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Montaigne et l'Italie.

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Academic year: 2021

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MOntaigne et l'Italie.

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(

by

CREMONA, Isida, B.A.

A thesis submitted ta

the Faculty of Graduate Studies auu Kesearch McGill University,

in partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language

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Page INTRODUCTION . . . • . . . • . . • . 1

~HAPITRE l ~ La route et les voyageurs • . . . . . 16

CHAPITRE II - L'expérience humaine. . • . . . • . 41

CHAPITRE III - L~expérience esthétique 72

CONCLUSION 83 ( '! "-Appendi ce . • • . • . . . • . . 92 Bibliographie 95 Illustrations 100

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r J

Nous citons les Oeuvres de Montaigne dans l'édition Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1962, en sim-plifiant comme suit:

Journal

=

Journal de voyage en Italie

Essais l, II, III

=

Essais, Livre 12II~.

Qu'il nous soit permis d'exprimer ici à Madame H. Larivière, professeur au Département de langue et

littérature françaises de l'Université McGill, notre reconnaissance pour nous avoir guidée et encouragée

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nè compagnia, se l'uno non comporta l'altro. Bisogna cognoscere l'uno l'altro, e, ricordandosi che col mutare non si fuggono tutti e difetti ma si riscontra 0 ne' medesimi 0 for se in maggiori,

disporsi a comportare; pure che tu ti abbatta a cose che si possino tollerare, 0 non siano di moita

importanza.

Francesco Guicciardini, Ricordi Politici e Civili

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Dans les premiers Essais, publiés trois mois 1 avant son long

voyage, 1Vlta1ie revient souvent sous la plume de l'auteur. Le Livre l,

surtout, est émaillé d'anecdotes puisées en grande partie dans

La Historia

drlta1i~

de Francesco Guicciardini,2 recueil "diligent" de "cose accadute in Ita1ia... dappoi che l'armi dei franzesi. ••

3

cominciarono con grandissimo movimento a perturbar1a". Ce très grand mouvement de troupes zigzague à travers la péninsule pendant toute la première moitié du XVIe siècle, depuis l'expédition de Charles VIII, en 1494, jusqu'à la victoire définitive des Espagnols, consacrée par le traité de Cateau-Cambrésis (2-3 avril 1559) et bien que les pertur-bations italiennes n'intéressent guère Montaigne que par le biais des comportenlents et de la conduite individuelle, elles contribuent incons-ciemment à composer l'image d'une Italie pseudo-épique, ne serait-ce

1. 1er mars 1580, les Essais de Messire Michel, Seigneur ,de Montaigne, chevalier de l'ordre du Roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre, Livre l et II. A Bordeaux, par S. Millanges, imprimeur ordinaire du Roi, 2 volumes in 80

2. 'Montaigne a utilisé l'édition italienne dans la réimpression de 1564 ou de 1567'! P. Villey, Les Livres d '!fistoire moderne utilisés par Montaigne, Hachette, Pari~ 1908, pp. 46-47.

3. Guicciardini, Francesco, La Historia d'Italia, Divisa in Venti-1ibri, in Venetia appresso Domenico Farri, Venetia, MDLIDOCVII, p. 1.

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que par les nombreux faits d'armes, les trahisons, les pompes, les

empoisonnements et surtout par la vaste galerie de personnages illustres qui se trouvent à etre engagés sur ce territoire.

l~

Les souvenirs

rapportés des campagnes italiennes par le père de l'auteur y ajouteront ça et là un élément plus personnel:

Pendant nos dernières guerres de Hilan, ••• J'ay ouy dire à m~n père qu'il y veist tenir conte de bien vingt et cinq maistres de maison qui s'étoient deffaits eux-m@mes en une sepmaine. 5

Si l'Italie de cette période apparaït intensément dynamique dans ses vicissitudes nationales et digne d'intérêt par son caractère humain, celle

que Montaigne aura à découvrir lors de son voyage est caractérisée au contraire par un certain immobilisme politique. Rappelons d'abord que les états italiens sont soumis alors ~ la domination directe ou indi-recte de l'Espagne; Philippe II veille à ce que tous gardent leurs di-mens ions régionales et leur passivité. Pour mieux comprendre les étapes du voyage de Montaigne et les obstacles et les vicissitudes qui

le jalonneront, il nous a paru convenable de donner ici un bref aperçu de cet état politique de l'Italie qu'il visitera. Le duché de Milan au nord, l'état "Dei Presj.di" au centre et toute l'Italie méridionale et insulaire sont devenus des colonies espagnoles. A l'ouest et au sud-ouest de Milan, le duché de Savoie et la république de Gênes sont

4. Montaigne, Oeuvres complètes, p. 1511, note 1 de p. 272: La victoire de Ravenne a lieu en 1512; p. 1441, note 2 de p. 49: Le congrès de Boulogne a lieu le 22 février 1530.

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théoriquement indépendants mais, et ceci est surtout vrai pour Gênes, l'hostilité de Catherine de Médicis les retient fatalement dans l'orbite espagnole. A l'est de Milan, de l'Adda à l'Adriatique, et, en

apparence, seul état indemne des conséquences de Cateau-Cambrésis, la république aristocratique de Venise maintient son prestige et sa

liberté d'action.6 Les autres états pseudo-indépendants qui apparais-sent sur les cartes de l'Italie du Nord de l'époque, n'ont qu'une impor-tance nominale: le duché de Parme et de Plaisance est un appendice des Etats de l'Eglise, gouverné par la famille Farnese; le duché de Ferrare,

Mou~ne et Regge réunit dans la personne d'Hercule d'Este, puis de son fils Alphonse, le vasselage de Rome pour Ferrare et celui de l'Empire pour Modène et Regge. Cette dépendance explique le bannissement en 1560, pour ses sympathies à la Réforme, de Renée de France, femme d'Hercule (Luther, dit la légende, lui avait rendu visite). Enfin, dans le duché de Mantoue les Gonzague continuent à se distinguer comme protecteurs des artistes et des lettrés. L'Italie centrale présente un visage plus homogène: à l'ouest, le duché de Toscane, agrandi de la république de Sienne, est gouverné despotiquement par les nouveamc Médicis, descendants de la branche cadette de Giovanni di Bicci de' Medici, fondateur des fortunes de la famille à l'aube de la Renaissance. Côme 1er obtiendra de Rome en 1569 le titre de Grand Duc, titre qu'à

6. Symboliquement, peut-être, Montaigne commencera son tour d'Italie par la Sérénissime, patrie idéale d'Etienne de la Boétie.

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l'époque du voyage la France ne reconnait pas. La minuscule mais libre et florissante république de Lucques, dans laquelle Montaigne séjournera pendant plusieurs mois, s'entaille au nord dans le territoire du Grand Duché. A l'est, en forme de S renversé, de la Romagne au Latium, s'étendent les Etats du Pape, territoires temporels de l'Eglise. Ils entourent Urbino, siège d'une cour autrefois célèbre, que Ba1dassare Castiglione a idéalisée dans son Cortegiano.

A l'immobi1i~me politique, fruit du traité de Cateau-Cambrésis, s'ajoute, dans la deuxième moitié du siècle, un immobilisme d'ordre religieux qui isole l'Italie des grands colloques et des confrontations doctrinaires du reste de l'Europe. Dans les ~~ antérieurs au voyage il n'y a aucune référence à ce genre de problèmes. Nul doute pourtant que Montaigne ait été alors au courant des moeurs de l'Eglise pré-tridentine: il a lu le Décameron de Boccace, et Rabelais, "livres sim-plement p1aisans,,7; il a lu également Du Bellay, honneur de "notre po&sie Francoise'~ dont Les Regrets apportent un triste témoignage des moeurs de la cour papale.

Je te raconteray du siège de l'Eglise, Qui fait d'oysiveté son plus riche trésor

Et qui dessous l'orgueil de trois couronnes d'or Couve l'ambition, la haine et la feintise .•• Le vice, la vertu, le plaisir, la douleur, La science honorable et l'ignorance abonde. 8

7. Montaigne, Essais II, p. 389.

8. Joachim Du Bellay, Les Regrets suivis des Antiguités de Rome, A. Colin, Paris, 1958, p. 126.

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Il est aussi informé par les nombreux pamphlets que les Protestants font circuler, de toutes les imperfections présentes et surtout passées de l'Eglise romaine. Nous lisons, par ailleurs, dans les Essai~ que le maître d'hÔtel de feu le cardinal Carafa9 s'est arrêté à Montaigne.

