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Lectures de Rimbaud vers 1930

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(1)

Mémoire de maîtrise soumis à la

Faculté des études supérieures et de la recherche en vue de l'obtention du diplôme de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littératures françaises Université McGill

Montréal, Québec

Octobre 1992

(2)

Ce mémoire est un essai pour reconstituer les couches successives des interprétations dont l'oeuvre et la vie de Rimbaud ùnt fait l'objet entre 1883 et 1935 environ. Ces lectures

successives font vivre le texte, assurent son passage à travers le temps et, par là, lui servent aussi de ~~. Le concept de

«préface)) donc, est ici élargi jusqu'au texte critique.

Constituées de lectures et de cOlrunentaires influencés à la fois par la révélation progresslve du texte et les circonstances historiques et intellectuelles dans lesquelles elles se forment, les strates d'interprétations, en s'ajoutant les unes aux autres sans se détruire, ne cessent d'enrichir et de transformer le texle originel, d'en «épaissir)) le sens et la portée, de lui donner des valeurs et des significations nouvelles, et ainsi de le garder vivant, sinon plus r:"l"':~~:l' à travers le temps gui passe qu'au jour de sa première apparition. De plus en plus, avec les années,

l'interrogation centrée d'abord sur le «cas)) Rimbaud, tend à s'élargir pour viser finalement, à travers Rimbaud, la poésie elle-même, sa nature, sa signification, sa portée. Associés dans l'esprit des préfaciers, le destin de Rimbaud et celui de la

poésie son~ examinés ensemble comme si dans le premier se jouaient la valeur et la signification du second .

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Abstract

Rimbaud's life and works have been the subject of n'lrnerous readings ever since the poet' s first appearance on the llLerary scene. This thesis is an attempt to reconstitute the mu l UpIe J ayers of interpretatlons which were grafted onto Rimbaud's life and works between 1883 and 1935 approximately. Successlve readings keep a text alive and, in so doing, fonction also as prefaces. The concept of «preface)) is thus expanded here to include the critical text.

'l'hese st rata consist of readings and commenta:-ies influenced both by the historical and intellectual circumstances in which they were fonned and by the progressive revelation of the texti added one to another without cùncelllng each other out, these layers continually enrich and transform the original, making both i ts meaning and i ts import denser, investing i t with new

signlficance and new values and thereby keeping it alive, in fact making l t even more present wlth the passing of the years. OVer the years, the focus of reflexion on Rimbaud has shifted from the study of his particular «case)) to a more profound questioning, via Runbaud, of poetry itself, its nature, its meaning, its scope. In the minds of the connnentators, Rimbaud and poetry' s destinies are intertwined; thus, they «read)) them together as if the value and the meaning of the poetry' s destiny were dependent on the destiny of RlInbaud .

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Table des matières

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Introduction . . . _ . . . D,

Chapitre 1: 1" ,,1' JI J ()TJ~ ou dE:'\L'/ RJ mbaud (1883-1899) . • . . . • . . . . • 18

Verlaine: Maudit par lui-même, poète maudit . . . • • . . . • . . . . .2IJ l sabe lie: Rimbaud, héros de Charleville . . . • •

:n

Verlaine: Heurt préfaciel . . . • . . . • . . • • • 43

Chap.ilre 2: ( __ 'll_~L'~J,1 ;;{ l'~fIo"o (19]2-1914) . . • . . . • • . . • . • • • . . • SO PauJ Claudel: Le retour de la Source . . . . • . . . • . . . • • . . . • 56

Ben lehon-Cou Ion: À propos d'une édition de Rimbaud . . . . • . . . .65

Mar cel Coulon: Apparition et disparition du génie . . . 69

Jacques Rlvlère: L'ange furieux . . . :75.

Chapitre 3: 1'),_' 111'.'L_.'.'-Lll" (l(, '-'-)JllIl1t:nt \'lvre: (1914-1924) • . . . 92

« Incohérence harmonique)) . . . • . . . • . • • • . 96

Première impasse.... . . . . . .. . . . . . . . . . . . . • • ••. . . . . .. 104

La cont,radJct_ion cohérente . . . • . . . • • . . • • 116

Rimbaud, hOImne de métier . . . • . • • • . 119

L' hOlTune en mouvement . . . • . . . • . . . . • • • . . . • .122

Prallque de la vie: poésie pratique . . . • . . . • . . . 13.0 Chapitre 4: l.'-'~_l,k'llr fr,~qlle (1925-1935) . . . • • . • . • • • • . • . 139

Renévi 11 e: La suspension des puissances du voyant . . . • . . . l42 De quelques falsifications . . . • . . . • • 151

uArt.huI" est le roman d'Isabelle» . . . • . . . • . . . • . 1~1 Intervention d'une autre Isabelle? . . . 155

Fondane: RlnÙJaud, mystique civilisé . . . • . • . . . • • • . . . • . . . 1~8 Breton: La révolution parallèle de Rimbaud . . . .1:72 L' obJectl vation des idées . . . • . . . • . . . • . . . 173

Situation de l'objet surréaliste . . . • . • . . . • • . . . . 17.9 Conclusion .... , . . . • _ • . . . 166

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Introduction

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Le temps qui sépare un texte de son lecteur est l'espace de lectures successives qui sont autant de filtres par lesquels le texte parvient jusqu'à nous. Chaque lecture fait donc vivre le texte, assure son passage à travers le temps et, par là,

Dans son sens premier, la préface, comme le note Antoine Compagnon, est l'épreuve de réalité du livre: ((elle marque l'entrée du livre dans [l' ]univers de l'aliénation, de la

publication, de la circulation, elle est une dépossession"·, Elle assure le glissement du livre dans le réel et, par là, conjure la

A. Compagnon, La secc'nde l1lêllI1, p. 345; nous renverrons

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mort par la lecture, qu'elle continue en la préparant. La toute première pléface, qu'elle soit autographe ou al lographe , est une première distance prise avec l'oeuvre. L'auteur, d'abord, au moment de rédiger une préface à son oeuvre, doit en sortir et porter sur elle un regard critique (ou un regard de critique). Il annule la dér l ve du livre en la posant comme son rivant -d i re, son origine. De la même manière, un premier préfacier, contemporain de l'auteur 1 valorise, lui, ce qui permet d' lnscrire l'oeuvre dans l'institution, c'est-à-dire qu'il cherche à montrer que l'oeuvre est à la fois poursuite et rupture d'une tradition, au risque de s'écarter du coeur de ce qui la sous-tend.

Le préfacier assujettit l'oeuvre, il la recrée en la

réénonçant, il la fabrique en réordonnant son propos: «L'auteur citant est celui qui met de l'ordre dans les systèmes cités, qui conçoit leur cadastre; et, rétrospectivement, il s'IdentIfie à l'image de cet ordre» (Compagnon, p. 400). Dans cet

assujettissement de la parole d'autrui se joue la légjtimité de l'oeuvre mais aussi celle du préfacier. C'est par la cohérence qu'il offrira à la préface que le texte viendra, en retour, légitimer le préfacier.

Mais, alors même qu'il ménage des creux et des attentes que le texte viendra combler, le préfacier détourne l'attention du lecteur, il le soustrait à la sollicitation inrnédiate du texte. A cet égard, que la préface se répartisse dans les notes en bas de pages ou qu'elle participe d'une politique éditoriale (le choJX et • l'organisation des textes), qu'elle précède ou suive le texte,

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nous semble-t-il, le même rôle. La notion de préface s'étend dès lors à la périgraphle, c'est-à-dire à tout ce qui, corrune un mode d'emploi, donne des instructions àU lccte'.lr.

La préface, tout comme le texte critique, est une fonne d' interprétatJon par laquelle «l'oeuvre n'est plus seulement un objet à lire: elle est devenue un lieu d'engendrement d'une autre

oeuvre)) . Car « l'interprétation d'un texte ne peut être jamais que la tentative de proposer un autre texte, équivalent mais plus satisfaisant pour telle ou telle raison. Une lecture comporte toujours [ ... J des possibilités mal définies d'interprétation, mais tacites)) . Plus largement, on peut donc dire gue tout texte criUque est aussi une préface au texte.

