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La crispation de l'être dans le théâtre d'Elfriede Jelinek : paroles scéniques aux frontières de l'humain

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Academic year: 2021

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La crispation de l’être dans le théâtre d’Elfriede Jelinek :

paroles scéniques aux frontières de l’humain

Priscilla Wind

To cite this version:

Priscilla Wind. La crispation de l’être dans le théâtre d’Elfriede Jelinek : paroles scéniques aux fron-tières de l’humain. Elaine Després; Hélène Machinal. PostHumains : fronfron-tières, évolutions, hybridités, 2014. �hal-02370362�

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La crispation de l’être dans le théâtre d’Elfriede Jelinek : paroles

scéniques aux confins de l’humain

PRISCILLA WIND (Université de Franche-Comté)

En travaillant sur la mise en mouvement ou la crispation du corps théâtral, le théâtre contemporain réfléchit aux contours de l’Homme et à sa présence au monde. Samuel Beckett nous présentait ainsi des corps entravés qui concentraient notre attention sur les signes minimaux de l’humain. Prix Nobel de littérature en 2004 pour « le flot musical de voix et contre-voix dans ses romans et ses drames qui dévoilent avec une exceptionnelle passion langagière l’absurdité et le pouvoir autoritaire des clichés sociaux », Elfriede Jelinek est l’auteur d’un théâtre post-dramatique qui abolit le personnage psychologique au profit de « surfaces langagières », c’est-à-dire d’espaces de mots et de significations. La seule présence corporelle est celle de l’acteur et non du personnage, qui à son tour remplit une fonction de haut-parleur, son rôle se réduisant à celui d’émetteur d’une logorrhée polymorphe. L’absence d’interprétation entraîne de ce fait la dislocation de l’âme et du corps, l’Homme fragmenté étant ainsi menacé de disparition. Ne reste donc plus que la voix pour retracer l’humain. Mais c’est la figure de l’auteur dans son travail immobile qui tente véritablement de sortir l’être humain de sa crispation. Dans sa dernière pièce

Winterreise (Voyage en hiver, 2011), conçue comme un « voyage immobile » (terme sur

lequel je reviendrai plus loin), Elfriede Jelinek explore le concept d’Entfremdung, à la fois sentiment d’aliénation, également au sens marxien du terme, et réflexion sur l’étranger et le familier, faisant de son théâtre de voix un théâtre de résistance humaine face à la machine.

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I- Les surfaces langagières : postmodernes, posthumaines?

En 1989, Elfriede Jelinek déclare : « Ich will kein Theater. Ich will ein anderes Theater», « je ne veux pas de théâtre, je veux un autre théâtre », affirmant ainsi sa très grande méfiance vis-à-vis de la vieille pratique théâtrale centrée autour de l’acteur. Ce n’est pas le théâtre en tant qu’art que la dramaturge renie mais l’institution théâtrale et sa survalorisation de l’acteur comme star de la représentation bien avant le texte et sa scénographie. A partir de sa pièce Au Pays. Des Nuées, elle propose un nouveau théâtre qui repense les piliers du genre dramatique : l‘action, le temps, le lieu et pour nous ici le personnage. Dans la lignée des théories de Brecht, le personnage doit briser l’illusion théâtrale, qui passe d’abord par un rejet du théâtre « psychologique » (théâtre qui, pour la dramaturge, fleurissait « quand on pouvait encore croire à l’individualisme. Aujourd’hui l’espace laissé à l’action individuelle est restreint, tandis que le système est devenu surpuissant et fermé1 »). Cette conception du personnage comme reflet de la propagande massmédiatique influe d’abord sur la langue utilisée : « [S]es personnages n’expriment pas leur intériorité. Ils ne sont ni des personnes, ni des êtres humains mais des discours formatés. Ils se constituent de ce qu’ils disent, non de ce qu’ils sont2. » C’est le concept jelinekien de surface langagière, c’est-à-dire un réseau de discours qui forment une unité par le processus de l’association d’idées et de l’amalgame, permettant la mise sur scène de différents plans de pensées. L’abolition du théâtre psychologique et de l’idéal bourgeois de l’individu se fait donc au profit d’une dissolution du personnage et par là de l’individu, phénomène propre à l’ère postmoderne. En effet, Jean Baudrillard explique que le sujet postmoderne est assujetti par le discours omniprésent des

