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Tourismes, ethnies et territoires : le cas de Sa Pa (Việt Nam)

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Academic year: 2021

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Tourismes, ethnies et territoires : le cas de Sa Pa (Việt

Nam)

Emmanuelle Peyvel

To cite this version:

Emmanuelle Peyvel. Tourismes, ethnies et territoires : le cas de Sa Pa (Việt Nam). Tourismes et territoires, 2007, Mâcon, France. �hal-00475732�

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TOURISTES, ETHNIES ET TERRITOIRES :

le cas de Sapa (Vietnam)

Par Emmanuelle Peyvel

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Sapa est une station de montagne vietnamienne située à 350 kilomètres au nord-ouest de Hanoi, dans les montagnes frontalières avec la Chine. Son activité touristique est intéressante à étudier pour le géographe, car elle est fondamentalement plurielle. Ainsi, les touristes en visite à Sapa sont à la fois occidentaux et vietnamiens. Leur culture et leurs pratiques touristiques étant très différentes, il en résulte la formation de territoires touristiques au fonctionnement spatial distinct. Sapa constitue ainsi une excellente occasion d’enrichir la conception du tourisme, essentiellement forgée au sein de la culture occidentale. En outre, les populations locales qui assurent la mise en tourisme de Sapa sont à envisager dans toute leur diversité ethnique. En effet, à Sapa vivent plusieurs groupes ethniques, dont le plus puissant est celui kinh, l’ethnie majoritaire au Vietnam, mais qui n’est arrivée que récemment dans cette zone peuplée plus anciennement de H’Mongs, de Daos, de Dais et de Xa Pho.

Plutôt que d’opposer un peu trop vite la population locale aux touristes, nous allons plutôt ici essayer de démontrer que le tourisme de Sapa est difficilement compréhensible si nous ne considérons pas chacun de ces groupes comme pluriel, mouvant voire sujet à conflits. Sapa offre ainsi l’opportunité aux géographes de déconstruire le couple, souvent présenté comme infernal, formé par les touristes et les populations locales ; celles-ci étant alors considérées comme « authentiques » et victimes d’une invasion touristique ce qui justifie leur protection. La mise en tourisme de Sapa est en effet difficilement analysable si l’on oppose de manière trop manichéenne une population locale conçue comme solidaire et homogène à des touristes vus alors forcément comme des étrangers.

SAPA, UN TERRITOIRE TOURISTIQUE PRESQUE CENTENAIRE

UNE ANCIENNE STATION D’ALTITUDE FRANCAISE

Sapa est une station d’altitude qui a été créée en 19152 par les colons français. Elle s’adressait tout d’abord à des militaires pour des raisons officiellement médicales. En effet, ce sont « des militaires convalescents ou fatigués »3 qui y sont envoyés pour la première fois, car on considère que « l’action générale du climat de Chapa est avant tout tonique et excitante »4. La venue de ces militaires s’accompagne de celle de missionnaires, venus évangéliser les ethnies locales. Si cette première présence française semble a priori éloignée des touristes, elle en a pourtant grandement préparé la venue. Dans le sillage des militaires et des missionnaires, les touristes ont en effet pu profiter d’un espace « civilisé », c’est-à-dire fonctionnant déjà sur des valeurs qui étaient les leurs.

1 Agrégée de géographie en 2004, doctorante depuis 2005 en géographie du tourisme sous la direction de J.-Ch.

Gay (équipe MIT et université de Nice-Sophia Antipolis). Thèse intitulée « Tourisme, développement et construction nationale au Vietnam ». Lauréate d’une bourse Lavoisier (2005-2007), actuellement ATER à l’UFR de géographie de l’université Nice-Sophia Antipolis.

2 GAIDE, 1930, Les stations climatiques en Indochine, p. 12 3 Ibid, p. 12

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2 Toutefois, ne nous y trompons pas : au-delà de la présence de militaires et de missionnaires, Sapa est bien une station touristique, comme le montre la photographie n° 1. La station ne paraît pas encore très importante, mais les aménagements touristiques sont en fait déjà conséquents : déboisements, routes, terrassements, habitations avec jardin… S’y ajoutent « 80 kilomètres de sentiers qui non seulement font la joie des touristes mais facilitent l’exploitation forestière de la station. »5. Ces sentiers montrent que la montagne acquiert une autre valeur esthétique et une nouvelle fonction touristique, qui s’ajoute à celle sylvicole.

