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La critique de l'idéalisme dans les romans et les contes de Diderot /

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1

{

La critique de 1" idéalisme dans les romans et les contes de Diderot

Fanny Kingsbury

Département de langue et littérature françaises McGill University" Montréal

Août 1996

A thesis submitted to the

Faculty of Graduate Studies and Research in partial fulfilment of the requirements of the

degree of master

©

Fanny Kingshury 1996

(4)

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,(

et les contes de Diderot

(Criticism if idealism in Diderot's novels and stories)

Ahstract

This thesis identifies Diderot' s criticism of idealism in bis novels and stories conceming thTee aspecl~: metaphysics, moraJs and psychology. The conclusions of this

~tudy are the following: religions has, in Diderafs opinion, more negative than positive

eftect~~ myths and superstitions prevent the search for truth; fatalism cannat he accepted

as a valid philosophietheory~traditional marais and it's concept ofvirtue goagain~thuman nature and produee moral "idiotisms"; judicial system creates crimes where nature did not; "anti-natural" morals requires humans to adopt utopie ideaI attitudes the effect of which is to mentally unhalance them and lead tbem to dehauchery; the marais prescribed by idealism leads to social hypocrisy~ human cannat keep irrevocable promises dictated hy institutionalised idealism. Diderot, therefore, favoUTS a new ethic based on real human hehavior.

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(

La critique de 1~idéalisme dans les romans et les contes de Diderot

Résumé

Ce mémoire identifie, dans les romans et les contes de Diderot, les critiques que celui-ci adresse à l'idéalisme au regard de trois aspects: la métaphysique, la morale individuelle et la psychologie du comportement en société. Les conclusions en sont les

~mivantes: les religions produisent plus d'effets négatifs que positifs; les mythes et les

superstitions empêchent la recherche de la vérité; le fatalisme est inacceptable comme doctrine philosopbique~le concept traditionnel de la vertu suscite quantité "d'idiotismes moraux"; le système judiciaire crée des crimes là où la nature n~en a pas mis; la morale découlant de I·idéalisme instaure l'hypocrisie sociale; étant "anti-naturelle", eHe prescrit des attitudes idéales utopiques dont reffet réel est le déséquilibre et la débauche; l'homme ne peut respecter les engagements irrévocables dictés par 1~idéalisme institutionnalisé. Diderot préconise donc une morale basée sur la réalité du comportement humain.

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(

Je tiens à exprimer ma gratitude:

A mon directeur de mémoire. le Professeur Alain Ticboux, dont la qualité intelJectuelle et humaine, ainsi que les suggestions et les commentaires m'ont été très précieux.

Au Professeur Jean Terrasse, avec qui j'ai travaillé au projet de ce mémoire. Au Professeur Elisabeth Nardout-Lafarge. avec qui j'ai appris à lire.

A Madame Ursula Matlag. de la De1égation générale du Québec à Paris. dont les efforts m'ont permis de consulter un document autrement introuvable.

A mes parents et amis. dont Monsieur Paul Daoust, Madame Annie Daoust et Madame Rosalie Roy. pour leurs encouragements répétés et leur lecture attentive.

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(

Sommaire

Introduction

Première partie:

La

métaphysiQue Chapitre 1: Dieu et les religions

Chapitre 2: Les mythes et les superstitions

Chapitre 3: Le libre-arbitre

Deuxième partie;

La

morale

Chapitre 1; Les fondements et les conséquences de la morale traditionnelle

Chapitre 2: Les assises de la nvertu "

Chapitre 3; L'imposition du code moral: le système judiciaire

Troisième partie;

La

risychQIQ~ie du comportement en société Chapitre 1; Les effets personnels d'une morale

nanti-naturelle"; le déséquilibre et la débauche

Chapitre 2; L'hypocrisie~effet social de la morale idéaliste

Chapitre 3: La question des engagements personnels irrévocables Conclusion Bihliographie p.2 p.6 p.17 p.25 p.36 p.46 p.57 p.69 p.77 p.84 p.96 p.IOI

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Introduction:

A partir de lafin du XVIIe siècle, l'Angleterre influence fortement les Français par son avance ~l1T les plans religieux., politique et économique. Après 1750, lorsque les

écrivains français ne sont plus des courtisans pensionnés, ils peuvent se permettre de critiquer plus librement les traditions qui leur semblent désuètes et s'inspirer du modèle anglais pour proposer de nouvelles façons de voir les choses. C'est ainsi que la pensée de Bacon, de Newton et de Locke est répandue en France, entre autres par Voltaire. Avec l'élahoration de la théorie de la gravitation et les découvertes en matière de physique et d'astronomie qui s'ensuivent. la science et le progrès deviennent à la mode, même dans

les salons, ce qui encourage sans aucun doute les philosophes à revendiquer le progrès religieux, moral, politique et juridique. Diderot n'échappe pas à ce courant auquel on a rétrospectivement attrihué le nom d' "anglomanie": les nombreuses références qu'il fait à l'oeuvre des empiristes anglais et son travail de traduction en témoignent.

Ce n'e~t pourtant là qu'un des pôles de la philosophie des Lumières: à cet empirisme rationaliste s'oppose en effet l'idéalisme métaphysique, issu principalement de la pensée de théologiens et d'ecclésiastiques, tels Berkeley, en Angleterre, et Malebranche, en France. Ceux-ci rejettent l'existence d'un monde matériel et voient en Dieu la source unique de nos idées, ce dont ils se servent afin de cautionner 1·existence de vérités éternelles et universelles dans les questions de morale. L'idéalisme que vise habituellement Diderot a toutefois une acception plus large que celui que nous venons de définir: il s'agit de rassise philosophique de la morale chrétienne traditionnelle, en fonction de laquelle s'organise la société, et, finalement. tout simplement, de cette morale elle-même. En fait,

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.(

o(

chez Diderot, idéalisme et chri~~anismedeviennent pratiquement ~)'Ilonymes.

Nous essaierons dans ce travail d~identifierles points sur lesquels Diderot est en désaccord avec les "idéalistes": que reproche-t-i1 exactementàleur doctrine philosophique'! Pour répondre à cette question, nous avons choisi de procéderà une étude thématique de roeuvre romanesque du philosophe. Dans cette catégorie d~écrits, nous classons bien évidemment

Les

Bijoux indiscrets, Jacques le Fataliste et son maîtte,LeNeyeu de Rameau

et

La

Reli~euse, considérés comme des romanà part entière, mais aussi quelques contes

ne différant des romans de Diderot que par leur ampleur: L~Qiseau blanc, conte bleu, Mystification, Les Peux amis de Bourbonne, Ceci n~est pas un conte et Madame de

La

Cadière. Nous incluons également dans ce corpus quatre dialogues qui sont identifiés comme étantdes contes dans deux éditions importantes de l'oeuvre de Diderot, celles de M. Herhen Dieckmann et de Mme Lucette Perol: Entretien d~un père avec ses enfants, Entretien d'un Vhiloso.pbe avec Mme la Maréchale de

***,

Cingmars et Perville, ainsi que

La MaTQuise de Claye et le Comte de St-Alban. En fait, lorsqu'on lit ces quatre derniers

écrit~, on s'aperçoit rapidement que, en dehors de leur taille, rien ne les sépare vraiment

du roman dialogué qu'estLe Neveu de

Rameau.

Il faut cependant mentionner que nous ne sommes pas totalement assurés du fait que Diderot ait écrit seul les deux derniers dialogues: après avoir soumis les textes en question à un examen informatique de la fréquence de certains mots employés par Diderot, M. Richard L. Frautsehi arrive en effet à la conclusion partielle suivante: "we propose placingLa MarQ.Uise de Claye on the fringe of the Diderot canon and assigning the dj~,.eetpresence of a noo-Diderot band (or bands)

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(

to CinQmars"1.

En effectuant une lecture attentive de ces treize textes, il nous sera possible de parvenir à l'identification des passages où rauteur critique l'idéalisme. Nous comptons également sur divers textes critiques abordant des thèmes connexes, dont nous donnons la liste en biblioraphie, pour atteindre le but que nous nous sommes fixé.

Pour ce qui est de la division de notre essai, nous avons adopté une classification en trois parties, ponant chacune sur un thème important relié à cette "doctrine" philosophique: la métaphysique, la morale, ainsi que la psychologie du comportement en société. Chacune de ces parties est divisée en trois sous-thèmes: la première partie, ponant sur la métaphysique, comportera les sous-thèmes suivants: Dieu et les religions, les mythes et les superstitions, ainsi que le libre-arbitre; la seconde partie, abordant l'aspect moraJ, sera divisée ainsi: les fondements et les conséquences de la morale traditionnelle, les assises de la "vertu ", et finalement., 1"imposition du code moral: le système judiciaire; la troisième partie aura pour objet la psychologie du comportement en société et incluera trois sous-thèmes: les effets personnels d'une morale "anti-naturelle": le déséquilibre et la deôauche, rhypocrisie comme effet social de la morale idéaliste, et la question des engagemenl~

personnels irrévocables.