Je lui faisoy compter de sa charge [dit l'auteur]. Il m'a fait un discours de cette science de gueule avec une gravité et con-tenance, comme s'il m'eust parlé d'un point de Théologie. IO

Les confidences sur le cardinal ont vraisemblablement été aussi

savoureuses que la science des sauces de laquelle Montaigne nous entretient. Toutefois, pour des raisons qui tiennent à son relativisme philosophique, notre auteur a évité de mettre en vedette la conduite des gens d'Eglise ... ne sont-ils pas des hommes '1 "Qu'est-il de plus caduque, plus misérable

11

et ~lus de néant y" D'ailleurs, il n'ignorait pas non plus qu'à cette époque il Y avait en Italie un parti d'hommes d'Eglise, de princes et d'humanistes qui était en faveur de certaines réformes.

On sait que le concile III de Trente12 mit brusquement fin en

9. Carlo Carafa, neveu très cher de Paul IVet son secrétaire d'Etat, jugé en consistoire et condamné à être pendu, avec son frère le duc de Palliano, par décision de Pie IV (1559-1565). Rome fut tenue en état de siège pour éviter toute manifestation. Le cardinal de ce nom que Montaigne verra à Rome est un frère des condamnés.

Daniel-Rops, La Réforme catholigue, Fayard, 1965, pp. 113 et 117. 10. Montaigne, Essais l, p. 294.

Il. Montaigne, Essais II, p. 328.

12. Le concile, demandé par Luther, après sa condamnation par Rome

(28 novembre 1518) a'eu une étape l en 1545-47, sous Paul III et une étape II en 1551-52, sous Jules III.

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décembre 1560 à en demi-siècle de tentatives conciliantes et institua une Contre-Réforme rigide dans ses prescriptions et mystique dans ses aspirations. Ces deux âmes contradictoires du catholicisme post-tridentin trouvent leur unité symbolique dans la vie et l'oeuvre de saint Charles Borromée (1538-1584), a~chevêque de Milan, dont Montaigne fera plus tard l'apologie:

Le cardinal Borromé ••. au milieu de la

desbauche, à quoy le convioit et sa noblesse, et ses grandes richesses, et l'air de

l'Italie, et sa jeunesse, se maintint en une forme de vie si austère •.• n'avoit pour se coucher que la paille ••• un peu d'eau et de pain •.• estoit toute la provision de ses repas .13

Quant à la "police" religieuse, la note dominante de cette deuxième moitié du siècle est donnée par l'Inquisition. Les condamnations, d'abord publiques, deviennent secrètes sous Grégoire XIII, le pape en office à l'époque du voyage. La fureur inquisitoire, qui avait atteint son plus haut point sous Pie V (1566-1572), redescend à huit condamna-tions en 1595 et à sept en 1596. La classe intellectuelle est

particu-lièrement surveillée dans ses écrits et dans ses contacts; tout

commerce avec les étrangers non enCO'l:-e prouvés orthodoxes, est susceptible de causer de sérieux embarras, qu'il est préférable d'éviter. Montaigne en fera d'ailleurs personnellement l'expérience. Quant à la masse

italienne, qui n'avait été que très superficiellement effleurée par la

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Réforme, elle continuera à suivre les pratiques religieuses de toujours "pompeuses plus que dévotieuses" qui constituent un merveilleux dérivatif à la réalité et à ses problèmes.

L'Italie que découvre Montaigne le surprend: nous nous en rendons compte plus par ce qU'il ta.it que par ce qU'il exprime; mais accepter les autres tels qu'ils sont est sa devise, bien qu'en pratique il admette que:

Nous emportons nos fers quand et nous; ce n'est pas entière liberté, nous tournons encore la veu~ vers ce que nous avons 1l~

laissé, nous en avons la fantaisie plaine.

Or, dans ce monde intérieur de Montaigne, l'Italie a joué un grand rôle. Lorsqu'il entreprend le voyage qui nous intéresse, l'auteur a quarante-sept ans; depuis

1571

il vit dans son château de Montaigne, libre des chatnes publiques puisqu'il a renoncé ~ sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux, s'occupant ~ "parfaire" ce domaine de ses

ancêtresls qu'il avait

hérit~

en

1568,

à la mort de son père.

L'inscrip~

tion latine de sa bibliothèque dit aussi qU'il a décidé de passer "dans le sein des doctes vierges", en repos et sécurité, les jours qui lui restent ~ vivre et bien qu'il garde quelques contacts avec le monde extérieur, avec la cour de France, avec celle du roi de Navarre, avec le Parlement de Bordeaux, ce sont ses méditations, ses lectures et la

14.

Montaigne, Essais l, p. 234·.

15.

Ramon Eyquem, marchand exportateur et arrière grand-père de l'auteur, avait acheté en

1477

les maisons nobles de Montaigne et de Belbeys, en la baronnie de Montravel, arrière-fief de la mense épiscopale de Bordeau2c. Chronologie de Montaigne, Oeuvres complètes, éd. La Pléiade,

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composition progressive des EssaiE. qui absorbent le meilleur de son temps. Par les Essais, nous apprenons que, dès sa plus tendre enfance, Montaigne a été associé amc pays qu'il va maintenant visiter: à

l'Allemagne, patrie de Horstanus, son précepteur, à l'Italie, surtout, d'où son père, qui y avait guerroyé pendant de longues années à la suite de François 1er, avait rapporté une "forme d'institution exquise" libre de contraintes disciplinaires ou pédantes. Plus tard au collège de Guyenne, Montaigne prit contact avec les richesses littéraires de l'antiquité romaine et de l'Italie. Comme le dit très pertinemment Pierre Villey:

Montaigne appartenait encore à cette génération qui avait vu venir d'Italie toutes les délica-tesses de l'esprit, les arts, le luxe et le bien-être, presque l'antiquité elle-même.16

N ous savons auss~ .17 que es 1 1· ~vres ~ta ~ens tena~ent . 1· . une p ace 1 · ~rnportante

dans sa bibliothèque. Montaigne emprunte de ses lectures des exemples et des idées, il transpose textuellement des phrases, des citations; le grand rôle est donné a\m citations latines qui) pareilles à quelque écho fantastique, expriment la pensée du monde antique; mais l'Italie y a aussi place dans le concert avec sa poésie et ses préceptes de civilité et de morale.

16. P. Villey, Les Sources et l'évolution des Essais de Montaigne, Hachette, Paris, 1908, tome l, p. 273.

17. P. Villey, Les Sources et l'évolution des Essais de Montaigne, "Les lectures de Montaigne et leur chronologie", Hachette, Paris, 1908, tome l, première partie.

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Vers 1578, Montaigne éprouve les premiers symptômes de la m,-1.ladie de la pierre, très répandue à l'époque et héréditaire dans sa famille. Nous savons, ne serait-ce que par la récurrence du thème dans les Essais, combien l'idée de la mort obsède notre philosophe; quant à

la souffrance qui l'attend, l'autorité de Pline ne masque-t-elle pas une nouvelle angoisse

?

Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladie pour lesquelles éviter on aye droit de se tuer: la plus aspre de toutes c'est la pierre à la vessie. 18

Montaigne n'attend de soulagement que de la nature, seule thérapeute

à ses yeux: il explore d'abord les sources thermales de sa région, mais il se documente aussi sur les eaux d'ailleurs; il lit l'Abrégé de la

19

propriété des Bains de Plombières que Jean le Bon, médecin de

Henri III et du cardinal de Guise, avait publié en 1576; il lit aussi 20

en traduction le De Thermis puisqu'il dira à Viterbe "le médecin qui a fait un Traité général de tous les bains d'Italie préfère les eaux

21

de celui-ci, pour la boisson, à tous les autres". Ceci nous permet de supposer que Montaigne aurait entrepris son voyage d'abord pour se soigner. Dans le chapitre IX du troisième livre des Essais, Montaigne

18. Montaigne, Essais II, p. 336.

19.Charles Sècheresse, Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, troisième série, No. 2, '~ourquoi et comment Michel de Montaigne fut à Plombières ", pp. 17-18.

