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CIRCULATIONS ET QUÊTES THÉRAPEUTIQUES EN SANTÉ MENTALE AU SÉNÉGAL

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EN SANTÉ MENTALE AU SÉNÉGAL

Véronique Petit

To cite this version:

Véronique Petit. CIRCULATIONS ET QUÊTES THÉRAPEUTIQUES EN SANTÉ MENTALE AU

SÉNÉGAL. Revue francophone sur la santé et les territoires, hypotheses.org, 2019. �hal-02426114�

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CIRCULATIONS ET QUÊTES THÉRAPEUTIQUES EN SANTÉ MENTALE AU SÉNÉGAL

Véronique Petit

Socio-démographe, Professeur Université Paris Descartes, CEPED/IRD

veronique.petit@ceped.org

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RÉSUMÉ : A partir de données anthropologiques et sociodémographiques collectées au Sénégal auprès de différentes catégories d’acteurs impliquées dans les quêtes thérapeutiques qu’engagent des personnes malades, seules ou soutenues par « leur(s) accompagnant(s) » afin de remédier à une pathologie mentale, sont décrites diverses circulations qui contribuent à structurer des parcours thérapeutiques souvent longs et chaotiques avant d’accéder à des soins psychiatriques. Les circulations des acteurs, des produits et des pratiques sont analysées à différentes échelles et interprétées par rapport à différents facteurs : l’inégale répartition territoriale de l’offre psychiatrique, les représentations des troubles psychiques et de leur guérison qui les rapprochent des maladies chroniques dans un contexte de pluralisme thérapeutique et de stigmatisation, certaines pratiques d’automédication au sein des familles en réponse au coût des soins en l’absence de couverture médicale universelle généralisée, enfin l’émergence de discours « psy » au sein de la société sénégalaise.

Mots-clés : Sénégal, santé mentale, quête thérapeutique

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Introduction

Cet article se propose de mettre en lumière certaines des circulations liées aux quêtes thérapeutiques qu’engagent des personnes malades, seules ou soutenues par « leur(s) accompagnant(s) » afin de remédier à une pathologie mentale. Ces cheminements ont été observés et interrogés dans le contexte du Sénégal, pays choisi en raison de l’introduction de la psychiatrie à l’époque coloniale, des dynamiques migratoires et des pratiques transnationales, et du pluralisme thérapeutique qui caractérisent cette société complexe. Le transnationalisme par les différents flux qui l’irriguent (hommes, produits, savoirs, pratiques, imaginaires), dessine les pratiques de santé et de soins (Dilger, Kane et Langwick, 2012). Le choix du recours des migrants peut être également influencé par leur appartenance sociale, qui peut être saisie à travers leurs origines, leur niveau d’éducation et leur activité professionnelle (Petit et Wang, 2019), mais aussi par les multiples actions des migrants dans leur société d’origine où souvent ils se substituent aux États défaillants en matière de santé et d’éducation (Kane, 2001). Si ces circulations ont déjà été mises en évidence dans d’autres contextes et à propos d’autres pathologies, elles demeurent insuffisamment documentées en ce qui concerne la santé mentale au Sénégal. Quelles que soient les disciplines, les recherches concernant la santé mentale en Afrique subsaharienne sont qualifiées de rares et pauvres,

alors même que cette question émerge non sans difficulté sur la scène de la santé globale (Saxena et al., 2007).

Après des décennies de lobbying institutionnel et scientifique reposant sur l’idée qu’il est impossible de dissocier état sanitaire et santé mentale (Prince et al., 2007), cette dernière a été incluse dans les objectifs du développement durable (ODD) et dans la santé globale sortant ainsi de l’ombre où elle demeurait (Mnookin, 2016) (Patel et al., 2018). Une série de travaux épidémiologiques ont réévalué à la hausse le poids des maladies mentales dans la morbidité globale (Prince et al., 2007) (Funk, Benradia et Roelandt, 2014). Au niveau mondial, elles représentent en 2013 32,4 % des années vécues avec handicap et 13,0 % des années de vie perdues, ce qui les situe juste après les maladies cardiovasculaires dans le calcul de la charge globale de morbidité (Global Burden of Disease Study 2013 Collaborators, 2015 ; Vigo, Thornicroft et Atun, 2016) . Alors qu’elle apparait de plus en plus comme un enjeu sanitaire public au niveau international, la santé mentale ne s’impose toujours pas comme une priorité dans un grand nombre de pays qui sont dépourvus de politiques spécifiques dans ce domaine. C’est particulièrement vrai de l’Afrique puisque moins d’un quart des pays y disposent d’un programme en santé mentale (WHO, 2015).

Les troubles mentaux en tant que maladies non transmissibles ne constituent pas un péril sanitaire

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(Atlani-Duault et Vidal, 2013) d’autant que leurs conséquences sanitaires et socioéconomiques sont sous-estimées faute de mesure. Le manque de financements, la faiblesse des ressources accordées et l’indifférence politique au niveau national dont est l’objet la santé mentale sont soulignés de manière récurrente. Entre 1995 et 2015, sur 36 milliards de dollars alloués à la santé, seuls 110 millions ont été dépensés en faveur de la santé mentale (Charlson et

al., 2017). L’absence d’implication politique est considérée comme un des freins majeurs à la reconnaissance de cette question sanitaire (Eaton et al., 2011), avec le manque de personnel qualifié et spécialisé, une centralisation excessive, l’absence de soins primaires de santé mentale et enfin la pénurie d'expertise en santé publique parmi les responsables de ce secteur sanitaire. L’inclusion dans la santé globale n’implique ni l’entrée dans une « ère de la générosité » (Garrett, 2007), ni l’émergence d’une mobilisation politique, institutionnelle et financière des différents acteurs de la santé globale.

Les personnes malades en particulier dans les pays en développement ne bénéficient donc pas de programmes ciblés et d’une prise en charge améliorée susceptible de modifier les recours et les traitements observés. Parmi les personnes ayant connu l’expérience d’une maladie mentale au cours de leur vie, 80 % résident dans les pays en développement (Mnookin 2016 : 3). Alors qu’un nombre limité de médicaments suffit à traiter la majorité de ces pathologies, environ un quart des pays ne disposent pas des trois médicaments les plus fréquemment prescrits pour traiter la schizophrénie, la dépression et l’épilepsie au niveau des soins de santé primaires (Patel et al., 2007). Entre 75 et 85 % des individus atteints de troubles mentaux graves dans ces pays n’y reçoivent aucun soin et ces personnes sont fréquemment atteintes dans l’exercice de leurs droits (Kastler, 2011). Les attitudes des populations vis-à-vis de la maladie mentale restent en effet encore largement déterminées par des croyances traditionnelles qui conduisent à des traitements inadaptés et à une stigmatisation des personnes malades (Gureje et Alem, 2000). Selon la Banque Mondiale (BM) et l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la santé mentale n’est pas réductible à une simple question de santé du fait de ses multiples conséquences. Elle constitue en l’occurrence un enjeu de développement fondamental, car l’économie globale perd chaque année environ US $ 1 trillion de productivité du fait des troubles mentaux (Kleinman et al., 2016).