1 K. KATHREIN, « Mit Feder und Axt. Die österreichische Schriftstellerin. Elfriede Jelinek im Gespräch »

in Die Presse, 3-4 mars 1984, p.2 : « Psychologische Roman und Theater […] hatten ihre Blüte, als man noch an den Individualismus glauben konnte. Heute ist der Spielraum für individuelles Handeln klein geworden, das System so übermächtig und geschlossen.»

2 A. ROEDER, „‚ Ich will kein Theater- Ich will ein anderes Theater. Interview mit Elfriede Jelinek in

Autorinnen: Herausforderungen an das Theater, A.ROEDER, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1989, p. 143 : « Die Figuren sprechen nicht aus sich heraus. Sie sind keine Personen, keine Menschen, sondern Sprachschablonen. Sie konstituieren sich aus dem, was sie sagen, nicht aus dem, was sie sind. »

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médias qui nous matraquent des idées jusqu’à ce qu’elles deviennent les nôtres. Ainsi par des voix artificielles qui disent tout haut ce que les images insinuent, Elfriede Jelinek met en avant la disparition de l’individu au profit d’un tout. Le néo-individu tente par conséquent, selon Baudrillard, de « recréer une néo-individualité de synthèse, et au fond [de l’] éclater dans l’anonymat le plus total, puisque la différence est par définition ce qui n’a pas de nom3 ».. La fragmentation de l'individu s’opère, due à cette diversification extrême des sources et des informations4. De la même manière, les surfaces langagières de Jelinek se composent d’une pluralité de discours issus de communautés du « pouvoir », c’est-à-dire de discours dominants des médias. Elles peuvent ainsi, par un changement de contexte (les images télévisuelles sont reproduites auditivement sur scène), à nouveau mettre une distance critique entre le spectateur et les propos entendus à la télévision.

Illustrant le concept baudrillardien de « wartainment », la guerre médiatisée à la manière d’un divertissement, Bambiland5, pièce publiée en 2004, à la fois inspirée de

l’actualité politique de l’époque (attentats du 11 septembre 2001, Guerre en Irak, tortures de la prison d’Abu Grahib), de l’Antiquité et de la pièce Les Perses d’Eschyle, ne forme qu’un seul et long bloc de texte. Différentes voix viennent narrer et expliquer la guerre en Irak sous George W. Bush selon leur logique. On assiste à l’éclatement du moi qui se retrouve dans chacune des voix s’élevant sur scène, avec cette idée maîtresse que l’individu est en réalité multiple. En effet, le texte est divisé en paragraphes qui pourraient donner l’illusion de plusieurs personnages. Plusieurs « lignes mélodiques » s’entremêlent dans chaque paragraphe. Les voix sont chacune des monstres d’amalgames qui reconstituent de manière artificielle des sujets hétéroclites, à l’image du sujet postmoderne. Tout d’abord, le chœur tragique se met

3 J. BAUDRILLARD, La Société de consommation, Ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1974, p.125 4 J.-F. LYOTARD, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1986, p.22 : « L’éclectisme est le degré

zéro de la culture générale contemporaine : on écoute du reggae, on regarde du western, on mange du Mc Donald à midi et de la cuisine locale le soir, on se parfume parisien à Tokyo, on s’habille rétro à Hong-Kong, la connaissance est matière à jeux télévisés… »