20. Andrea Baccio, De Thermis, Venetia, Valgrisi, 1571. 21. Montaigne, Journal, p. 1320.

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nous donnera ses raisons du voyage qU'il est intéressant de relever, bien qu'on ne doive leur accorder qu'une importance de revalorisation à posteriori. Il met d'abord en avant un besoin impérieux d'assouvir sa curiosité:

Cette humeur avide des choses nouvelles et inconnues ayde bien à nourrir en moy le désir de voyager, mais assez d'autres circonstances y conferent. 22

Parmi ces "autres circonstances", Montaigne donne priorité à son manque d'enthousiasme pour les occupations domestiques qu'il juge incompatibles avec sa nature:

Quand je considère mes affaires de loing et en gros je trouve ••. qu'ils sont allés

jusques à cette heure en prosperant ••. mais suis-je au dedans de la besogne .•• mille choses m'y donnent à désirer et à craindre. 23

Le voyage, par ailleurs, le distraira du drame des guerres civiles et de la monotonie de la vie conjugale qui "est une intelligence qui se ~'efroidit

24

volontiers par une trop continuelle assistance", mais surtout il lui permettra de réaliser son r~ve d'humaniste:

J'ai eu connaissance des affaires de Romme longtemps avant que je l'aye eue de cewc de ma n~ison: je scavois le Qapitole et son plant avant que je sceusse le Louvre, et le Tibre avant la Seine. J'ay eu plus en teste les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus et Scipion, que je n'ay d'aucuns

22. Montaigne, Essais III, p. 925. 23. Ibid., p. 928.

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honnnes des nostres. Ils sont trespassez. Si est bien mon père. 25

"Mais, surtout par delà les raisons contingentes qui expliquent le voyage, nous n'aurions garde d'oublier que cette sortie dans le monde est aussi le couronnement d'une éducation humaniste:

Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces soubs un genre, c'est le rniroUer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais. Somme, je 26 veux que ce soit le livre de mon escholier. disait-il dans son chapitre sur t~lnstitutiod'des enfants.

Si les Essais sont directement ou indirectement révélateurs des raisons qui justifient le voyage, ils restent muets sur les moyens adoptés pour fixer l'itinéraire et pour choisir les compagnons de voyage. En ce qui concerne l'itinéraire, nous découvrons que dans les villes que Montaigne traverse il sait qui il doit voir et, souvent, ce qU'il doit voir; le Journal offre par ailleurs quelques indices qui peuvent nous servir de référence: à Brixe

M. de Montaigne disoit qu'il s'étoit toute sa vie mesfié du jugement d'autruy sur le discours des commodités des pairs estrangers, chacun ne sçachant gouster que selon l'or-donnance de sa coutume et de l'usage de son village. 27

25. Montaigne, Essais III, p. 975. 26. Montaigne, Essais l, p. 1.57. 27. Nontaigne, Journa l, p. 1170.

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à Linde, LI. regrette de ne pas avoir mis le Munster28 dans ses coffres. Quant à ses compagnons de voyage, nous en connaissons les noms: Bertrand, sieur de Mattecoulon, jeune fr~re de Montaigne qui s'arr@tera à Rome pour apprendre l'escrime; Bernard de Cazalis, seigneur de la Freyde, veuf d'une soeur de Montaigne, qui n'ira pas au delà de la ville universitaire de Padoue; Charles d'Estissac, neveu de Geoffroy d'Estissac, év@que de

Maillezais, protecteur de Rabelais et fils de Louise de la Béraudi~re, veu-ve de Louis d'Estissac, à laquelle Montaigne avait adressé l'Essai "De l'Affection des Pères aux Enfants"; ce jeune homme aura, en raison de sa noblesse, droit de préséance sur Montaigne dans les visites officielles; en septembre, pr~s de Meaux, se joindra à la bande un cinqui~me compagnon: François de Hautoy, chevalier de l'Ordre du Roi et Gentilhomme de sa cham-bre, Lorrain, marié depuis quatorze ans et p~re de trois enfants, il est

l'ami de M. d'Estissac. Nous lisons dans le Journal que ces jeunes

C01l1-pagnons ne partagent pas toujours l'enthousiasme de leur mentor: le plaisir qu'il prenoit à visiter les pa~s

inconnus, lequel il trouvait si dous que d'en oublier la foiblesse de son sage et de sa

san-té, il ne le pouvoit imprimer à nul de la trou-pe, chacun ne demandant que la retraite. 29

Ils ne seront par la suite que tr~s rarement mentionnés dans le "journal

28. "La Cosmographie uni".,rerselle de Sébastien Munster, dans l'édition de 1565, porte la signature de Montaigne ainsi que des soulignures de sa main qui se rapportent à des villes d'Italie qu'il a visitées".

P. Villey, Les Sources et l'Evolution des Essais de Montaigne, Hachette, Paris, 1908, tome premier, p. 181.

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de voyage. Pour la "despence" il nous est pennis de supposer que Montaigne s'est pourvu de lettres de change, d'usage alors courant, puisque c'est en allant aux "Banqui,,30 de Rome qu'il assiste au supplice du bandit Catena. Selon toute probabilité le secrétaire prend en charge l'argent liquide, puisque Montaigne confiera plus tard que "qui a la garde de ma bourse en

31

voyage, il l'a pure et. sans contre-role"; d'ailleurs étant donné la très grande variété des monnaies alors en usage, les soucis de trésorier aurai-ent gâté pour notre voyageur le plaisir de la route. Il nous reste à

ajouter qu'une réflexion du secrétaire à Rovereto nous porte à penser que MOntaigne règle les comptes de son frère et de son beau-frère, tandis

32 que M. d'Estissac pourvoit aux siens et à ceux de M. de Hautoy.

C'est le 22 juin 1580, qu'après avoir confié la direction des affai-res du domaine à sa femme, MOntai~le laisse le Périgord; il y sera de re-tour dix-sept mois et huit jours plus tard, le 30 novembre 1581. Durant une brève visite à la cour, à St-Maur-les-Fossés, MOntaigne fait hommage au Roi d'un exemplaire des Essais. Puis notre gentilhomme prend part au siège de la Fère où le 6 août meurt son ami et compatriote Philibert de Gramont; Montaigne conduira son corps à Soissons; et un peu plus tard, il obtiendra du Maréchal de Matignon la pennission de partir. Aux abords de

30. "Banqui (banchi): quartier romain réservé à l'époque aux finances: on y trouvait les banques des Chigi, Altoviti, Bini ainsi que les succur-sales des Medicis, Weber et Fugger", Il Giornale deI Viaggio, Parenti, Firenze, 1959, l, p. 168, note 2.

31. Montaigne, Essais III, p. 930. 32. Montaigne, Journal, p. 1177.

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Beaumont-sur-Oise, le groupe s'organis~: avec les domestiques, les valets, les laquais et les muletiers, il se compose d'au moins di,c personnes qui se partageront huit montures.

L'itinéraire thérapeutique qui commence par Plombières et se conti-nue par Baden, Abano et les Bains de Ville de Lucques, constitue pour

ain-si dire l'ossature du voyage; Montaigne s'arrêtera trois mois dans ces stations thermales. Par ailleurs, le voyage le retiendra un mois en Suisse et en Allemagne, douze mois en Italie, dont cinq à Rome. Depuis son entrée dans la péninsule par le Tyrol et le passage du Brenner, jus-qu'à sa sortie par le mont Cenis, Montaigne touchera à tous les états de l'Italie du Nord et du Centre qui ont été mentionnés plus haut; il en nommera même quelqu'autre que nous avons cru bon ignorer pour ne pas trop compliquer notre exposition.