Faute de mobilisation politique, les États africains demeurent dans l’impossibilité d’assurer des soins en santé mentale de qualité à destination de l’ensemble des personnes affectées et de mettre en œuvre les recommandations internationales concernant la décentralisation, l’inclusion dans la santé primaire et

le respect des droits des malades. Faute de données épidémiologiques concernant les situations de base, les ressources, les évolutions des indicateurs1, il leur

est difficile d’élaborer une politique de santé mentale efficace (Wone, 2018). Différentes raisons expliquent ce déficit d’informations statistiques en Afrique. Tout d’abord, la santé mentale n’est pas incluse dans les soins primaires. Les malades sont référés dans des centres spécialisés qui développent chacun leur base de données, ce qui complique le travail de compilation et de standardisation nécessaire à l’élaboration de séries statistiques cohérentes. Dans le cas du Sénégal, une procédure est actuellement en cours afin d’inclure les données de routine en santé mentale dans le système d’information sanitaire national à partir de la plateforme DHIS-2 (District Health Information Software). D’autre part, le travail de saisie informatique est réalisé par des agents de santé pour qui il représente un surcroit de travail et pour lequel ils ne sont pas toujours suffisamment formés et motivés (Ahanhanzo et al., 2015). Enfin, les indicateurs sont définis en fonction d’urgences et de partenariats décidés à un niveau international notamment dans le cadre des ODD ou du Fond Mondial, et non pas par rapport à des priorités définies localement (Hane, 2017). Dans le cas du Sénégal, l’inclusion de la santé mentale dans les ODD et l’obligation d’évaluer les progrès obtenus grâce à des indicateurs a déjà conduit à expérimenter un module « santé mentale » dans l’Enquête démographique et de santé continue (EDS-C) 2018 à notre initiative en partenariat avec l’Agence Nationale de Statistiques et de Démographie (ANSD).

Dans les pays en développement, face à l’iniquité et l’inefficacité du système de soins, les familles n’ont d’autres alternatives que d’assurer elles-mêmes la prise en charge des personnes atteintes de troubles psychiques (Saxena et al., 2007). Compte tenu de ces différents facteurs, nous avons considéré les malades et leurs parents comme des acteurs du travail médical et de la quête de soin entreprise dans la perspective développée par Anselm Strauss (Strauss et al., 1985). Dans le contexte sénégalais, les parcours en santé mentale, et les circulations qui les structurent, sont donc à replacer dans le contexte d’une offre psychiatrique insuffisante en dépit de son ancienneté, d’une couverture médicale universelle émergente et

1 Cet état des lieux statistiques contribue à invisibiliser la

question de la santé mentale comme enjeu de santé publique comme en témoigne la dernière Enquête Continue sur la Prestation des Services de Soins de Santé, sur les 529 pages de ce rapport, pas une seule ligne est consacrée à la santé mentale (Agence Nationale de la Statistique et de la

Démographie (ANSD) [Sénégal], et ICF. 2018. Sénégal :

Enquête Continue sur la Prestation des Services de Soins de Santé (ECPSS) 2017. Dakar, Sénégal, et Rockville, Maryland, USA : ANSD et ICF).

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des représentations socioculturelles de la maladie mentale qui, nous en émettons l’hypothèse, impactent les choix des recours.

Le Sénégal constitue un observatoire heuristique des circulations liées à la quête de soins en santé mentale, en raison de l’histoire de la psychiatrie dans ce pays et de la place que les mobilités et migrations tiennent dans cette société. Ce pays dispose d’un système psychiatrique unique et reconnu à travers

l’école de Fann héritée de la colonisation (Becker et Collignon, 1999 ; Collignon, 1999, 2002). Que ce soit dans l’empire colonial français, anglais ou hollandais, institutions et pratiques psychiatriques ont été disséminées dans une double perspective : offrir un recours aux colons et aux membres de l’administration coloniale souffrant de leurs nouvelles conditions de vie et contribuer à transformer les populations colonisées en une main-d’œuvre performante à des travers des politiques de santé.

Photographie 1 : cette fresque décrivant la cérémonie traditionnelle du ndoep en milieu lébou est située à l’intérieur de l’Hôpital psychiatrique de Thiaroye témoignant ainsi de l’approche culturelle développée par H.Collomb (Petit, 2013)

La France a mis en place l’assistance psychiatrique indigène en 1938 (API) après avoir constaté son retard par rapport à l’Angleterre et à la Hollande dans la prise en charge des maladies mentales dans leurs colonies. Les expérimentations psychiatriques conduites sur le continent se nourrissent les unes les autres, le psychiatre français Henri Collomb (1913-1979) s’inspire de l’expérience du village Aro élaborée par le psychiatre nigérian Thomas Tombo au Nigeria pour développer les villages thérapeutiques au Sénégal (Akyeampong, Hill et Kleinman, 2015) au début des années 1970. Des villages thérapeutiques sont implantés à Kénia en Casamance, à Djimkoré et à Botou vers Tambacounda dans le Sénégal oriental. Précédemment à partir de 1958, promouvant l’idée d’une psychiatrie sociale reconnaissant la culture de ses patients, Collomb inaugure de nouvelles pratiques thérapeutiques établissant un continuum entre

l’hôpital et la société : l’accompagnant, le pénc2 et la

collaboration avec des tradipraticiens [photographie 1]. Dans cette démarche compréhensive et visant à rapprocher deux systèmes de soin, il adjoint à son équipe médicale des anthropologues et sociologues. Ces essais thérapeutiques connaissent des destins divergents : le rôle actif de l’accompagnant demeure d’actualité, il connaît néanmoins de profondes transformations liés aux changements socioéconomiques et à l’évolution de l’organisation du système de santé (Diagne et Lovell, 2019 ; Koundoul, 2015). La pratique du pénc est inégale selon les contextes hospitaliers et tend à se distendre. Enfin, en raison de moyens suffisants et d’une faible adhésion

2 Le pénc est une réunion regroupant de manière

hebdomadaire les soignants, les accompagnants et les personnes malades. Durant cette séance collective les patients partagent leurs expériences et s’expriment librement sur le vécu de leur hospitalisation, les effets de leur traitement et l’évolution de la maladie.