5 E. JELINEK, Bambiland, traduit de l'allemand par P. Démerin , Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes,

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dans la position du commentateur du JT, sonnant comme une voix qui hésite entre une description solennelle de la guerre et un commentaire insensible et ironique de téléspectateur. Ce chœur se scinde ensuite en diverses lignes mélodiques et principalement trois. En premier lieu, une armée moderne s’exprime et se caractérise principalement par son adulation des divinités actuelles qui transparaissent dans le discours des médias : le pétrole et la télévision. Puis l’auteur surgit ponctuellement sous la forme d’une pleureuse, d’une spécialiste ou encore d’une spectatrice passive et cynique, oscillant ainsi entre personnage réel et fiction. Enfin, un Dieu cynique marchand d’armes apparaît, Jesus W. Bush « le fils de Dieu « (Bush père), membre de la Sainte-Trinité Bush-Cheney-Rumsfeld, monstre mythologique, montage à l’image du sujet postmoderne, lui aussi montage de différentes appartenances, qui commente sa monstrueuse création. Aussi la dramaturge concrétise-t-elle dans sa pièce la disparition de l’homme-individu au profit d’êtres hybrides, de purs produits artificiels et patchworks de modèles hétéroclites.

II- L’Homme postmoderne et la machine

Fatalité postmoderne

Elfriede Jelinek dépeint la dissolution de l’intégrité de l’Homme comme une tragédie contemporaine. Au tournant des années 2000, la dramaturge identifie ainsi la domination de l’Homme par la machine comme une fatalité postmoderne. Sa pièce

Dans les Alpes6 se focalise sur le grave accident de téléphérique de Kaprun survenu en 2000. La catastrophe (non)-naturelle est en elle-même un événement terrible sans pour autant être forcément tragique (c’est-à-dire dépendant d’une fatalité). Pourtant c’est effectivement une force supérieure et devenue incontrôlable qui se trouve à l’origine de cette catastrophe technique : le progrès technologique qui fait apparaître l’accident comme une fatalité. C’est ce qu’explique Elfriede Jelinek en s’appuyant sur les théories de Paul Virilio :

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« Selon Virilio, il y a un lien étroit entre le bénéfique du progrès technique et l’aspect funeste de l’accident. […] Il va falloir s’habituer au fait que la technique a dissout la fatalité antique, le destin et qu’ainsi ses produits, aussi énormes, solides et « éternels » qu’ils soient, soient à leur tour vidés de leur substance. Le barrage [de Kaprun] était leur destin, pourrait-on dire7. »

La dramaturge identifie alors une nouvelle forme tragique : l’Homme en perpétuel danger face à la toute-puissance de la machine, mécanique ou économique. Dans Bambiland, la problématique du civil innocent exterminé par la machine aveugle revient sous la forme des bombardements massifs américains par missiles balistiques des villes irakiennes. Tantôt c’est le point de vue distant et incrédule du pilote d’avion ou téléspectateur qui s’exprime8, tantôt la voix de lamentations qui vient pleurer (non sans hypocrisie) les corps, tandis qu’on s’aperçoit, au fil du texte théâtral, que c’est l’extermination des corps de missile qu’elle déplore et non les victimes de la guerre9, de sorte que la voix finit par s’identifier à la machine, et non plus à l’Homme. Dans son Essai de dromoscopie, Paul Virilio affirme même à propos des pilotes de guerre que « ‘[l]a conduite aux sentiments’ des pionniers a laissé place à la ‘conduite automatique’ en attendant l’intégrale automation probable de l’automobilité… En fait, le poste de pilotage des engins offre une image politique de

7 Livret de Das Werk, mise en scène de Nicolas Stemann, Akademietheater, Vienne, 2003,

correspondance par e-mail entre le metteur en scène Joachim Lux et Elfriede Jelinek, p.16 : « Nach Virilio hängt das Gute des technischen Fortschritts und das Verhängnisvolle des Unfalls eng zusammen. […] Man wird sich daran gewöhnen, dass die Technik das antike Fatum, das Schicksal abgelöst hat und ihre Produkte, wie riesig, schwer und „für die Ewigkeit gemacht“ sie auch sein mögen, damit sozusagen wieder entstofflicht sind. Der Staudamm war ihr Schicksal, könnte man sagen. »

