent.
1.1 L’efficacité des systèmes d’enregistrement
Les systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels représentent un enjeu politique important en justice pénale. Les études ailleurs dans le monde confirment que ces systèmes sont soutenus par la population (Kernsmith, Craun et Foster, 2009, Levenson, Brannon, Fortney et Baker, 2007), les policiers (Finn, 1997; Gaines, 2006; Tewksbury et Mustaine, 2013), et même les délinquants sexuels dans certains cas (Tewksbury, 2005; Tewksbury et Lees, 2007). Cependant, il en est autrement pour la communauté scientifique, qui demeure grandement critique à l’égard de ce genre d’outils (Bierie, 2015).
C’est aux États-Unis que l’on retrouve le plus d’écrits scientifiques sur le sujet. D’ailleurs, l’organisme Human Rights Watch (2007) indique que des pays comme le Canada, la France, l’Australie, l’Irlande, la Corée du Sud et le Japon disposent de systèmes d’enregistrement s’inspirant grandement de ceux des États-Unis. Il existe donc, aux États-Unis de nombreux États possédant un ou des systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels. La recension du présent mémoire permet de constater que c’est vers la fin des années 1920 que les systèmes d’enregistrement ont fait leur apparition dans ce pays, et ce, non pas pour ficher les délinquants sexuels, mais bien pour répondre aux inquiétudes de la population concernant les gangsters. Ces lois étaient à l’origine inégales et sporadiques (Wayne, 2009). Devant ce manque de rigueur, une perte d’intérêt se fit sentir jusque vers le début des années 1990, où ces outils ont repris de l’importance. C’est en fait la combinaison de plusieurs facteurs qui ont contribué à ramener cette forme de surveillance aux États-Unis. Le premier facteur à considérer est certainement celui de la conception d’une police guidée par le renseignement.
1.1.1 Le modèle de police guidé par le renseignement
Les organisations policières possèdent à ce jour de nombreuses bases de données qui permettent de compiler une quantité importante d’information. Cette tendance en matière de policing n’est pas récente dans la mesure où les tâches l’entourant (par exemple, la collecte d’indices, la formulation d’hypothèses, etc.) ont toujours fait partie de la démarche du détective (Lemieux, 2005). Or des considérations organisationnelles, politiques et technologiques se sont développées pour formaliser le traitement de l’information et ainsi parfaire les méthodes traditionnelles de policing (Peterson, 1994). Devant les demandes croissantes des acteurs institutionnels et sociaux pour que les coûts et la taille de l’organisation soient diminués, les organisations policières devaient envisager une proactivité opérationnelle souscrivant à des indicateurs de performance et à une culture de résultats (Lemieux, 2005). Elles ont ainsi investi dans l’informatique et les technologies de surveillance pour atteindre ce niveau d’efficacité opérationnelle (Lemieux, 2005) exigeant désormais des policiers qu’ils deviennent des travailleurs du savoir (Ericson et Haggerty, 1997). Depuis sa création dans les années 1990, le modèle guidé par le renseignement (Intelligence led-policing ILP) est devenu l’une des approches les plus durables dans la lutte contre la criminalité (Ratcliffe, 2016). Le modèle ne prétend pas revoir le rôle de la police; il suit une lignée qui peut s’inscrire auprès des mêmes facteurs ayant influencé le Problem-oriented policing (POP)1 et le CompStat2. Ratcliffe (2008) précise qu’il s’agit d’un modèle d’entreprise et d’une philosophie de gestion orientée par une base objective qui permet de déterminer les priorités et le déploiement des ressources grâce à l’utilisation de l’analyse des données et de la criminalité pour un meilleur cadre décisionnel facilitant la réduction du crime et des problèmes, ainsi que leur prévention. Ce modèle, formulé à l’origine comme étant les opérations stratégiques des forces de l’ordre qui mettent l’accent sur le renseignement criminel dans la planification des interventions tactiques, a évolué vers un modèle de gestion et de mouvement piloté par les données (Ratcliffe, 2016). Les principes originaux de ce modèle sont : cibler les criminels prolifiques et sérieux, effectuer le triage de la
1 La police de résolution de problème fait partie des modèles de la police qui ont attiré l’attention des chercheurs. Un des auteurs pionniers serait Goldstein (1979 ; 1990).
2 Le Compstat est un programme informatisé de suivi du crime adopté par le New York Police Department, en 1994, pour mieux identifier les activités criminelles et y réagir. Ce programme comporte quatre principes : les renseignements rapides et précis, les tactiques efficaces, un déploiement rapide et l’application des suivis et des
plupart des crimes d’une enquête plus approfondie, accroitre l’utilisation stratégique de la surveillance et des informateurs et, finalement, positionner le renseignement au cœur de la prise de décision (HMIC, 1997). Le développement de ce modèle à lui seul ne suffit toutefois pas à saisir la place actuelle qu’occupent les systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels. Le modèle de police guidé par le renseignement s’inscrit nécessairement dans cette transformation de la modernité nommée en 1986, par Ulrick Beck, comme étant la « société du risque ».