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des psychiatres nationaux dès leur création, les villages thérapeutiques n’ont pas perdurés (Collignon, 1983). La colonisation modifie en profondeur le système de soins en introduisant une nouvelle étiologie qui inaugure une étape décisive du pluralisme thérapeutique (Storper-Perez, 1974). Elle va également déstructurer les institutions des sociétés colonisées en les projetant avec violence dans la mondialisation. La mise en valeur des territoires par le biais des travaux forcés, du développement de l’économie de plantation et des cultures vivrières, du recrutement militaire, de l’urbanisation, provoque migrations internes et déplacements forcés. Aux mobilités séculaires s’ajoutent de nouvelles migrations internationales de travailleurs en particulier vers la métropole. L’indépendance ne met pas un terme à ces migrations qui prennent une place de plus en plus significative dans la société sénégalaise. À partir des années 1980, le système migratoire s’élargit et se structure grâce aux réseaux religieux, les routes et les profils migratoires se diversifient (Diop, 2010 ; Lessault, Robin et Georg, 2015). Le migrant devient une figure de réussite qui se substitue à celle du fonctionnaire et un acteur central du développement compte tenu de l’importance que les transferts prennent dans l’économie des familles et du pays. Ces mobilités constituent un substrat aux circulations thérapeutiques qui s’actualisent au fil des stratégies plurielles des acteurs en alimentant le pluralisme thérapeutique (Wang, 2019).

MÉTHODES D’ENQUÊTE ET TERRAINS

Questionnement initial

Les données présentées ici sont issues d’une recherche conduite au Sénégal depuis 2016 à nos jours s’inscrivant dans une démarche de démographie anthropologique (Petit et al., 2019) (Petit, 2013). Elles prolongent un premier corpus collecté dans le cadre de l’ANR Sud MIPRIMO « La migration prise aux mots » (2011-2013) consacré à l’accès aux soins en santé mentale de migrants de retour au Sénégal (Ly, Petit et Pizzolato, 2014) et de populations majoritairement originaires d’Afrique de l’Ouest (Mali, Mauritanie, Guinée Conakry, Guinée Bissau). Il s’agissait alors d’analyser comment une maladie mentale pouvait interférer avec l’expérience d’une migration internationale. Ce questionnement initial a été élargi aux conditions d’accès aux soins psychiatriques en travaillant sur les parcours thérapeutiques, les modalités de prise en charge, les coûts des traitements et les représentations de la maladie chez la personne malade et dans son entourage. Cette enquête articule des données qualitatives et des données quantitatives.

Espaces d’investigations

En raison des comportements de stigmatisation et afin de saisir la dynamique des relations entre les différentes catégories d’acteurs, les services psychiatriques ont constitué des lieux d’investigation privilégiés. Plusieurs unités psychiatriques sur le territoire ont été sollicitées : dans la région de Dakar, la Clinique Moussa Diop, le service des consultations externes et le service de pédopsychiatrique Keur Xale Yi au CNHU de Fann à Dakar, l’Hôpital Psychiatrique de Thiaroye (service des urgences et service de pédopsychiatrie), dans la région de Thiès, le Centre de santé mentale Dalal Xel et ses consultations itinérantes à Louga et Diourbel, et le centre de santé mentale Émile Badiane à Ziguinchor en Casamance. D’autres services ont été visités dans l’objectif de mieux appréhender la diversité de l’offre. Si le secteur public et les centres catholiques ont constitué les principaux espaces de recherche en tant que structures historiques et celles accueillant le plus de patients, nos travaux s’orientent de plus en plus vers des cliniques ou des cabinets privés en psychiatrie et psychologie afin de tenir compte de l’évolution de l’offre de soin, de la complexité des parcours thérapeutiques et des carrières des acteurs concernés.

Les psychiatres que nous avons sollicités dans le cadre de ces travaux de recherche ont, sauf de très rares exceptions, répondu positivement à nos requêtes. Ils ont aussi parfois anticipé nos demandes ou spontanément proposés d’assister aux consultations, d’accéder aux documents médicaux, d’assister à des formations ou des activités organisées dans leurs services. Ils se sont presque tous systématiquement référés à la collaboration qu’avait instaurée Henri Collomb dans son équipe entre personnel médical et chercheurs en sciences sociales pour expliquer leur accueil positif s’inscrivant ainsi dans une forme de tradition de la psychiatrie culturelle sénégalaise.

Les conditions de production des données discursives

Les données discursives sont issues d’entretiens semi-directifs, de discussions informelles, d’observations et de suivis de consultations réalisés dans plusieurs services psychiatriques auprès des soignants, des malades et de leurs accompagnants. En effet, l’hospitalisation d’une personne malade au Sénégal se déroule conjointement avec celle de son accompagnant3. Ce dernier est un membre de la

3 L’hospitalisation et l’internement sont régis par la loi

n°75-80 du 9 juillet 1975 relative au traitement des maladies mentales et au régime d’internement de certaines catégories d’aliénés, législation héritée de la loi française de 1838.

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famille désignée par celle-ci ou une personne extérieure qui sera rétribuée pour remplir cette fonction. Dans ce cas, celle-ci est désignée de manière négative par le terme d’« accompagnant mercenaire » par les soignants. L’accompagnant a pour rôle, outre de s’occuper de la toilette et des repas du malade, de la propreté de la chambre, et surtout de servir d’interface entre le médecin et la famille afin de favoriser l’alliance thérapeutique. Dans le cadre de cette enquête, nous avons travaillé avec des accompagnants familiaux. Ce travail a été réalisé avec l’accord des autorités médicales et administratives afin de ne pas perturber l’activité médicale et respecter les droits des patients. Cinquante-sept entretiens semi-directifs ont été conduits (21 au CHU de Fann et l’HP de Thiaroye, 16 au centre de santé mentale de Ziguinchor, 20 au centre Dalal Xel de Thiès). Ceux-ci sont représentatifs des diverses strates sociales et de la diversité ethnique du pays, et sont quasiment également répartis en terme de sexe. Les entretiens ont été conduits en français ou avec l’aide d’un interprète formé en anthropologie de la santé.