Le manuscrit du voyage, découvert par hasard presque deux siècles après la mort de son auteur, après avoir servi aux éditions de 1774 et 1775, a été de nouveau égaré. Il se composait de deux-cent soixante-dix-huit pages, les feuillets du début ayant été perdus. Approximativement un tiers du journal était de la main du secrétaire, apparemment écrit en partie sous la dictée du Mattre, en partie de son propre chef; les autres deux-tiers étaient de la main de Montaigne, moitié en Français et moitié en Toscan. Le Journal, qui n'est pas mentionné dans les écrits postérieurs au voyage, n'était certainement pas destiné à la publication. Il ne sem-ble pas qu'il ait été remanié après la rentrée de MOntaigne en France ex-cepté, peut-être, pour le suivant ajout ayant trait à une particularité

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de Munich: "Elle a beau chasteau et les plus belles écuries que j'aye jamais veues en France ni Italie".33

Nous ne connaissons ni l'identité du secrétaire ni les raisons qui l'ont poussé ~ abandonner sa t~che après une dernière entrée sur le Mardi-Gras de 1581; jusque-là il occupe avec Montaigne le centre de la scène, laissant dans l'ombre les autres compagnons que nous connaissons et les nombreux étrangers qui, comme eux, parcourent les routes italiennes de l'époque.

33. Montaigne, Journal, p. 1162, phrase qui, d'après M. de Quer1on, est une note intercalaire de Montaigne (voir Oeuvres complètes, p. 1685, note 3, de p. 1162).

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LA ROUTE ET LES VOYAGEURS

Immortal and mortal foreigners, armed and unarmed, alùne and in vast numbers,

have sought a Saturnian interlude in Italy as far back as men can remember.

Luigi Barzini (The Italians)

Les cols alpins ont joué un grand rôle dans les vicissitudes de l'his-toire de l'Europe. A l'époque de Montaigne, le passage le plus facile à

franchir, et, par conséquent, le plus fréquenté est le "détroit" du Brenner entre l'Allemagne du sud et les états de la république de Venise; la route est assez large pour permettre la circulation des charrettes, bien qu'au dire d'un voyageur anglais,

The waggon had to be kept from falling off the road by force of men' s shoulders.l

Si le voyageur est à cheval, d'autres périls le guettent: Aucuns rochers nous pressoint de façon que

le chemin se trouvoit estroit pour nous et la rivi~rre, ensamble nous estions en danger de chocquer, si on n'avoit mis entr'~lle et les passans une barri~re de muraille.

Sur cette route marchande transitent les "épices" que les Vénitiens

expor-1.. Bates E.S., Touring in 1600, Constable, London, 1912, p. 296. 2. MOntaigne, Journal, p. 1171.

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tent vers le reste de l'Europe, les produits manufacturés de l'artisanat italien encore florissant et, en sens inverse, les matières premières qui servent à alimenter ces industries. Par le Brenner, enfin, est acheminée toute la correspondance entre l'Italie et l'Europe centrale depuis que

3 les Fugger avaient établi à Augsbourg le Bureau Général des Postes. Montaigne confirme que ces passages IIson t extrêmement fréquentés de

mar-chands, voituriers et charretiers.1I4 Il est même heureux de pouvoit' con-tredire les lIavertissementsll que d'autres voyageurs lui avaient donnés:

••• mais en ce lieu, il s'esmerveilloit encore plus de leur bestise, a~ant, et notamment en ce

vo~age, ou~ dire que l'entredeus des Alpes en cest endroit estoit plein de difficultés ••• S'il avoit à promener sa fille qui n'a que huit ans, il l'aimeroit autant en ce chemin qu'en allée de son jardin. 5

Un an plus tard, pour son retour en France, Montaigne repassera les Alpes par le col du Mont Cenis; ce sera encore lIun plesant badinage ••• sans ha-sard aucun et sans grand esperitll ,6 mais le charme de l'aventure n'aura plus qu'un intérêt secondaire, IIn 'estois plus occupé que de mon retour en

Francell7 dira-t-il dans le Journal et la relation qu'il nous a laissée de l'épisode refl~te cette nouvelle humeur:

Je passai la montée du Mont Senis moitié à cheval, moitié sur une chese portée par quatre hommes et autre quatre qui les

ra-3. Bates E.S., Touring in 1600, Constable, London, 1912, p. 119. 4. Montaigne, Journal, pp. 1168-9.

5. Ibid., p. 1170. 6. Ibid., p. 1337. 7. Ibid., p. 1330.

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fraichissoint. Ils me portoint sur leurs épaules. La montée est de deus heures, pierreuse et mal aisée à chevaus qui n'y sont pas acostumés ••• La desdente est d'une lieue, coupée et droite, où je me fis ramasser à mes même marrons. 8

Quel dommage qu'il ne nous ait pas éclairci davantage sur ce "ramassage" et qu'il nous faille, pour apprécier le pittoresque de cette descente, re-courir à l'anonyme anglais qui nous explique la technique des "marrons"

(qui sont les porteurs et guides de l'époque pour ce côté des Alpes): The trave1ler took his seat in a rush-seated

chair on runners, one marron in front, one behind; the one in front had a strap round his chest fastened to the chair; he took a

few steps and the chair did the rest .•• The 9 one at the back contro11ed with an alpenstock.

Le voyageur du XXe si~c1e qui s'aventure sur le col peut trouver encore une masure nommée "La Ramasse" qui est l'ancien entrepôt de ces traîneaux. 10 Point d'i~térêt non plus pour ces moines de Saint-Nicolas qui, ~ chaque nouvelle saison, battent les alentours en quête de cadavres, abandonnent

les non-orthodoxes 1l aux oiseaux de pr.oie, mais donnent aux autres une sé-pu1ture religieuse dans la petite chapelle des Transis, au plus haut du col; le même anonyme anglais nous apprend qu'en 1578 la chapelle contenait dix

12 sept de ces tombes.

8. MOntaigne, Journal, p. 1337.

9. Bates E.S., Touring in 1600, Constable, London, 1912, p. 295.

10. Montaigne, Il Giorna1e deI viaggio, Parenti, 1959, II, p. 200, note 4. Il. Bates E.S., Touring in 1600, Constable, London, 1912, p. 295. La

distinc-tion s'effectue sur des "signes" (surtout des chapelets) retrouvés sur les corps.

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Les grandes routes italiennes du XVIe siècle calquent souvent les routes romaines et, comme ces dernières, elles conduisent toujours à Rome. Le voyageur venant du nord, "il transalpino", a le choix entre trois grands

itinérair.es routiers13 qui le conduiront à Rome en quarante jours s'il est à pied et en quinze slil est à cheval. Il peut suivre la voie de

Marc-Au-rèle à l'ouest, par G@nes et la c8te tyrénienne; ou bien i l peut rejoindre ,- .' Bologne, où convergent les routes provenant de Milan, de Trente et de

Padoue, et, de là, par Florence, suivre la Via Cassia jusqu'à Rome. C'est la route la plus rapide (cent quatre-vingt-seize milles), la plus fréquen-tée et la mieux aménagée en matière de postes (vingt-quatre stations) et de logements. Comme dira Montaigne: "cette route est pleine de passans; car c'est le grand chemin et ordinaire à Rome".14 Enfin, venant toujours de Bologne, il peut, alternativement, se diriger à l'est vers Ancône et Lorette, puis suivre la Via Flaminia jusqu'à Rome; cette route, plus

lon-gue que la précédente, (deux cent trente-huit milles et vingt-neuf stations de postes) aurait dû être celle de Montaigne;

•.• mais un Alemant lui dict qu'il avait été volé des bannis sur le duché de Ssolete. Enfin, il print à droite vers Florence. l

Une variante de la Via Flaminia, la Strada Romea, est une route née des pé1erinages; elle relie Trieste à Rome par Venise, Ravenne et Parouse:

13. Nous avons omis les voies fluviales et maritimes. 14. Montaigne, Journal, p. 1192.

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"c'est le chemin de Venise contre bas".16 Montaigne ira d'abord jusqu'à Venise par la route marchande, se rendra ensuite â Rome par la route

clas-sique du centre pour remonter plus tard jusqu'à Lorette et Ancône par la Via Flaminia qui par traits se confond avec la Via Buoncompagni.