Le préfacier, au sens strict ou au sens large, définit une problématique dont les thèmes et les termes seront ceux-là mêmes que r eprendr ale lecteur qui veut soumettre la préface à l'épreuve du texte. Voudrait-il nuancer la préface, y apporter une

correction ou s' y opposer farouchement, c'est-à-dire s'élever contre elle, se situer à son opposé, gu 1 i l viendrait encore

renforcer cette problématique par une sorte de contre-idéalisation qui, selon Jauss, CIne rompt pas pour autant avec les nonnes

positives qu'relIe) implique [mais] accroît au contraire leur pouvoir de persuasion [ ... 1 en les faisant apparaître comme les

A. P. Bobika, «Le discours préfaciel", p. 82. O. Mannoni, u Le besoin d'interpréter", p. 202 .

(10)

prédicats de la plénitude, en face de ceux du manque))'. C'est ce qu'ailleurs Althusser dénonce comme le ((mythe spéculaire de la vision» . La problématique que pose le préfacier- émerge d'un contexte général d'interprétation, ce qu'Althusser dppelle les conditions de productlon, et, à cause de cela, le lecteur contemporaln de la préface, ayant du ma] à sortlr de ces conditions qui sont aUSSl les siennes, arrivedjfficilement à redéfinir la question, à la poser autrement.

La véritable lecture d'un texte, celle qui pennettra d'apercevoir ce qu'il met en lumière et porte à la conscience, sera celle qui prendra sa mesure: une deuxième préface qui s'élaborera dans les failles de la première.

Au gré de leur voyage dans le temps, les préfaces, pour s'accumuler, se «textualisent», selon l'expression de Genette'. En s'additionnant à elles, la préface la plus récente repousse les précédentes dans le passé et Jes rapproche du texte jusqu'à les y résorber; elles feront désormais partie du texte et celui-cl ne pourra plus, en quelque sorte, être lu sans elles. L'oeuvre et la vie de Rimbaud, sorte de texte premier auquel se greffent les préfaces successives dont il fait l'objet, vont constituer dès lors l'intertexte de toute nouvelle préface.

4 H. R. Jauss, «La douceur au foyenl, dans pr)IJr UfU-:: (J;,rhr-':L.J-2u('-. rJ{. la réceptlon, p. 277.

L. Althusser, préface à Llré le car:ntéll, p. 25 . G. Genette, SeUlls, p. 164.

(11)

Car, si '1 préface est dépossession pour l'auteur, elle est,

à l'inverse, appropriation de l'oeuvre par le préfacier. Et

s· appropr ier, selon Antoine Compagnon, «ce serait moins saisir que se ressaislr, moins prendre possession d'autrui que de soi»

(Compagnon, p. 351). Pour l'amener à lui, pour trouver une image dans laquelle il se reconnaîtrait, le préfacier, celui qui lit

«plus tard", doit retourner à la pleine ampleur du texte. Or «tout retour au texte s'inaugure par une dénonciation de la tradition, détenteur légitime du sens mais qui l'aurait perverti» (Compagnon,

p. 243).

Compagnon, avec Peirce, pense qu' cc il n' y a pas de signe sans

quelqu'un à qui il fait signe" et que l'interprétant ccn'est jamais singulier, il est sériel: le sens d'une citation est infini"

(Compagnon, p. 61). Cette transformation de l'objet implique aussi la transfonnation du regard sur cet objet. !..a préface s'adresse à un lecteur fjctif dont elle modèle les interrogations à l'exacte mesure des solutions qu'elle lui propose. Avec le temps, ce

lecteur change comme la valorisation préfacielle; il s'établit une sorte de hiérarchie différentielle de ce que l'oeuvre peut offrir et dont le rellef est fonction d'un certain présent. Aussi,

quittant son contexte initial, le texte fera-t-il l'objet de relectures qui Y chercheront une nouvelle actualité, l'indice de préoccupations contemporaines.

Un dialogue sous-tend implicitement toute préface ainsi conçue, qui s'instaure entre celui qui l'écrit et la succession

4It

des préfaciers dont il est l'aboutissement et dans laquelle, toutefois, il cherche à marquer sa singularité, son identité.

(12)

Le but de cette étude est de reconstituer les couches successives des préfaces à Rimbaud, de retrouver leur

stratification. En observant l'épaisseur et la sédimentation de ces couches, c'est-à-dire leur manière de se déposer les unes sur les autres, les unes par rapport aux autres, nous tenterons de rendre la matière qui informe et façonne l'image qu'un lecteur pourrait se faire de Rimbaud et de son oeuvre aux environs de 1935.

Notre projet, on l'aura compris, s'écarte sensiblement de celui d'l!:tiemble. Ce qu'il appelle le «mythe» de Rimbaud est synonyme, pour l!:tiernble, de fausseté et de leurre. Certes, le mythe gui se forme autour d'un écrivain est une image qui éloigne d'une vérité par ailleurs virtuelle, mais c'est encore et surtout un texte où se déposent l'identité et les problématiques de chaque génération qui en fait son modèle pour des raisons issues tout ensemble d'elle-même, du climat, du contexte général de l'époque. Ce mythe est, à notre sens, préface, c'est-à-dire gauchissement et interprétation de l'oeuvre de Rimbaud, «leurre», sans doute, mais gui fait vivre cette oeuvre, qui la fait fluctuer et traverser le temps. Loin de prétendre « décapen) un tel mythe, nou s voudrions

suivre au contraire son développemént, en gardant à l'esprit son caractère inévitable et sa fonction, qui est de garder le texte vivant, de continuer sans cesse sa lecture .

Voir l'introduction au Iv1vthe d~ PunrJ.:=wd, t. II, St ru..-;tUYE: rJu

(13)

Chaque lecture du texte de Rimbaud nous semble comme une tentative simultanée de donner un sens à une vie, d'une part, c'est-à-dire à une série de faits biographiques a~ssi épars qu' .i.ncertains, et à une oeuvre, d'autre part, dont les retournements eL les contradictions irritent et empêchent

l'embrassement et la compréhension tout en laissant, par cela même qu'offrent le multiple et l'incomplet, une grande latitude

d'interprétation. Par là, le texte et la figure mêmes de Rimbaud se prêtent d'emblée, nous semble-t-il, à cette prolifération préfacielle.

Avant de nous intéresser aux rapports entre Rimbaud et René Char (travail qui fera l'objet d'un éventuel projet de doctorat), nous avons choisi de nous arrêter aux Rimbaud disponibles aux alentours de 1930. C'est à ce moment-là que René Char se lie au groupe surréaJiste et lit Rimbaud. Il importait alors de connaître les cepréfaces)) de cette lecture et donc de reconstituer la chaîne des interprétations successives dont Rimbaud avait pu être l'objet

jusque-là. Car c'est enveloppées de tout ce qui avait été écrit et pensé à leur propos depuis plus de quarante ans que le nom et l'oeuvre de Rimbaud se présentaient au jeune lecteur de 1930, qui notera plus tard qu'Havant d'approcher Rimbaud", il lui avait fallu tenir compte cede toutes les dénominations qui ont eu cours

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jusqu'à ce jour à son sujet)) , c'est-à-dire de toutes les pl (-;1 ,1. 't-'~;

accumulées.

En relisant ces préfaces à Rimbaud ainsi entendues, nous tenterons donc, afin de voir comment elles évoluent, de dégager comment cette celle-ci corrige celle-là qui la précède, comnent elle la prolonge ou comment elle utilise ses points de fragilité pour se démarquer d'elle. Les interprétations étant déterminées par bien autre chose que le seul texte, il faudra rendre compte, pour cela, de la disponibilité même du texte ou du contexte socio-idéologique et philosophique de l'époque. Il importera de se demander, pour chacune de ces orientations, ce qu'on lit de Rimbaud, ce qu'on y lit, comment on le fait et pourquoi; que dit Rimbaud pour ses «préfaciers)) successsifs?

Afin de dégager une histoire des horizons d'attente, Jauss propose d'opérer des coupes synchroniques dans le temps.