Photo n°1 : Sapa à l’époque coloniale française

Source : GAIDE, 1930, Les stations climatiques en Indochine, p. 13

Sapa remplit un rôle touristique d’autant plus important qu’elle est censée, avec les autres stations touristiques créées à cette époque en Indochine, pallier le manque de la métropole chez les colons et ainsi limiter le nombre de retours prématurés et coûteux pour l’Etat français. Sapa essaie donc de recréer la France pour que les touristes s’y récréent. Cette volonté se retrouve ainsi dans l’espace : les maisons reproduisent l’architecture française ; l’urbanisme de la station prend modèle sur les stations européennes ; les vergers, potagers et laiteries alentours offrent des produits similaires à ceux français grâce à la fraîcheur procurée par l’altitude. Dans sa dimension temporelle, Sapa vit également à la Française : les touristes utilisent des infrastructures touristiques telles que les chemins de randonnée ou les terrains de sport la journée et le cinéma ou le cercle en soirée. Ils vont le dimanche à l’église.

L’époque coloniale est un moment important dans l’histoire touristique de Sapa, car c’est à la fois son acte de naissance et ce qui permet de comprendre sa conception et son aménagement. Or dès cette époque, l’opposition même entre « population locale » et « touristes » est problématique. Les ethnies locales n’ont en effet pas été associées au processus touristique, si ce n’est pour constituer une attraction ethnographique aux yeux des

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3 touristes. Pour autant, peut-on dire que les populations locales ont été écartées ? En effet, les touristes venus à Sapa sont des colons qui habitent le Tonkin pour la plupart. A cette époque, ils sont eux aussi à considérer comme faisant partie de la population locale, car ils habitent là. Cette ambiguïté montre que c’est plutôt en terme de culture et de pouvoir qu’il faut envisager la mise en tourisme de Sapa, et non sous l’angle de provenance géographique, critère finalement assez superficiel.

UN ESPACE TOURISTIQUE DELAISSE JUSQUE DANS LES ANNEES 1990

Sapa a ensuite perdu toute fonction touristique jusqu’aux milieux des années 1990. La guerre du Vietnam succédant à la bataille de Dien Bien Phu, le pays s’enfonce dans la guerre jusqu’en 1975, année de la réunification du pays. De 1975 à 1986, le pays vit selon un régime communiste très fermé, appelé Bao Cap en vietnamien. Contrairement à une idée souvent répandue, le communisme n’a pas signé la mort de toutes activités touristiques au Vietnam. Celles-ci étaient moins importantes comparées à maintenant, mais elles existaient. Organisées par le Parti, elles étaient à la fois considérées comme une récompense accordée aux travailleurs les plus méritants et comme un moyen de propagande supplémentaire.

Sapa ne fait cependant pas partie des lieux touristiques fréquentés pendant le Bao Cap. Elle est non seulement ravagée par la guerre qui oppose les Vietnamiens aux Chinois en 1979, mais elle est également au cœur de grands projets d’aménagement. Sapa fait en effet partie de ces zones de montagne choisies pour accueillir des fronts pionniers. Ceux-ci visent à terme l’installation dans ces montagnes de Kinhs, l’ethnie majoritaire du Vietnam, se concentrant habituellement dans les deltas et plaines rizicoles. Ces programmes visent le desserrement des zones de peuplement trop denses. Cet objectif de rééquilibrage démographique se couple à une volonté de développement économique, en exploitant intensivement de nouveaux territoires pour les Kinhs, montagneux et forestiers.

Ces espaces étaient jusque-là traditionnellement des territoires de relégation pour des ethnies dites « minoritaires », comme les H’Mongs, les Daos, les Dais et les Xa Pho, très présents dans la province de Lao Cai, où se situe Sapa. En diffusant le peuplement kinh à l’ensemble du territoire, c’est toute l’idéologie communiste et sa conception du territoire qui se répand. Celle-ci proclame certes officiellement l’union nationale de toutes les ethnies du Vietnam, mais dans les faits, ces autres groupes ethniques sont considérés comme inférieurs par rapport aux Kinhs voire comme des ennemis intérieurs, car bon nombre d’entre eux se sont associés aux Français et aux Américains pendant la guerre.