Du côté des personnes malades et des accompagnants, les échanges informels et les entretiens d’orientation biographique ont constitué des temps d’expression appréciés au cours de journées marquées par l’ennui, l’attente et l’inquiétude. Les personnes sollicitées ou d’autres curieuses de notre présence, puis désireuses de partager leurs expériences, ont pu s’exprimer sans la crainte des jugements sociaux qui les obsèdent ordinairement. En effet, les psychiatres et les psychologues rencontrés ont souligné le poids de la honte ainsi que les mécanismes d’intériorisation du contrôle social dans la société sénégalaise, la peur de perdre la face. La folie suscite la peur et la répression. Les personnes victimes de troubles psychiques souffrent de discrédit, de perte d’autorité et sont marginalisées au sein de leurs familles et de la société. Elles sont l’objet de diverses formes de violences (contentions, rétention, déni de leurs droits, etc.), en particulier si les symptômes sont interprétés comme une transgression de l’ordre social, soit dans le sens d’un repli sur soi exagéré, soit dans celui d’une trop grande expressivité. Elles sont le plus souvent considérées comme un objet de honte par leurs parents en dépit des liens affectifs.

Nous avons pu conduire des entretiens sur plusieurs jours avec les personnes malades qui ont été rencontrées durant le temps de l’hospitalisation, en particulier dans le centre Emile Badiane à Ziguinchor et Dalal Xel à Thiès. En les retrouvant tous les deux ou trois jours, nous pouvions discuter avec elles et leurs accompagnants de l’évolution de la situation

médicale, de leur appréciation des conditions de soins ainsi que de leurs difficultés sociales et financières face à la maladie. Ce passage régulier auprès des malades a permis de créer une relation de confiance plus assurée et de croiser différentes voix du récit familial autour de la quête thérapeutique. Cette relation a été prolongée avec une quinzaine de patients que nous avons revus à leur domicile ou dans d’autres lieux qu’ils jugeaient propices à la préservation de leur anonymat et dans lesquels ils se sentaient à l’aise. Certains d’entre eux nous ont proposé de les accompagner à des cérémonies religieuses telles que des séances d’exorcisme dans une église catholique à Thiès et lors de réunions de prières dans de nouvelles églises. Nous avons aussi enquêté auprès de guérisseurs et de marabouts réputés pour leur traitement des « fous » et de centres roqya à Dakar et Ziguinchor qui pratiquent « une médecine mystique » pour reprendre leur expression à travers les prescriptions coraniques. L’entrée dans ces espaces a permis d’observer des pratiques, des relations thérapeutiques et la mobilisation de produits et de savoirs d’origines diverses révélant certaines circulations qui traversent le quotidien des familles affectées par les troubles mentaux. C’est aussi une manière de connaître les « mondes sociaux » que traversent les acteurs, la porosité de ces univers et leurs ancrages.

Approche quantitative

La situation épidémiologique, les caractéristiques sociodémographiques des personnes malades et celles de leur ménage ne peuvent être décrites en détail faute de données statistiques suffisantes à l’échelle nationale. Les soins en santé mentale n’étant pas inclus dans les structures de santé primaire, les malades sont automatiquement référés dans les services spécialisés. Les structures psychiatriques publiques et privées créent leurs propres modalités d’enregistrement, mais leurs données ne sont pas fusionnées au niveau du Ministère de la Santé et de l’Action Sociale (MSAS). De plus, pour l’instant le MSAS n’a pas imposé l’utilisation d’une unique classification des maladies mentales, les services utilisent soit la classification internationale des maladies (OMS), une classification de l’INSERM adaptée au Sénégal ou le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders de l’Association américaine de psychiatrie). Cette pluralité de références est révélatrice des influences qui traversent la psychiatrie sénégalaise. La Direction du centre de santé mentale de Ziguinchor a mis à notre disposition ses fichiers de suivi de consultations, ceux-ci ont été anonymisés et analysés. Bien qu’ils n’offrent que peu de variables et qu’elles impliquent de nombreux de recodages en raison des circonstances de la saisie, ils procurent des informations relatives à

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l’origine des patients. Si nous avons pu consulter le fichier du centre catholique Dalal Xel de Thiès, nous n’avons pas été autorisés à développer une analyse statistique à partir de cette base de données alors qu’elle est d’une profondeur temporelle significative et d’une grande richesse sur les itinéraires thérapeutiques et les ressources des patients.

OFFRE PSYCHIATRIQUE ET PARCOURS THÉRAPEUTIQUES

Dans cette partie nous allons examiner comment l’offre psychiatrique se positionne dans les parcours thérapeutiques et comment elle contribue à structurer les circulations des personnes malades. En modifiant le système d’interprétation des désordres mentaux, l’institution psychiatrique a transformé la tolérance traditionnelle à l’égard du fou en un rejet. « Il [le fou] tend à devenir comme en Europe, objet d’incompréhension et de mépris. Il faut s’en préserver. Familles, voisins, collègues et employeurs commencent à rejeter cet être dangereux qu’il faut cacher derrière les murs de l’hôpital. Ces nouvelles attitudes sont en relation avec les structures sociales actuelles et avec l’institution psychiatrique. » (Storper-Perez, 1974). L’institution psychiatrique ayant été utilisée tant par la puissance coloniale que par le jeune Etat indépendant comme un outil de répression sociale (Collignon, 1984) (Diop, 1997), le souvenir des rafles des populations marginales internées à Thiaroye reste vivace dans la mémoire collective et marque négativement l’institution psychiatrique.

Une offre psychiatrique difficilement accessible

Outre les barrières sociales, l’inégale répartition de l’offre de soins en santé mentale sur le territoire et l’éloignement des populations qu’elle implique retarde l’entrée dans les services psychiatriques. Certaines régions comme celles de Matam et Kédougou sont totalement dépourvues de structure de soins, d’autres disposent uniquement de consultations itinérantes réalisées par des équipes thérapeutiques provenant d’autres centres de santé mentale. Ainsi un des psychiatres du centre catholique Dalal Xel se rend à Diourbel et à Louga une fois par mois, alors que cette consultation devait être assurée par le médecin de l’hôpital régional de Saint-Louis. Les centres Dalal Xel

de Thiès et Fatick constituent une sorte de sas de protection de la région de Dakar puisqu’ils reçoivent des populations de tout le nord et nord-est du pays, à tel point que la direction de ces institutions envisage de créer une troisième consultation à Matam ou Richard-Toll afin de faire face à l’afflux de malades originaires des régions frontalières. Le centre Emile Badiane à Ziguinchor est la seule structure

psychiatrique de Casamance. Il assure aussi une consultation mensuelle à Kolda. Certaines structures n’offrent que quelques lits (l’hôpital de Saint-Louis par exemple), ou elles peinent à trouver un personnel qualifié désireux de travailler dans une région excentrée ou dont elles ne sont pas originaires. Tel est le cas du centre de Djimkoré à Tambacounda réhabilité après plusieurs années de fermeture. Par contre, Dakar concentre l’essentiel des ressources humaines et matérielles en santé mentale [carte 1] comme dans les autres spécialités.