Toutefois, comme le remarque Rita Schober, ces coupes aléatoires ne dégagent pas tant une évolution qu'une série qu'il est

impossible de replacer dans un contexte historique général'. Ces coupes ne rendent pas compte de la complexité des rapports

qu'entretiennent les normes avec l'histoire. Pour remédier à cette simplification, Schober suggère de définir des coupes qui

suivraient le cours de l'histoire.

R. Char, «Arthur Rimbaud)) [1956], dans r)elJ'IU:'~ (_:(Jrrrp1r,tr<"

Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade)), 1983, p. 727; le sigle

a.c.

renverra désormais à cette édition .

Voir R. Schober, «Réception et historicité de la littératurell ,

(15)

Nous nous proposons de suivre les préfaces à Rimbaud en nous arrêtant à quatre moments particuliers qui semblent marquer des mouvements, des tendances, des crises que connaissent, entre 1883

et 1935, l'Europe, l'Occident ou le monde des lettres et de la pensée.

De 1883 à 1899, l'édition des textes se prépare et se

réalise, à l'insu d'un Rimbaud qui est toutefois vivant jusqu'en

1891. Les préfaces visent réellement une présentation de l'oeuvre; l'édition même des textes offre une figure du Rimbaud des

préfaces. Verlaine, Isabelle Rimbaud et Paterne Berrichon dominent cette période.

Aux alentours de 1912-1914, la crise scientifique a ébranlé la confiance dans le progrès indéfini de la science et favorisé un retour du spirituel et du métaphysique. Rimbaud sera alors

redéfini par Claudel et Rivière.

De 1914 à 1924, c'est-à-dire dès la guerre et jusqu'au premier f'v1,111JJ,'.: 1--, le surréalisme prend fonne et s'élabore, chez

André Breton, au fil des interrogations que Rimbaud suscite et relance tout ensemble.

Enfin, les années 1930 (1925 à 1935) prennent pleinement acte de ce que Valéry a appelé cela crise de l'esprit)), c'est-à-dire, au premier chef, la remise en question de l'Occident. Cette époque est aussi celle de la montée du communisme puis de son

durcissement, qui viennent renforcer cette crise et contraindre un Breton, un Renéville ou un Fondane à des positions plus claires.

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Des préfaces proximales, c'est-à-dire celles qui sont

contemporaines de l'oeuvre, aux préfaces distales, le concept de préface passera ainsi de son sens restreint à son sens élargi. À mesure que la connaissance directe de Rimbaud se perd, que les témoins, les contemporains, font place aux corrunentateuI"s conune les évangélistes font place aux théologiens, l'intérêt se déplace dans l'oeuvre. D'abord retenue par les premiers poèmes, l'attentlon se porte bientôt sur les Illwninatlons et la Sa 1 SnIl ~'n t'lIr el. qui devient très vite, avec l'intervention d'Isabelle Rimbaud, comme le point décisif de l'oeuvre, son tournant traglque et sa

répudiation. Mais de plus en plus, avec les années,

l'interrogation centrée d'abord sur le «cas)) Rimbaud, tendra à s'élargir pour viser finalement, à travers Rimbaud, la poésie elle-même, sa nature, sa signification, sa portée .

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Chapitre 1

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1883-1899

Dévotions ou deux Rimbaud

Si une même vigueur anime Verlaine et Isabelle Rimbaud, les chefs de file des courants d'interprétation dominants entre 1883 et 1899, il est possible de mettre cette vigueur sous le même signe (et substantif) de la «dévotion)). Elle sera littéraire et connotative pour Verlaine, selon ses propres termes, filiale et dénotative pour Isabelle Rimbaud. Ce qui fondrunentalement sépare leurs «préfaces», ce n'est peut-être pas tant leurs intentions respectives que le public à qui elles s'adressent, celui de Paris et celui de Charleville. À cause de cela, le même discours, celui de Rimbaud, ne révèle pas les mêmes enjeux: la valeur de son

oeuvre au sein d'un débat littéraire qui cherche à clrconscrire • l'autonomie de la poésie le dispute à la valeur d'exemplarité,

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éthique et morale, de sa vie, qui sert d'argument à la réhabilitatJon du «citoyen» ardennais.

L'attachement de Verlaine et d'Isabelle, leur dévotion spontanée à Rimbaud, acquise de manière d'abord entière,

progresseronl, se nuanceront, informés, de 1883 à 1899, par les autres textes préfaciels qui s'élaborent dans les failles des leurs, c'est-à-dire, d'abord, par les textes à proprement parler et par l'édltion même des oeuvres de Rimbaud, tout aussi

«préfacielle» par l'organisation qu'elle en propose.

Le premier texte important sur Rimbaud, celui des Poètes wuuJJ_t_" de Verlaine, marque notre point de départ: 1883. Sorte de présentation de l'oeuvre littéraire, préface au sens littéral, ce texte servira de base aux commentaires subséquents, ceux, entre autres, d'un Fénéon (compte rendu des 111unl1natlons, Le

~~VIl tl )l ,_U,-~~ ,1 er au 14 octobre 1886) et d'un Gounnont (compte rendu

inciteront Verlaine à moduler sa propre préface. Périodiquement, celui-ci donnera d'autres textes: une préface aux Illumlnatlons en

1886, un «Arthur Rimbaud» pour la série «Les hormnes d'aujourd'hui» en 1888. Dans l'édition de 1895 des Poésles cOmplètes, la préface de Verlaine vlendra se heurter à celle d'Isabelle dont le travail, en quelque sorte souterrain et d'ordre davantage éditorial, se répartit dans les notes en bas de pages. Bien qu'à ce moment-là Isabelle ait déjà beaucoup concédé à l'éditeur Vanier, elle sera relayée par Paterne Berrlchon qui se chargera, en 1899, de publier • la correspondance de Rimbaud (L2t l rt."s dt." a. -.'".. RlInbaud. Egypte.

(20)

Avec cette publication, l'essentiel des textes était désormais disponible, et ce que nous avons appelé les pl t-'Lh'l '~;

atteignait un premier degré de réalisation, une première extension: les Rimbaud que Verlaine et Isabelle voulaient présenter et qui tendaient à définir deux axes dans

l'interprétation de la vie et de l'oeuvre de Rimbaud, axes d'abord distincts puis peu à peu contaminés, ces deux Rimbaud, dès lors, se lisent séparément, dans les deux volumes formant ses «oeuvres complètes». C'est pourquoi nous avons choisi cette années 1899 comme fin de notre première période d'étude.

Verlalne: Maudit par hu-même, poète maucllt

Le tout premier texte que Verlaine consacre à Rimbaud, celui de la série des Poète!: ITldudll!:. (1883), relève du rite d'intronisation. Dans et par ce texte, Verlaine cède la parole à Rimbaud, une parole que son discours vise à légitimer. Toutefois,

Outre que les Illwmnatlons, Une SaJsun en E:'nf'~l et les l':'~,~

ont fait l'objet, à ce moment, de quelques éditions, des fragments de la lettre du Voyant ont été publiés dès 1891 (voir Yves Reboul, «Les problèmes rimbaldiens» [1972], p. 96).

P. Verlaine, «Arthur Rimbaud» [1883], 1.111 ;:JrIJ, 29 mars-5 avril; nous citons d'après l' édi tion de la Pl élade des ~1_-.!J.LLr-..:!-~r j 1'1 ~0~_ de Verlaine (p. 635-657); le sigle C.C. renverra à cette éditlon. Les renvois aux textes de notre «corpus)) seront désormais Hldjqués par l'année de leur publication suivle de la page (et du nom de l'auteur s'il y avait ambiguité), cela, après la première

occurence de ces textes à l'occasion de laquelle nous fournirons des précisions sur leur parution. Quant aux renvois à nos «autres sources)), après leur première occurence, nous y renverrrons, de manière générale, par le nom de l'auteur, l'année de publication s'il y a lieu, et la page.