Le bao cap constitue ainsi le moment où Sapa va commencer à être dominé territorialement par les Kinhs, ce qui a des conséquences lorsque le tourisme y est de nouveau autorisé dans les années 1990. En effet, la composition ethnique de la population locale a été bouleversée, et les rapports de force qui régissaient son équilibre transformés.

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4 UN MOMENT IMPORTANT DANS L’HISTOIRE

DU TOURISME AU VIETNAM DANS LES ANNEES 1990

La première moitié des années 1990 a constitué à la fois un moment important dans l’histoire touristique de Sapa, mais aussi dans l’histoire touristique nationale. En effet, c’est à Sapa que (re)naît le tourisme en montagne tel qu’il est pratiqué aujourd’hui au Vietnam et ce réinvestissement est largement le fait d’Occidentaux.

Les « premiers » touristes en visite à Sapa sont en effet des routards qui cherchent à connaître un Vietnam « hors des sentiers battus », c’est-à-dire hors des lieux habituellement fréquentés par les touristes de l’époque. Ces derniers se situent dans des territoires kinhs, que cela soit des villes (Hanoi, Hué et Hô Chi Minh Ville restant les trois principales villes visitées) ou des « sites naturels » comme la baie d’Along au Nord et le delta du Mékong au Sud. Ces étapes touristiques constituent la base des circuits proposés aux touristes étrangers par les agences de voyages à partir de la réouverture du pays, permise en 1986 par le Doi Moi. Fréquenter les montagnes où vivent d’autres groupes ethniques que des Kinhs ne se fait alors pas chez les étrangers : il faut ainsi attendre 1994 pour que Sapa rentre dans le Lonely Planet. Sapa est donc apparue quelques années après que le tourisme étranger est réapparu au Vietnam, car cette destination est à comprendre comme une extension d’un voyage plus classique. Les touristes en visite à Sapa cherchaient à connaître un autre visage du Vietnam, c’est-à-dire tel qu’il leur était habituellement vendu par les voyagistes. Des montagnes peuplées de groupes ethniques singuliers ont rempli cette fonction.

La visite de Sapa par des touristes occidentaux repose sur deux piliers esthétiques spécifiques : les rizières en terrasses et les portraits de « minorités » ethniques, comme le montrent les photographies n°2 et n°3 ci-dessous.

Photographie n°2 : Les rizières en terrasses de Sapa

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5 Photographie n°3 : Femmes H’Mongs et Daos rouges

Source : E. Peyvel, 2006

Les touristes occidentaux trouvent ces deux éléments « beaux » mais aussi « authentiques », car ils sont désormais vus de manière très positive dans nos sociétés occidentales : nous les associons au respect de la « nature », à la « tradition », à la « sagesse » de « sociétés ancestrales » qui n’ont pas perdu leurs « coutumes » en étant au contact de la « civilisation moderne ». Ces expressions reviennent d’ailleurs très souvent dans le discours publicitaire des agences de voyage comme dans celui des touristes. Afin d’approcher ces éléments tant convoités, une nouvelle pratique touristique a fait son apparition à Sapa : le trekking. Bien qu’ils n’aient rien à voir avec ceux pratiqués en Himalaya, le goût d’aventure qu’ils suggèrent à de quoi séduire les touristes occidentaux, car ils correspondent à cette volonté de faire du tourisme dit de « nature ».

C’est dans cette troisième phase de l’histoire touristique de Sapa que commence à apparaître l’idée que les populations locales s’opposent aux touristes, ces derniers étant souvent caricaturés comme des intrusions brutales de modernité auprès d’ethnies aux coutumes ancestrales. C’est là défendre une vision mythologique du territoire : à Sapa, ni les ethnies locales ni les touristes ne forment des groupes homogènes et solidaires fonctionnant dans l’opposition.