À ce déséquilibre entre les régions sur la façade atlantique et les régions du centre et de l’est du pays se superpose une insuffisance de l’offre. Selon les chiffres de la Division de la Santé Mentale du MSAS, 46 psychiatres exercent en 2018 au Sénégal. Seulement sept d’entre eux (soit 15,2 %) sont affectés à l’extérieur de la région de Dakar. La population du Sénégal compte 15 256 346 individus en 2017 dont 53,5 % résident en milieu rural. La région de Dakar représente 23 % de la population, suivi par les régions de Thiès (13,1 %) et de Diourbel (11 %) (ANSD, 2018). De manière classique en Afrique subsaharienne, on constate un déséquilibre entre l’offre de soin concentrée dans la région de la capitale au détriment du monde rural. Le ratio au Sénégal est de 0,3 psychiatre pour 100 000 habitants. En réalité, ce ratio est encore plus faible (0,25) puisque huit psychiatres sur 46 sont affectés à la santé des fonctionnaires à Hôpital militaire Principal à Dakar. Compte tenu du coût des prestations dans cette structure hospitalière et du fait qu’il faille déposer une caution avant d’être soigné, une large partie de la population du pays n’a pas accès à cette structure renommée pour la qualité de ses prestations. Selon l’OMS, il y a en moyenne 6,6 psychiatres pour 100.000 habitants dans les pays à hauts revenus, contre moins de 0,5 pour les pays à revenu faible moyen-inférieur (WHO, 2015). Au regard de ces moyennes qui cachent de profondes disparités, l’offre en santé mentale du Sénégal n’apparaît pas comme la plus dramatique au sein des pays en développement. Aminata Niang Diene dans son étude sur la gouvernance de la santé au Sénégal a effectué une cartographie de l’offre de soin spécialisé, elle révèle ainsi que la situation de la santé mentale illustre le « contraste saisissant » entre l’Ouest et le reste du pays où l’offre est déficitaire et incomplète : « La spécialisation médicale renforce la concentration des médecins dans les centres urbains de l’Ouest, notamment dans la capitale sénégalaise. (…) Fortement défavorisées, les autres régions sont soumises à la double contrainte d’une offre médicale éloignée et d’un déficit de médecins et de plateaux techniques spécialisés. » (Niang Diene 2019, 466). Si d’autres spécialités comme la cancérologie, sont dans une configuration encore moins favorable que la psychiatrie, il faut rappeler qu’elles correspondent à des enjeux sanitaires plus récents et qu’elles ne

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disposent pas de la profondeur historique de l’implantation de la psychiatrie. L’inégalité sociale et spatiale dans l’accès aux soins est inscrite dans la structure de l’offre de soin actuelle malgré la

modification de la carte sanitaire et la création de nouveaux districts sanitaires qui visent à améliorer la qualité et la proximité de cette offre dans le cadre de la décentralisation.

Carte 1. Répartition de l’offre en santé mentale au Sénégal (2019)

(réalisée par Aminata Niang Dieng, Dakar, Université Cheik Anta Diop, département de géographie, 2019)

L’offre de santé mentale au Sénégal en dépit de son caractère inégal et insuffisant, constitue néanmoins une offre attractive au niveau de la sous-région, ce qui relativise la situation sanitaire du Sénégal. En effet, les pays frontaliers du Sénégal (Mauritanie, Mali, Guinée Bissau, République de Guinée, Gambie) ne disposent pas d’une offre de santé mentale ou à proximité des populations concernées en raison de l’état de leur système de santé lié et du contexte politique et économique parfois fortement dégradé. Aussi les centres de santé mentale reçoivent également des patients étrangers et tout particulièrement des États limitrophes. Les centres de Thiès et Tambacounda reçoivent par exemple des populations du Mali en raison de leurs situations sur les axes routiers entre Bamako et Dakar. Commerçants et camionneurs profitent de leurs déplacements professionnels pour consulter tout en préservant ces visites médicales secrètes par rapport à leur famille. L’effet de proximité avec la frontière est encore plus visible en ce qui concerne la région de Ziguinchor puisque presque 12 % des malades qui consultent au centre Émile Badiane proviennent des pays frontaliers [tableau 1]. Les groupes ethniques qui vivent en Casamance circulent dans une aire

culturelle et linguistique qui s’ancre dans des pratiques économiques coutumières, une histoire sociale profonde qui ne correspond pas aux découpages nationaux actuels, et des réseaux de parenté transnationaux. Si des patients étrangers viennent consulter au centre Emile Badiane, d’autres malades traversent de part et d’autre la frontière afin de se rendre chez des marabouts et des guérisseurs réputés pour remédier à la folie. Les récits recueillis montrent que fréquemment dans ces zones rurales les personnes malades conduites sont conduites en situation de crise au centre de santé mentale. Auparavant, les malades sous l’impulsion de leurs parents expérimentent une succession de tradithérapeutes recommandés par leur entourage familial et leur voisinage ou dont les échos de leur renommée leur parviennent. La décision de se rendre en psychiatrie n’est prise qu’à reculons tant la honte et la stigmatisation associées à la folie sont fortes et indélébiles. Inversement se rendre chez un guérisseur est une pratique socialement reconnue et acceptée par tous, elle n’implique pas de facto une association avec la folie. Elle s’inscrit dans la normalité des pratiques de soins et une étiologie partagée contrairement à celle de la psychiatrie.

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Lieu de résidence Effectifs Pour cent Régions du Sénégal Dakar 107 0,48 Diourbel 3 0,01 Fatick 10 0,05 Kaffrine 4 0,02 Kaolack 3 0,01 Kolda 941 4,25 Louga 5 0,02 Matam 5 0,02 Saint-Louis 5 0,02 Sedhiou 2984 13,48 Tambacounda 15 0,07 Thiès 28 0,13 Ziguinchor 15 139 68,4 Résidence inconnue 81 0,37 Pays frontaliers Cap vert 2 0,01 Gambie 921 4,16 Guinée Bissau 1667 7,53 Mali 8 0,04 République de Guinée 2 0,01 ND 53 0,24 Total 22 132 100

Tableau 1. Répartition des personnes malades ayant consulté à Ziguinchor selon leur lieu de résidence (calculs pour 2017) (Source : Centre Émile Badiane, Ziguinchor 2018)

La psychiatrie, un recours contraint et subi

Les personnes ne résidant pas dans les régions de Dakar et de Thiès doivent effectuer de longs déplacements afin de se rendre dans un centre psychiatrique. Les malades, seuls ou accompagnés, font des trajets de plusieurs centaines de kilomètres engendrant des coûts de transport, d’hébergement et de restauration non négligeables auxquels s’ajoutent les frais médicaux (consultations, examens, analyses, traitements). Le coût de l’hospitalisation varie selon les services et les conditions de séjour proposées.