8 E. JELINEK, Bambiland, traduit par Patrick Démerin, éditions Jacqueline Chambon, 2006, p. 17-18 :

« C’est une chose que n’arrive toujours pas à m’enlever de la tête: ils sont donc vraiment tous morts, les sentiments, maintenant, vraiment tous? Parce que vous avez vu tellement de choses horribles et tellement de souffrances ou quoi, pourquoi? (…) Mais non, c’est pas possible! Non, ça j’y crois pas, ils sont encore vivants, ah non peut-être pas. Ils sont morts, y a pas. »

9 Ibid., p.59-60 : « Pleines sont les cités de cadavres de ceux qui d’une mort horrible périrent, ô douleur,

corps en errance, pour partie en fuite et pour partie déjà touchés et morts. […] Il suffit pas qu’ils se perdent, ces pauvres corps de missiles, en plus ils se font descendre! […] Vous ne pouvez quand même pas les descendre tous. Encore heureux. Moi en tout cas, pareil acte de cruauté, je ne pourrais pas. Descendre tous ces corps innocents en pleine croisière, en espadrilles, euh, en escadrille. »

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l’avenir10 ». Le politique se rapporte bien ici à la société toute entière en marche vers l’automation des gestes et de la pensée.

Écrasé par la technique, l’homme peut-il encore revenir en rampant ?

« L’appropriation technique du moi »

Suite à la crise financière de 2008 à nos jours, Elfriede Jelinek franchit un pas dans ses pièces qui deviennent des relais de l’absorption de l’Homme par la machine. Parue en 2011 et inspirée du cycle éponyme de lieder de Schubert, la dernière pièce d’Elfriede Jelinek Winterreise fait ainsi s’alterner un « je » changeant au fil des paragraphes et un nous imprécis. Le « nous » incarne clairement la masse, une foule anonyme néanmoins aux multiples identités, tantôt actionnaires malchanceux, tantôt téléspectateurs exaspérés par les tragédies télévisuelles qui masquent leurs propres malheurs, tantôt public fatigué d’entendre la dramaturge soulever toujours les mêmes problématiques. Malgré une unité apparente, le « moi » lyrique est également une figure polymorphe qui se fait tantôt écho de l’auteur, du père de l’auteur, tantôt d’un voyageur errant symbole de l’humanité. Ainsi la fragmentation identitaire de la masse envahit l’individu qui, au fur et à mesure que la pièce avance, se délite et tente désespérément de résister à son aliénation.

Jean Baudrillard s’interrogeait ainsi sur le devenir de l’individu dans un monde médiatisé et automatisé à outrance, axé tout entièrement autour de l’accroissement de l’efficacité communicationnelle. Le sociologue résume :

« Le néo-individu est […] le produit le plus pur de l’otherdirectness : une particule interactive, communicationnelle, en feedback perpétuel, branché sur le réseau et visualisant le podium. […] Il ne songe qu’à l’appropriation technique du moi. C’est un converti à la religion sacrificielle de la performance, de l’efficacité, du stress et du timing – liturgie bien plus féroce que celle de la production – mortification totale et

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sacrifice sans appel aux divinités de l’information, exploitation totale de lui par lui-même – stade ultime de l’aliénation11. »