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LES TERRITOIRES DES TOURISTES

DES TERRITOIRES DE DECOUVERTE POUR LES OCCIDENTAUX

D’après une enquête réalisée en 2003, les touristes étrangers à Sapa représentaient moins de 60 000 personnes6 et étaient pour la plupart occidentaux, avec 53 % d’Européens, 22 % de Nord-Américains et 13 % d’Australiens7. Les motifs qui justifient leur venue à Sapa ont été clairement identifiés par cette même enquête : ils viennent à 92 % pour les paysages et les groupes ethniques et à 41 % pour les trekkings8, ce que nous avons expliqué précédemment. Les territoires construits par ces touristes reflètent clairement ces envies.

Les attentes spécifiques des touristes occidentaux participent à la construction d’un territoire touristique particulier. Pour tenter de le cartographier, quatre outils ont été utilisés : les guides touristiques comme le Lonely Planet et le Routard (éditions 2005), des entretiens informels avec des touristes sur place, l’enquête réalisée en 2003 par l’équipe du géographe G. Rossi et les documents mis à la disposition des touristes à Sapa, émanant la plupart du temps du district. A partir de ces informations, la carte n° 1 a été dressée. Elle nous permet de mieux comprendre la localisation des lieux touristiques fréquentés par ces touristes occidentaux et le fonctionnement de leur territoire.

Celui-ci se caractérise d’abord par son étendue. Le trek le plus long porte jusqu’à une trentaine de kilomètres de Sapa, en atteignant Ban Nam Than. Les touristes occidentaux fréquentent un grand nombre de sites : en tout, 14 noms de lieux ont été reportés sur la carte. Ces lieux fonctionnent par ailleurs en réseau : les touristes partent en général pour deux jours avec le souhait d’expérimenter le homestay, c’est-à-dire de dormir dans une famille de « minorité » ethnique. Les lieux qu’ils atteignent sont donc reliés entre eux par la logique du trek, dont les itinéraires ont été reportés en vert sur la carte. Un trek qu’affectionnent particulièrement les touristes est celui qui relie Sapa à Y Linh Ho puis Lao Chai, Ta Van, Giang Ta Chai et enfin Su Pan en deux jours.

Dans ce réseau, Sapa joue le rôle de pôle logistique : les touristes peuvent y organiser leur trek, s’y ravitailler et y dormir dans des hôtels confortables en revenant de leur périple. Ce n’est pour autant pas le lieu où ils séjournent le plus lors de leur venue à Sapa, puisqu’ils affectionnent davantage les alentours. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à critiquer Sapa même, considérant ce village comme « laid », peu attrayant et « bruyant ».

DES TERRITOIRES DU JEU ET DU REPOS POUR LES VIETNAMIENS

La carte n° 1 localise également les lieux fréquentés par les touristes vietnamiens. Ceux-ci ont été recensés avec la même méthodologie que précédemment, mais avec un outil de moins : il n’existe pas au Vietnam de guides à l’intention des touristes domestiques, car ceux-ci ne leur font pas confiance. Ils préfèrent de loin demander à d’autres touristes ou à des personnes habitant sur place. Cette différence est un premier signe indiquant que les touristes vietnamiens n’ont pas la même culture touristique que les Occidentaux, et cela pour plusieurs raisons. Financièrement, ils ont moins d’argent. Ils vivent par ailleurs dans un système économique encore peu tertiarisé. Les emplois industriels et agricoles sont plus pénibles et

6 ROSSI, G., 2004, Schéma d’aménagement touristique de la province de Lao Cai, p5 7 Ibid, p. 9

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7 appellent davantage le repos les vacances venues. Enfin, la culture vietnamienne n’a pas été influencée par celle judéo-chrétienne, qui assimile le repos à la paresse, donc à un pêché.

Les motivations qu’ils invoquent pour expliquer leur venue à Sapa montrent clairement l’existence d’une culture touristique spécifique. Toujours d’après la même enquête, les touristes vietnamiens (estimés en 2003 à moins de 50 000 personnes) disent venir à 96 % pour le climat et l’amusement (on pourrait également ajouter sans se tromper le repos), et à 87 % pour les paysages (quand bien même faudrait-il s’entendre sur la notion de « beau paysage », car celle-ci est loin d’être celle des touristes occidentaux). Les ethnies minoritaires ne constituent que pour 27 % d’entre eux un motif de visite et quant au trek, il atteint péniblement les 3 %9.