Dans les centres de santé mentale en zone rurale (Thiès, Ziguinchor) on peut estimer qu’une famille pourra dépenser 10.000 à 20.000 FCFA pour un malade de manière journalière. Lorsqu’un malade est hospitalisé, la règle est qu’il soit gardé au minimum dix jours en observation afin d’établir un diagnostic, selon la gravité de la pathologie la durée d’hospitalisation sera plus ou moins prolongée. Les entretiens révèlent que les familles les plus vulnérables sont contraintes de mobiliser leurs réseaux afin de réunir les fonds nécessaires au règlement des soins, elles s’endettent auprès de leurs

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parents, migrants urbains et internationaux, amis et voisins, elles peuvent être amenées à vendre certains de leurs biens (bijoux, récoltes, bêtes). Le centre Emile Badiane et le centre Dalal Xel ont mis en place des politiques de crédit afin que les familles puissent payer les soins de manière étalée et différée, afin de garantir l’accessibilité aux soins dans ces zones rurales. Certaines familles dont la structure familiale est resserrée (par exemple des familles monoparentales composée d’une mère et de ses enfants, des parents âgés avec des enfants ou petits-enfants) voient l’économie du ménage fortement ébranlée par le coût de la maladie, et ce, d’autant plus si le malade fait partie des actifs productifs. Dans ces régions, rares sont les familles qui disposent d’une mutuelle de santé parfois elles n’ont même pas entendu parler de ce concept4. D’autres, disposant

d’une couverture maladie, se plaignent des dysfonctionnements de leur assurance : retard dans les remboursements, médicament non remboursés, désaccords avec les pharmacies. Cette charge financière peut conduire lorsque les parents pensent que la personne malade va mieux à l’interruption du traitement ou à des aménagements de la prescription médicamenteuse (la posologie est fractionnée ou réduite, on demande au médecin quel est le médicament essentiel afin de ne pas acheter tous les médicaments). À l’anxiété et au désarroi provoqués par la maladie, viennent s’ajouter chez les parents de la personne malade le stress lié à leur incapacité d’assumer cette dépense.

Tant qu’elles le peuvent, les familles évitent de consulter un service psychiatrique qui les assigne à la folie de la personne malade dans le contexte social. Afin d’éviter la honte et le déshonneur, les parents responsables du malade cherchent à préserver les

4 En 2007, la part de la population couverte pour le risque

maladie tous régimes confondus était d’environ 20%. En 2008, est lancée la Stratégie d’Extension de la Couverture du Risque Maladie des Sénégalais. Elle se décline en trois axes : amélioration et extension des initiatives de gratuité, réforme

de l’assurance maladie obligatoire, stratégie de

développement des mutuelles de santé. Ces actions ne se concrétisent réellement qu’à partir de 2013 dans le cadre du Plan de développement de la Couverture Maladie Universelle lancé par Macky Sall (2013-2017) qui vise en particulier les personnes du secteur informel et du monde rural. En 2015, est créée l’Agence de la Couverture Maladie Universelle afin d’accélérer l’extension de la couverture maladie. En 2017, le taux de couverture tous régimes confondus est estimé à 47% et le taux de pénétration des mutuelles à 37%. Ces

résultats positifs ne doivent pas obérer

certains problèmes comme par exemple le taux de survie des mutuelles, le taux de recouvrement, l’information des populations en milieu rural (Deville C., Hane F., Ridde V., Touré L., « La Couverture universelle en santé au Sahel : la situation au Mali et au Sénégal en 2018 », Working Paper du Ceped, n°40, Ceped -UMR 196 Université Paris Descartes IRD-, Paris, 2018.

apparences grâce à des recours qui évitent toute association avec la psychiatrie. Ils ne se rendent dans un service psychiatrique qu’après avoir expérimenté les recours auxquels ils ont accès et dont ils ont connaissance durant des années (marabouts, guérisseurs, prêtes exorcistes, séances de prières de nouvelles églises). Ils ne s’y résolvent que face à l’aggravation de l’état du malade ou une crise qui les laissent démunis : « Si on est à Dakar et si on a la

chance d’avoir un parent “intellectuel” on va envoyer le malade à Fann. Il va avoir de la chance. Les choses évoluent. Autrement on va le conduire chez un marabout, puis de marabout en marabout parce que cela ne va pas mieux. Puis le parent parfois est délaissé. On dit que le traitement des Blancs ne peut rien contre les djinns, les rab5 » (FM, interne en psychiatrie Fann, 2016). L’entrée en psychiatrie se concrétise parfois brutalement lorsque l’entourage familial ou le voisinage requière l’intervention du chef de quartier ou de village, des pompiers, de la police ou de la gendarmerie face à des comportements qui ne sont pas socialement tolérés comme par exemple des agressions physiques entrainant des blessures, entrer par effraction chez des voisins, des comportements exhibitionnistes. Dans ce contexte tendu, la première hospitalisation, le déroulement des premières consultations et les effets constatés du traitement sont déterminants afin que s’enclenche un suivi médical continu. L’adhésion au traitement est un processus incluant abandons, rechutes, crises, retours, phases de stabilisation. Certains malades s’ils sont satisfaits de l’alliance thérapeutique qui se met en place avec le psychiatre (évolution de santé, écoute, confiance), font leur possible pour préserver cette relation dans le cas où le praticien change d’affectation, passant d’une région à une autre, d’une structure à une autre ou du secteur public au secteur privé. Les personnes malades traversent aussi des phases d’errance thérapeutique. Les patients dans leur grande majorité ne disposent ni d’une activité professionnelle ni de revenus du fait de leur état de santé. Le financement de leurs traitements et le type de recours choisi dépendent de l’implication de leurs parents. Face à l’étirement du coût du traitement psychiatrique sur des mois, des années, voire définitivement, nombre de parents sont tentés de suspendre le traitement lorsqu’ils jugent que le malade se conforme à leurs attentes sociales, provoquant ainsi une rechute suivie d’une nouvelle phase d’expérimentations

5 Différentes catégories d’esprits (génies, esprits ancestraux,

seytan, djinn) dont les rabs wolof-lébou sont évoqués dans les pratiques magico-thérapeutiques. Le culte des rabs a été étudié en particulier par Andras Zempléni, « La Dimension thérapeutique du culte des Rab, Ndöp, Tuuru et Samp. Rites de possession chez les Lebou et les Wolof », Psychopathologie africaine, 1966, 2 (3) : 295-439.