Présupposant la constance des idées du philosopheà travers les trente-quatre années nécessitées par la rédaction de son oeuvre romanesque, nous éviterons d'en faire une étude chronologique. Dans un autre ordre d'idées, nous ferons une large place aux extraits tirés

• Richard L. Frautschi, «Did Diderot author La Marquise de

Claye et le Comte de st-Al.ban and cinqmars et Derville?», in

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des textes de Diderotafin que le lecteur se fasse une meilleure idée de rexpression de sa pensée ainsi que de la subtilité et du nombre des attaques qu'il dirige contre l'idéalisme. Ce mémoire de maîtrise ne prétend pas résoudre toute la question de la bataille contre l'idéalismeà laquelle Diderot s'est livré. Cependant, nous croyons qu'il a le mérite d'être UDe bonne étude préparatoireàune thèse plus avancée qui pourrait peut-être éclairer certaines zones encore peu comprises de l'oeuvre du philosophe.

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(

Première partie: La métaphysique

Chapitre 1: Dieu et les religions

D'après Eric-Emmanuel Schmitt, "il Y a peu de philosophes moins hantés par le divin que Diderot

r..

-1:

[celui-cil est peu soucieux d'affinner ou même de nier Dieu; il récarte tout simplement"2

• Cependant, malgré cette indifférence dont parle

M. Schmitt" Diderot a beaucoup écrit sur Dieu et les religions, toujours en réaction aux autres discours ponant sur le sujet.

Toute religion repose sur la notion d"un Dieu. Or, ce Dieu, personne ne le connaît, ce qui entraîne inévitahlement, selon Diderot, chez chaque individu, une conception différente de l'être suprême. Chacune de ces idées de Dieu est valable, à la condition que l'on adhère au principe de I"existence d'un Dieu, puisque l''humain n'a aucun moyen de vérifier ses conjectures: "Les hommes se divisent bien entre eux sur des choses réelles; comment s'accorderaient-ils longtemps sur des objets imaginaires? Ils sont ahandonnés à

leur imagination, et il n'y a aucune expérience qui puisse les réunir"3.

2 . Eric-Emmanuel Schmitt, Diderot et la métaphysiQue, Thèse de 3e cycle, Université

de Paris V, 1987. Les renvois à cet ouvrage seront désonnais indiqués par le sigle EES.

3. Diderot, Encyclopédie, art. PERSES, Briasson, David, Durand et Le Breton, Paris, 1751,

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Pour Diderot~ la religion~ même ~i eUe poursuit en principe un but pacifique de nlpprochement des individus~ a de nombreux effets négatifs qui annulent ses rares effet'i positifs:

elle a créé et elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations. Il n~y a pas un musulman qui n~imaginât faire une action agréable à Dieu et au saint prophète, en exterminant tous les chrétiens, qui de leur côté ne sont guère plus

tolérant~. (... ) Elle a créé et elle perpétue dans une même contrée des divisions

qui sont rarement éteintes sans effusion de sang ( ... ). Elle a créé et elle perpétue dans la société entre les citoyens, et dans les familles entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu'il était venu pour séparer 1~époux de la femme, la mère de ses enfants, le frère de la soeur, l'ami de l'ami, et sa prédiction ne s'est que trop fidèlement accomplie.4

En fait. Diderot considère que les minces hienfaits de la religion sont loin de compenser ses immenses conséquences négatives. Dans l'Entretien d'un philosophe avec Mme la maréchale de ***, il va même jusqu'à demander: "si un misanthrope s'était proposé de faire le malheur du genre humain, qu'aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensihle, sur lequel les hommes n'auraient jamais pu s'entendre, et auquel ils auraient attaché plus d'importance qu'à leur vie?" (p. 135)

Il est dès lors évident que, partant de cette opinion négative qu'il a de la religion en général, Diderot ne peut adhérer à aucune. C'est à la notion même de Dieu qu'il s'attaque dans plusieurs écrits~ dont JacQues le Fataliste, où il nous démontre en effet que

4. Diderot, Entretien d'un philoso.phe avec Mme la Maréchale de ***, in Qeuvres

Complètes, éd. par R. Lewinter, Club français du livre~ t.ll, p.135. Les renvois à cet ouvrage seront désormais indiqués par le sigle EM.

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le Dieu chrétien qui n'est censé être que bonté et justice permet que l'on fasse du mal à des gens qui font le bien. Par exemple, lorsque Jacques raconte à son maître l'agression dont il a été victime à la suite d'un acte de charité, ce dernier s'indigne et met en doute la honté et la justice de Dieu:

Dis-moi donc comment celui qui a écrit le grand rouleau a pu écrire que telle serait la récompense d'une action généreuse? Pourquoi moi, qui ne suis qu'un misérable composé de défauts, je prends ta défense, tMldis que lui t'a vu tranquillement attaqué, renversé, maltraité, foulé aux pieds, lui qu'on dit être l'assemblage de toute perfection'P

Diderot accuse ici l'illogisme de la religion chrétienne; en effet, comment honorer un Dieu dont le dogme prescrit à rindividu de faire le bien, alors qu'il permet que ce même individu soit "récomPensé" du bien qu'il a fait par un châtiment?

De même, il apparaît dans La Re1j~ieuse que le Dieu de la religion chrétienne est injuste: la mère de Suzanne a péché en concevant sa fille cadette en dehors des liens du mariage. Que sa courte faute, imputable à ce qu'il y a de naturel et d'inconstant en elle, lui vaille un châtiment éternel dans rau-delà, même si celui-ci n'est qu'hypothétique, semble déjà déraisonnahle et excessif aux yeux de Diderot; mais que ce soit Suzanne elle-même qui expie de son vivant, en restant au couvent toute sa vie contre son gré, le crime commis parsa mère, cela est intolérable: pourquoi "envoyer le coupable demander pardon à Dieu de ri~jure faite à l'homme"? (EM p.138) Diderot soulève, une fois de plus, le problème de la disproportion de la peine conséquente à la faute.

5. Diderot, JacQues le Fataliste et son maître, in Oeuvres çomplètes~ éd. par H.

Dieckmann., Hermann~ 1981, 1.23, p.99. Les renvois à cet ouvrage seront désormais indiqués par le sigle JF.

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1.

Cette qu~1ion estd'autant plus cruciale que la religion chrétienne n'a pas trouvé, selon Diderot, de véritahle explication à l'apparente injustice de son dieu. Ainsi, pour justifier le mal qu'autorise Dieu enversJacque.~qui vient de faire le bien, on diraquec'e~1

une épreuve qu'il envoie afin de fortifier l'homme. Mais Suzanne soulève, à son tour, un des nombreux points qui témoignent de l'illogisme de la religion chrétienne: "le même mal vient, ou de Dieu qui nous éprouve, ou du diable qui nous tente"6. Donc, selon le dogme religieux, deux causes distinctes pourraient avoir un même résultat, ce qui ne saurait satisfaire Diderot. Celui-ci écrit d'ailleurs dans JacQues le Fataliste que, suivant l'ouvrage de Dom la Taste, "Dieu et le Diable font également des miracles" (IF, p.273) et que l'on ne peut distinguer les miracles issus de l'un ou de l'autre que par la doctrine qui les gouverne: "Si la doctrine est bonne, les miracles sont de Dieu; si elle est mauvaise, les miracles sont du Diahle" (p.274); ce que Jacques ne peut concevoir: "Et qui est-ce qui m.apprendra à moi pauvre ignorant si la doctrine du faiseur de miracles est bonne ou mauvaise? (... ) Que vous importe que ce soit de par Dieu ou de par Béelzébuth que votre cheval soit retrouvé? En ira-t-il moins bien?" (Ibid.)

Comme on peut le constater, Diderot est déjà fort critiqueà l'égard du christianisme

à l'époque de la rédaction de JacQues le Fataliste et de

La

Reli2ieuse, mais c'est à partir de 1747, lorsqu'il se met à écrire Les Bijoux indiscrets, qu'il s'attaque véritahlement à la religion en général. Que la rédaction de cet ouvrage, jugé obscène à l'époque, ait été précipitée ou non par l'envie de remporter un pari fait avec Mme de Puisieux, et quoique

6. Diderot, La Reli2ieuse, in Oeuvres Complètes, éd. par H. Dieckmann, Hermann, 1981,

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(.