En guise de « néo-individu », l’homme postmoderne se révèle en réalité entièrement aliéné par les nouvelles technologies qui lui livrent des simulacres de liberté avec pour résultat une plus sûre adhésion de l’homme au système dominant puisque l’exigence de communication devient un besoin impérieux et constitutif, « l’appropriation technique du moi », la nouvelle forme de servitude volontaire. La pièce Winterreise opère ainsi un va-et-vient entre l’homme et la « machine », ici économique, comparé à un échange amoureux, autre forme de soumission volontaire. Le deuxième tableau parodie le motif du lied « Die Wetterfahne » (« La girouette ») dans lequel le moi lyrique est éconduit par sa belle au profit d’un prétendant plus riche. Ici, les processus économiques sont personnifiés pour illustrer un scandale bancaire autrichien. En 2007, la Landesbank Bayern (ici, le mari dupé) rachète le Hypo Group Adria. En 2009, l’Etat autrichien rachète à son tour les parts à un euro symbolique et nationalise la banque pour la sauver de la banqueroute. Ici, la promise devient la Hypo Group Adria que l’on « pare […] pour qu’elle semble plus riche » convoitée par la Landesbank de Bavière, pour qui « cette mariée fraîchement parée devrait […] préparer le paradis sur terre, pourtant elle ne me prépare que le paradis fiscal, n’empêche dans un pays paradisiaque : la riche mariée, on lui refile des fondations privées12 ». Transposée dans le domaine économique, la douleur amoureuse se transforme en échanges financiers infructueux et la femme volage en banque prenant des risques inconsidérés : « Voilà qu’une mariée ultérieure exprime des exigences prioritaires à son mari et des exigences rétroactives à son ancien prétendant que jadis elle a congédié, voilà que des prétendants, ne nous gênons surtout pas, adressant des revendications à des maris ultérieurs, voilà que plus personne ne sait qui est l’obligé de qui et de quoi, seul le fisc n’a rien à exiger et rien à

11 J. BAUDRILLARD, L’Illusion de la fin ou la grève des événements, Paris, Galilée, 1992, p.148-149

12 E. JELINEK, Winterreise, traduit de l’allemand par S. HERR,

Paris, éditions du Seuil, 2012, p.15-16 : « Cette mariée fraîchement parée devrait me préparer le paradis sur terre, pourtant elle ne me prépare que le paradis fiscal, n’empêche dans un pays paradisiaque : la riche mariée, on lui refile des fondations privées. »

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dire, car : la mariée danse! Voilà qui devrait suffire au fisc, ça devrait couvrir ses obligations, la mariée frappe du pied, frappe la piste de danse, où les riches mariées dansent et font tout virevolter tout autour d’elles leurs mariés, à tout faire voler en éclats13.» Comme dans le lied de Schubert, la mariée fait la girouette (« Wetterfahne »), ici non pour des raisons amoureuses mais spéculatives. A la fin du tableau, la personnification des banques est cruellement rattachée à l’humanité par un lien de parenté ou plutôt par des actions boursières : « Mais bon. Ca ne concerne pas les pauvres. […] Leur enfant est une riche mariée ! […] L’enfant est une riche mariée, malheureusement disparue sous la coiffe. Personne ne veut être une proie, personne ne reconnaît la trace, personne pour la lire, personne pour lire la trace de cette proie volatile, personne ne peut la suivre, personne pour dire qui nous devons suivre. Toutes mes félicitations14.» La machine économique a décidé de la situation de ses actionnaires, elle les a contrôlés et dupés.

Tandis que l’économie adopte nos mœurs et régente des destinées humaines, les relations amoureuses interhumaines sont à l’inverse réifiées dans le sixième tableau à travers les réseaux sociaux d’Internet. Alors que le voyageur errant de Schubert attendait d’entendre le cor de postillon annonçant la venue du courrier de la bien-aimée, le Moi isolé en lui-même attend ici le tilt électronique de son ordinateur : « Depuis la rue retentit un cor de postillon, et encore un mail pour vous est arrivé, vous avez du courrier, et est-ce une nouvelle personne qui est arrivée et un con tout neuf et une queue toute neuve qui sont arrivés15 ». Le transport amoureux est réifié sous la forme de transaction virtuelle sexuelle. A la recherche d’une survivance humaine, le moi s’enfonce dans sa virtualisation jusqu’à son effacement ou bien plutôt son aliénation : « je peux trouver des amis là où il n’y en avait jamais, je peux perdre des amis là où il n’y en avait pas non plus, car tout ça devient trop compliqué pour moi. Je peux me rayer moi-même, non, ça ne s’est jamais fait