1.1.2 La société du risque
Pour l’auteur, le risque était devenu, au moment d’écrire son ouvrage, une transformation de la modernité en devenant la mesure de notre action. La peur serait devenue le premier moteur de l’action. Ainsi, Beck (1986) propose le concept de « société du risque » dans le but de mettre l’emphase sur la crise de légitimité que les sociétés industrielles traversent en ne produisant pas uniquement des richesses, mais également des risques non maitrisés. Dans son exposé sur l’épistémologie politique de la société du risque, Beck (1986) insiste sur la perte de confiance en la rationalité scientifique et technique. C’est donc la conscience des risques qui détermine l’être social et les comportements adoptés face aux risques, pas l’inverse. C’est ainsi que la logique de prévention pris de l’importance bien qu’elle soit peu concluante puisque la perception sociale du risque est confondue avec la définition rationnelle des risques. La prévention serait ainsi constamment menacée par la peur (souvent irrationnelle) des risques. Le problème proposé par Beck (1986) concerne la façon dont il serait possible de mettre fin au monopole de la connaissance par les scientifiques et les experts qui se sont révélés faillibles par différents manques. Le projet devient donc ce que Beck (1986) appelle la subpolitique technologique afin d’amorcer une dynamique de démocratisation des décisions de la politique scientifique, technologique et économique permettant ainsi à tous les citoyens de pouvoir contrôler, discuter et contester les choix décisifs qui peuvent engendrer des risques. En 2003, Ulrich Beck développe son concept en l’amenant vers la « société du risque globalisée » alors que le risque devient calculable, notamment en matière de sécurité publique en visant la colonisation du futur, le contrôle de l’incontrôlable.
Les autorités en charge d’assurer la gestion des risques, notamment dans le domaine de la justice durent, dans les années 1990, développer leur capacité à prédire les risques, notamment en matière de récidive (Ericson et Haggerty, 1997; Marx, 1988). Les services de police durent quant à eux développer leur capacité à effectuer des analyses prospectives sur les tendances émergentes de la criminalité. L’évaluation des risques et de la menace allait désormais faire partie du vocabulaire et des activités de la police (Maguire, 2000). Dans cette nouvelle « société du risque », la police sert de réserve centrale de connaissances sur la criminalité à un groupe d'utilisateurs plus large que jamais auparavant. En effet, « (…) le principal lieu de l'activité policière est le système de communication des risques modelé par des institutions externes » (Ericson et Haggerty, 1997, p. 5).
Ainsi, les risques réels ne sont plus au cœur des actions politiques amorcées, ce sont les risques perçus qui deviendront primordiaux dans l’élaboration d’actions politiques. Ces risques perçus rappellent alors le concept de panique morale souvent apporté dans le contexte des crimes à caractère sexuel.
1.1.3 La panique morale
Malgré l’état des connaissances actuelles sur le sujet, les systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels continuent de faire partie des solutions suggérées pour contrer les problèmes liés aux agressions sexuelles. Ils sont maintenus actifs et ils évoluent dans un contexte où leur accès est de moins en moins restreint (projet de loi C-26). Devant ces constats, pourquoi utilisons-nous toujours ce type de système? Cette question rappelle celles soulevées par Sutherland (1950) concernant les lois américaines développées pour contrer la problématique des psychopathes sexuels. Dans son article, l’auteur souligne les conditions qui peuvent expliquer la création de ces lois malgré le fait que les scientifiques recommandent leur abolition. Ainsi, un état de peur, intensifié à travers les détails explicites publiés dans les médias concernant des événements isolés et rares, notamment contre des enfants, provoque une agitation au sein de la communauté (individus et groupes). Cette agitation est palpable à travers une série de réactions dispersées et contradictoires de citoyens voulant essentiellement que des mesures soient prises contre ces délinquants. S’ensuit généralement la création d’un comité souvent guidé par des psychiatres chargé de regrouper les demandes de la communauté et de les
analyser en fonction de la documentation sur le sujet, dans un contexte d’urgence et de pression. Ainsi, il arrive que les rapports produits par ces comités découlent d’un travail superficiel, à défaut d’études rigoureuses et réfléchies. Ces comités présentent des recommandations ou des projets de loi aux instances législatives et à la communauté comme étant la méthode la plus scientifique et la plus éclairée visant à contrer la problématique des psychopathes sexuels. C’est d’ailleurs ce point d’organisation de l’information présentée au nom de la science sans évaluation critique qui serait, selon l’auteur, l’élément le plus probable de la création des lois sur les psychopathes sexuels. Bien que cet article remonte à plusieurs années, il n’en demeure pas moins que ces éléments sont pratiquement toujours présents lorsqu’il est question de crimes à caractère sexuel. D’ailleurs, selon Wayne (2009), il s’agirait en fait d’un suicide politique que d’aller à l’encontre des pressions populaires concernant les délinquants sexuels. De plus, une revue médiatique des dernières années permet de constater que le registre national des délinquants sexuels au Canada demeure au cœur de nombreux débats publics à la suite de différents événements pour lesquels on remarque une forte insistance médiatique et d’importantes réactions sociales.