(

le procédé litténlire à l'oeuvre dans ce texte ne soit pas une innovation7

, il demeure que s'y mêle à l'érotisme une étude finalement sérieuse ponant sur Dieu et la religion. Aram Vartanian explique que le cboix que fait Diderot de mettre à 1"essai ses facultés philosophiques à l''intérieur d'un roman érotique en apparence anodin est justifié par 1"aspect suhversif inhérent àce genre littéraire:

Car c'est le propre de l'érotique" quand ilse mêle à une réflexion sérieuse, de valoriser et de renforcer les démarches intellectuelles qui lui ressemblent en profondeur. En paniculier, il aiguillonne la curiosité en ce qui concerne les vérités défendues; encourage 1"audace et l'irrespect" surtout face aux mensonges consacrés.8

Par exemple, si l'on examine, dans Les Büoux indiscrets, ce qu'il est convenu d'appeler LeDialQ~e de l' Homme Qui avait deux nez et de l' Homme

Q.Ui

avait deux trous

ID.!.JJU.

on s'aperçoit que cet épisode est" en fait, une parodie de rEvangile. La première

ane~1ationdu caractère parodique de cet écrit se trouve dans la version que Grimm publia

dans la Corresvondance littéraire. On Y retrouve une phrase qui ne s'estpa~rendue jusqu'à nous dans la version finale: "Ce rêve n'est que la parodie de l'Evangile en burlesque."9 Le

hut, didactique et ironique à la fois, de ce passage est en effet plus clairement perceptihle lorsqu'il est mis en relation avec la "leçon évangélique de tolérance réciproque tirée de saint Matthieu (Matthieu 7: 1-3]" (BI p.287, note).

Le deuxième indice de ce caractère parodique nous est donné lorsque Mangogul

7. Montesquieu l'a déjà utilisé, en 1721, dans les Lettres persanes.

&. Introduction aux Bijoux indiscrets, p.4.

9. Diderot, Les Bijoux indiscrets, in Qeuvres Complètes, éd. par H. Dieckmann, Hermann, 1981, t.3" p.287, note. Les renvois à cet ouvrage seront désormais indiqués par le sigle BI.

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(

(

rappone les paroles d~Anofore. Celui-ci pastiche les saintes écritures (Luc~ 3: 16-17) en ce qu'il reprend àson compte les paroles par lesquelles Jean-Baptiste annonce la venue du

Christ: "c'est moi qui fais des culs à ceux qui n~en ont point.

n

faut que je lui en fasse un~

c'e~1la volonté de celui qui m~envoie; et après moi ilen viendra un autre plus puissant que moi: il n'aura pas de vilebrequin~ il aura une gouge, et il achèvera avec sa gouge de restituer ce qui lui manque." (p.265)

L'idée d'associer l'Evangileà un passage aussi scabreux ne laisse pas de doute sur l'intention subversive de l'auteur. De plus, Diderot introduit dans le roman ce rêve de Mangogul en mentionnant qu~il survient au moment où s'éleva dans l'empire un trouble "causé par l'usage du pénum" (p.26l); Diderot s'inspire ici d'une anecdote qu~il a également rapportée dans son article ZENDA VESTA (sic) de l'EncycIOJ)édie. En lisant cetarticle, on voit immédiatement quel jugementil porte sur les événements relatés, ainsi que le lien qu'il fait entre la situation décrite et celle mise en scène dans le rêve de Mangogul:

Arrivé à Surate, M. Anquetil trouva les parsis divisés en deux sectes animées l'une contre l'autre du zèle le plus furieux. C... ) De quoi s'agissait-il entre ces sectaires, qui pensèrent à tremper toute la contrée de leur sang? De savoir si

lepenon, ou la pièce de lin de neuf pouces en carré que les parsis portent sur le nez en certains temps, devait ou ne devait pas être mise sur le nez des

agonisant~. (ENC. art. ZENDA VESTA, XVIII, p.701)

Dans Les Bijoux indiscrelf), une raison similaireestdonnée pour expliquer l'origine du trouble., à la différence que, une fois de plus, Diderot fait intervenir un élément

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(

.

{

réformateurs prétendirent qu'il fallait le mettre au derrière" (p.261). C'est alors que Mangogul. qui avait eu à écouter les deux parties débattre decette question, a une vision mettant en scène "deux graves personnages dont l'un croyait avoir deux nez au milieu du visage. et rautre deux trous au cul" (p.261). La suite du rêve de Mangogul donne, au premier abord, l'impression d'un intermède obscène, alors qu'en bout de ligne, il s'agit plutôt d'une parabole, parodie de celIe de saint Matthieu, donnéeparMangogul à ses sujets afm de les exhorter à la tolérance et d'apaiser la discorde théologique. Le message que livre le sultan aux antagonistes est donc simple: les guerres que selivrent les deux camps religieux sont superflues lorsqu'elles portent sur des sujets aussi futiles que celui-ci. Par cette allégorie. Diderot nous fait donc voir un autre effet négatif de la religion sur l'individu: il illustre "la concurrence futile des systèmes métaphysiques et lafolie de leurs tenants. qu' il nous montre acharnés à des disputes aigres et sans trêve sur des questions où personne n'a jamais rien entendu" (p.285, note).

Dans Les Bijoux indiscrets, on retrouve un autre chapitre extrêmement imponanL centré sur le même personnage de Mangogul, celui du Rêve deMan~QIWI.ou voya~e dan.~

la ré2ion des hypothèses, dans lequel Diderot nous enseigne que la voix de }' Expérience remporte sur la spéculation et l'hypothèse. Dans ce chapitre, l'hypothèse, manne des systématiseurs, est décrite sous la forme d'un ~fice qui n'a pas de fondements, qui ne

ponesur rien. Dans une allégorie transparente, l'activité principale de ces "systématiques" est décrite comme consistant à "ponerjusqu'aux nues" (p.132) des bulles soufflées par un vieillard perché sur une trihune "posée comme sur la pointe d'une aiguille et s'y (soutenant] en équilihre" (Ibid.) .

(20)

1

(

Au cours de ce songe~ MangoguJ rencontre un personnage qui seprésente sous le nom de Platon et qui dit avoir~ loin de la région des hypothèses, un -petit sanctuaire où

[il conduit

1

ceux qui reviennent des systèmes" (Ibid.) et où il les occupe "à connaître 1~homme, à pratiquer la vertu et à sacrifier aux Grâces" (Ibid.). Tandis que Platon lui explique la déchéance de ce qui fut autrefois le temple de la philosophie, Mangogul voit rExpérience arriver, sous la forme d~un enfant frêle qui grandit au point de devenir un colosse: "je vis l'Expérience approcher, et les colonnes du portique des hypothèses

chanceler, ses voûtes s'affaiser, et son pavé s'entrouvrir sous nos pieds.

< <

Fuyons. me dit encore Platon, fuyons: cet édifice n'a plus qu'un moment àdurer.

> >"

(p.134)

Mangogul est celui "qui voit et entend tout", tandis que Minoza est "celle qui interprète et qui essaie de comprendre"lO. Ils sont donc les pôles de la philosophie

diderotienne qui s'eôauche dans ce roman: ils représentent l'expérience, l'observation et la réflexion. D'un autre côté, on remarque à plusieurs reprises dans le roman que la voix de l'opinion, par les "on dit", et par celle de personnages inconnus, par exemple "un vieux politique". "unédenté", serventà introduire une "penséedésuète et décadente" (Ibid.). Ces voix représentent celle de l'Eglise et même parfois celle des savants de l'époque, car elles font partie des "dialogues interprétatifs du phénomène des bijoux parlants: [ces voix) servent à l'auteur pour ironiser sur les explications de la science et de la foi; elles rapportent les disputes théologiques et scientifiques" (Ibid.). Il n'y a en fait que les "bijouxft (la nature) qui disent vrai et il n'y a que l'anneau magique de MangoguI qui

!O. M. Boixareu Vilaplana, "Dialogue et procès narratifdans

< <

Les Bijoux indiscrets> > et

< <

La Religieuse> > ft~ in Narrativa fran

cesa

en el siilo XVIII, 1988, p.158.

(21)

(

puisse les faire parler.