13 Ibid., p.19

14 Ibid., p.28 15 Ibid., p.84

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auparavant, que je puisse me retirer moi-même : je peux exiger que le réseau me rende à moi-même16.» Finalement happé par les nouvelles technologies du téléphone cellulaire, « l’homme est partout où se trouve sa cellule, il est la cellule dans laquelle se trouve son téléphone17, » l’amour, comme l’homme-cellulaire, « est absolument accessible, sans problème, pour chacun qui est joignable18 ». Ainsi, sous l’effet de la comparaison, l’homme devient partie intégrante de la machine et l’amour machinal, vidé de son humanité. Finalement seule la mort peut rompre cette aliénation « qui sera le seul renouvellement, que le réseau ne peut m’offrir, mais qui sera la seule immobilité absolue, que le réseau ne peut pas m’offrir non plus19 ».

Winterreise problématise ainsi, selon son auteur, l’aliénation de l’Homme. Dans

son discours de remerciement au prix dramatique de Mühlheim, Fremd bin ich

(Etrangère je suis), elle explique :

« L’aliénation de l’ouvrier, la dépossession de soi et son remplacement par la machine (s’y ajoute l’effroyable misère qui en a frappé beaucoup au cours de la première industrialisation) n’est qu’une des formes de l’aliénation. L’effet « passager » de la machinerie est permanent, écrit Marx, en ce qu’elle envahit sans cesse de nouveaux champs de production et aliène celui qui sert la machine. Cette aliénation envahit tout, les conditions de travail et les produits qui s’élèvent au-dessus de celui qui les a fabriqués comme un funeste orage, un obscurcissement qui ne disparaît plus20. » Cette prise de possession de la technologie sur le corps humain pousse l’auteur à s’interroger sur sa crispation et son immobilité progressive.

16 Ibid., p.73

17 Ibid., p.89 18 Ibid., p.90 19 Ibid., p.88

20 E. JELINEK, « Fremd bin ich », www.elfriedejelinek.com : « Die Entfremdung des Arbeiters, der

Verlust seiner selbst und seine Ersetzung durch die Maschine (plus dem entsetzlichen Elend, welches in der Phase der frühen Industrialisierung damit über so viele gebracht wurde), ist ja nur eine Form der Entfremdung. Die „zeitliche“ Wirkung der Maschinerie sei ewig, schreibt Marx, indem sie beständig neue Produktionsgebiete ergreift und den, der die Maschine bedient, in die Entfremdung hineinwirft, und die erfaßt alles, die Arbeitsbedingungen und die Produkte, die sich über den, der sie ja erschafft, den Arbeiter, erheben wie ein gewitterhaftes Verhängnis, eine Verdüsterung, die nie mehr verschwindet. »

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III- Winterreise, l’Homme immobile

Elfriede Jelinek dit « décri[re] un voyage immobile.[…] Qu’apprend-on dans l’immobilité ? Tout ce que l’on peut voir autour de soi à partir du point où l’on est ? Tout ce que l’on sait déjà ? Peut-on en dire quelque chose quand on ne peut plus bouger ? […] L’immobilité est-ce déjà un retour-chez-soi ? Sommes-nous arrivés ou pouvons-nous encore espérer partir ? Je crois que dans cette immobilité d’où j’écris se trouvent des racines qui me retiennent et me fixent21.» Le terme employé est celui de « Stillstand » qui désigne à la fois une paralysie mais aussi un chômage technique. Le posthumain, hybridation de l’Homme et de la machine, crispé en son propre corps tel le vieillard, peut encore voyager en son for intérieur et faire ainsi survivre son humanité. L’introspection est donc présentée comme la dernière trace de l’humain. Dans Winterreise, du quatrième au sixième tableau, l’auteur fait donc parler des figures de et sur l’enfermement. Marque d’une aliénation humaine grandissante, c‘est un « nous » anonyme qui prend la parole, incarnant la réaction du public face à la médiatisation du fait divers autrichien, la découverte de Natascha Kampusch, jeune fille enlevée et séquestrée pendant six ans dans une cave. Le « nous » anonyme oscille entre jalousie et indifférence : « Elle aurait dû rester là où elle était. Qui a besoin d’elle ? […] Nous avons déjà assez de victimes. Qu’elle reparte22 ! »