En ce sens, déjà en 2010, une page Facebook a été créée dans le but de répertorier les délinquants sexuels à partir des articles parus dans les médias et les documents juridiques qui sont fournis par des victimes (Genois-Gagnon, 2016). Lorsque l’on analyse le contenu de cette page, on remarque la présence de pétitions pour la création d’un registre public, en plus de répertorier un nombre important d’articles de journaux concernant les délinquants reconnus coupables de crimes à caractère sexuel. L’administratrice de cette page précise qu’elle met au cœur de sa lutte l’information à la disponibilité de la communauté concernant les délinquants sexuels afin qu’elle puisse mieux se protéger. Un autre exemple qui ramène le sujet du registre national des délinquants sexuels au Canada est celui du meurtre de Chantal Demers à Québec, alors que le suspect dans le dossier y était inscrit. À propos de cet événement, un article de Radio-Canada datant de 2015 cite le sénateur Pierre-Hugues Boivenu qui exprimait que le RNDS, tel qu’il est actuellement, n’est pas du tout préventif (Radio-Canada, mai 2015). Le cas de Julie Surprenant a contribué également à ramener le débat de la mise en place d’un registre public pour les délinquants sexuels au Canada. Richard Bouillon qui a avoué son crime sur son lit de mort résidait, au moment de la disparition de sa victime, dans le même immeuble à logement qu’elle
(Desjardins, 2012). Un dernier exemple serait au sujet de l’événement de la marche blanche, qui s'est déroulée en septembre 2016. Ainsi, la création d’un registre concernant les chiens pitbulls a redonné de l’importance au débat entourant la création d’une base de données publique sur les délinquants sexuels. À ce sujet, on pouvait lire dans un article du journal Le Soleil : « On met l'emphase sur les chiens dangereux à quatre pattes. Et les chiens dangereux à deux pattes, on en fait quoi? » (p.1). En plus de préciser qu’il s’agit d’un outil uniquement accessible pour les organisations policières, l’article soulève l’argument de l’abolition du registre des armes à feu, qui ne servait à personne, contrairement au registre national des délinquants sexuels, qui ne contient que des gens reconnus coupables en ce sens (Vincent, 2016). Ces articles rappellent un phénomène étudié par le passé par de nombreux chercheurs, soit celui de la panique morale, les dimensions symboliques qui l’orientent ainsi que les enjeux qui s’y rattachent. Ce sont notamment les écrits de Stanley Cohen (1972) qui permettent de mieux comprendre le cas du registre national des délinquants sexuels et de saisir en quelque sorte les motifs pouvant contribuer à ce qu’il perdure dans le temps. En plus de définir la panique morale à travers l’émergence d’un groupe perçu comme une menace aux valeurs et aux intérêts de la société, il met l’accent sur les modèles narratifs de la presse et le rôle de cette dernière dans la création de cette panique morale. Goode et Ben Yehuda (1994) ont quant à eux développé une typologie des conditions d’émergence des paniques morales. Ainsi, certaines paniques morales viennent des instances dirigeantes, qui sont parties prenantes des stratégies des groupes de pression ou des élites sociales alarmées par des changements qui menacent leurs valeurs. Il arrive également que la panique morale émerge de la population, lorsqu’elle témoigne de peurs sociales et de malaises qui ne sont pas toujours clairs. La rumeur jouerait un rôle publicitaire à l’émergence de cette panique morale.
La panique morale entourant les enlèvements d’enfants, et la victimisation sexuelle de ces derniers, en particulier en ce qui concerne les crimes commis par des étrangers, présentent donc une importance centrale dans le développement de ces outils. S’ajoutent à cela la déshumanisation des délinquants sexuels et le clivage qui s’est creusé entre eux et les autres membres de la société. La culture du risque ainsi que le scientisme caractérisant les États-Unis dans les années 1990 ont également joué un rôle dans ce processus (Wayne, 2009). Matson et Lieb (1997) indiquaient que le concept de fichage de la délinquance sexuelle renvoie à deux
réalités distinctes. D’une part, la mesure en appelle à enregistrer les renseignements sur les délinquants sexuels afin de favoriser la tenue des enquêtes policières et la prévention de ce type de crime. D’autre part, le fichage prévoit également, dans certains cas, un système de notification de ces données à l’adresse de la communauté ce qui sous-entend une nécessité de fournir aux citoyens les moyens d’assurer leur propre sécurité par rapport aux délinquants sexuels.
C’est dans ce contexte qu'a été créée la loi de Megan, initialement adoptée pour les États du New Jersey et de Washington. Elle devient le modèle de loi fédérale obligeant l’ensemble des États américains à se conformer à un type d’enregistrement pour les délinquants sexuels et à rendre accessible au public certaines informations sur les délinquants inscrits (Levenson et D’Amora, 2007). Elle prévoit le système de fichage qui a certainement contribué à influencer plusieurs pays dans leur conception de ce type d’outil (Beausoleil-Allard, 2013). C’est dans ce contexte d’émergence que la communauté scientifique commence à s’intéresser au sujet et développe les connaissances sur le sujet (Schram et Milloy, 1995; Berliner, 1996; Freeman-Longo, 1996; Matson et Lieb, 1996). Ainsi, les études s’étant penchées sur l’évolution des lois américaines qui permettent un accès public aux données des systèmes d’enregistrement pour délinquants sexuels présentent diverses conclusions qui seront abordées dans la prochaine section.