Il demeure cependant que les deux clans mis en présence dans le roman, soit les scientifiques et les Bramines, ont trouvé à ce que Diderot nomme "le caquet" des bijoux des explications qui leur semblent satisfaisantes: pour les systématiseurs, il ne s'agit que d'un phénomène physique que rOD devrait pouvoir susciter à volonté, à raide de techniques ou d'instruments spéciaux, tandis que de l'avis des bramines, "il fut décidé qu'on chargerait les meilleures plumes de prouver en forme que 1"événement était surnaturel, et qu'en attendant l'impression de leurs ouvrages., on le soutiendrait dans les thèses, dans les conversations particulières., dans la direction des âmes., et dans les harangues puhliques" (BI p.76). Mais, chez les hramines, Diderot rapporte deux tendances: "Ceux qui n'étaient guère sortis de leurs cellules, et qui 0'avaient jamais feuilleté que leurs livres, attribuèrent le prodige à Brama" (Ibid.); par contre, ceux qui "fréquentaient les alcôves. et qu'on surprenait plus souvent dans une ruelle qu'on ne les trouvait dans leurs

cahinet~, craignant que quelques bijoux indiscrets oe dévoilassent leur hypocrisie,

accusèrent de leur caquet Cadabra, divinité malfaisante, ennemie jurée de Brama et de ses serviteurs" (lhid.). Le fait que Diderot mette en présence deux clans chez les religieux n'est pas neutre; d'un côté, on refuse de chercher une explication autre que celle de l'intervention divine au havardage des "bijoux", tandis que de l'autre, pour sauver leur réputation., les hommes de religion n' hésitent pas à attribuer au diable ces mêmes

événement~.

Cette forme d' institutionnalisation du mensongeest, selon Diderot, l'aboutissement normal de la religion~ alors que. pour lui, la vérité devrait être une recherche constante

(22)

(

plutôt qu'une bulle ou une encyclique. A ces mystifications constantes de la science spéculative et de la religion, Diderot oppose constamment la force et la sagesse de la nature, mais ~"Urtout Ja recherche incessante des vérités:

je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue; et qu'au contrdÏre, la vérité sert nécessairement à la longue, bien qu'il puisse arriver qu'elle nuise dans le moment. D'où je serais tenté de conclure que rhomme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération. (NR p.78)

Diderot fait malgré tout preuve de tolérance au moment où il démontre le ridicule et l'illogisme des religions: "Je pennets à chacun de penser à sa manière, pourvu qu"on me laisse penser àla mienne; et puis, ceux qui sont faits pour se délivrer de ces préjugés [la religion) n'ont guère besoin qu'on les catéchise." (EM p.139) Diderot respecte donc la croyance de son interlocuteur lorsqu'il discute avec la maréchale du problème de la religion révélée et pose le christianisme comme "chimère antagoniste de la réalité" (p.128). En effet. comme il l'écrit à Catherine II, "c'est la superstition et non la religion qui produit tous les maux", mais "il n'y a qu'à considérer que la notion d'une divinité dégénère nécessairement en superstition. Le déiste a coupé une douzaine de têtes à l'hydre; mais celle qu'il lui a laissée reproduira toutes les autres."11

La façon qu'a Diderot d'amener l'autre à dépasser le mensonge de la religion est simple: ilen démontre clairement le ridicule et propose d'utiliser les sens et la raison pour

trancher la question: "puis-je croire contre le témoignage de mes sens une vieille fable dont

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(

on ignore la date~ que chacun arrange à sa manièTe, et qui n'est qu'un tissu de cin;onstances absurdes sur lesquelles ils se mangent le coeur et s'arrachent le blanc des yeux?" (EM p.142). En cela, Diderot est un véritable matérialiste opposé àridéalisme et à ses fausses croyances; un défenseur de la recherche constante de la vérité et de la tolénmce.

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(

Chapitre 2: Les mythes et les superstitions

En relevant dans roeuvre de Diderot les allusions àla superstition qui y sont disséminées., on se retrouve., vu leur nombre, face à une critique assez virulente de ce type

de déviation du sentiment religieux. L'auteur parsème en effet tous ses écrits de traits dirigés contre les "superstitions"., qu'elles soient reliées ou non au cuIte.

Dans Les Bijoux indiscrets, par exemple., lorsque Codindo est appelé par le sultan pour faire l'horoscoPe de son fils nouvellement né, il est bien emban-dSsé, "car le pauvre homme ne savait non plus lire aux astres que vous et moi" (BI p.37). Codindo, tout en étant "aruspice" de son état., saitfort bien qu'il n'estpa~en son pouvoir de prédire l'avenir du nourrisson; c'est pourquoi il s'adresse au sultan en disant: "j'en imposerais à Votre Hautesse, si je me parais devant elle d'une science que je n'ai point. Les astres se lèvent et se couchent pour moi comme pour tous les autres hommes, et je n'en suis pas plus éclairé sur l'avenir que le plus ignorant de vos sujets." (Ibid.) Cependant, le sultan lui demande quand même de prédire ravenir: "laissez manger en repos vos poulets, et prononcez sur le sort de mon fils, comme vous fites dernièrement sur le rhume de la perruche de ma femme." (Ibid.) Après de multiples simagrées, Codindo se prononce de façon très vague, ce qui suscite la déception du sultan. Codindo le supplie de l'excuser et "de considérer que c'en était bien assez pour le Peu de temps qu'il était devin" (p.38), puisque quelques instants auparavant, il n'était pas plus devin que le sultan lui-même. On

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-1

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voit donc bien quelle est la tendance naturelle de l'e~-prithumain: même si Codindo affirme qu'il ne possède pas la science des oracles qu'on lui prête.. on ne veut pas 1"entendre et on l'obligeà inventer des prédictions. Le sultan.. en astreignant Codindoàle mystifier.. vient

confirmer l'observation que Diderot met dans la bouche de la suivante de la favorite: la Vérité "parle peu en présence des souverains"12.

Notons en passant l'effet comique qui se dégage de ce passage impliquant Codindo, et qui commence par le nom que porte ce dernier. Ce type de procédé se retrouve dans plusieurs autres passages relatifs aux superstitions, tels que celui où Diderot décrit J'existence de Cucufa, le génie du sultan: "Le génie Cucufa est un vieil hypocondriaque

qui ( ... ) s'est réfugié dans le vide, pour s'occuper tout à son aise des perfections infinies de la grande Pagode, se pincer, s'égratigner, se faire des niches, s'ennuyer, enrager et crever de faim." (BI p.42)

De même, lorsque les voyageurs du sultan reviennent de contrées éloignées avec des notes portant sur la façon d'assortir "mathématiquement" les "bijoux" afin que les unions soient réussies, le procédé comique est encoreà roeuvre. Tout d'abord, relatent les voyageurs, les prêtres ont déterminé les rapports de chaleur nécessaires entre deux époux, puis ils ont gradué des thermomètres s'adaptant au "bijou" des femmes et d'autres à celui des hommes. Au cours d'une "oPération sainte" (p.269) à laquelle assiste toute la

12. Diderot, L'Qiseau hlanc, conte hleu, in Oeuvres Complètes, éd. par H. Dieckmann,

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(

(

population, on thennométrise les deux futurs époux et selon lerapportmarqué par le rituel, le prêtre leur accorde ou leur défend de se marier. Le prêtre expliquant au voyageur ce rituel sacré pousse encore un peu plus loin le grotesque en ajoutant:

S'il arrive que le thermomètre sacré soit d'une dimension à ne pouvoir être appliqué à une jeune fille ( ... ), alors un des mes acolytes la dispose au sacrement, et cependant tout le peuple est en prière. Tu dois entrevoir, sans que je m'explique, les qualités essentielles pour l'entrée dans le sacerdoce, et la raison des ordinations. (... ) Plus souvent le thennomètre ne peut s'appliquer au garçon, parce que son bijou indolent ne se prête pas à l'opération. Alors toutes les grandes filles de l'île peuvent s'approcher et s'occuper de la résurrection du mort; cela s'appelle faire ses dévotions. On dit d'une fillezelée pour cet exercice qu'elle est pieuse. {p.27D-271)

Dans ce passage licencieux à souhait, Diderot s'en prend non seulement à la religion et à ses systèmes, mais également à la crédulité des peuples. En présentant les traditions des habitants d'une contrée éloignée et en mettant en évidence ce qu'elles ont d'inconsciemment immoral, Diderot vise, malgré la distance qu'il s'efforce de maintenir entre elles et les traditions françaises, à susciter chez son lecteur une comparaison entre ces deux systèmes de croyances. En effet, Diderot parodie la religion pour faire ressortir les idées fausses qu'elle peuf mettre dans la tête des croyants, rendantainsi plus visibles leurs conséquences sur la vie, non seulement du peuple e10igné mais, par extension, sur celle de ses propres compatriotes.