Cette majorité voit en Natascha une minorité opposante, une aliénée, qui se place hors de l’humanité et ainsi la questionne. Mais la voix se défend contre la victime en inversant les rôles, comme un refus désespéré d’un autre modèle possible d’humanité :

21 Ibid. : « Ich beschreibe die Reise im Stillstand. […] Was erfährt man im Stillstand? Das, was man von

seinem Standort aus ringsherum sehen kann? Das, was man schon weiß? Kann man es sagen, wenn man nicht mehr vom Fleck kommt? Wenn es keinen Ausweg aus dem Stillstand gibt, kann man höchstens noch das Vergessen erfahren, aber darüber hat man keine Gewalt. Macht hat man sowieso keine. Ist der Stillstand schon ein Nach-Hause-Kommen? Ist man angekommen, oder kann man noch hoffen wegzukommen? Ich glaube, gerade in diesem Stillstehen, aus dem heraus ich schreibe, sind da vielleicht Wurzeln, die mich auf und an der Stelle festhalten […]. »

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« Nos souffrances doivent toujours se taire, pourquoi ses souffrances ne le doivent-elles pas ? [..] On préférerait que, enfin, plus personne ne nous parle d’elle. Que ce parler d’elle cesse enfin23. »

Au début du cinquième tableau, ce „nous“ se définit comme « humains de souche24 », et rejette en dehors des frontières de l’humain les « invisibles25 » :

« S’ils s’échappent par eux-mêmes des oubliettes, ces hommes de cave, ces étrangers, ceux-là qui viennent sans qu’on les ait cherchés, ceux-là qui s’en vont, sans avoir été renvoyés, alors ils ne sont pas des nôtres26 ».

Ces refoulés de la masse incarnent le passé qui hante l’humain, la cave un inconscient perturbant et qui pourtant ne veut pas cesser d’être: « Qu’est-ce qu’ils ont à chercher dans notre cave? Qui sont-ils, au fait? Là-bas, dans notre cave, ils n’ont rien à chercher, à l’ombre de leurs propres rêves27 ».

L’homme enfermé en lui-même, le voyageur errant de Schubert, devient un aliéné au sens psychique du terme dans le septième tableau qui traite alors de l’enfermement à l’asyle psychiatrique du père de la dramaturge. Stade suivant du voyage immobile, l’introspection tourne à la démence, autre déraillement de l’humanité : « Je glisse hors de moi, pourtant ce qui devrait me porter n’est plus là maintenant, plus de maintien, plus rien ne me tient, ne me retient à femme et enfant, je ne me souviens plus quelle maladie me retient captif. » Au cours du fleuve langagier, l’homme est « renvoyé de [lui]-même » jusqu’à l’absence à lui-même lorsque le langage lui fait peu à peu défaut: « Je peux plus continuer, je peux plus. Je peux pas. Je peux pas. Fini28.»

Le voyage immobile de l’homme se termine par le stade du vieillard, stade introspectif de la sagesse, et dont la crispation corporelle progressive devient signe d’une humanité moribonde qui ne pourra survivre que dans l’aliénation à la

23 Ibid., p.52 24 Ibid., p.57 25 Ibid., p.60 26 Ibid., p.60 27 Ibid., p.62 28 Ibid., p.128

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technique : « Car vous devrez remplacer l’ensemble des articulations de votre corps par d’autres qui seront artificielles. […] Ce corps s’est fait un croc-en-jambe, mais regardez-moi donc ! À présent j’ai besoin d’une jambe de force pour marcher29. »