1.1.4 Les systèmes d’enregistrement et la récidive
Les États-Unis possèdent certainement le système d’enregistrement fédéral pour délinquants sexuels le plus publicisé à ce jour (Laurin, 2010). Bien que cet accès public aux renseignements concernant les délinquants sexuels vise essentiellement la prévention des crimes sexuels commis par un étranger s’en prenant aux enfants, aucune étude n’a permis de démontrer une diminution de la récidive chez ce type d’agresseur sexuel à la suite de son enregistrement (Levenson, 2009). Ainsi, les impacts semblent limités pour ce qui est de la prévention de la récidive en ce sens qu’aucune différence statistiquement significative n’a été trouvée dans les taux de récidive des délinquants soumis à l’enregistrement (19 %) et ceux qui ne l’étaient pas (22 %) (Schram et Milloy, 1995). Levenson et al. (2007) soulignaient le fait que très peu de délinquants sexuels récidivent dans ce même genre de crime, ce qui rend injustifiée l’utilisation de ce type de
système d’enregistrement. D’un autre côté, certains auteurs ont mis de l’avant le fait que les délinquants sexuels inscrits dans un système d’enregistrement présentent tout de même des taux de récidive sexuelle plus élevés que la population générale (Bierie, 2015).
Ce type d’outil existe également pour permettre la localisation de suspects potentiels rapidement et, dans le cas où les informations sont publiques, pour informer la population des lieux de résidence des délinquants. À cet effet, Levenson (2009) souligne que 63 % des récidives ont été commises dans le quartier de résidence du délinquant, soit celui apparaissant dans le système d’enregistrement. Cette donnée illustre que la publicisation de ces informations ne permet pas nécessairement d’offrir une protection supplémentaire à la population, en plus de démontrer que l’enregistrement n’a aucun impact sur le lieu de perpétration de l’infraction et, du coup, sur la récidive. Néanmoins, certains auteurs émettent une mise en garde relativement à ces conclusions. En effet, comme la plupart des délinquants sexuels qui ciblent des étrangers résidant près du lieu de l’infraction (Lundrigan, Czarnomski et Wilson, 2010, Rossmo, 2000), le registre pourrait aider les résidents d’un secteur à identifier visuellement les délinquants qui présentent un risque potentiel et ainsi leur permettre de prendre des mesures qui limiteraient les contacts avec ces délinquants (Bierie, 2015). De surcroit, en établissant l’identité des délinquants résidant dans un secteur, le registre permettrait aux résidents de reconnaitre un comportement suspect adopté par ces délinquants et d’alerter rapidement la police (Bierie, 2015). Pour Bierie (2015), il semble plausible que les systèmes d’enregistrement aident à prévenir certains crimes sexuels. En effet, il y aurait une diminution des taux de récidive chez les contrevenants ayant commis une agression sexuelle à l’égard d’une connaissance, notamment d’un membre de la famille à la suite de l’enregistrement (Levenson, 2009; Snyder, 2000). Par contre, aucune étude n’a permis de démontrer une diminution des crimes sexuels commis à l’égard d’étrangers à la suite de l’enregistrement du contrevenant (Levenson, 2009). Pourtant, c’est essentiellement à l’égard de ce type de crime que les systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels ont été créés. Ces résultats d’études représentent certainement l’argument le plus important contre les systèmes d’enregistrement. En effet, la démonstration qu’il n’y a pas d’impacts sur les taux d’agressions sexuelles avant et après l’implantation de ces outils n’avait pas vraiment été réfutée jusqu’à récemment (Bierie, 2015).
Prescott et Rockoff (2011) montrent que la majorité des travaux antérieurs concluant à l'absence d'effets n'étaient pas fiables. Dans leur étude, les auteurs signalent des erreurs qui peuvent sembler importantes dans l’analyse des études démontrant qu’il n’existe aucune différence avant et après l’implantation de ces outils. En corrigeant les erreurs des études précédentes, Prescott et Rockoff (2011) arrivent à démontrer que les taux d’agression sexuelle après l’implantation d’un système d’enregistrement diminuent en moyenne de 13 %, et cette donnée s’inscrit dans la lignée de nouvelles études (Letourneau, Levenson, Bandyopadhyay, Sinha et Armstrong, 2010). L’étude de ces auteurs démontre de surcroit que les systèmes d’enregistrement qui ciblent précisément les délinquants à haut risque de récidive ont un impact plus important sur la récidive que les systèmes qui enregistrent systématiquement les délinquants reconnus coupables d’infractions désignées comme sexuelles.