Cette façon qu'a Diderot d'insérer dans ses écrits des passages comiques impliquant des superstitions n'a pas, bien sûr, que des visées ludiques ou grivoises. Il apparaît en effet que c'est le moyen qu'il utilise pour démontrer les conséquences néfastes des superstitions,

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mais surtout pour démontrer tout le ridicule des croyances religieuses. Lorsque Diderot rdille ces attitudes irrationnelles et magiques, il ne tourne donc pas en dérision que la superstition dont il e~1. question à ce point; il incite également son lecteur à rire de l'ensemble des superstitions, y compris la religion.

Par le rire, il procède en effet à une certaine démystification des croyances populaires et religieuses en ce qu'il ramène à un niveau concret, en mettant en scène des événements impliquant des superstitions, ce qui n'était auparavant que pure métaphysique. On JlOurrait citer en exemple le passage de JacQues le Fataliste où, alors que le valet tente de convaincre son maître qu'il n'y a pas "de blessure plus cruelle que celle au genou" (JF p.25). ils sont suivis par un homme, chirurgien de métier, portant une fille en croupe, qui tient à prouver par rexpérience que Jacques a raison: "pour démontrer il pousse sa compagne. lui fait perdre l'équilibre et la jette à terre, un pied pris dans la basque de son hahit et les cotillons renversés sur sa tête" (p.26). La souffrance de la jeune femme n'emPêche évidemment pas Jacques de faire une réflexion grivoise quant au rôle joué par la fatalité dans cet événement fâcheux pour elle. Diderot fait donc appel à l'expérience et au rire pour évacuer une question autrement sans réponse sûre.

Cependant, le comique n'est pas toujours à l'oeuvre dans les passages d'où se dégage une critique de la superstition. Considérons, par exemple, le fragment de JacQues

le Fatali~1e où le cheval du valet le mène constamment à des fourches patibulaires, ainsi

que la réaction superstiti~use du maître:

Voilà une singulière allure de cheval de mener son cavalier au gibet! ... Qu'est-ce que Qu'est-cela signifie, disait Jacques? est-ce un avertissement du destin'! -Mon

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(

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ami., n'en doutez pas. Votre cheval est inspiré., et le fâcheux, c'est que tous ces

prono~tics,inspirations, avertissements d'en hautparrêves,parapparitions, ne

serventàrien, la chose n'en arrive pas moins. (... ) L'arrêt du destin prononcé deux fois par votre cheval s'accomplira. (p.76)

Diderot contredit toutefois nettement l'opinion du maître lors du dénouement de cet épisode et apporte une explication vraisemblableàla manie du cheval. Il apprend en effet plus loin à son lecteur que le cheval monté par Jacques appartenait auparavant à un hourreau et que ses courses le menant au gibet ne seraient que l'effet d'une "déformation professionnelleft • • • Diderot apporte donc une solution naturelle à un problème ayant suscité

une réaction superstitieuse.

Dans Mystification, conte écrit vers 1768, il nous montre qu'il connaît les mécanismes de la superstition lorsqu'il les fait jouer dans un passage où il s'agit de faire rendre à un ami nouvellement marié les portraits que ce dernier avait donnés à une maîtresse abandonnée. Dans ce conte, inspiré d'une situation réelle, Diderot met en scène un faux médecin turc qui va tirer avantage de la crédulité et de l'esprit superstitieux de la maîtresse, Mlle Domet, pour arriver à ses fins. Ainsi, Diderot décide de

tirer parti des inquiétudes qu'elle (Mlle Domet) avait sur sa santé, et de supposer à ces portraits une influence funeste qui l'effrayât. Voilà qui est bien ridicule, me direz-vous. D'accord. Mais d'un autre côté il est si agréable de se hien porter, les portraits d'un infidèle sont si peu de chose; il y a un si grand fond à faire sur l'imagination d'une femme alarmée, et en général les femmes sont si crédules et si pusillanimes en santé, si superstitieuses dans la maladie'3

13. Diderot, Mystification, in Oeuvres Complètes, éd. par H. Dieckmann, Hermann, 1981, t.12, p.390. Les renvois à cet ouvrage seront désormais indiqués par le sigle MY.

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(

Le médecin Ifturc" , Desbrosses, examine superficieUement MUe Domet., lui affirme qu'elle est effectivement malade., et "La demoiselle Domet était si curieuse de faire dire la vérité au docteur, qu"à mesure qu'il parlait (... ), son visage prenait 1"expression de la tristesse" (MY p.393-394). A force de termes médicaux, notamment les "fibres" et la "rétine" que Desbrosses mentionne dans leur conversation., et de pseudo-sciences, telles l'onéirocritique et la chiromancie auxquelles il a recours, il réussit à parler d'eUe-même à Mlle Domet, "de sa vie passée, de son état Présent, de ses moeurs., de son tempérament., de son esprit, de ses passions, de son coeur, de son caractère, de ses intrigues, côtoyant la vérité d'assez près pour n'être ni trop clair, ni trop obscur" (p.397). Il recommande ensuite à Mlle Domet de se défaire de tout objet pouvant lui rappeler certaines situations, arguant de leur influence néfaste sur la santé. Il lui donne en effet plusieurs exemples de maladies psychosomatiques causées par des objets rappelant des souvenirs, en plus de l'explication médicale du phénomène justifiant qu'elle se débarrasse des portraits, puis, il la flatte en soulignant la "sagacité naturelle" (p.403) des femmes. Et c'est ainsi que, comme le dit Lui dans Le Neveu de RameaU., "on avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte; et l'on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère" (NR p.80). Lorsque Diderot rencontre Mlle Domet et que celle-ci lui parle de son entretien avec Deshrosses, le philosphe conserve l'attitude sceptique qu'on lui connaît et lui dit: "Ne voudriez-vous pas que je donnasse, pour vous plaire, dans les sorciers, les revenants, les astrologues? Allez, ce prétendu médecin turc est un sot ou un fripon." (MY p.408) Par la suite, il convient cependant de l'effet fâcheux qu'ont sur la santé les objets qui éveillent des souvenirs malheureux. Puis, face aux arguments que Mlle Domet apporte pour justifier

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tantôt de garder, tantôt de se défaire des portraits, il abonde dans le même sens qu'elle., ce qui exaspère Mlle Domet:

MLLE DORNET. Savez-vous bien que ces gardez-les, ne les gardez pas sont d'une ironie et d" une indifférence insupportable?

DIDEROT. Si vous l'aimez mieux, faites l'un et l'autre. MLLE DORNET. Et comment cela., s'il vous plaît? DIDEROT. Confiez-les-moi. (p.410)

Encore que la séance finale au cours de laquelle, à raide d'un stratagème fort ingénieux mis en scène par Diderot et Desbrosses, Mlle Domet devait être si effrayéequ'elle aurait rendu les portraits 0'ait jamais lieu., il demeure que le philosophe fait preuve d'une

connaissance étendue des mécanismes de la superstition.

En fait.. il démontre clairement qu'il est facile de mystifier une personne crédule et superstitieuse si

r

on a recours simultanémentàla flatterie, àdes explications invérifiables par la victime et que l'on contribue à rendre la situation crédible en insérant plusieurs preuves controuvées et quelques exemples appuyant la thèse du mystificateur. Diderot prouve donc ce qu'il écrivait quelque vingt ans auparavant, dans Les Büoux indiscrets: si l'on ne connaît pas assez, si l'on juge trop rapidement, "on s'expose à prendre du cuivre pour de l'or (... ), un calculateur pour un géomètre... " (BI p.IS3).

Du reste, Diderot expose dans L'Oiseau bleu son idéal de doute systématique lorsqu'il décrit la personnalité de la fée Vérité: "pour des connaissances, personne n'en avait davantage et de plus sûres. Elle ne laissait rien entrer dans sa tête sans ravoir bien examiné." (OB p.332). Cette attitude sceptique ne saurait coexister avec la foi religieuse chez un humain, comme Diderot nous le démontreàplusieurs reprises, puisque la religion

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profite avant tout de la crédulité des peuples.

L·auteur associe justement le thème de la mystification à celui de la religion dans

La

Relii:ieuse~ roman écrit afin de faire revenir à Paris le marquis de Croismare. Diderot

reprend en effet l'histoire réelle de la situation peu enviable d'une religieuse désirant être relevée de ses voeux, et au

son

de laquelle le marquis s'était intéressé quelque temps auparavant. Tout comme Mystification et Les Deux amis de Bourbopne, ce roman au pathétisme assez appuyé témoigne d'un même désir de "monter une expérience divertissante permettant de mettre en parallèle créance et crédulité, vérité et illusion, histoire et poésie"14. Bien que les mystifications aient été un jeu assez répandu dans la société

française du XVIIIe siècle. il demeure que Diderot s'est intéressé de près à la question de la crédulité puisqu'il en a fait le thème principal d'au moins trois de ses écrits.