Les touristes vietnamiens ne viennent donc pas du tout faire et admirer les mêmes choses en venant à Sapa. Ils veulent se détendre dans un cadre du hors-quotidien, à la fois par son climat plus frais, et ses paysages montagneux à la flore singulière (les pruniers et pêchers en fleurs sont par exemple très appréciés au moment du nouvel an lunaire, le Têt). C’est une nature très apprivoisée que ces touristes apprécient, car elle est plus belle selon eux et peut se visiter confortablement. Ainsi, ils affectionnent le grand jardin Ham Rong, à Sapa même, où la montagne devient décor ; ou la cascade d’argent (Thac Bac), site « naturel » mais aménagé et accessible en quelques dizaines de minutes à moto depuis Sapa. N’oublions pas que le principal motif de visite est l’amusement et le repos pour ces touristes. Visiter des lieux inédits divertit, mais leur visite ne constitue pas un objectif en soi, à la différence des touristes occidentaux. Bien manger, se reposer, s’amuser entre amis ou en famille est considéré comme bien plus important et le lieu touristique choisi doit avant tout remplir cette fonction.

C’est pourquoi, comme nous le montre aussi la carte n°1, le territoire touristique construit par les touristes domestiques est beaucoup plus restreint par rapport à celui des Occidentaux. Le site le plus lointain qu’ils fréquentent est à 7 kilomètres à vol d’oiseau de Sapa (Ta Phin). Ils fréquentent par ailleurs moins de sites : seuls 7 ont été reportés sur la carte. Le fonctionnement de ce territoire est par ailleurs singulier. Sapa n’est pas qu’un centre logistique pour eux : ils reviennent plusieurs fois dans la journée pour manger, dormir, se divertir ou acheter des souvenirs. En rayonnant à partir de Sapa, les touristes vietnamiens se déplacent selon une logique de sites : la visite d’un lieu est toujours encadrée par un départ et un retour à Sapa. C’est ce qui a été reporté en bleu sur la carte.

« L’ENFER, C’EST LES AUTRES »

Nous pourrions a priori penser que le territoire des touristes occidentaux étant plus vaste, il engloberait le territoire touristique des Vietnamiens. Or, la carte n° 1 montre plutôt le contraire : ces deux territoires touristiques n’ont que peu de points communs entre eux. Seuls trois sites sont fréquentés par une majorité de Vietnamiens et une minorité d’Occidentaux, et l’inverse n’a pas été constaté. Ces touristes semblent donc surtout s’éviter, car ils n’ont pas la même culture touristique. C’est pourquoi, ils se constituent des territoires touristiques distincts.

De multiples exemples pourraient être donnés à propos de ces différences en matière de culture touristique entre les Vietnamiens et les Occidentaux. Ainsi, un Occidental venant à la montagne préfère marcher pendant plusieurs jours dans une « nature » qu’il verra comme plus

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8 « sauvage », même si celle-ci fait l’objet d’aménagements. C’est pourquoi, peu d’Occidentaux vont à Ham Rong, jardin clos situé à Sapa même, alors que c’est une des destinations favorites des touristes vietnamiens. Le rapport au bruit n’est pas non plus le même. Un Occidental associe la montagne au calme ; alors que pour les Vietnamiens, c’est un lieu d’amusement, dans lequel le karaoké peut parfaitement s’intégrer. Le rapport à la promiscuité n’est pas non plus le même. Les touristes occidentaux n’apprécient généralement pas de côtoyer d’autres touristes. Venir à Sapa va de pair avec l’idée de calme et de dépaysement, « hors des sentiers battus » pour eux. Ils préfèrent donc déambuler dans un territoire vaste, où les chances d’être confronté à d’autres touristes, occidentaux comme vietnamiens, seront plus faibles. De nombreux guides en font d’ailleurs un argument pour choisir la bonne période de visite, réactivant pour certains sans le vouloir le mythe du péril jaune : « L’été, la ville est envahie par les Vietnamiens et les Chinois venus y chercher un peu de fraîcheur »10. Cet argument n’est pas valable chez les touristes vietnamiens, qui ne semblent pas considérer un site moins agréable ou moins « authentique » quand d’autres touristes le fréquentent également. Au contraire, ils le trouveront plus gai et animé (vui ve en vietnamien).