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thérapeutiques. « Ma mère m’a jeté sur la route la

nuit pour aller voir un marabout qu’une voisine lui a recommandé. J’ai marché tout seul, pris des taxis, avec un peu d’argent que mon père m’a donné et mes affaires. J’ai traversé la moitié du Sénégal. Pour rien. Elle ne voulait plus payer mon ordonnance. Moi je voulais continuer l’ordonnance. C’est ça qui m’aide »témoigne FS (38 ans, électricien sans emploi, serer, village à proximité de Thiès). Cet extrait met en exergue les divergences qui peuvent exister entre la personne souffrante et ses proches dans le choix des recours thérapeutiques. Ici, le malade souhaite se rendre dans le centre santé mentale et poursuivre le traitement thérapeutique qu’il entamé et dont il mesure les effets positifs, d’où sa référence à l’ordonnance qui symbolise à la fois les médicaments et à la nécessité de respecter la posologie sur le long terme.

La distance comme stratégie de protection

L’éloignement entre le lieu de résidence du malade et le service psychiatrique où il consulte s’explique aussi par la peur associée au discrédit social qu’entraîne l’assignation à la folie. Une psychiatre du CHU de Fann rapporte que des visiteurs au sein de l’hôpital lui ont adressé la requête suivante : « Si vous pouviez

attacher les malades à un piquet où vous voulez, même dans l’hôpital, et ne plus les laisser sortir ça serait mieux, qu’on ne les voit plus, ne les entende plus ». Familles et patients, en particulier s’ils

disposent d’un statut social élevé, souhaitent garder leur état de santé le plus secret possible. Ils craignent d’être disqualifiés par effet de contagion dans l’ensemble de leurs cercles de sociabilité (social, familial, professionnel, politique) par la suspicion et la rumeur. L’anonymat que procure la distance devient alors une condition du soin. Le processus de distanciation dépend du capital et des ressources qui peuvent être mobilisées autour de la personne malade. La mise à distance s’opère à plusieurs échelles : consulter dans une autre ville ou une autre région que celle où l’on réside, voyager à l’étranger, profiter de déplacements professionnels, se rendre dans une consultation privée, solutions qui sont jugées plus discrètes qu’une consultation dans un service hospitalier. La répartition spatiale de l’offre en santé mentale ne doit donc pas être lue uniquement de manière négative comme un frein à l’accessibilité, la carte des districts sanitaires peut être envisagée comme un territoire sur lequel les acteurs recherchent des solutions pragmatiques à leurs problèmes de santé. Comme le souligne Di Méo « (…) entre les territorialités6 et de tels territoires politiques, une

6 Di Méo (2006) renvoie au concept de territorialité définit

par Claude Raffestin (1986) : « La territorialité reflète la multi dimensionnalité du vécu territorial des membres d’une collectivité ». Même si elle agrège, pour chacun, la représentation d’espaces socialement et collectivement

tension s’établit dans l’ordre de la pratique comme dans celui des représentations et de la cognition. Cette tension s’affirme en tant que facteur majeur, tantôt frein, tantôt moteur, de l’action humaine et sociale spatialisée » (Di Méo, 2006). Les individus y déploient des stratégies en s’appuyant sur leurs ressources, leurs compétences et leurs motivations afin d’accéder aux soins désirés en préservant leur respectabilité et en s’individualisant encore davantage.

Le recueil de nos données concernant les personnes malades qui se soignent à l’étranger en particulier en Europe où elles disposent de réseaux et de ressources doit être complété. Nous nous sommes davantage attachés aux mobilités nord-sud de migrants internationaux qui revenaient se faire soigner au Sénégal après avoir initié un traitement psychiatrique dans leur pays d’immigration en Europe ou en Amérique du Nord. Ces retours thérapeutiques au pays d’origine sont parfois contraints par la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent les migrants malades en Europe ou en Amérique du Nord et ils répondent à une demande des familles restées au pays. Dans un premier le temps le statut de migrant « very very VIP » permet d’accéder plus directement à la psychiatrie. Les parents, surtout si le migrant a déjà été en contact avec des soins psychiatriques ou s’ils disposent d’exemples de malades soignés ainsi dans leur milieu, considèrent que la psychiatrie est la solution la plus efficace afin de restaurer rapidement la santé du migrant en souffrance psychique. Il s’agit de rétablir l’ordre social et de préserver les apparences en « faisant taire » le malade s’il est en proie à des délires ou des gestes désordonnés ; ensuite, certains psychiatres mentionnent qu’ils doivent faire face à des exigences pressantes de la part des parents afin qu’ils prescrivent un traitement autorisant le migrant à reprendre le plus rapidement les activités professionnelles qui lui permettent d’effectuer des transferts financiers vers les siens. Ces médecins soulignent le déni des familles quant au coût psychique de la migration (Ly, Petit et Pizzolato, 2014). On assiste donc à un nouvel investissement sur le migrant, après avoir constitué un capital initial permettant le départ en migration, le groupe se mobilise une seconde face à la nécessité de rétablir l’intégrité psychique du migrant. Néanmoins, il s’effrite progressivement face à la durée des traitements et à l’impossibilité de remigrer et d’entretenir ainsi la rente migratoire (Petit, 2019). La

repérés, qualifiés et partagés, elle concerne, d’abord, le sujet humain. Elle relève de sa sensibilité, de sa logique, de ses capacités réflexives et imaginatives personnelles. Elle se calque sur son espace vécu et en façonne l’unité. Elle s’enrichit de ses expériences, de ses apprentissages sociaux permanents. La territorialité agence et articule les échelles des territoires et des réseaux que fréquente chaque individu.