Dans l'Encyclopédie. la plupart des articles reliés aux mythes et aux superstitions

fi'ont toutefois pas été rédigés par lui. Cependant, comme en font foi les extraits qui

précèdent. la pensée des collaborateurs de l'ouvrage n'était pas très éloignée de la sienne. Qu'on en juge: "la superstition est un tyran despotique qui fait tout céder à ses chimères"

(art. SUPERSTITION, XV, p.670); "L'esprit humain une fois sorti des routes lumineuses de la nature, n'y rentre plus; il erre autour de la vérité, sans en rencontrer autre chose que des lueurs, qui (sic) se mêlant aux fausses clartés dont la superstition l'environne, achèvent de l'enfoncer dans les ténèbres." (ENC. art. FANATISME, VI~ p.393) Diderot n'aurait certainement pas renié de telles opinions.

{ 14. Georges May, Introduction de

La

Reli~ieuse.

p.4.

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Chapitre 3: Le libre-arbitre

Pour Diderot, l'individu e~l un "système soumis à un déterminisme rigoureux, et

partie du déterminisme universel"15 • Comme il ra écrit dans sa

Lettre

à Landois, "Nous

ne sommes que ce qui convient à l'ordre général, à rorganisation, à l'éducation et à la chaîne des événements"16. Puisque "tout est lié dans la nature", comme il le répète fréquemment, il s'ensuit que, pour lui, la liberté ne peut pas existerl1

• Bien sûr, elle existe

au sens "d'acte volontaire"lB, et ceci suffit à créer l'illusion de liberté, tandis qu'elle ne le peut pas au sens de "libre-arbitre".

Diderot ahorde ce sujet dans la Réfutation de rhomme: "On est fataliste, et à chaque instant on pense, on parle, on écrit comme si l'on persévérait dans le préjugé de la 1iherté"19: il semhle hien que ce soit justement ce que fait le héros de

r

ouvrage le plus important de Diderot à ce sujet, JacQues le Fataliste: il est fataliste parce que, à son avis, tout ce qui doit aniver arrivera, alors qu'il agit et réagit comme

s'

il était son seul maître.

:~. Pierre Hermand, Les Idées morales de Diderot, Paris. P.U.F., 1923, p.259. Les renvois à cet ouvrdge seront désonnais indiqués par le sigle PH.

16. Diderot, Lettre à Landois. in Oeuvres Complètes, éd. par H. Dieckmann, Hermann, t. IX, p.257.

17. Selon Eric-Emmanuel Schmitt, Diderot ne fait que postuler ceci sans le démontrer: "II argumente contre la liherté, mais argumente-t-iI pour le déterminisme? Ici Diderot, on doit le reconnaître, est pris de court. Le caractère métaphysique de son déterminisme apparaît avec netteté." (EES p.94)

U. Ceci semble être accepté par Diderot, quoique, dans les Eléments de physioIQ~ie,il ait

écrit: "La volontéestl'effet d'une cause qui la détermine; un acte de volontésans causeest une chimère". -Eléments de physiolo&ie, éd. Mayer, p.262.

!9. Diderot, Réfutation de l'homme, Section III, Seconde partie du premier volume, in Diderot. Oeuvres, 1.l, Robert Laffont, 1994, p.855.

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En effet. dans un passage capitat Diderot nous expose la pensée de Jacques en ce qui a trait au déterminisme et au libre-arbitre; selon M.Hennand, la philosophie de Jacquesest

si proche de celle de Diderot qu'on peut •considérer Jacques comme le porte-parole de I"auteur" (PH p.257), ce que contestent cependant plusieurs critiques, dont Eric-Emmanuel Schmitt. De l'avis de ce dernier, ce n'est pas sa propre philosophie que Diderot expose dans JacQues le Fataliste, mais bien "la perversion de celle-ci, sa caricature populaire. Contre la providence et le destin, il affirme l'interaction originelle des lois etdu hasard. " (EES p.94). Selon M. Schmitt, Jacques ne saurait donc être Diderot. Mais, puisque c'est "son capitaine qui lui avait fourré dans la tête toutes ces opinions qu'il avait puisées, lui, dans son Spinosa (sic) qu'il savait par coeur" (JF p.l90). Jacques n'a qu'une connaissance imparfaite, "de seconde main", du système panthéiste auquel iladhère, tout comme, selon plusieurs commentateurs, Diderot lui-même.

Quoiqu "il en soit. voici comment Diderot explique le système philosophique de Jacques ainsi que la ligne de conduite qui en découle:

Il croyait qu"un homme s'acheminait aussi nécessairement à la gloire ou à l' ignominie qu'une boule qui aurait conscience d'elle-même suit la pente d'une montagne. et que si 1"enchaînement des causes et des effets qui forment la vie

d'un homme depuis le premier instant de sa naissance jusqu'à son dernier soupir nous était connu, nous resterions convaincus qu'il fi'a fait que ce qu'il

était nécessaire de faire. (... ) Souventilétait inconséquent comme vous et moi, et sujet à oublier ses principes, excepté dans quelques circonstances où sa philosophie le dominait évidemment; c'était alors qu'il disait: Il fallait que cela fût, car cela était éërit là-haut. (p.189-190)

Jacques croit également que l'on est "heureusement ou malheureusement né; quelle que soit la somme des eléments dont je suis composé, je suis un, or une cause une n'a

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(

qu'un effet~j'ai toujours été une cause une~ je n'ai donc jamais eu qu'un effetà produire, ma durée n'est donc qu'une suite d'effets nécessaires" (p.189). La pensée déterministe de Jacques ne fait aucun doute. Cependant., il est aussi fataliste20 et même s'il mentionne souvent l'existence du "Grand Rouleau"21 contenant toutes les vérités et sur lequel est écrit le sort de chacun, Jacques tente tout de même de contrôler sa destinée. Par exemple, alors que son Maître et lui sont à la première auberge où ils dorment durant leur périple, Jacques enferme dans une chambre une bande de brigands. Il prend ensuite leurs vêtements, qu'il place dans sachambre, puis il verrouille la porte de chacune des chambres, emportant avec lui les deux clés. Lorsque son Maître lui demande pourquoi ne pas avoir rendu les clés avant leur départ, Jacques répond:

- C'est qu'il faudra enfoncer deux portes (... ), et que cela nous donnera du temps.

- Fort bien, Jacques; mais pourquoi gagner du temps? - Pourquoi? Ma foi, je n'en sais rien.

- Et si tu veux gagner du tenlps pourquoi aller au petit pas commetu le fais? - C'est que faute de savoir ce qui est écrit là-haut on ne sait ni ce qu'on veut., ni ce qu'on fait, et qu'on suit sa fantaisie qu'on appelle raison, ou sa raison qui

20. E.-E. Schmitt, à panir de La Morlière, Le Fatalisme ou Collection d'anecdotes poUf pfouver l'influence du sort sur l'histoire du coeur hUmain, définit l'acception de ce terme généralement admise au XVIIIe siècle.

n

s'agit, en résumé, de l'acceptation d'une causalité occulte; selon cette doctrine, un effet pourrait avoir plusieurs causes et une cause ne produirait pas nécessairement toujours le même effet. A ce sujet, voir EES p.90-91.

li. L'image du Grand Rouleau, issue de la cosmologie chaldéenne, fail partie de l'imagerie

populaire et est directement reliée à un Dieu-Scribe qui aurait écrit à l'avance le déroulement, le sort du monde. Cette image et des phrases du type "C'était écrit là-haut" reviennent environ à soixante-dix reprises dans le roman, ce qui produit un effet d'ironie constante en raillant le

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1

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n'est souvent qu'une dangereuse fantaisie, qui tourne tantôt bien, tantôt maI.(JF p.32-33)

Jacques "tâchait de prévenir le maI, il était prudent avec le plus grand mépris pour la prudence. Lorsque l'accident était arrivé, ilen revenaità son refrain etil était consolé. " (p.190-191) Il apparaît donc que, puisque le destin est "comme un grand rouleau qui se

déploie petitàpetitl l

(p.28), Jacques ne prend pas de risques: malgréson fatalisme, ilreste prudent et il prie même (p.177-178), à tout hasard. La philosophie de Jacques ne doit cependant rien aux philosophes ou aux prêtres; il s'agit plutôt d'une espèce de sagesse populaire que Jacques Proust, dans sa préface à JacQues le Fataliste, décrit comme étant

r

acceptation sereine et parfois même joyeuse de ce qu'on est et des grandes lois qui règlent la marche des choses, le refus inconditionnel, obstiné, têtu même de tout ce qui dans la société civile et dans l'institution religieuse essaie de contrarier cette marche, telle est la

philosophie

de Jacques et ce que j'appellerais volontiers le

spinozisme spontané

des gens de son espèce. (JF

Préface p.14)