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cornrne le note A. P. Bobika, de lecteur n'entre dans le jeu de la valcrisation du discours préfaciel que proportionnellement à la posi tian qu'occupe le préfacier dans sa culture personnelle)) . D'audience restreinte peut-être, ce texte n'en est pas moins polémique, ou, plutôt, c'est à cause de ce public restreint que Verlaine inscrit volontairement cette présentation au coeur d'un débat llttéraire. Rimbaud lui donne l'occasion de défendre ses propres positions: «le mythe de la parole volée, écrit G. Idt, montre et déguise l'une des règles du rite préfaciel: toute

préface donne la parole au préfacé, mais la détourne à son profit, en infléchit la signific~tion. Voler le livre, c'est le délit de tout préfacier et peut-être de tout métadiscours));.

Si le symbolisme, qui est, selon Thibaudet, «l'incorporation dans l' histoire littéraire du motif de la révolution chronique)) , se fonnule aux environs de 1885, le texte de Verlaine porte encore l'empreinte de la décadence. Un changement, laisse-t-il entendre, doit avoir lieu dans l'esthétique, non pas vers le nouveau ou l'inconnu, mais bien plutôt vers l'arrière, le déjà connu, vers ce qui est éprouvé et rassurant, à un moment où les changements politiques et sociaux se multiplient et engendrent l'incertitude.

-A. P. Bobika, «Le discours préfaciel)), p. 80. G. Idt, «Fonction rituelle)), p. 70-71.

Thibaudet est cité par R. Étiemble, Structure du mythe, p. 63. Nous croyons voir une trace de cet esprit chez Verlaine qui commente «Les Veilleurs)) (texte perdu) et qui, y percevant lIun tel accent de sublime désolation)), avoue: uen vérité nous osons croire que c'est ce que M. Arthur Rimbaud a écrit de plus beau, de

(22)

22

Les progrès de l'économie (développement du capitalisme), de la technique et des sciences tendent à faire de l'art un secteur isolé et du poète un être «anomique» (Duvignaud). Verlaine, qui oppose Rimbaud aux Naturalistes et formule, ce faisant, la valeur de l'oeuvre en termes esthétiques, ne s'en prononce pas moins sur les codes régissant l'institution littéraire de son t~nps. Dans les années 1880, écrit M. Raimond, cela création romanesque reposait sur le "sol philosophique" d'un positivisme largement compris. L'impression dominante était celle d'une "sécurité épistémologique": le romancier apparaissait comme un savant, qui domine son temps et qui l'envisage comme le domaine de sa

compétence)) . Critique indirecte du discours scientj fique, donc, l'opposition aux Naturalistes et par là au roman est aussi la manifestation d'un discours poétique qui cherche à circonscrire son autonomie, encore en gestation à ce moment-là. Pour Verlaine, cela Grâce, la Force et la grande Rhétorique, niée par [les]

intéressants, [les] subtils, [les] pittoresques, mais étroits et plus qu'étroits, étriqués Naturalistes)) (1883, p. 648) et dont Rimbaud, par contraste, lui semble être le gardien, sont un

M. Raimond, «La crise du roman)), p. 547.

Il semble y avoir tout ensemble le désir d'une révolution esthétique et d'un retour en arrière ou, tout au moins, d'une continuité. La référence à l'uEnfant Sublime», expression dont Chateaubriand avait qualifié Hugo, prend ici la valeur d'une passation de la parole, comme si Rimbaud, devenu lui-même cet enfant, prenait du même coup la suite de Hugo; par ailleurs,

l'insistance de Verlaine à ne trouver aucune filiation littéraire

à Rimbaud (il établira des liens avec l'oeuvre de Goya plutôt) relève peut-être, elle, d'une volonté de singulariser le discours proprement poétique.

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témojgnage et ((une preuve fière et française, bien française, insistnns-y par ces jours de lâche internationalisme, d'une supédorité naturelle et mystique de race et de caste •• (1883, p.648).

Verlaine, dans cet article, s'attache surtout aux premiers poèmes, ceux dans lesquels «le poète n'emploie jamais la rime plate [et où] son vers, solidement campé, use rarement

d'artlficesH (1883, p. 645). Verlaine prend acte toutefois du passage de Rjmbaud à la prose et, si déçu qu'il semble de la disparition du «poète correct H, il insiste sur la supériorité du prosateur sur le poète. A son avis, les IlIum' natlons sont (Cune série de superbes fragments" (1883, p. 656). Il note qu'à un

moment, ((M. Rimbaud vira de bord et travailla (lui!) dans le naïf, le très et l'exprès trop simple, n'usant plus que d'assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant

inappréciable à force d'être grêle et fluetH (1883, p. 655). Rien chez Rimbaud n'est laissé au hasard; la beauté est le résultat de la volonté. Et si Verlaine reconnaît un côté «goguenard et pince-sans-rire" à la poésie de Rimbaud, c'est que Rimbaud l'est bel et bien, mais «quand ça lui convient.. (1883, p. 645). Rien n'a sa place chez lui qui ne provienne d'une volonté: «ne vient-il pas dire "va te faire lanlaire" à toute illusion qui ne doive

l'existence à la plus irrévocable volonté?" (1883, p. 635) demande Verlaine devant la photographie de Carjat. De la même manière que • Rimbaud va travailler dans d'exprès trop simple •• , «Les Assis" est

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Bien qu'il ne commente pas la biographie de Rimbaud, donnant à penser que le caractère des vers et celui de leur auteur se correspondent, Verlaine fournit la matlère de cornnentaires postérieurs en établissant à propos de Rimbaud les valeurs paradoxales d'innocence et de perversité, de verve terrlble et d'attendrissement. Et quand vient le moment de parler de l'holrune et de son «abandon de la poésie", Verlaine n'a que réserve et respect: «pourvu, comme nous n'en doutons pas, que cet abandon soit pour lui, logique, honnête et nécessaire)) (1883, p. 644).

Connaissant l'homme, justement, celui, «maudit par lui-même, Poète Maudit!)) (1883, p. 655), qui avait autre chose à faire que de se faire imprimer, c'est par dévotion littéralre que Verlaine

justifie sa prise de parole. L'homme est libre, donc, mais le poète se doit au monde des Lettres.

La préface aux Illwmnar lons, publiée aux éditions de La Vogue en 1886, est moins polémique. Relevant de manière plus

évidente d'une stratégie publicitaire, le texte de Verlaine quitte le cadre esthétique: son lecteur, cette fois, est un citoyen.

Après l'explication du titre: «IllUlmnrJr](J[I:, est en angJals et veut dire gravures coloriées, -- coloured platesll , le préfacier

souligne l'apparente disparité de ces ucourtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès» (1886, p. 631). Il désire laisser le lecteur uadmirer en détail)) ce recueil qu'il

P. Verlaine, préface aux IllUlmnauof!S [1886], La Vogue;

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résume en termes de jubilation et d'ambition stylistique. Concession, peut-être, à la publicité, Verlaine précise que Rimbaud est issu d'une (ciarnille de bonne bourgeoisie», qu'il fit "de bonnes études quelque peu révoltées» (1886, p. 632) et qu'il S'occupe maintenant de «travaux d'art» en Asie: uCormne qui dirait Je Faust du second Faust, ingénieur de génie après avoir été l'immense poète vivant élève de Méphistophélès et possesseur de cette blonde Marguerite!» (1886, p. 632) La référence à Faust vient tout à la fois ennoblir les travaux de Rimbaud (dont Verlaine ne connaissait peut-être pas l'exacte nature) en les

inscr~vant dans une tradition esthétique, et réconcilier art et ingénierie, qUi ont l'air de s'établir dans une succession sormne toute naturelle.

L' édi tion des 111 unnndt lOllS a été précédée de la parution,

dans ],,1 ",11'1' , d'l)Yk' Scll;êon er; enfer (livraisons de septembrE.

1886). Que les textes soient disponibles permet de vé~ifier, d'une certaine manière, la valeur des préfaces, c'est-à-dire de mesurer l'écart entre le texte et sa préface, de voir, encore, si le texte satisfait bien les «attentes» ouvertes en quelque sorte par la préface. Félix Fénéon, qui a procédé à l'édition des

11 llll!l:lldt ,,'11. , en donne un compte rendu au Symboliste- en octobre

1886.