1.1.5 Les systèmes d’enregistrement et l’information publique
Selon les auteurs qui se sont intéressés à cette question, l’objectif d’informer le public est atteint dans la mesure où plus de 45 % des contrevenants affirment que plus de 90 % des personnes dans leur entourage connaissent leurs antécédents (Tewksbury, 2005). Or cet objectif ne semble pas être atteint lorsqu’il s’agit de contrevenants ayant pour victimes des enfants. À cet égard, seulement 39,2 % des contrevenants affirment que plus de 90 % des personnes de leur entourage connaissent leurs antécédents. Les études tendent à démontrer de façon générale que, dans la plupart des cas, la victime connait son agresseur (Levenson et al., 2007, Williams et Bierie, 2015), ce qui pourrait démontrer l’inutilité d’un système d’enregistrement. Or, Bierie (2015) indique que plus de 60 % des agressions signalées concernent des connaissances éloignées de la victime (par exemple, une nouvelle fréquentation, un voisin, un employeur, un collègue de travail, une gardienne d’enfants, etc.). Bien que la victime connaisse son agresseur, elle ne connait pas nécessairement ses antécédents autant que s’il s’agissait d’une connaissance directe ou de longue date. Cette donnée vient contrebalancer l’argument des études qui avancent le fait que l’agresseur est majoritairement connu de la victime et contribue à justifier le maintien de ce type d’outil qui permettrait d’informer la population concernant une nouvelle fréquentation, leurs relations de voisinage, etc., en contribuant à atténuer les risques d’une récidive (Bierie, 2015). L’information du public passe également par la consultation de ces systèmes d’enregistrement.
Certains auteurs se sont intéressés précisément à l’utilisation et à la consultation des registres accessibles au public notamment au Kentucky (Tewksbury, 2005) et au Michigan (Kernsmith, Comartin, Craun, et Kernsmith, 2009). Ainsi, les résultats démontrent que peu de répondants ont consulté le registre, soit par manque d’intérêt, soit parce qu’ils n’ont pas d’enfants, soit parce qu’ils se sentent en sécurité dans leur quartier. Les prédicteurs d’utilisation identifiés dans cette étude sont l’âge, le fait d’avoir des enfants et le fait d’avoir été victime d’une agression sexuelle. Seulement un quart des résidents ayant consulté le registre des délinquants sexuels était informé qu’un délinquant résidait dans leur quartier. Plus de la moitié de ceux qui avaient consulté le registre ignoraient toujours qui étaient les délinquants inscrits habitant leur quartier. Cette donnée indique que la population est encore largement ignorante des délinquants inscrits dans leur communauté.
L’existence des systèmes d’enregistrement accessibles au public laisse croire qu’on fournit à la population un outil lui permettant de se protéger contre les délinquants sexuels dangereux (Freeman-Longo, 1996; Malesky et Keim, 2001). Ce sentiment de sécurité est cependant biaisé du fait qu’il entretient la croyance selon laquelle les délinquants sexuels, ceux qui sont dépeints comme des prédateurs, s’en prennent majoritairement à des enfants qui leur sont étrangers (Craissati et Beech, 2004, Fuselier, Durham et Wurtele, 2002, Jacobs, Hashima et Kenning, 1995; Levenson, Brannon, Fortney et Baker, 2007; Wilcox, Jordan et Pritchard, 2006). Cependant, cette croyance est erronée. Les études démontrent que les adultes n’ayant pas d’enfants sont moins enclins à consulter ces bases de données alors que les recherches sur la récidive des crimes sexuels démontrent que les étrangers sont plus enclins à agresser des victimes adultes (Duwe, Donnay et Tewksbury, 2008).
Jusqu’ici, les résultats des études concernant la publicisation des informations sur les délinquants sexuels semblent démontrer que les systèmes d’enregistrement ont peu d’effets sur la récidive et la protection de la population au moyen du partage des informations. Néanmoins, ces outils sont également créés dans le but d’aider les enquêtes policières.
1.1.6 Les systèmes d’enregistrement : un outil d’enquête?
En ce qui concerne l’enquête policière, Schram et Milloy (1995) démontrent que les systèmes d’enregistrement permettent aux agents d'application de la loi d'appréhender plus rapidement
les suspects enregistrés lors de la commission de nouveaux crimes sexuels. Ces outils aideraient donc les enquêtes criminelles, du moins à certains moments (Finn, 1997, Gaines, 2006, Matson et Lieb, 1996; Tewksbury et Mustaine, 2013; Tewksbury, Mustaine et Payne, 2011). Il n’existerait cependant pas de recherches statistiques fiables qui vérifient si, et dans quelles conditions, l'enregistrement d’un délinquant sexuel aide à enquêter sur les agressions sexuelles (Bierie, 2015). Cependant, selon Bierie (2015), il est difficile de quantifier cet impact malgré le fait qu’on puisse trouver rapidement, simplement en interrogeant les moteurs de recherche, des exemples concrets qui démontrent l’impact positif des systèmes d’enregistrement en ce sens. Ainsi, bien qu’ils ne permettent pas d’agir sur la récidive, ces systèmes contribueraient à aider les autorités policières dans le cadre des enquêtes en agression sexuelle.
Si les études démontrent un impact positif vis-à-vis de l’enquête policière, qu’en est-il de la validité des informations contenues dans ces registres ?