A Ancône, son imagination vagabonde l'emmène sur l'autre bord de l'Adria-tique, par delà la mer

Ils disent que souvent en huit, dix, ou douze heures on trajecte en Esc1avonie. Je croi que pour six escus ou un peu plus,

j'eusse trouvé une barque qui m'eust mené

à Venise. 17

Noi Eravam 1unghesso il mare ancora, Come gente che pensa a suo cammino, 18 Che va col core, e col corpo dimora' avait chanté le po~te.

Montaigne nous a laissé un tableau réaliste de l'état des routes à

l'époque. Nous apprenons ainsi que dans le nord elles c8toyent souvent les rivi~res, qu'elles ne sont pas pavées, excepté dans leur traversée des villes et que "les portiques, ••. servent d'une grande commodité pour se promener en tout temps et à couvert sans crotes",19 anticipant ainsi les remarques que Stendhal fera plus de deux siècles plus tard. Tout un petit

16. Montaigne, Journal, p. 1254. 17. Ibid., p. 1252.

18. Dante, Purgatoire, Chant II, vers 10-12. 19. Montaigne, Journal, p. 1190.

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croquis nous fait voir ce pays de "Lombardie,,20

difficile aux gens de pied en temps de fange •.• les chemins estant fermés de fossés de tous côtés, ils n'ont de quoy se garantir de la boue à cartier ••. marchent atçut ces petites échasses d'un demy-pied de haut. 21

A Rome il note le mauvais état des avenues qui sont incultes et stériles, soit par le défaut de terroir ou, ce que je treuve plus vraisamblable, que ceste ville n'a gui~re de maneuvres et homes qui vivent du travail de leurs meins. 22

Plus loin, sur la route de Lorette, il réhabilitera la politique construc-tive de Grégoire XIII:

c'est ~ la vérité une belle grande et noble réparation que de ce nouveau chemin que le pape

23 y a dressé, et de grande despanse et commodité.

L'~e latine du voyageur s'émeut devant les vestiges des grandes routes romaines que les siècles fa.talement corrodent: "Leur gros pavé qui est enterré pour la pluspart, et leur chemin qui avait quarante pieds de large

20. Lombardie: ici et ~ l'époque: ancien pays des Lombards, i.e. le nord de la Péninsule.

"Description de la Lombardie lequel contient en foy le Piedmont, la Duché de Milan, les Duchez de Ferrare, MantoUe, Parme, Sabionnette, principauté de Plaisance, Les Marquisats de Montferrat et Mariguen, la Comté de Boulongne, partie de l'estat de3 Venitiens et plusieurs autres Seigneuries d'importance. Estant bornée des Alpes du costé de Septemtrion et d'Occident faisans la séparation de France et d'Allemagne d'avec l'Italie; vers l'Orient et Midy elle a les mo~ts Appenins et le fleuve du Po qui fait son cours quasi par le milieu du pays pour se venir engoulfer en la mer Adriatique pr'ès Venise." Villamont Jacques, Voyages, Chez Thomas Daré, Rouen, 1610, p. 36.

21. Montaigne, Journal, p. 1190. 22. Ibid., p. 1226.

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n'en a plus que quatre"; mais il rend hommage à l'industrie des Toscans modernes:

Il n'est nulle région si bien accomodée ••• le long des chemins partout on rancontre de grosses pierres de taille sur lesqueles est écrit ce que chaque contrée doit rabiller de chemin et en réspondre. 25

Souvent le cours d'eau coupe la route; on le franchit sur le pont tradi-tionnel, en bois, généralement, plus rarement en pierre. Parfois la nou-veauté de la construction arrête la plume du reporter:

Nous passames ••• sur un pont de hautur inusitée, embrassant d'un sur-arceau une grande largeur de ladicte rivière, et de ceste façon de pons nous en vismes trois ou quatre. 26

Plus pittoresque encore, le pont "volant" nous charme par la gr1?lce de l'i-mage et l'ingéniosité du fonctionnement:

planté sur deus petits bateaux capables de quinse ou vint chevaus, coulant le long d'une corde attachée à plus de cinq cens pas de là dans l'eau, et, pour la soutenir en l'air, il y a plu-sieurs petits bateaux jetés entre deux, qui atout des fourchetes soutienent ceste longue corde. 27

A Borguet, les restes du pont d'Auguste parlent à Montaigne le langage de l'histoire. Les cours d'eau secondaires sont souvent traversés à gué; l'impétuosité du courant fait parfois tomber le cheval: on risque alors

24. Montaigne, Journal, p. 1255 - D'après l'Encyclopédie~Treccani)~ 1930, voix STRADA; les routes consulaires romaines avaient un maximum de 4.70 m. 25. Ibid., p. 1260.

26. Ibid., p. 1263. 27. Ibid., p. 1188.

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de finir dans l'eau ou, comme relate Montaigne, d'y voir précipiter les bagages: "toutes mes hardes, et surtout mes livres furent gâtés; il fallut du temps pour les sécher".28

Le voyageur du XVIe siècle, qui a du Moyen Age hérité la manream-bulatoire, ne semble pas être arrêté par les vicissitudes et les obstacles qui se dressent sur son chemin, il continue à aller. S'il est pauvre ou s'il. veut l'@tre par pénitence, il fait la route à pied; Montaigne signale que les chemins de Lorette

estoint pleins d'alans et venans; et plu-sieurs non homes particuliers sulemant, mais compaignies de personnes riches faisans

le vo~age à pied, vestus en pelerins. 29

Toutefois le plus souvent il va à cheval ou à dos de mulet ou à dos d'âne. Nous savons que, pour Montaigne, le cheval est "l'assiette en laquelle je me trouve le mieux et sain et malade,,;30 il parcourra donc l'Italie, par longues traites de "huit ou dix heures" retirant ses montures des stations de postes établies, depuis le début du si~cle, le long des routes principa-les. Le cheval est généralement échangé à la fin de chaque journée contre la présentation d'un billet obtenu à la station de départ; à la surprise de Montaigne, aucune caution n'est demandée pour le cheval:

28. Montaigne, Journal, p. 1318. 29. Ibid., p. 1247.

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Nous vismes par expérience qu'à Siène, à un Flamant ••• on fia un cheval de louage pour le mener à Rome .•• le cheval est à vostre mercy,

et sous votre foi. 31

Pour celui qui préfère ne pas être lié par les règles et les itinéraires des postes, il y a l'alternative des voiturins. Ces derniers opèrent en

32

privé et par contrat, le plus souvent verbal, pour un trajet déterminé; les voiturins accompagnent leurs chevaux. Mais cette pratique, bien qu'assez

répandue, n'enchante pas notre voyageur; ainsi le fils de Ruspigliosi ••. ne voyage en Italie qu'avec des chevaux de voiturin; en quoi il n'entend pas bien ses intérêts car il me pa-ratt plus commode de changer de chevaux de lieu en lieu que de se mettre pour un long voyage entre les mains des voiturins. 33

Sur ce point, l'opinion de Montaigne semble s'accorder avec celle d'un grand nombre de voyageurs. L'histoire circule du pénitent qui s'accusait à Lorette d'avoir battu un voiturin "continuez [dit le confesseur] ceci ne compte pas, ce sont les pires scélérats qui soient au monde" .• 34·

Les voiturins ne manquent pas cependant de prospérer. Le Prince Jean de Médicis arrange avec eux un voyage officie.l à Gênes: ce mode de trans-port" en Italie ne déshonore personne, pas même les princes'~. 35 Signalons qu'à l'époque du voyage commencent à circuler dans les villes d'Italie

31. Montaigne, Journal, p. 1202.

32. Bates E.S., Touring in 1600, Constable, London, 1912, p. 332; i l exist8 cependant l' eJcemplaire d'un contrat écrit pour le voyage Turin-Lyon. 33. Montaigne, Journal, p. 1290.