Toutefois, il serait abusif de parler de conflits territoriaux entre ces deux catégories de touristes. Ils ont su co-exister à Sapa en déployant leurs pratiques touristiques en des lieux distincts. Toutefois, ces lieux sont perméables : la présence d’Occidentaux dans des lieux touristiques vietnamiens est bien évidemment tolérée. L’étude de ces deux populations montre que les touristes ne forment pas un groupe homogène. Les touristes à Sapa ne sont pas seulement des Occidentaux, n’en déplaise à certains chercheurs occidentaux qui ont souvent posé comme principe qu’une population pauvre ne pouvait générer ses propres formes de tourisme domestique et n’être par conséquent que la proie d’un tourisme occidental destructeur. De ce fait, l’usage même du terme de « touriste » devient alors problématique : les touristes vietnamiens font partie de la population locale, puisque après tout, ils y sont moins étrangers à Sapa que les Occidentaux. Or, il n’existe pas de conflits majeurs entre eux et les Occidentaux. De ce point de vue, il n’y a donc pas de conflits entre populations locales et touristes à Sapa.

LES MISES EN TOURISME DES TERRITOIRES

DES ETHNIES DITES MINORITAIRES

Le mot « minoritaire » doit être mis entre guillemets car il est à lui seul porteur de l’idéologie nationaliste et communiste actuelle. Les groupes ethniques autres que les Kinhs sont considérés comme minoritaires au Vietnam, car ils sont démographiquement moins nombreux que les Kinhs. Utiliser un argument démographique, valable uniquement à l’échelle nationale, pour justifier une gouvernance kinh est plus que contestable, et cela l’est d’autant plus à Sapa. Dans la province de Lao Cai en effet, les Kinhs ne représentent pas plus de 15 % de la population. Si donc il y a une ethnie minoritaire à Sapa, c’est celle kinh.

Toutefois, ce n’est pas parce que ces autres groupes ethniques sont les plus nombreux dans cette province qu’ils y ont davantage de pouvoir. Là comme ailleurs, la domination territoriale des Kinhs se fait sentir, y compris dans le secteur touristique. A Sapa, toutes les infrastructures touristiques leur appartiennent : hôtels, restaurants, agences de voyages et de transports… Ce sont eux qui bénéficient le plus des séjours des touristes, car ils les

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9 organisent. Seuls deux « métiers » sont laissés aux ethnies « minoritaires » : la vente de souvenirs, le plus souvent à la sauvette dans la rue ou sur les marchés, et le métier de guide. Ces activités sont peu rémunératrices, exercées en général par les enfants, les filles qui ne sont pas encore mariées et les vieilles femmes ; les hommes travaillant la plupart du temps dans les champs. Le tourisme n’est pas l’activité principale des ethnies « minoritaires ». Toutefois, elles aimeraient bien en profiter davantage. Il n’y a donc pas de conflits entre elles et les touristes : elles ne se sentent pas envahies ni perverties par eux. Elles les considèrent plutôt comme une autre source de revenus, moins pénible que celle agricole.

Ne disposant que de peu de revenus, les femmes et les enfants vendant des souvenirs (comme le montraient la photographie n°3) sont souvent mal vus des touristes, qui se sentent harcelés par leurs propositions de vente. Ainsi, alors même que la venue des touristes occidentaux est justifiée par la rencontre avec ces ethnies, elles sont en fait les dernières à en profiter. Beaucoup de ces touristes ont conscience de la pauvreté de ces gens, et pensent qu’en venant faire du tourisme ici, ils participeront à leur enrichissement. Cette pensée se justifie par une vision unitaire des populations locales, qui est la cause d’un grand malentendu : les touristes viennent pour ces ethnies, justifient leur présence en pensant participer à leur développement, et quand l’occasion se présente de leur apporter effectivement de l’argent, les touristes se sentent agressés. Cette situation paradoxale s’explique par le fait que ces ethnies sont mises en tourisme sur un territoire qu’elles ne contrôlent pas.