1.1.7 Les systèmes d’enregistrement et leur validité
On observe une division au sujet de la validité des renseignements colligés concernant les contrevenants enregistrés. Le Center for Sex Offender Management indiquait, en 1996, que 45 % des informations contenues dans les registres étaient erronées, alors que Plotnikoff et Woolfson (2000) rapportaient que plus de 95 % des contrevenants étaient en conformité avec les ordonnances d’enregistrement. Au Canada, en 2003, l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec (ASRSQ) et le Regroupement des intervenants en matière d’agression sexuelle (RIMAS) réagissaient au projet de loi C-23 en affirmant leur scepticisme quant à la conformité des ordonnances des délinquants présentant un risque élevé de récidive. Pour ces organisations, il semble illusoire de souhaiter qu’un contrevenant considéré comme étant à risque élevé d’une récidive procède de lui-même à la mise à jour de ses coordonnées. Ainsi, le maintien à jour de ces outils nécessite une gestion onéreuse. Aux États-Unis, le Justice Policy Institute (2009) estime qu’il couterait environ 400 millions de dollars américains par année pour créer des registres conformes. Cependant, l’estimation des impacts, afin de les comparer aux coûts, demeure particulièrement ardue (Bierie, 2015). D’ailleurs, Prescott et Rockoff (2008) insistent sur le fait qu’il n’y a, à ce jour, aucune étude démontrant que les
systèmes d’enregistrement dissuadent les délinquants de commettre une première infraction en matière d’agression sexuelle.
Dans la littérature, il existe également des études qui se sont davantage intéressées aux impacts de l’enregistrement pour les délinquants sexuels. Ces impacts, tels que nous les verrons, ont nécessairement des effets sur la récidive et sur les risques qui y sont associés.
1.1.8 Les impacts sociaux liés aux systèmes d’enregistrement
À l’inverse de ce qui vient d’être démontré, nombreuses sont les études démontrant que la stabilité et le soutien social des contrevenants augmentent la probabilité de succès de leur réinsertion sociale. Ces différents obstacles peuvent être associés aux difficultés à trouver un emploi et aux problèmes financiers qui s’ensuivent. Ils peuvent également être associés aux difficultés d’assurer la sécurité de leur résidence, au harcèlement de la part de membres de la communauté, ainsi qu’à l’importante charge émotionnelle portée par la famille et les amis (Tewksbury, 2005; Zevitz et Farkas, 2000). Ces effets augmentent la peur des délinquants sexuels à demander un traitement, ce qui rend les victimes et leur famille plus réticente à signaler les crimes (Edwards et Hensley, 2001). Prescott et Rockoff (2008) indiquent cependant que, lorsque les données contenues dans les systèmes d’enregistrement sont accessibles uniquement aux fonctionnaires et non à la population, ces effets sont considérablement amoindris. Bierie (2015) rappelle que les effets néfastes soulevés dans la documentation sur le sujet pour justifier les courants abolitionnistes des systèmes d’enregistrement sont en fait les mêmes que pour n’importe quel délinquant qui réintroduit la société à la suite d’une période d’incarcération. Il serait donc difficile d’attribuer ces effets uniquement au système d’enregistrement.
Lorsqu’il est question de mesurer la peur du public à l’égard des délinquants sexuels, les données démontrent que tous les types de délinquants sexuels suscitent une crainte. Cette donnée est contraire à l’hypothèse de départ supposant que les délinquants sexuels qui s’en prennent aux enfants susciteraient plus d’inquiétude que les autres (Kernsmith, Craun, et Foster, 2009). Ces données nous démontrent que, de façon générale, les systèmes d’enregistrement affichent des résultats différents en fonction de la façon dont l’outil est administré. De plus, la majorité des opposants aux systèmes d’enregistrement utiliseraient les arguments selon lesquels une
politique doit fonctionner en tout temps ou la plupart du temps pour avoir de la valeur (Bierie, 2015), alors que les dirigeants qui maintiennent ces systèmes en place s’intéresseraient davantage à savoir s’ils arrivent parfois à réduire des crimes sexuels ou à aider dans les enquêtes (Bierie, 2015). Certains auteurs mettent en garde les lecteurs concernant les études sur les systèmes d’enregistrement en renvoyant aux impacts potentiels non détectés, qui n’ont simplement pas fait l’objet d’études précises (Bierie, 2015), comme le concept de la dissuasion soulevé précédemment. En d’autres termes, il est possible que les systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels aient des effets individuels sur les sujets inscrits, notamment par le contrôle qu’apporte l'application de la loi, la gestion des cas et les efforts de prévention par les citoyens (Bierie, 2015).
Les résultats de la majorité des études demeurent néanmoins pessimistes et très critiques à l’égard de ce type de système qui ne protègerait pas davantage la population et qui, au contraire, peut avoir pour effet de diminuer la sécurité publique, notamment par l’isolement du délinquant et la stigmatisation engendrée par l’outil. De surcroit, ces systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels soulèvent des inquiétudes quant aux processus priorisés pour assurer leur mise en œuvre (Edwards et Hensley, 2001; Prescott et Rockoff, 2008).