34. Bates E.S., Touring in 1600, Constable, London, 1912, p. 331. 35. Montaigne, Journal, p. 1329.

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quelques carrosses ou coches privés: Montaigne à Rome se rendra à l'audience de Grégoire XIII dans celui de l'Ambassadeur de France. Originaire de

Hongrie, où avait été développé au XVe siècle un nouveau système de sus-pension du "coffre", ce nouveau moyen de transport n'a, en raison du relief et du mauvais état des routes, qu'un usage très limité. Montaigne signale ce-pendant que le "Procaccio", précurseur de la diligence, fait un service heb-domadaire entre Chieti et Naples.

On se déplace donc surtout à cheval; les auberges sont aménagées en con-séquence et le prix d'une chambre comprend, en règle générale, le service pour le cavalier et celui pour le cheval (stabulum et pabulum). Auberges, hatelleries et tavernes (ces mots sont synonymes à l'époque)36 jalonnent

les routes et remplissent les pages du Journal de Montaigne. De nombreuses auberges se trouvent ~ l'extérieur de l'enceinte de la ville; nous n'avons trouvé aucum mention de procédures particulières pour y accéder. Pour le voyageur qui désire loger en ville, il doit, au préalable, passer la douane:

dans beaucoup de villes ce n'est souvent qu'une formalité. Le passeport individuel et le passeport sanitaire sont généralement requis, toutefois la procédure varie selon les états. A Lucques, par exemple, une branche de

36. "Bien que le statut corporatif distingue en théorie, à Rome, les logements complets de chambre avec pension (Universitas tabernariorum urbis) de ceux qui n'offrent que la chambre (Universitas albergatorum). Romani, M., Pellegrini e viaggiatori nell' Economia di Roma dal XIV al XVII secolo, Vita e Pensiero, 1948, p. 57.

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l'administration judiciaire - Della Loggia - a été créée pour contr8ler les étrangers (Italiens d'autres états inclus). Les h8teliers doivent lui soumettre un rapport journalier sur chacua de leumclients. 37 Vasari rapporte qu'à Ferrare le duc Alphonse d'Este exige secrètement des h8te-liers la liste journalière des étrangers avec mention de leur pays d'ori-gine.38 A Rome, par contre, il ne semble pas qu'il ait existé un organisme administratif ou judiciaire spécifique pour le contr8le et la surveillance des étrangers; awe gardiens des portes incombe, depuis le 20 février 1580,39 l'office de vérifier les passeports sanitaires (la fameuse "bolletta di sanità" du Journal); les douaniers inspectent les bagages et prélèvent, au nom de la congrégation de l'Index40 toute littérature passible de répandre des doctri-nes contraires à la religion catholique. Le"Maestro deI Sacro Palazzd' juge-ra en temps voulu, du sort de ces livres; Montaigne recevjuge-ra les siens quatre mois seulement après son arrivée:

Ce jour au soir [lundi des Rameaux] me fu-rent randus mes Essais, chastiés selon l'opi-nion des docteurs moines .•• Ils me retindrent le livre des histoires de Souisses traduits en François, pour ce sulemant que le traducteur est haeretique, duquel le nom n'est pourtant pas exprimé. 41

Nous avions laissé notre voyageur aux portes de la ville. Il est maintenant

37. Bates E.S., Touring in 1600, Constable, London, 1912, p. 271. 38. Vasari Giorgio, Vite Scelte, U.T.E.T., Torino, 1948, p. 413.

39. Romani, M., Pellegrini e viaggiatori nell'economia di Roma dal XIV al XVII secolo, Vita e Pensiero, 1948, p. 25.

40. Ibid., p. 27.

41. Montaigne, Journal, p. 1228-29. Le livre retenu est: La République des Suisses, Paris, 1947, traduit par Simier.

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libre de suivre son hÔtelier car,

••• i1s ont ceste coustume d'envorer [les hÔtes] audevant des étrangers sept ou huit lieues, les éconjurer de prandre leur logis ••. Leur dispute et leur contestation s'arreste aux portes des villes, et n'osent plus dire mot. Ils ont cela en général de vous offri.r un guide à cheval à leurs despens, pour vous guider et porter partie de votre bagage jusqu'au

logis ou vous allez ••• je n

l

sçay s'ils y sont obli··

gés par quelque ordonnance. ~2

A Florence et à Lucques les auberges se trouvent toutes dans une même rue; A Rome; au temps de Montaigne, le voyageur a le choix entre cent treize

établissements officiellement enregistrés.43 Les intellectuels préfèrent l'Osteria de1l' Orso, où la tradition veut que Rabelais se soit arrêté en

44

1534. Signalons parmi les grands personnages qui y ont séjourné après le passage de Montaigne (30 novembre-2 décembre 1580): Maximilien d'Autriche en 1592 et, en 1600, le cardinal André d'Autriche que Montaigne avait vu

45

à son passage à Innsbruck. Mais l'auberge romaine de plus grand :cenom est le Vaso d'Oro:

••• mub1é de drap d'or et de soie come celui des rois ••• [d'une] magnificence ••• non su1ement inutile, mais encore pénible pour la conservation de ces meubles ••• chaque 1ict estant du pris de quatre ou cinq cens escus. 46

En fait de luxe ou de confort, le Vaso d'Oro constitue l'exception à la reg1e

42. Montaigne, Journal, 1192.

43. Romani M, Pe11egrini e viaggiatori ne11' economia di Roma da1 XIV al XVII seco1o, Vita e Pensiero, 1948, p. 61

44. Ibid., p. 83. 45. Ibid., pp. 82-83.

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car l'auberge italienne se définit généralement eH termes négatifs: elle manque de vitres, de chassis et de poêles; elle épargne sur les "linceuls

blancs", les nappes et les serviettes; elle vous sert dans de la vaisselle qui n'est pas d'étain, (à la fin du voyage pourtant, Montaigne trouvera

la terre cuite "d'un usage plus agréable pour le service de table que 47

l'étain en France'~. Les lits sont infestés de vermineQ" Les guides

de voyage conseillent d'emporter avec soi sa propre literie ou de dormir tout habillé sur les tables. A Florence, Montaigne suit leur conseil:

J'étois forcé la nuit de dormir sur la table de la salle, où je faisois mettre des matelas et des draps, et cela faute de pouvoir trouver un logement commode ••• j'usois encore de cet expédient pour éviter lez punaises, dont tous les lits sont fort infectés. 8

Toutefois Montaigne retiendra la mode des lits composés de trétaux sur

lesquels ils jettent des esses là dessus une paillasse, un materas "J'aprans pour mon trein cest' épargne pour tout le commun de chez moi, et n'ai que faire

49 de chalits. On y est fort bien, et puis c'est une recette contre les punèses". Montaigne ne semble pas avoir été trop incommodé par la cuisine italienne; de llhuile, il gardera un bon souvenir:

Je santois évidan~nt l'excellance des huiles d'Italie, car celles de de

5

à commençoient à me faire mal à l'estomach. 0

47. Montaigne, Journal, p. 1318. 48. Ibid., p. 1293.

49. Ibid., p. 1270. 50. Ibid., p. 1338.

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tion les vins français "vins vieux et nouveaux excellants".5l Et pourtant, llopinion courante à l'époque semble être assez favorable aux vins italiens: le Montefiascone est, entre--tous, signalé pour son excellence. On raconte lVhistoire d'un évêque que son domestique précédait sur la route de Rome, pour juger du vin des auberges: là où il était bon, il devait simplement écrire à la craie, sur la porte le mot EST; à Montefiascone le domestique écrivit EST EST EST ••• l'évêque en mourut et le domestique rédigea son épitaphe:

EST EST EST g20pter nimium est Dominus meus mortuus est.