DES INTERETS KINHS CONTRADICTOIRES

Pour autant, il serait encore trop simpliste d’opposer les Kinhs aux autres groupes ethniques présents à Sapa. En effet, les Kinhs impliqués dans le développement touristique de la zone sont également loin d’être d’accord entre eux. Il existe en la matière une nette opposition entre le comité populaire de la province de Lao Cai et le service du commerce et du tourisme du district de Sapa.

Le premier veut plutôt développer des infrastructures légères à destination de touristes de luxe, car ils sont considérés comme plus rémunérateurs que les routards. C’est aussi peut-être pour ces hauts-fonctionnaires un moyen de s’assurer la mainmise sur les bénéfices qui sont issus de cette activité, puisque ceux-ci émanent de structures peu nombreuses dans lesquelles seuls les plus riches peuvent investir. Le président du comité populaire obtient généralement l’appui des instances internationales pour promouvoir ce type de tourisme, car celui-ci est considéré comme plus respectueux de l’environnement et des populations locales, en limitant les « impacts négatifs » du tourisme.

En revanche, le service du commerce et du tourisme de Sapa mise davantage sur « le tourisme de masse ». Ses membres estiment que c’est avec ce tourisme qu’ils peuvent gagner le plus, la mise de départ étant moins importante, les opportunités d’investissement et les infrastructures plus nombreuses par rapport au tourisme de luxe. Tout ceci les amène à penser que cette forme de tourisme est plus rentable. Cependant, elle est aussi mal vue, car on l’associe souvent à « un tourisme de masse destructeur ».

Les Kinhs sont donc bien ceux qui organisent véritablement le territoire touristique de Sapa, sans pour autant qu’ils soient véritablement d’accord à son sujet. Derrière cette question de l’organisation du territoire touristique, ce n’est ni plus ni moins que les questions du développement local et de la justice spatiale qui se posent : dans le premier cas, le tourisme

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10 profitera à une poignée de Kinhs et aux quelques communautés ethniques qui y seront associées ; dans le deuxième cas, le tourisme profitera à plus de Kinhs, tout en continuant à poser de nombreux problèmes dans la répartition des richesses.

TOURISME, TENSIONS ETHNIQUES ET DOMINATION TERRITORIALE

Sapa montre qu’il faut sortir de cette conception unitaire de la « population locale ». D’abord parce que cela pose un problème de définition. Qu’est-ce qu’en effet que « la population locale » de Sapa ? Si ce sont les Vietnamiens, les touristes domestiques en font alors également partie. Cela montre que ces deux catégories sont plus perméables qu’on ne le croit. Si ce sont les gens qui habitent à Sapa, alors il faut faire une différence entre les Kinhs et les autres groupes ethniques, sinon d’importants problèmes économiques et sociaux seraient minimisés. Enfin, si cela correspond aux personnes qui maîtrisent la plus grande portion de territoire, il faut dans ce cas-là inclure les touristes occidentaux, puisque ce sont eux qui ont le plus grand territoire touristique. Tout ceci montre combien le terme de « population locale » est ambiguë et son utilisation délicate.

En outre, opposer les touristes aux populations locales au sein d’un couple infernal amène l’invention de conflits, qui peuvent masquer d’autres problèmes plus importants. A Sapa, les conflits n’opposent ni les touristes entre eux, aussi différents soient-ils, ni les populations locales aux touristes. C’est au sein même de la population locale que les conflits sont les plus graves.

Le tourisme est ainsi un excellent révélateur des tensions ethniques qui agitent Sapa, car aussi futile et paisible que ce secteur apparaisse, il n’en est pas moins rémunérateur. C’est pour cette raison que penser un espace touristique en termes d’appropriation, de construction et de conflits territoriaux est plus pertinent pour comprendre sa dynamique, que cela soit le fait des populations locales ou des touristes.

OUVRAGES CITES :

PAGE, O., 2006, Vietnam, Paris, Hachette, collection Guide du routard, 539p

GAIDE, 1930, Les stations climatiques en Indochine, Section des services d’intérêt social, inspection générale des services sanitaires et médicaux de l’Indochine, Hanoi, 49 p.

RAY, N. et YANAGIHARA, W., 2005, Vietnam, Paris, Lonely Planet, 540 p.

ROSSI, G., 2004, Schéma d’aménagement touristique de la province de Lao Cai, non publié, 50 p.

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