D'abord, Fénéon prend acte de l'incertitude qui prévaut quant à l'existence même de l' horrune: «tandis que l'oeuvre, enfin

F. Féneon, ceLes IllunanatlonsIl [1886], Le Symboliste, 7 au 14 octobre, p. 2-4.

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publiée, enthousiasme plusieurs personnes et en effare quelques autres, l'homme devient indistinct. Déjà son existence se

conteste, et Rimbaud flotte en ombre mythique sur les symbolistesll (1886, p. 2). Le critique enchaine avec une iconographie pour attester que «pourtant des gens l'ont vu, vers 1870n. D'entrée de

jeu, Fénéon glisse des nuances: l'oeuvre «enthousiasmen mais

((effare» aussi. Il tente de rétabllr l'équilibre. Dans la lecture de Verlaine, presque entièremement favorable, Fénéon insinue que certains côtés sont occultés. De l'avis de Fénéon, il est sain qu'on puisse aujourd'hui, grâce à cette édition, départager le véritable Rimbaud du Rimbaud de Verlaine: Rimbaud «parti, subsista la sigillaire influence de cet enfant dans toute l'oeuvre de son ainé, M. Verlaine, à qui l'avait lié un commerce ~raternel. Son oeuvre propre est enfin connue, et un clan d'écrivains campe sur cette terre novale)) (1886, p. 3).

Les notations sont fréquentes qui viennent contredire ou nuancer les éloges de Verlaine, faire état des rumeurs qu'il passe sous silence: cc [Rimbaud] s'évada des lettres et des hOlTD1les (les femmes, dit la chronique nuncupative, l'avaient peu préoccupé), cherchant en des voyages hasardeux à dissiper l'hallucination où se suppliciait son génie)) (1886, p. 3). L'homosexualité possible est mise au jour en même temps qu'une perte de lucidité, que Fénéon attribue, nous le verrons, à l'alcoolisme.

Fénéon, avec plus de recul que Verlaine, risque quelques commentaires sur les Ill'JffilnCl.tlon.::-, sans cependant prendre parti • dans le débat littéraire. Les images Hsoudainement aheurtées Il lui

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le lyrisme s'enfle, « les mots se massent chaotiquement et derrière

eux se creusent des espaces d'abîme)). Certains poèmes, selon lui, documentent la vie intime, «des détraquements saturniens)) relèvent de l'anecdote. Enfin, le critique est déconcerté par les

incidentes qui font bifurquer le récit, par l'ambiguïté des visions. Ces notes, jetées un peu en vrac, s'accompagnent

cependant d'un souci pour le projet littéraire qui les sous-tend. Pour Fénéon, ce projet tient tout entier dans cette phrase,

d'ailleurs pl acée en épigraphe: «et avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction)). Sans aller plus avant, Fénéon se contente de citer quelques phrases qui lui semblent réallser ce projet.

Même sans la préface de Verlaine, ces textes, ces «chiffons volants)), ont déjà été lus et ordonnés par Fénéon suivant un principe qui leur donne sens. C'est dans la volonté de justifier l'ordre des poèmes des l llununat lons que se situe, croyons-nous, la valeur de préface de ce texte. Sorte d'ordre téléologique a posteriori, la progression est celle que Fénéon lui-même croit y

déceler:

À la primitive prose souple, musclée, et coloriée se

sont substituées de labiles chansons murmurées, mourant en une vague de sommeil commençant, balbutiant en un bénin gâtisme, ou qui piaulent. Brusque, un réveil

haineux, des sursauts, un appel à quelque bouleversement soclal glapi d'une voix alcoolique, une insulte à la Démocratie militaire et utilitaire, un ironique et final:

"En avant, route!" (1886, p. 4).

C'est ici que survient l'évasion, devenue en quelque sorte nécessaire par l'intoxication. L'ordre des poèmes établie par

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Fénéon lui-même suivrait donc une progression allant de la joie saine au glapissement alcoolique, et passerait par les valeurs intermédiaires, les «exaltations passionnelles tôt ascescentes et âcres, et déviées en érotisme suraigu» (1886, p. 4).

Fénéon lève le voile verlainien mais n'apprécie pas moins cette oeuvre ((hors de toute littérature et, probablement,

supérieure à toute)) (1886, p. 4).

Qu'après l'article de Fénéon le commentaire doive tenir compte des moeurs de R~aud, cela paraît évident si l'on en juge par le "~roisième texte que Verlaine va consacrer à son jeune ami, absent mais toujours vivant. En effet, il lui est en quelque sorte devenu impossible de continuer à laisser de côté ces aspects sans mettre sa «légitimité» de préfacier en péril.

En 1888, Verlaine écrit un ((Rimbaud» pour la série ((Les

honunes d' aujourd' hui)) . Faisant allusion à l'article de Fénéon, il propose de reprendre sa conclusion en l'appliquant à tout l'oeuvre et à la vie même de Rimbaud: «On pourrait reprendre la phrase pour mettre l' horrnne en dehors, en quelque sorte, de l' humani té et sa vie en dehors et au-dessus de la corrnnune vie)) (1888, p. 799) parce que « l'oeuvre est géante» et que (( l 'horrnne s'es t fait libre». Pour les besoins de la série, sans doute, le propos est presque

exclusivement biographique. Du moins suit-il de près la biographie en tentant de raccrocher l'écriture de certains poèmes à des

moments de cette vie. Verlaine détaille l'existence de Rimbaud, il raconte son enfance, s~s voyages à Paris et quelques anecdotes les

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entourant, les voyages qui ont suivi jusqu'à l'établissement à Aden. Cette fois, il fait état de l'inquiétude que Rimbaud a suscitée à Paris, il mentionne l'épisode du coup de feu à

Bruxelles (sans toutefois s'y arrêter longu~ment: «blessure légère par un revolver mal braqué)) (1888, p. 802». Mais au-delà de ces concessions à l'anecdotique, Verlaine aimerait laver Rimbaud des rumeurs:

Ce n'étalt ni le Diable îi le bon Dieu, c'était Arthur Rimbaud [ ... ] -- un garçon pas comme les autres, non certes! mais net, carré, sans la moindre malice et avec toute la subtilité, de qui la vie, à lui qu'on a voulu travestir en loup-garou, est toute en avant dans la lumière et dans la force, belle de logique et d'unité comme son oeuvre. (1888, p. 801)

En réponse à l'homosexualité suggérée par Fénéon, non seulement Verlaine cherche à expliquer que Rimbaud n'a eu que peu de passions, mais il lui trouve (vaguement) des aventures avec une

Italienne et une Londonienne: "Peu de passion, comme parlerait M. Ohnet, se mêle à la plutôt intell~ctuelle et en somme chaste odyssée)) (1888, p. 802).

Déjà nous avons mentionné que Verlaine faisait ressortir la distance et le regard critique de Rimbaud dans ses poèmes (par

l'ironie, ou le côté pince-sans-rire). Or René Ghil a publié en 1886, dans son 'j'ldllÉ' du \·t.~rbe, une étude de «Voyelles)) qui

inspire à Verlaine cette mise en garde: HL' intense beauté de ce chef-d'oeuvre le dispense à mes humbles yeux d'une exactitude théorique dont je pense que l'extrêmement spirituel Rimbaud se fichait sans doute pas mal» (1888, p. 803) .

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En 1883, on l'a vu, l'oeuvre de Rimbaud servait de repoussoir à Verlaine pour s'insurger contre le naturalisme. À partir des années 1890, l'oeuvre publiée et désonnais disponible pennettra de démêler, conune le souhaitait Fénéon, Rimbaud du Rimbaud de

Verlaine. Si, jusque-là, les éléments biographiques se tenalent somme toute en dehors de l'anecdote, du côté plutôt des jalons, des grands repères, les gens qui ont connu Rimbaud ne tarderont pas à profiter de la porte entrebâillée par Fénéon pour enrichir d'anecdotes la biographie du poète. La mort de Rimbaud sUl~ient au moment même de la sortie du Eehquc1J h-' (Genonceaux, 1891; ce livre sort le 20 novembre, dix jours après la mort de Rimbaud). Cette mort, qui met fin à l'incertitude, qui engendre et relance de

nombreux conunentaires, est également contemporaine de l'arrivée d'Isabelle dans le débat.