Cette constatation permet de démontrer que les systèmes d’enregistrement pour les délinquants sexuels sont créés dans un contexte politique et social important. En effet, une partie des lois en matière d’enregistrement pour les délinquants sexuels découlent de cas notoires, comme ceux de Christopher Stephenson, Jacob Wetterling ou Megan Kanka, qui frappent l’imaginaire collectif et qui obligent une action rapide de la part des décideurs (Desrosiers, 2009). Le caractère symbolique de ces lois est identifiable notamment par l’inclusion du nom de ces victimes dans le titre des lois qui sont créées : la loi de Christopher, le Wetterling Act et la loi de Megan. Ainsi, que l’on s’intéresse à Sutherland (1950), à Cohen (1972) ou à Laurin (2010; 2015), leurs études démontrent que ces lois engendrent des pressions sociales et une activité politique importante qui permettent aux gouvernements de démontrer leur force en matière de gouvernance face au crime et, en conséquence, qui précipite un processus d’élaboration de lois. Bien que plusieurs auteurs se soient intéressés à cette panique morale et à la façon dont elle influence les lois relatives aux délinquants sexuels, certaines questions demeurent absentes du
débat. En effet, ce contexte aux visées parfois symboliques qui amène l’identification d’un nouveau problème social et la formulation d’une politique publique telle que la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels influence-t-il l’implantation de cette loi, c’est-à-dire la façon dont elle sera mise en œuvre par les acteurs sur le terrain? S’il s’agit en effet de lois qui sont précipitées et dont l’analyse préalable n’est que superficielle, comment arrivons-nous à les rendre applicables aux réalités du terrain qu’elles gouvernent? Il s’agit là d’une question qui peut être analysée à partir du cycle propre aux politiques publiques, dont l’étape de la mise en œuvre est étroitement liée à la question qui nous intéresse.
Comme les études à ce sujet se sont surtout intéressées à des lois qui rendent accessibles au public les informations sur les délinquants sexuels, il n’est pas totalement possible de croire que les résultats puissent être applicables au Canada, considérant que ces informations ne sont accessibles qu’aux organisations policières. Ainsi, comme le présent mémoire s’intéresse au contexte spécifique du Canada, et plus particulièrement du Québec, il devient nécessaire, avant de situer l’objet d’étude, de dresser le portrait du contexte d’émergence ayant mené à la création du registre national des délinquants sexuels au Canada.
1.2 Le contexte d’émergence du Registre national des délinquants sexuels au Canada
Le Registre national des délinquants sexuels ne peut être compris qu’à travers la perspective historique et les nombreux éléments contributifs qui ont mené à sa création. Certains de ces éléments demeurent plus marquants et significatifs que d’autres. Il en ressort, d’une part, un contexte social défini par l’évolution du statut de la femme et l’importance accordée à la protection des enfants contre les crimes à caractère sexuel et, d’autre part, un contexte politique incluant des éléments légaux menant aux diverses réformes du Code criminel, ainsi qu’à l’élaboration d’initiatives variées servant à rehausser la protection de la société à l’égard des crimes à caractère sexuel (Desrosiers, 2009).
1.2.1 Les contextes social et légal
Les statistiques relatives à l’agression sexuelle demeurent particulièrement stables à travers les années. Ainsi, on constate que plus de 80 % des victimes sont des femmes. Plus de 60 % des victimes ont moins de 18 ans et, de ce pourcentage, plus de 50 % sont des filles (ministère de la
Sécurité publique du Québec, 2011). L’agression sexuelle est donc un crime pour lequel le risque d’une victimisation est plus présent chez les femmes et les enfants.
Par ailleurs, il importe de souligner que la réaction sociale face à l’agression sexuelle a grandement changé à travers les années (Jenkins, 1998). En ce sens, la définition même de l’agresseur sexuel, voire de la reconnaissance d’un type de criminel sexuel a beaucoup varié par rapport à ce qu’elle était avant les années 1970, et ce n’est que depuis la fin des années 1970 que la réelle construction du problème social de l’agresseur sexuel devient prédominante sur l’arène politique (Jenkins, 1998). C’est notamment en portant le phénomène de l’agression sexuelle sur la place publique que les divers mouvements féministes ont contribué à en faire un enjeu politique majeur et un problème de santé publique qui ne relèverait plus du domaine privé et qui ne résulterait pas uniquement de comportements individuels de la victime ou de l’agresseur (Desrosiers, 2009). La modification des attitudes, des croyances et des normes qui soutiennent l’agression sexuelle s’est effectuée graduellement et par l’entremise de diverses stratégies sociétales élaborées en ce sens. L’évolution fulgurante du statut social de la femme ne peut être dissociée de la définition même du droit relatif à l’agression sexuelle. En ce sens, de 1976 à 1983, la définition du viol renvoyait davantage à la protection des femmes en tant que propriété du mari et du père. Les sanctions qui s’y rattachaient étaient souvent réglées entre l’auteur du crime et la famille de la victime. D’ailleurs, jusqu’en 1983, le viol était inscrit au Code criminel dans l'article des crimes contre les bonnes mœurs. Ce n’est que vers le 19e siècle que les lois canadiennes ont commencé à considérer le viol comme étant un acte contre les femmes en incluant peu à peu les notions de consentement3 et de résistance4. La moralité, la peur de se retrouver devant de fausses accusations ainsi que la réputation de la victime étaient également au cœur des débats judiciaires. Ces notions se sont estompées sans toutefois disparaitre complètement (CDEACF, 1994).