Ainsi, lorsque Jacques parle de prudence, il dit: liMon Capitaine croyait que la prudence est une supposition dans laquelle l'expérience nous autorise à regarder les circonstances où nous nous trouvons comme causes de certains effets à espérer ou à craindre pour ("avenir. (JF p.33) D'ailleurs, selon Marie Souviron, "nous ne parlons de

fatalité ou de hasard que quand des enchaînements nécessaires de causes et d'effets, inconnus de nous, étrangers, interfèrent avec notre propre existence d'êtres conscients et

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(

sensibles"22 •

D'après Diderot, 1"individu est ce qu'il est à cause de son organisation physique; selon Mme Souviron encore, "même ce que nous considérons en nous comme le pluslibre,

affinités, goûts, penchants, ou le plus universel, raison, jugement, tout est soumis au

fatalisme de notreorganisation individuelle, àla maudite loidu tempérament" (MS p. 18). Quant à Jacques, Diderot dit de lui qu'il

ne connaissait ni le nom de vice, ni le nom de venu.

f... )

Quand il entendait prononcer les mots récompenses ou châtiments il haussait les épaules. Selon lui la récompense était l'encouragement des bons, le châtiment l'effroi des méchants; qu'est-ce autre chose, disait-il, s'ilo'ya point de liberté et que notre destinée soit écrite là-haut? (... ) D'après ce système on pourrait s'imaginer que Jacques ne se réjouissait, ne s'affligeait de rien; cela n'était pourtant pas vrai. Il se conduisait à peu près comme vous et moi. (... ) Il remerciait son bienfaiteur pour qu'il lui fit encore du bien; il se mettait en colère contre l'homme injuste, et quand on lui objectait qu'il ressemblait alors au chien qui mord la pierre qui l'a frappé, nenni, disait-il, la pierre mordue par le chien ne se corrige pas; l'homme injuste est modifié par le bâton (JF p.I89-191).

Selon Jacques, l'individu peut en effet être modifié. Pour illustrersapensée, il dit que s'il parle constamment, c'est qu'Oïl a été baîllonné pendant toute son enfance par son grand-père, nommé Jason ...

En fait, il semble bien que run des buts que Diderot cherche à atteindre à travers JacQues le Fataliste est non seulement de faire 1"exposé critique de ce que n~est pas la

22. Marie Souviron,

< <

Les romans de Diderot: une conception philosophique de l'homme> > , inEurQpe~ 62~ No.661, (1984), p.24. Les renvoisàcet ouvrage seront désonnais indiqués par le sigle MS.

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(

philosophie diderotienne ou d'exprimer l'ambiguïté de la condition de l' humain et de sa vocation morale, mais encore d'illustrer l'influence du milieu sur l'individu: une sorte de chaîne de causes et d'effets qui se superposerait à l'organisation de l'individu, laissant des stigmates. Ce parti-pris déterministe est illustré, par exemple, par l'épisode où le cheval du hourreau mène constamment Jacques sous des gibets ou lorsque le cheval de selle du Maître refuse obstinément de labourer, méprisant la charrue.

De même, on perçoit aisément les marques qu'ont laissées sur Suzanne, dans

La

Reli&ieuse, les années de couvent: son attitudetrahitsoo séjour en communauté religieuse, tout comme elle le fait pour Richard, dans Jacques le Fataliste:

il portait la tête un peu penchée sur l'épaule gauche, il était silencieux et n'avait presque aucun usage du monde; s'il faisait la révérence, il inclinait la partie supérieure de son corps sans remuer ses jambes; assis, il avait le tic de prendre les basques de son habit et de les croiser sur les cuisses, de tenir ses mains dans les fentes, et d'écouter ceux qui parlaient, les yeux presque fermés. A cette allure singulière Jacques le déchiffra, et s'approchant de l'oreille de son maître, il lui dit: Je gage que ce jeune homme a porté l'habit de moine. (JF p.186)

Mais Diderot va encore plus loin dans

La

Reli~euse. Ce roman peut d'ailleurs être considéré comme une illustration de la vision diderotienne du déterminisme: l'auteur a mis en scène plusieurs personnages afin de démontrer qu'une cause n'a qu'un seul effet. Ici, le cloître a le même effet sur toutes les personnes qui y habitent: les supérieures de Suzanne et les soeurs qui vivent avec elles souffrent de divers déséquilibres psychologiques.

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(

Souviron va même jusqu'à écrire:

On n"en finiraitpa~ de citer des exemples de cet entrecroisement desfatalismes

de l'organisation (de respèce et des individus) et del'éducation, prise au sens le plus large. (... ) Ainsi, à chaque instant, nous ne sommes que la résultante d"une somme de forces." (MS p.20)

Nous voyons donc que, pour Diderot, il n'est pas question de tabula rasa comme chez Helvétius: à la naissance" l''individu n'est pas achevé; il a des prédispositions, des penchants possibles, tant dans le domaine de la morale que dans celui de l'intellect, qui régissent son développement, déterminent ce qu'il sera. L'humain et son comportement sont, selon Diderot, la résultante, l'effet du déterminisme physiologique et de l'éducation conjugués. Dans la Réfutation d'Helvétius, il écrit: "L'avantage de J'éducation consiste à perfectionner l'aptitude naturelle, si elle est bonne, à l'étouffer ou àl'égarer, si elle est mauvaise: mais jamais à suppléer l'aptitude qui manque."23

Au sujet de 1"aptitude, il est intéressant de noter la distance que Diderot met à

plusieurs reprises entre la vocation, le talent, et le génie; dans son système matérialiste, où tout est déterminé, quelle est la place du génie? En effet, si la vocation et le talent dépendent de circonstances extérieures, on pourrait croire que le génie, pour sa part, échappe au déterminisme universel. Il n'en est pourtant rien; Mme Souviron écrit au sujet du neveu de Jean-François Rameau, frustré de ne pas être génial: "Mais quel exemple plus éclatant du "fatalisme de l'organisation" que le génie, qui ne s"acquiert pas, et la médiocrité, irréparable!" (MS p.18) Un autre exemple de cette fatalité de la nature a trait

23. Diderot, Réfutation d'Helvétius, tome II, section V, in Diderot. Oeuvres, t.I, Laffont,

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au poète de Pondichéry, dont l'histoire est racontée par le narrateur de JacQUes le Fataliste, qui ne peut s'empêcher d'écrire de mauvais vers: "Vieux, pauvre et mauvais poète, ah! Monsieur, quel rôle! -Je le conçois, mais je suis entraîné malgrémoi. .. (IciJacques aurait dit: Mais cela est écrit là-haut.)" (JF p.57)

JacQues le Fataliste nie donc

r

existence du libre-arbitre. Dans ce but, Diderot utilise, entre autres .. un exempleafinque le valet prouveàson maître queposerune cause amène immanquablement un effet: Jacques défie son Maître et l'inciteàse jeter de cheval. Il veut prouver que c'estsa "contradictionn et non pas la liberté dont croit user son maître

qui 1"emporte en ce moment précis. Son capitaine disait:

Quoi! Vous ne voyez pas que

sans

ma contradiction il ne vous serait jamais venu en fantaisie de vous rompre le cou? C'est donc moi qui vous prends par le pied, et qui vous jette hors de selle. Si votre chute prouve quelque chose, ce n'est donc pas que vous soyez libre.. mais que vous êtes fou.

r

Son

1

capitaine disait encore que la jouissance d'une liberté qui pourrait s'exercer sans motif serait le vrai caractère d'un maniaque. (p.27D-271)

De plus, afin de nier le libre-arbitre, Diderot situe dans JacQues le fataliste de nornhreux épisodes mettant en scène des duperies où apparaît "la discordance entre nos intentions et la réalité, ce que nous appelons le destin,

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la fatalité>

>"

(MS p.23): plusieurs passages font intervenir ce que les personnages impliqués croient être le hasard, alors qu'il s'agit en fait d'une machination planifiée de main de maître. A titre d'exemple, rappelons le cas du marquis des Arcis, qui croit bien à ton que sa rencontre avec la fille d" Aisnon, la cour qu'il entreprend de lui faire., puis son mariage avec elle ne sont que l'effet du hasard. En fait.. alors qu'il pense agir librement., il est le pantin de Mme de la

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(

Pommeraye, qui le dirige, ainsi que l'ensemble de la situation, à son gré, dans le seul but de se venger.