Montaigne s'arrête dans cette "villette" le 28 novembre 1580. Son âme, émue, le devance sur le chemin de Rome: De Rossiglione, dit son domestique,

Nous en part1mes lendemain trois heures avant le jour, tant il avoit envie de voir le pavé de Rome. 53

et le vin de MOntefiascone n'a pas trouvé place dans la longue liste des crus du pays

51. Montaigne, Journal, p. 1337.

52. Bates E.S., Touring in 1600, Constable, London, 1912, p. 254. 53. Montaigne, Journal, pp. 1202-03.

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Bien que le voyage en Italie soit une constante historique, les rai-sons invoquées pour l'entreprendre varient avec les époques. Au XVIe siècle elles sont, le plus souvent, d'ordre religieux et le voyage répond à un inté-rêt personnel: le pé1erinage à Rome, ou ailleurs, assurera au voyageur une place privilégiée dans l'Au-delà. Mais il peut arriver qu'on entreprenne le voyage pour un inconnu, décédé, qui a laissé par testament un montant d'argent pour couvrir les frais d'un pé1erinage fait à son intention; les exécuteurs choisiront le pé1erin et fixeront les termes; au retour, ils payeront une prime variable de dix à vingt Livres.54 Rome est alors soit but de pé1erinage, soit station sur la voie de Jérusalem; dans ce dernier cas le voyageur se rendra à Rome pour le carême, puis s'embarquera en mai ou au début de juin sur une des galères vénitiennes qui assurent le ser-vice entre l'Occident et la Terre Sainte. S'il ne quitte pas l'Italie, il peut (et c'est ce que fera Montaigne) aller aussi de Rome à Lorette. La population de Rome pendant la deuxième moitié du XVIe siècle est estimée inférieure à 100.000 personnes; l'historien Be10ch parle de 80.000 âmes en

1575~5

ce qui parait confirmer l'éva1uéll.:ion de Montaigne qui sait que Paris, à l'époque, compte plus de 200.000 habitants I~uant à la gran-deur de Rome ••. si on conte la grandur par nombre et presses de maisons et ha-bitations, il panse que Rome n'arrive pas à un tiers près de la grandur de

54. "Sir Philip Sydney alloue, en 1578, deux cents Livres annuelles pour cou-vrir les frais de voyage de son frère". Bates E.S., Touring in 1600, constable, London, 1912, p. 314.

55. Romani M, Pel1egrini e viaggiatori nell' economia di Roma da1 XIV al XVII secolo, Vita e Pensiero, 1948, p. 64.

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Par~s. o 56 M i d a s pen ant es ann es 1 é JU 0 bOl ~ a~res 0 57 1 e f1 ot es d v~s~teurs 0 0 accroLt ~

la population locale d'au moins cinq fois son nombre: 400.000 étrangers sont en-58

registrés en 1575 et 536.000 en 1600. Pendant les années intermédiaires l'af-f1uence ne semble pas dépasser le chiffre de 50.000. Ce sont les visiteurs fran-çais qui sont les plus nombreux. Sur 2905 religieux enregistrés dans les hospi-ces pontificaux en 1600, 2545 proviennent de France et d'Angleterre. Le pé1e-rin 1a'lque trouve le plus souvent à se loger dans les hospices nationaux de la Sainte-Trinité, établis au XIVe siècle, pour soustraire le pé1erin à la "rapa-cité" des Romains.59 Sur 536.000 visiteurs entrés à Rome en 1600, 465.000 sont logés dans les hospices; il est intéressant de noter que, parmi ces der-niers, 25.500 sont des femmes. Si le pé1erin tombe malade, ce qui peut faci1e-ment lui arriver par suite de l'exténuant voyage et des changefaci1e-ments de climat,

la confraternité de la Divine Providence, établie ~ cet effet, prendra soin 60

de lui; s'il meurt, 1 'hospice héritera de ses biens "meubles"; il sera en-terré dans le cimetière des étrangers "où, si l'on met le corps d'un Romain,

61

la terre le repousse aussit8~1, assure la légende.

56. Montaigne, Journal, p. 1211.

57. Le premier jubilé chrétien a lieu en 1300, sous Boniface VIII; Vil1ani (chroniques VIII - 36) rapporte la présence de 200.000 personnes ~ Rome pendant toute l'année, sans compter les Romains et ceux qui sont sur les routes, allant et venant. Il y a successivement des jubilés en 1350, 1390, 1423, 1450, 1475, 1500, 1525, 1550,1575 et 1600.

58. Romani M., Pe11egrini e viaggiatori ne11' economia di Roma da1 XIV al XVII seco10, Vita e Pensiero, 1948, p. 12.

59. Parles, George B., The Eng1ish Trave1er to Ita1y, Stanford, Ca1ifornia, 1951~, vol. l, p. 358.

60. Romani M., Pe11egrini e viaggiatori ne11' economia di Roma da1 XIV al XVII seco1o, Vita e Pensiero, 1948, p. 112.

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De nombreuses cérémonies et pratiques religieuses remplissent les jour-nées du visiteur pendant son séjour romain; toutes contribuent, à des degrés différents à lui faire obtenir l'indulgence plénière pour la rémission des péchés. La visite aux églises est de prime importance: itinéraire et for-malités varient; à l'époque du voyage de Montaigne on doit en visiter sept,62

trente fois si on est Romain, quinze seulement si on est étranger. Montaigne suivra le courant: "le mercredi de la Semaine Sainte, je fis les sept égli-ses aveq M. de Foix, avant disner et y mismes environ cinq heures.,,63 Bien que la Réforme ait limité le nombre des pélerins et, qu'en raison de la nouvelle politique mercantile, les disponibilités financières de ceux qui voyagent à l'étranger soient

cor~trôlées,b4

l'économie romaine bénéficie en-core de l'apport des visiteurs. Montaigne remarque que les revenus de la ville ne dérivent pas d'activités locales, car

Il n'est nulle rue marchande, ou moins qu'en petite ville; ce ne sont que palais et jardins. Il ne se voit nulle rue de la Harpe ou de St-Denis;

••• la ville ne change guière de forme pour un jour ouvrier ou jour de feste. Tout le caresme il se fait des stations; il n'y a pas moins de presse un jour ouvrier qu'un autre. Ce ne sont en ces temps que coches, prélats et dames. 65

62. Ce sont les basiliques de Ste-Croix-Jérusa1em, St-Sébastien,

St-Jean-de-·Latran, St -Pierre, St -P au1-hors -les -murs, Ste-Marie-Maj eure, St -Laurent-hors-les-murs.

63. Montaigne, Journal, p. 1229.

64. "En 1588 l'ordonnance est générale: de Lyon à Rome on ne peut porter plus de quatre-vingt escus et de Turin cinquante". Vil1amont, Jacques de., Voyages, Rouen, Daré, 1610, p.s. ..

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Le marchand, tout comme le pélerin, est un type associé à l'image de la route italienne depuis le haut moyen âge. D'abord péninsulaire (le mar-chand lombard a son étalage à la foire de St-Denis, dès 883), son impor-tance dans l'économie européenne est liée à la renaissance, au Xe siècle, des corporations artisanales - les Artes ou Collegia de l'Empire Romainh' Pour suppléer aux demandes croissantes des pays du Nord, le lnarchand

ita-lien ouvre graduellement son chemin jusqu'au coeur de lVEmpire Byzantin et finit par s'assurer le monopole de la distribution des produits d'Orient. Dans une société essentiellement non-féodale,66 l'aristocratie marchande domine la politique et guide les destinées de dewc villes par eJccellence: Gênes et Venise. Les étoffes précieuses, les filés dVor, les produits de luxe que les chevaliers avaient appris à connaître au temps des Croisades, sont acheminés, par l'Italie, vers les grandes foires de Champagne et des Flandres et, de là, dans les châteaux de la chrétienté où ils contribueront à développer les gOÜts plus raBïnés du seigneur et de sa dame. Dès le XIVe siècle le marchand italien et le banquier, établissent des bureaux de commerce dans les grandes villes européennes: la maison des Bardi en a cinq en Angle-terre, quatre en France, six dans les Flandres; les Médicis ouvrent des branches à Paris, Londres et Lyon. Désormais le soin de pourvoir à leur approvisionnement est laissé aux étrangers. Venise, où se brassent beau-coup d1affaires,est bien organisée: elle fait loger les marchands par

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lité, dans le Fondaco ou dépôt; le Fondaco dei Tedeschi est le plus important au XVIe siècle.