Entre temps, un article de Rémy de Gourmont dans le Mf't(~

de France de décembre 1891 rend compte du RI--'l ifJUcll t r.'. L'auteur n'est pas sympathique à l'oeuvre de Rimbaud: uDe sincérité nulle, caractère de femme, nativement méchant et même féroce. Rimbaud a cette sorte de talent qui intéresse sans plaire)) (1891, p. 363). Mais cet intérêt n'est qu'une sorte de fascination pour

ccl'impression de beauté que l'on pourrait ressentir devant un crapaud congrûment pustuleux, une belle syphilis ou le Château Rouge à onze heures du soir)) (1891, p. 363). Nous employons à

R. de Gourmont, compte rendu du PélFJlJ~lu~ [1891], llJç...r',IJu: rjr~

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dessein le terme ((fascinationu: il y a dans cet intérêt plus que de la simple curiosité. Rimbaud échappe à Gounnont: «Il est

souvent obscur et plus que bizarre)). Son oeuvre va demeurer, selon lUl, à titre de ((phénomène)). Pour cela, il voudrait que quelqu'un s 'y attarde, que ccquelqu'un qui sympathise plus que [lui] avec ce précoce énergumene [fasse] une étude, et de son esthétique et de sa psychologie)) (1891, p. 364). À son avis, Rimbaud, «méprisant tout ce qui n'est pas la jouissance brutale, l'aventure sauvage, la vie violente)), est un «insupportable voyOU)) (1891, p. 363).

l;-,dhl;.) Ip: F:lrrJ'uwl, héros de Charlevllle

Isabelle Rimbaud connaissait probablement assez bien les activltés de son frère en Afrique par les lettres que celui-ci adressait à sa famille. Toutefois, la vie littéraire d'Arthur lui était à peu près étrangère. C'est grâce à un article de Louis Pierquin dans L,' t\'t~t Ardt'llfld~S qu'elle a découvert l'existence

de poèmes que son frère aurait écrits. Ce n'est cependant qu'après la publication d'un article signé M.D. (Ernest Delahaye), qui lui apprend la réputation de son frère à Paris, qu'Isabelle entrera en correspondance avec Pierquinr non sans avoir envoyé un démenti au

f'd 11 ~J,1t'11Il.!;~-. Elle nie tout en bloc: en 1870, ce n'est pas

Rimbaud qui a interrompu ses études: le collège a été fermé à

cause de la guerre; il n'a pas vendu ses prix ni engagé sa montre puisque tout est encore à la maison; si, de 1871 à 1874, il a • voyagé, c'était pour poursuivre ses études ailleurs et c'est sa

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32

Milan. Isabelle confirme bien l'itinéraire des voyages mais elle en explique la cause. Faisant le récit des années à Aden puis au Harar, elle insiste sur la probité, la bonté et la pureté de

moeurs de son frère. Elle raconte aussi les derniers mois, puis la mort à Marseille: i l est «mort comme un sainbl. Cette verSIon des faits, pour le moins entière, qui propose un déni absolu et

vigoureux de l'article de Delahaye, est peut-être celle qUI

correspond le plus directement aux sentiments d'Isabelle Rimbaud.

À mesure qu'elle comprendra le fonctionnement du monde littéraire et qu'elle prendra contact avec l'oeuvre de son frère, elle

développera certains aspects de sa version et sera forcée d'en atténuer certains autres.

Isabelle entre donc en contact avec Pierquin et lui demande les oeuvres de son frère. Sa correspondance avec lui permet de voir s'élaborer progressivement sa préface. Elle est d'abord très ferme: "Ma volonté expresse est que rien ne soit publié ni même vendu pour le moment, surtout le Rf." l !.ejlJCJ lU:' [ . , . l. Si, dans un

temps plus ou moins éloigné, je me décidais à laisser réimprimer quelque chose, ce serait revu et modifié selon que je le jugerais conforme aux intentions et aux idées mûries par mon cher auleuru De la même manière, elle précise: «En fait de bIographie, je n'admets qu'un thème: c'est le mien, je réfute tous les autres cOI1lI1le mensongers et offensants» (3 janvier 1892, p. 721). C'est

I. Rimbaud, lettre à Louis Pierquin du 3 Janvier 1892; nous citons cette correspondance d'après l'édition de la Pléiade des

OeuvréS d'Arthur Rimbaud; le sigle O. C. renverra désormais à cette édition. Nos renvois à ces lettres seront indiqués par la date de la lettre suivie de la page.

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qu'à ce moment Isabelle Rimbaud a la certitude que son lien

familial avec le poète lui assure les droits sur toute publication qui le concerne: ((Je suis, après tout, seule au monde dépositaire de ses pensées et de ses sentiments [ ...

J,

des idées saines et raisonnables de l' hommeH (6 janvier 1892, p. 723). Pierquin cherche à la détromper et la met bientôt au courant des

tractatlons de Vanier, l'éditeur, qui cherche à constituer une édition des poésies. Isabelle ne peut plus guère se leurrer: «Ces messj eurs sont donc de simples industriels qui îfiquent de

l'esprit des autres, et dont les procédés sont parfois assez répugnants)) (23 octobre 1892, p. 732), dira-t-elle des gens de lettres.

Selon Isabelle, Rim.baud n'a jamais songé à faire publier ses vers puisque, d'une part, i l les envoyait dans des lettres et que, d'autre part, il a brûlé les exemplaires de la Saison en enfer en sa présence (elle ajoutera un peu plus tard qu'il l'a fait «très gaiement Il ) . À J'appui, elle ajoute: «En lisant attentivement la

:~'~~~~1~~, n'y trouve-t-on pas l'aveu qu'il s'était trompé, et qu'il est bien revenu, après l'expérience acquise, de toutes les illusions passées?)) (23 octobre 1892, p. 733) Aussi désire-t-elle, à défaut de pouvoir empêcher la publication, opérer un choix et gommer certains aspects des poésies: « Il y en a qui renferment un détestable esprit politique et irréligieux, dont mon cher auteur" n'a pas tardé à se dépouiller en regrettant très vivement de s'y être laissé allern (6 janvier 1892, p. 722-723). C'étaient • là ((des élucubrations poétiques écloses à un âge c' le jugement

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Une préface qui s'élaborerait sur les années passées au Harar viendrait montrer l'aboutissement des poésies, montrerait vers quoi elles tendaient. À Pierquin, qu'elle tente de convaincre d'écrire cette préface, Isabelle déclare: «Ce qu'il a répandu de bienfaits là-bas est inouï, incroyable [ ... ]. Et je crois que chez lui, ces deux qualités bonté et travail dépendaient l'une de

l'autre: il voulait posséder beaucoup parce que son unique bonheur était de soulager toutes les misères)) (8 août 1892, p. 731). Elle explique et justifie par là le métier de négociant. L'oeuvre

véritable de Rimbaud, ce ne sont pas ses poésies, sur lesquelles elle ne veut pas que soit attirée l'attention, mais plutôt sa vie même, qui est édifiante.

Isabelle voudrait dépouiller les poésies des passages qui ne corroborent pas cette vision qu'elle a de la vie de son frère. Comme Fénéon, elle voudrait donner une version cohérente et

cclogiquell du destin de Rimbaud, par une sorte de téléologle

établie a posteriori. Comme elle connait la fin édifiante de son frère, il s'agira d'orienter chacune des parties vers cette fin et de laisser de côté ce qui s'en écarte.

Pour l'édition de Vanier de 1895, elle aura cependant cédé beaucoup de terrain. À Louis Pierquin, elle écrit: ((Je n'aurais

pas voulu qu'on publiât diverses poésies, notarruTlent "Les Premières Communions". Mais M. Vanier a insisté si vivement et avec de tels arguments [ ... ] que je me suis laissé convaincre; et c'est alors qu'ont été ajoutées les «notes de l'éditeur)) -- que vous lirez)) • (1er octobre 1895, p. 749 ).