A l'instar de Mme de la Pommeraye, le père Hudson, un homme àla fois d'Église et de débauche, manipule les deux commissaires chargés d'enquêter sur sa conduite: "il s'occupa profondément de la manière non d'échapper à l'orage qui le menaçait, mais de l'attirer sur la tête des deux commissaires" (JFp.197) en les plaçant eux-mêmes dans une situation compromettante qui eût tôt fait de faiTe oublier sa propre conduite.

Devant la profusion de personnages sagaces et rusés rencontrés dans l'oeuvre de Diderot, nous sommes amenés à penser que ceux-ci exercent sur l'auteur une fascination troublante. M. Hermand avance cependant l'hypothèse suivante quant à saréaction face à ces individus: nsi Diderot, quand il s'émerveille devant un malfaiteur, fait un instant

ahstraction de la malfaisance de son acte et admire en lui une nature qui, suivant sa loi interne, déploie toutes ses énergies, il ne peut s'empêcher de souhaiter que cette force se mît au service de la vertu.n (PH p.114) Notons à titre d'exemple qu'à plusieurs reprises

au cours du dialogue, Diderot suggère au neveu de Rameau de gagner honorablement sa vie en exploitant son talent musical plutôt qu'en s'asservissant face à ses protecteurs. Le neveu repousse cette alternative et continue à faire "son bonheurpardes vices qui (lui

1

sont naturels" (NR p.118), c'est ce qu'il appelle sa "dignité de ver" (p.121). Il préfère en effet une liberté apparente, sans travailni responsabilités, mais en fait doublement assujettissante par les efforts de drôlerie et de stupidité que cette liberté exige de lui face à ses protecteurs, à une vie honnête, rangée, prévisible: "Je veux bien être abject, mais je veux que ce soit sans contrainte... Je veux bien oublier [ma dignité), mais à ma discrétion, et

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(

non à rordre d'autrui." (p. 122)

Il apparaît donc que les héros de JacQues le Fataliste, de

La

Relj~ieuse et du Neveu de Rameau, en plus d'être privés de liberté, sont, comme tous les individus, préréglés, puisque nous sommes tous, selon Diderot, soumis au déterminisme universel. Nous ne savons jamais ce que le "Grand Rouleau" nous réserve: "Et puisya-t-il un homme capable d'apprécier (au plus

1

juste les circonstances où il se trouve? Le calcul qui se fait dans nos têtes et celui qui est arrêté sur le registre d'en-baut sont deux calculs bien différents. Est-ce nous qui menons le destin, ou bien le destin qui nous mène?" (JF p.33).

Selon le capitaine de Jacques, le hasard n'existe pas, et il semble bien que ce soit là ce que Diderot tente de nous prouver; même si JacQues le Fataliste s'ouvre sur "Comment s'étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde." (p.23), tout dans le texte contribueàcombattre cette idée de hasard. Leroman serait en fait l'illustration de cette phrase attribuée au capitaine: "chaque balle qui (parti d'un fusil raI son billet" (lF

p.23).

Mais la question de l'identité de l'écrivain du Grand Rouleau demeure; comme le dit Jacques:

Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu pour le savoir; lui, n'aurait pas donné une obole, ni moi non plus, carà quoi cela me servirait-il? En éviterais-je pour cela le trou où éviterais-je dois m'aller casser le cou? (... )ilfaudrait qu'il y eût une ligne fausse sur le grand rouleau qui ne contient que vérité et qui contient toute vérité. Il serait écrit sur le grand rouleau: Jacques se cassera le cou tel jour; et Jacques ne se casserait pas le cou. Concevez-vous que cela se puisse, quel que soit l'auteur du grand rouleau? (p.34)

(42)

(

{

Gageons que, pour Diderot, le créateur du Grand Rouleau ne peut être pointé du doigt, identifié en bonne et due forme, parce que. en fin de compte, il semble Que, pour lui, le Grand Rouleau s'écrive par lui-même, suivant le déterminisme universel. La question de l'existence d'un Dieu-Scribe est dès lors évacuée, ramenant à un niveau humain, matériel et purement causal la marche du monde. En dernière analyse, dans le système matérialiste de Diderot, il n'y a pas de place pour un Dieu puisque tout peut être expliqué rationnellement, sans faire appel à la foi niaux "croyances"; ils'ensuit donc que, pour lui.

r

"idéalisme" ne peut être admis comme doctrine philosophique valable.

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Deuxième partie: La morale

Chapitre 1: Les fondements et les conséquences de la morale traditionnelle

La morale traditionnelle est celle que Diderot qualifie d'anti-nanrrel1e parce qu'eHe va à 1~encontre de la nature humaine. Cette morale traditionnelle a pour fondement~ la religion et la métaphysique, alors que celle qu'il propose et met en action est de nature sociale et hasée sur l'utilité: "dans sa morale -sociale éminemment- aussi bien que dans son immoralisme, la pensée de Diderot s'oppose à l'idée chrétienne: opposition instinctive d'ahord, mais dont Diderot a pris conscience, et qui devient chez lui systématique" (PH p.281). En fait, lorsque M. Hennand et la critique en général taxent Diderot d'immoralisme, ils font référence, sans doute, au fait que l'auteur rejette en bloc les dogmes moraux de la religion, et par conséquent, considère légitimes certains actes réprouvés par la religion. Sa notion de péché diffère donc fon de celle promulguée par les préceptes religieux, en particulier ceux du judéo-christianisme, ce qui le rend moralement suspect au regard de l'éthique traditionnelle. Mais Diderot n'est pas le premier à soutenir que la morale doit être indépendante de la religion: Pierre Bayle l'affirmait déjà en 1683:~

24. Selon Eric-Emmanuel Schmitt, Pierre Bayle, dans les Pensées diverses sur la comète. "concluait que la religion n'est pas liée analytiquement à la morale, mais qu'elle peut même, dans la mesure où elle sécrète l'intolérance, le fanatisme et l'hypocrisie, lui être nuisible" (EES

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.(

(

et Diderot lui-même a rappelé

rappon

de Socrate dans cene question:

Il Y a deux mille ans que Socrate~ étendant un voile au-dessus de nos têtes~

avait prononcé que rien de ce qui se passait au-delà de ce voile ne nous

importait~ et que les actions des hommes n'étaientpas bonnes parce qu'elles

plaisaient aux dieux.. mais qu~elles plaisaient aux dieux parce qu~eUes étaient

bonnes~ principe qui isolait la religion de la morale.~

Tout en excluant publiquement de sa philosophie matérialiste le cynisme moral, Diderotémet~dans sa correspondanceprivée~un commentaire crucial: "s'il n~y a point de liberté. il o·y apoint d'action qui mérite la louange ou le blâme·26

• Comme raremarqué

E.-E. Schmitt dans Diderot et la métaphysiQue. "la morale normative~prescriptive, existe chez Diderot, c'est une morale sociale, appuyée sur une teléologie naturaliste!' . L' ohligation commence là où finit l'organisme individuel.

r...)

La morale prescriptiveest

donc une morale de l'espèce humaine pour l''espèce humaine" (EES p.l0l).

Dans JacQues le Fataliste. Diderot fait dire au maître: "J'ai remarqué une chose singulière: c'est quïl n'y a guère de maxime de morale dont on ne fit un aphorisme de médecine. et réciproquement peu d'aphorismes de médecine dont on ne fit une maxime de morale.n (1F p.268> Cette pensée du maître dévoile celle de Diderot. qui lie intimement morale et nature. Hermand écrit que le philosophe associe étroitement le concept de loi naturelle et l'idée de bonheur à un point tel que~ selon lui~ "la sanction de nature indique~

~. EES p.75 citant Fra~ment inédit~ cité par PH p.224.

26. Diderot. Lettre à JdJndois~ du 29 juin 1756, in Diderot. Oeuvres Complètes. 1.IX. Hermann. p.257.

:1. O·après Paul Foulquié, Dictionnaire de la lan~e phiJoso.phigue, PUF, 1969, p.715. ce terme définirait "La science ou rétude des fins ou de la finalité" de la nature.

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Image:Gtk-dialog-info.svg  Source: http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Fichier:Gtk-dialog-info.svg  Licence: GNU Lesser General Public License  Contributeurs: David

Une feuille de 18 croquis de la main de l’artiste, examinée avec attention par Marie-Anne Dupuy-Vachey, spécialiste de Fragonard (1) lors de son passage en vente