Egalement très florissantes sont, au XVIe siècle, tout comme elles l'avaient été au XVe, les universités italiennes; Padoue et Bologne, sur-tout, jouissent, vers la fin du siècle, dVune grande popularité parmi les étrangers. Par contre le 'Studio" de Ferrare qui se glorifie d'avoir eu parmi ses anciens élèves les grands noms de l'humanisme français:67 Budé, Lemaire des Belges, Rabelais, Amyot, Mellin de St-Gelais, connait un

sen-sib1e déclin. Toujours est-il que les étudiants étrangers se rencontrent nombreux sur les routes italiennes. Riches et moins riches, provenant de

la lointaine Angleterre, de France, de Bourgogne, des F1andres, d'Allemagne, ils constituent:

That better world of men,

Whose spirits are of one community

Whom neither oceans, deserts, rocks nor sands, Can keep from th' intertraffic of the mind. 68

L'immatriculation est de vingt Lires à Padoue, douze à Bologne, mais l'étu-diant peut s'inscrire gratuitement sri1 fait sa demande "in forma pauperis" Pendant son séjour il est exempt de tous dfis et péages dans l'état de l'uni-versité; il peut même subvenir à son entretien en demandant lraumône, (par exemple, à la foire du samedi matin à Padoue) et une licence à cet effet lui

67. Cioranescu, A., LrArioste en France des origines à la fin du XVIIIe siècle, Presses Modernes, faris, 1939, p. 15.

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est délivrée sans complications par les autorités civiles. S'il se dis-tingue il laissera en témoignage de son séjour, comme veut l'usage entre 1542 et 1687, un écusson de ses armes: l'Aula Magna en est aujourd'hui tapissée. Les étudiants étrangers groupés en corporations nationales ob-tiennent, par la menace d'un exode collectif; des bénéfices particuliers dWabord des aubergistes, puis des autorités. Le climat universitaire con-fère toujours à la ville de résidence Uü ton particulier qui ne peut

échap-per à un observateur a.ussi méticuleux que Montaigne; ceci est surtout vrai pour Padoue où au XVIe siècle, la vie de la petite ville se greffe sur celle de son université. Pourtant dans les pages du Journal, Padoue se distingue par son insignifiance. C'est dans deux chroniques de l'époque que l'on

69

trouv~, d'après Enea Balmas, la justification du silence de Montaigne 70 au sujet de l'université: l'Historia di Padova di me Niccolè de' Rossi et Gli Annali di padova7l; on y rapporte que le 9 janvier 1580, par suite de sa participation dans un grave démêlé avec les sbires, l'étudiant P.

72

Raimondo est exécuté et le port des armes est interdit par la ville, ce qui explique cette remarque de Montaigne que, contrairement à la coutume

73 allemande "aus terres de ceste Seigneurie ••. personne n'en porte'" ; et lorsque Venise, capitale de l'état, confirme lVinterdiction de Padoue, les

69. Balmas, Enea, Montaigne a Padova e altri studi sulla letterature francese deI Cinquecento, Liviana, Padova, 1962.

70. Manuscrit inédit. Museo Civico, Padova, p. 101.

71. Fabrizio, Abriano, manuscrit, Museo Civico, Padova, folio 20.

72. Balmas, E,...nea., Montaigne a Padova e altri studi sulla letterature frances0 deI Cinguecento, Liviana, Padova, 1962, p. 21.

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étudiants "disgustati si levarono in armi archibusi, armi bianche con piche, si posero in ordinanza e con tamburi e bandiere si levarono per andar a

74

Ferrara. Les autorités frappent alors d'expulsion bon nombre d'étrangers surtout "Gal l i Il (Français et Bourguignons). Il faudra attendre la fin de 1580 pour que les décrets soient révoqués et que l'université recommence lentement à fonc:tiol1ner. Abriano remarque qu'au début de 1581 les études sont encore lentes "la maggior parte dei scolari oltremontani e forestieri

75

erano partiti. •• onde i lettori non leggevano ". Mais si les circonstances ont, à Padoue, aidé Montaigne à ignorer l'université, nous relevons qu'il ne mentionne pas davantage celles de Bologne et de Pise. Dans cette der-nière ville, il connaîtra Girolamo Borro, docteur de la "Sap ienza" (qui est l'unive.rsité); toutefois cette association ne laissera pas sa marque dans le souvenir qu'en gardera Montaigne:

Je vy privéement à Pise un honneste homme, mais si Aristotélicien, que le plus général de ses dogmes est: que la touche et règle de toutes imaginations solides et de toute vérité, c'est la conformité à la doctrine d'Aristote; que hors de là, ce ne sont que chimères et inanité; qu'il a tout veu et tou dict cette proposition .•• le mit autrefois et tint long temps en grand acces· soire à l'inquisition à Rome. 76

Visiblement Montaigne n1éprouve aucun attrait pour le siège d'un si fervent aristotélisme.

74. Balmas, En~~, MOntaigne a Padova e altri studi sulla letterature francese del Cinguencento, Liviana, Padova, 1962, p. 17.

75. Ibid., p.

14.

(43)

Le Journal, par contre, accorde une large place au spectacle des ambassadeurs. A Rome, Montaigne décrit son expérience

Le 18, l'ambassadur de Portugal fit lVobé-diance au Pape •.• Je vis la pompe espagnole. On fit une salve de canons au chasteau St-Ange et au palais et fut l'ambassadur conduit par

7}es trompettes et tambours et archiers du Pape.

A Sarrezana, sur la route du retour en France, il rapporte minutieuse-ment la description quVun témoin lui fait de lVimposant cortège que le duc de Ferrare déploie pour accueillir la veuve de l'Empereur Maximilien:

il alla a Padoue au-devant de cette princesse avec quatre cents carrosses. Il avait demandé à la seigneurie de Venise la pernussion de passer par leurs terres avec six cents chevaux, et ils avaient répondu qu'ils accordoient le passage, mais avec un plus petit nombre. Le duc fit mettre

tous ses §ens en carrosse, et les mena tous de cette manière. 7

Il retient aussi l'extraordinaire grandeur des parade8 de Moscovie où

"quand on parle de troupes de chevaus, c'est toujours vint et cinq ou trante millell;79 voilà qui compense pour la modestie de l'équipage romain de

l'envoyé d'Ivan le Terrible, que Montaigne avait précédemment relevé: 80

lIil n'avoit que trois ou quatre homes de trein"; la richesse de son accoutrement ffit aussi notée: manteau écarlate, soutane de drap d'or, cha-peau en forme de bonnet de nuit de drap d'or fourré et calote de toile

77. Montaigne, Journal, pp. 1227-28. 78. ~, p. 1329.

79. Ibid., p. 1228. 80. Ibid., p. 1221.

(44)

(

dVargent! nul doute, de tous les spectacles de la route italienne la pompe diplomatique flatte particulièrement la sensibilité de notre auteur. Les délégués étrangers et italiens, réguliers ou extraordinaires, sont

r~-~uEi, à Porta Angelica avec tout le raffinement du cérémonial pontifical .• Les ambassadeurs des états italiens se distinguent par le faste des

cos-turnes et des f!quipages, les Vénitiens par leurs chevaux gaiement empana-81

chés de rouge. Création romaine du XVe siècle, la pratique d'être

officiellement représenté auprès des cours étrangères s'étend nu XVIe siècle au reste des gouvernements d'Europe. Après la réforme, Venise devient siège d'ambassade des états européens non-catholiques. Le diplomate est le porte-parole et l'espion de son roi. Mais, considération importante pour Hontaigne, il contribue à agencer à l'échelon national, le "dialoguell des hommes.

A cette "invasion nordique" qui dévale des Alpes à chaque nouvelle saison à la recherche d1une réalité plus ou moins tangible, s'ajoute, à

partir de 1575, le trafic en sens inverse des troupes espagnoles destinées à contenir la révolte des Flandres. Elles débarquent à Gênes, procèdent par voie de terre jusqu'à Hilan d'où, réorganisées, elles sont achenunées vers

les places fortes du Nord. L'itinéraire est long et non dépourvu de pro-blèmes; l'or qu'elles transportent attire les bandits qui font ligue avec des soldats souvent enclins à les aider. Hontaigne rejette l'idée .. d rune

81. 'tr.'ambassadeur ou Orator remplace l'agent d'affaires qui représentait de-puis le XIIIe siècle son gouvernement à Rome." Parks George D. ~ ~

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