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La préface d'Isabelle se distribue donc dans des notes en bas de pages mais elle ne participe pas moins de l'appareil préfaciel. L'édition Vanier des P0ésl~S corvlètes (1895) comprend donc au moins deux préfaces: celJe de Verlaine (nous y reviendrons) et celle d'Isabelle.

La correspondance avec Pierquin s'échelonne sur un an;

quelques lettres sont échangées par la suite, mais l'essentiel est dit au cours de cette première année. La période qui va de 1891 à

1895 est peut-être, dirions-nous, une période d'apprentissage pour Isabelle. Elle explore un monde dont elle cherche les limites, elle prend la mesure de l'infiuence qu'elle peut avoir et en vérifie l'étendue.

Les lettres qu'elle écrit à Paterne Berrichon, de juillet à

décembre 1896, vont se personnalisant, s'approfondissant. Elle s'est aguerrie et, à Paterne Berrichon qui lui demande des

renseignements, elle va donner sa version des faits, une version plus détaillée et plus assurée. Mais le plus intéressant, c'est, d'une part, l'obstination qu'Isabelle met à soutenir et maintenir ce qu'elle a appelé son «thème", tout en concédant qu'elle occulte une série de faits connus, et, d'autre part, l'aveu de ce qui la pousse à authentifier avec tant d'âpreté ce thème particulier.

Peu importe à Isabelle que des faits s'écartent de l'image idéale qu'elle a de son frère; sorte d'attachement indéfectible, c'est aussi de sa part un aveuglement volontaire: «Je le crois et le croirai toujours malgré tout le monde et même malgré lui s'il

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connne au-dessus de tout» '. Elle insiste cependant pour faire un tout cohérent de cette vie dont les ruptures offrent une prise aux connnentaires désobligeants: «,le n'ai qu'un but: combattre une opinion déplaisante qui se murmure dans les Ardennes sur le compte d'Arthur)) (12 octobre 1896, p. 765). De Paris à Charleville,

l'horizon d'attente se modifie, ce ne sont pas les mêmes critères qui servent à la légitimation:

Telle erreur ou exagération publiée à Paris, écrite par une plume d'or pour les lettrés parisiens, est peut-être appréciée et reçue comme preuve de haute morale

d'héroïsme parmi les fervents de quelques cénacles; mais en province cela produit un scandale et déshonore celui qui en est l'objet. De plus, en déduction de ce que l'on croit connaître de la première jeunesse de Rimbaud,

personne n'ayant encore rien dit des onze années passées en Orient, la malveillance des petites villes trouve encore là une source de soupçons désobligeants.

(17 octobre 1896, p. 769)

Pour ne pas être en reste, Isabelle construira pour les gens de l'Ardenne une version tout aussi susceptible d'être {(reçue comme preuve de morale d'héroïsme», suivant, cette fois, et selon

~tiemble, des valeurs bourgeoises et catholiques. Construction,

avons-nous dit. C'est que beaucoup de faits sont alors connus. Les utiliser dans un autre système de valeur nécessite donc, d'après Ong, cette construction; Isabelle devra, comme l'historien,

. ., 1. Rimbaud, lettre à Paterne Berrichon, du 25 août 1896; nous citons cette correspondance d'après l'édition de la Pléiade des Oeuvres d'Arthur Rimbaud; nos renvois à ces lettres seront

indiqués par la date de la lettre suivie de la page. Notons, par ailleurs, la reprise de la phrase de Fénéon dont elle exploite, comme Verlaine avant elle, les virtualités .

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build with events that have come about independently of [her], but [her] selection of events and [her] wayof verbalizing them so that they can be dealt with as ufactsH, and consequently the overall pattern [she] reports, are aU [her] own creation, a making- .

Isabelle se charge d'abord de réconcilier son frère avec la religion catholique (l'autre réconciliation, avec les valeurs économiques de la bou .. :geoisie, Berrichon l'élaborera plus tard, par la publ ication des lettres).

L' hypothèse de départ d' Isabelle, c'est qu' « en religion Arthur Rimbaud était foncièrement un grand croyant)) (21 juillet

1896, p. 751). Parlant des poésies, elle explique: ((Pour le côté irréligieux, je vous dirai seulement: le blasphème implique

nécessairement la toi [ ... ] s'il a outragé la religion, i l ne l'a jamais niée» (2 août 1896, p. 753). Partant de là, il va s'agir de fai re en sorte que tous les événements conduisent à une mort

qu'elle qufllifie de sainte.

D'après Yves Reboul, ula date assignée aux poèmes en prose est la véritable clé de voùte du système d'Isabelle))>. Ce que Reboul appelle ailleurs la uchronologie relative)), c'est-à-dire le problème ((du rôle qui est attribué à la Saison en enfer corrane

point de repère assuré, introduisant une sorte de césure brutale dans le développement de l'oeuvre et de la carrière de Rimbaud))

(Reboul (1976], p. 97), relève d'une méthode: uSelon un procédé bien connu des fa'1liliers de l' exégèse néotestamentaire, ], écrit donne naissance au fait)) (Reboul [1972], p. 98). Devenue

W. Ong, «The writer' s audience)), p. 17 .

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nécessaire pour appuyer son «thème", la chronologie relative des oeuvres que propose Isabelle fait de la Sc11S,'11 t'Il '-'111 t.'t non pas simplement un abandon des lettres mais plutôt un passage vers un au-delà des lettres, vers ce qu'elles impliquaient déjà en

puissance mais qu'il convient désormais de poursuivre dans le

~ilence: «C'est par un prodige de volonté et pour des raisons supérieures qu'il se contraignait à demeurer indifférent à la littérature" (21 septembre 1896, p. 764). De cela, Isabelle ne s'est aperçue qu'au moment de l'agonie de Rimbaud. Celui-ci n'ayant plus alors ((la force de se contraindre", elle se rendit compte qu' « il pensait toujours dans le style des LU'.J!lI LIU' l' ih..,

avec en plus, quelque chose d'infiniment attendri et une sorte d'exaltation mystique" (21 septembre 1896, p. 764). Du coup, les IlIWTUndL 10:-.2 apparaissaient corrune faisant déjà partie d'une expérience mystique ou du moins métaphysique, et la voyance, plutôt qu'un projet littéraire, se trouve assimilée au

prophétisme. Isabelle donne implicitement une déflnitlon de la voyance: quand Rimbaud, à Marseille, va mourir converti, «11

s'immatérialise, quelque chose de miraculeux flotte autour de lui

[ ..• J,

par moments il est voyant, prophète, son ouïe acqulert une

étrange acuité. Sans perdre un instant connaissance (j'en SUIS

certaine), il a de merveilleuses visions)) (12 octobre 1896, p. 768).

Au fur et à mesure, Isabelle accentue le relief de sa

version. D'abord homme pris de regret qui fait montre enSUIte de bonté, d'ardeur au travail et de charité, Rimbaud est devenu, en 1896, un ascète voulant racheter une oeuvre et une vie

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uabhorrée[ s] et maudite[ 3] Il qui le détournaient d'une voie

supérieure. Isabelle est d'accord avec Verlaine pour reconnaître à

Rimbaud une «chaste odyssée)): ((Quant aux suppositions que

pourraIent faire naître les passages libertins et sensuels de son oeuvre, Je déclare que jamais existence humaine ne fut plus

exempte d' orag€'s passIonnnels; cet horrune a vécu sans un vice, avec une étonnante pureté de moeurs, [ ... ] et d'ailleurs tellement au-dessus et méprisant de ces misérables passions Il (2 août 1896,

p. 754).

La légende qu' Isabelle cese mit à bâtir)), «destinée Èl

sauvegarder à la fois l'admiration qu'elle voulait qu'il inspirât et le caractère exemplaire de sa personne et de son oeuvre, du point de vue des Idées qu'elle-même professait)), a pour

conséquence, selon Reboul, d'ouvrir une problématique en trois points (Reboul [1972), p. 104). Celui de la chronologie relative des oeuvres (qui exclut la possibilité de l'écriture

concomitante), celui de la nature de la voyance (en dehors, ici, de toute entreprise littéraire) et celui du sens des Illurrunations

(dont Isabelle laisse entendre qu'elles sont I(déjà» teintées de mysticisme) .