C’est dans ce contexte relativement récent qu’a évolué le droit criminel en matière d’agression sexuelle. Ainsi, on dénombre deux réformes majeures en ce qui a trait aux crimes à caractère
3 La notion de consentement renvoie à la volonté de la femme à participer à l’activité sexuelle. Pour plus d’information sur ce concept étroitement lié au droit, voir https://www.educaloi.qc.ca/capsules/le-consentement-sexuel
sexuel au cours des années 1980. D’une part, la réforme de 1983 abrogeait les crimes de viol et d’attentat à la pudeur en les remplaçant par l’agression sexuelle à trois niveaux et, d’autre part, la réforme de 1988 visait plus précisément l’abus sexuel des mineurs (Desrosiers, 2009). La réforme de 1983 était réclamée par les féministes depuis longtemps. Elle visait notamment un fonctionnement plus adéquat qui permettrait d’améliorer l’expérience des victimes au sein de l’appareil judiciaire tout en éliminant la discrimination sexuelle vécue par ces dernières. On considérait donc toujours un peu plus les victimes. Des changements ont été également apportés au Code criminel en 1992 à la suite de la publication de l’arrêt Seaboyer de la Cour suprême du Canada concernant la considération du passé sexuel de la victime, précisant notamment que « […] la preuve relative au comportement sexuel antérieur de la plaignante est rarement pertinente lors d’un procès […] » (R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577).
Ainsi, au fil des années, ce sont non seulement les articles de lois qui ont changé, mais également la perception de l’infraction aux plans légal et sociétal, les moyens de défense possibles et les normes de preuves admissibles. Les modifications législatives relatives à l’agression sexuelle sont également saisissables par l’augmentation des peines minimales et maximales, l’ajout de peines minimales et, récemment, l’obligation de l’enregistrement au RNDS pour les crimes à caractère sexuel (a. 490.012 Code criminel; L. C. 2012, ch. 1). Ainsi, tous ces éléments démontrent également que le RNDS était un outil grandement attendu de tous. Voici d’ailleurs quelques initiatives canadiennes qui le démontrent.
1.2.1.1 Les initiatives canadiennes
Les lois et les mesures relatives aux délinquants à risque élevé de récidive datent des années 1940 (Sécurité publique du Canada, 2014). Les discussions politiques entourant l’élaboration d’un système d’enregistrement pour les délinquants sexuels datent de nombreuses années également et sont brièvement abordés dans le résumé législatif de Mackay (2003) au sujet des projets de loi C-23 et C-16 concernant le registre national des délinquants sexuels. En 1993, un groupe de travail interministériel chargé d’étudier la possibilité d’établir un registre des personnes reconnues coupables d’infractions à caractère sexuel était mis sur pied. À ce moment, les principales conclusions étaient qu’un registre ne ferait que contribuer à dupliquer les
informations déjà présentes dans le Centre d’information de la police canadienne (CIPC)5, qu’un portrait global des contrevenants serait plus utile qu’un registre contenant uniquement les crimes sexuels, que les coûts et l’administration d’un tel outil seraient difficiles à supporter, notamment pour la vérification de l’identité des individus, et que la publicisation d’un tel registrepourrait poser problème sur le plan du respect des renseignements personnels (Solliciteur général et Justice Canada, 1994). À la suite de ce rapport, le gouvernement fédéral annonçait la création d’un système national de filtrage afin de renforcer la protection des enfants et des personnes vulnérables. Dans un même ordre d’idées, en 1995, le Manitoba mettait sur pied le Comité consultatif sur la divulgation de renseignements à la collectivité (CCDRC) afin d’étudier les dossiers de délinquants sexuels pouvant présenter un risque élevé de récidive. C’est d’ailleurs à cette époque que l’on propose les premiers systèmes de fichage de la délinquance sexuelle au Canada. C’est en 1997 que le projet de loi C-55 entrait en vigueur en créant la désignation de délinquant à contrôler, qui vise une surveillance de longue durée pour les délinquants sexuels, et en raffermissant les règles sur les délinquants dangereux de la partie XXIV du Code criminel. Il instaurait également une nouvelle contrainte judiciaire présentée à l’article 810.2 du Code criminel, permettant à un juge d’ordonner à des personnes pouvant présenter un risque de sévices graves pour autrui de contracter un engagement de ne pas troubler l’ordre public et prévoyant des conditions spéciales. En 2001, l’Ontario établit le premier registre pour les délinquants sexuels au Canada avec l’adoption de la Loi de Christopher (L. O. 2000, ch. 1) rappelant les recommandations du jury du coroner émise en 1993, suivant l’enquête du meurtre de Christopher Stephenson, un garçon de 11 ans enlevé, violé et assassiné en 1988 par un agresseur sexuel en libération d’office. Desrosiers (2009) indique d’ailleurs que c’est de cette histoire tragique que le RNDS tire son origine. Finalement, en 2002, l’Alberta affichait sur Internet des renseignements sur les délinquants à risques élevés afin de permettre au public de prendre des précautions à cet égard. C’est donc dans ce contexte que le Canada proposait, en 2002, son projet de loi C-23, qui deviendra par la suite le projet de loi C-16, concernant l’enregistrement des délinquants sexuels. Depuis, les mesures de surveillance et de contrôle des délinquants présentant un risque pour la société n’ont cessé de croître.