Il faut ici souligner que le terme « jambe de force » traduit le mot allemand « Gestell », également notion heideggerienne de l’arraisonnement des choses et de l‘homme, un mode de dévoilement au monde basé sur celui de la technique trouvant à chaque objet une fonction, et dont l’emploi avait déjà été détourné d’une autre manière dans la pièce Totenauberg afin de rapprocher la sénilité et l’extinction voire extermination humaine de l’asservissement à la technique30. Dans Totenauberg. Au

chalet de Heidegger sont esquissées sur scène les silhouettes de Martin Heidegger («Le

vieil homme ») et d’Hannah Arendt (« La femme »). Tout au long de la pièce, le personnage de la femme oblige ainsi le vieil homme à se souvenir des crimes nazis tandis que celui-ci tente tant bien que mal de s’abstenir de toute réflexion historique. L’indication scénique du premier tableau « Dans la verdure » précise que « le vieil homme […] est attaché dans un support (en fait une sorte de moulage) qui reprend grossièrement les contours de son corps, mais en beaucoup plus grand. Grâce à ce support, il est en quelque sorte doublement présent31 ». Le mot « support » traduit dans l’édition française le terme heideggerien de « Gestell32 ». La surface langagière finit par se dégager de ce support pour tenir enfin un éloge de la nature. Il semble ainsi que l’ombre d’Heidegger fasse sur scène l’expérience physique des limites de la philosophie de l’arraisonnement. Le vieil homme se présente comme une figure transhumaine, reprise et grossièrement augmentée par la technique, en même temps assouvie à cette dernière, comme prise au piège de ses idées. Sa libération finale entraîne une prise de conscience d’une proximité entre nature et nature humaine,

29 Ibid., p.131

30 E. JELINEK, Totenauberg : au chalet de Heidegger, traduit de l'allemand par Yasmin Hoffmann et

Maryvonne Litaize, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, 110 p.

31 Ibid., p.11

32 E. JELINEK, Totenauberg, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1991, p.9 : « Der alte Mann […]ist in ein

Gestell (eigentlich eine Art Körper-Moulage) geschnallt, das im Groben die Umrisse seines Körpers, nur viel größer, nachzeichnet. Er ist sozusagen doppelt vorhanden durch das Gestell. »

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l‘exploitation de l’une finissant par dissoudre l’autre, rappelant de manière cinglante les dérives de l’instrumentalisation de la raison sous le régime national-socialiste.

Enfin, la pièce Winterreise se termine sur une reprise théâtrale du dernier lied du cycle éponyme de Schubert Le Joueur de vielle à roue, incarné ici par la dramaturge dont « la vieille vielle à rengaines33 » continue de tourner encore et toujours. Inlassable, l’auteur assaille sans répit son public de sa langue, une dernière longue plainte qui sonne comme un chant du cygne, qui pour Peter Sloterdijk, dans ses

Règles pour le parc humain34, annonce la fin de l’humanisme et ainsi peut-être de l’humanité telle que nous la concevions.

33 E. JELINEK, Winterreise, op.cit., p.152

34 P.SLOTERDIJK, Règles pour le parc humain : une lettre en réponse à la "Lettre sur l'humanisme" de

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Conclusion

Winterreise est une reprise contemporaine du cycle musical de Schubert qui

illustrait l’errance d’un homme jusque dans l’hiver de sa vie. Ici, ce voyage intérieur englobe une humanité postmoderne qui perd au fur et à mesure de son autonomie face à la machine et qui, cédant aux sirènes du transhumanisme, se rigidifie et risque de disparaître. La figure de l’auteur dans son travail immobile tente ainsi de sortir l’être humain de sa crispation, un état proche d’une fin de l’Homme que Francis Fukuyama annonce afin de nous mettre en garde devant les dangers du post-humanisme. Le geste créatif devient alors le dernier rempart de résistance face à l’aliénation définitive de l’humain. À l’heure où le théâtre contemporain se définit a

minima par le corps en mouvement de l’acteur comme ultime interface entre la scène

et le public, la dramaturge nous offre ici le spectacle d’un « voyage immobile », Elfriede Jelinek faisant du concept d’Entfremdung (aliénation) un sentiment posthumain qui ménage, dans son caractère d’étranger et d’étrangeté, une forme d’indépendance à la voix. Privé de tout mouvement, le moi enfermé en lui-même se tourne vers l’introspection et fait de ce chemin vers son être une ultime odyssée humaine.

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