Reboul explique la prégnance de la version d'Isabelle par l'influence de l' «idéologie para-religieuse)) du symbolisme: ilL' esprit symboliste, ne l'oublions pas, admettait volontiers l'ldée que la poésie était un moyen de connaissance. Il y avait ainsl, dès le départ, une ambiguïté dont l'interprétation mystique • ne pouvait que profiter» (Reboul [1976], p. 90). Ce ne sera pas

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tant le mythe du Rimbaud catholique qui étendra son influence que l'association entre poésie, métaphysique et moyen de connaissance.

Avant de revenir aux préfaces qui s'attachent davantage à la valeur littéraire de l'oeuvre de Rimbaud, demeurons un moment encore du côté biographique. Paterne Berrichon publie en 1897 ~

vie de J.-A. Rlmnaud- • Bien que cet ouvrage paraisse après la correspondance qu'ont entretenue Paterne et Isabelle, il est constitué d'articles de Berrichon qui ont d'abord paru pendant

l'année 1896. L'influence d'Isabelle s'y décèle, certes, mais sans qu'il S'agisse d'une simple transcription de sa version à eJle. La réconciliation des deux points de vue se fait vers la fin du récit de la vie de Rimbaud, quand Berrichon laisse Isabelle raconter elle-même les faits en citant intégralement un texte intitulé

«Rimbaud en Orient» qu'elle avait intégré à sa lettre du 12 octobre 1896 !O.C., p. 766-768).

Pour Berrichon, il y aura eu passage, chez Rimbaud, du poète au dieu, et en ce sens il va plus loin qu'Isabelle. L'analogie avec le Christ est partout présente: après l'accueil mitigé du milieu parisien, Rimbaud a, selon lui, «pris goût au malheur, i l veut connaître l'opprobre)) (1897, p. 65); son départ pour

l'Afrique, c'est la volonté du dieu de se faire chair (1897,

p. 134), il veut vivre son verbe; et d'ailleurs, n'est-il pas mort

ccà l'âge à peu près du Christ?)) (1897, p. 27) Ce dieu, avant la conversion, «aucune fonnule religieuse isolée, fût-ce la

P. Berrichon, La Vle de J.-A. Rirrt)âUd, Paris, Mercure de France, 1897.

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catholique, n'était capable d'enclore [ses] colossales et inouïes mysticités. Il se sentait de toutes les religions)) (1897, p. 137). Sa divinité tient au pouvoir créateur même, et quand (Ion le vit

[ ••• j, sous le soleil chaleureux et devant la mer immense et

maudite, se plonger, solitaire, dans une extase d'immooilité [ ... ] c'était, à n'en point douter, pour s'assimiler quelque mystère créateur d'étrange beauté» (1897, p. 218). Selon Berrichon, ce départ appelait un retour, l'exilé allait là-bas emmagasiner de la poésie (1897, p. 133). Berrichon mentionne aussi, dans le but avoué d'infirmer les rumeurs d'homosexualité, que Rimbaud vivait là-bas avec une Abyssinienne: ((N'est-ce pas qu'elles font avec pitié rire, à présent, ces légendes de langueur perverse et native répandues, avec une complaisance se voulant êtr~ égrillarde, sur le caractère d'Arthur Rimbaud [ ... ]?)) (1897, p. 256)

Les L'.'1 t l":', dt' J. -P .. RlmbdUd. Egypte. ArablE:. Ethiople. que Berrichon fait paraître en 1899 fait ressortir ce que ~tiemble

appelle le mythe bourgeois: «Le "négociant" par malheur laissait une correspondance. On la récrivit; on supprima "les peaux" de la lettre du 13 décembre 1880; on remplaça "13 000" par "43 000" francs, dans la lettre du 5 mai 1884; "pour mon compte, avec association d'un négociant d'Aden" dissimule honorablement ce que Rimbaud avouait le 4 avril 1888: qu'il travaillait "pour le compte de négociants d'Aden")) . C'est que, d'après Etiemble, il en allait de la réputation de la famille Cuif. Nous croyons voir, quant à

R. ~tiemble, StluctUl"è du m\'thè, p. 202; les modifications

apportées à la correspondance ne seront cependant dévoilées qu'aux alentours de 1930 (voir, à ce sujet, notre chapitre 4).

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nous, dans ce texte que Berrichon a dû corrigé pour le rendre compatible avec l'idée qu'il voulait proposer, l'implication directe --ultime, peut-être-- de ce que nous appelons préface. Le commentaire critique prépare si bien la lecture qu'il conduit à modifier les textes. Cela implique aussi qu'il Y a un décollement, que la préface s'établit, à ce moment-là, à une certaine distance de la lettre du texte. La préface de Paterne Berrichon", quant à elle, n'exalte pas tant les gains du négociant que ses vertus morales: (1 Il faut que la tradition rimbaldienne [ ... ] demeure le

credo de tous les colons abyssins et qu'elle continue, ainsi, à créer du bonheur pour ces nègres s'élevant peu à peu à une hauteur morale qui pourrait, certes, en faire, dans l'avenir, des modèles accomplis de l'homme social)) (1899, p. 353). Le travail de Rimbaud en Abyssinie, «entreprise de bonté)) selon Isabelle, consistait, selon Berrichon, en un projet de colonisation porté par la

générosité et le désir ct' ~lever des peuplades à la «civilisation)). La préface et le texte, s'ils semblent tirer profit de deux

aspects de ce mythe bourgeois dont parle ~tiemble, n'ont, en réalité, jam~is fait qu'un dans ce qu'Isabelle a appelé son «thème»: Rimbaud «voulait posséder beaucoup parce que son unique bonheur était de soulager toutes les misères)), écrivait-elle à Pierquin le 8 août 1892 (O.C., p. 731). Le texte, une fois

«corrigé»), correspond, adhère à sa préface; il vient lui donner la force de ce qui la vérifie; il la rend légitime et «vraje)). Par la

~ - «À propos de colonisation. Arthur Rimbaud et le capitaine Marchand)) [1899]; ce texte a d'abord paru sous forme d'article dans la livraison de février du Merr;UY0 rJ~~ Frr--lwJ~ (p. 345-354).

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corrélation des faits et de l'hypothèse, pourrions-nous dire en employant le langage de Kuhn , il s'établit une manière de paradigme, l'hypothèse devient thèse. Toutefois, l'écart, s'il surgit, apparaîtra d'autant mieux et avec plus d'évidence qu'il se détachera sur fond homogène de congruence. Cet écart risque donc d'ébranler de manière plus grave ce qui aura paru jusqu'à lui être une hypothèse valable, qui «expliquait» les données du «problème Rimbaud». Alaln Borer, récemment, voyait dans l'édition en deux volumes séparés des oeuvres et des lettres «la berrichonnerie la plus dévastatrlce»: HEn deux livres, l'un les "OeU\'re3", l'autre la "Correspondance", Berrichon assurait [ ... ] qu'il Y avait bien "deux Rlmbaud", "le Poète" puis "l'homme d'action", matérialisés par deux livres, cOte à côte»

L'édition des F\)~Sles comv1ètes chez Vanier, en 1895, était préfacée par Verlaine . Comme la préface de 1886, ce texte

s'adresse au grand public, non pas aux petites familles littéralres, et partant, Verlaine y fait des concessions. Justifiant l'édition, il dit: Han a laissé les pièces

objectionables au point de vue bourgeois, car le point de vue chrétien et surtout catholique me semble supérieur et doit être

Voir Th. Kuhn, LCI Stl ucture de:: lévolutlons sClentlfigues,

1983.

A. Borel, «Sauf oublin, dans A. Rimbaud, Oeuvre-vle, p. XL .

P. Verlaine, préface aux Foésles complètes [1895a), Vanier;

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