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fabrique des soins s’analyse au niveau méso auquel sont prises les décisions (familles, réseaux) et dans le cadre de l’économie morale sur laquelle repose la migration internationale. Certains migrants installés en Europe suivent une psychothérapie à distance grâce à des consultations par Skype. Ces rendez-vous concernent également la santé des conjoints et des enfants, tous n’étant pas migrants. Cette pratique cumule plusieurs avantages : la réduction des coûts, des échanges jugés plus productifs avec un clinicien sénégalais décrit comme percevant mieux les croyances et l’organisation de la parenté, la possibilité de s’exprimer dans sa langue. Cette invisibilité préserve l’image des migrants au sein de la diaspora et de leur famille au pays, ce qu’ils considèrent être un bénéfice substantiel. Ce type de pratique implique que la personne malade soit déjà avancée dans l’éducation thérapeutique et qu’elle ait acquis les compétences nécessaires à l’autogestion de sa maladie et au suivi de ses traitements. Les familles qui disposent de migrants internationaux dans leur parenté ont la possibilité d’accéder aux traitements de dernière génération pas toujours disponibles ou à des prix élevés, et de suppléer aux ruptures d’approvisionnement récurrentes. Disposer du droit de circuler et accéder à des réseaux globalisés permet de gérer sa mobilité comme son immobilité, la possibilité de choisir est une marque de différenciation sociale (Van Hear, 2014).

Le traitement psychiatrique et son articulation à d’autres formes de prise en charge

L’analyse des parcours thérapeutiques montre qu’ils sont, sauf exception, longs, chaotiques et complexes. Lorsqu’une cure psychiatrique est entamée, les médecins demandent à leurs patients de ne pas consommer des produits prescrits par d’autres acteurs afin d’éviter des interférences avec leurs prescriptions. Par contre, ils ne cherchent pas à dissuader leurs patients d’abandonner des pratiques considérées comme « sans danger » (séances de prières, bains mystiques, rituels de protection) tant elles constituent des formes d’habitudes de soin. Ces croyances mystico-religieuses en offrant protection et réassurance aux personnes malades leur évitent de se sentir démunis face au système médical.

Quelques patients interrogés dans des services psychiatriques, nous ont conduit à des séances de prières collectives animées par des pasteurs-prêcheurs de nouvelles églises ou des prêtres lors de prières et de cérémonies d’exorcisme. Ces pratiques

complètent ce que le suivi psychiatrique n’offre pas ou insuffisamment. D’une part, une forme d’insertion sociale dans des collectifs où les malades ne se sentent pas plus vulnérables ou plus en détresse que l’ensemble des personnes présentes. Un groupe, où ils se définissent « comme les autres, pas fou, normal

quoi ». D’autre part, ces séances ritualisées et

régulières sont ouvertes et gratuites. Elles revêtent une forme d’accompagnement social qui est décrit comme insuffisant dans les structures médicales qui manquent de ressources. Outre les difficultés financières et logistiques que connaissent les patients et leurs familles, ils expriment régulièrement le sentiment d’être abandonnés à eux-mêmes à l’extérieur des services psychiatriques, ceux-ci se concentrant sur leur fonction première (établir un diagnostic et prescrire des médicaments). Face à une écoute jugée insuffisante et à l’absence d’associations réellement structurées et actives, ils se tournent vers d’autres acteurs qui au contraire mettent en scène leurs capacités à répondre aux attentes sociales des personnes en situation de vulnérabilité.

Un des malades dont nous suivons le parcours depuis 2016 cumule différentes pratiques. Il suit scrupuleusement depuis plusieurs années un traitement psychiatrique à Dalal Xel à Thiès dont il dit ressentir les effets positifs. L’évolution de la posologie et l’espacement des rendez-vous confirment ce jugement. Il conserve néanmoins ses ordonnances en permanence sur lui, car il désire être identifié comme malade si une crise se déclenchait. Parallèlement il se rend régulièrement à l’église catholique Marie reine de l’univers à Thiès où il assiste à des séances d’exorcisme et échange avec le prêtre qui les dirige. Parallèlement, il assiste à des séances de prières à l’Association de Bienfaisance Communautaire — un compromis avec la Communauté qui est une église du réveil.

Malgré la reconnaissance qu’il exprime à l’égard de son psychiatre, il explique sa participation à ces séances de prières par le besoin « d’être écouté et

soutenu », alors qu’il se heurte à sa famille : « ma mère, elle ne me comprend pas, elle est dure. Je suis critiqué, car je suis en retard. Je n’avance pas dans la vie [a presque 40 ans il est encore célibataire, n’a pas quitté la maison de ses parents et rencontre des difficultés à garder un emploi]. Je ne suis pas

comme mes frères, mes sœurs. Si je demande de l’aide, on me dit que je me plains, que je retarde, je coûte ». Face à ces dissensions familiales, tant le slogan que le programme de prières sont attractifs pour des malades en quête de reconnaissance et d’insertion sociale [photographie n° 2].

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Photographie 2 : programme des séances de prières à l’Association de Bienfaisance Communautaire à Thiès (Petit, 2016)

La quête thérapeutique, forme d’éducation thérapeutique

Si le territoire politique qui s’exprime à travers le modèle de santé engendre des inégalités profondes, voire de l’exclusion, les patients se l’approprient grâce à leurs expériences successives et aux compétences qu’ils acquièrent. Loin d’être soumis à l’autorité médicale, les malades-acteurs « rusent avec les structures qui les gouvernent » pour reprendre Michel de Certeau (De Certeau, 1980). Ils préfèrent rechercher une délivrance immédiate et définitive grâce à une intervention mystique, plutôt que d’adhérer sans résistance à un dispositif psychiatrique qui leur semble étranger, difficilement compréhensible et incapable de répondre à leurs attentes. D’autant qu’aux réticences suscitées par l’étiologie médicale s’ajoutent les coûts médicaux et d’accessibilité. Pendant des années le plus souvent, les malades vont aller de marabouts en guérisseurs en églises. Accompagnants et personnes malades sont conduits par la succession de leurs expériences et les discussions avec les psychiatres lorsqu’ils (re) viennent en consultation à renoncer progressivement à l’idée d’une guérison instantanée. Ils sont contraints de faire le deuil de l’idée même de guérir au sens d’une guérison entendue comme un retour à l’état antérieur, c’est-à-dire une situation définie par l’absence de symptômes ou de symptômes devenus insupportables parce qu’ils troublent l’ordre social. Pas plus « qu’il y a un retour à l’innocence physiologique, car il y a irréversibilité de la normativité biologique » (Canguilhem, 2007), il y aurait un retour à une

« innocence » psychique. Ces parcours chaotiques constituent une éducation thérapeutique par l’échec en particulier chez des populations ayant un faible niveau de littéracie en santé (Margat et al., 2017). Néanmoins, tous les groupes sociaux font preuve de résistance, à des degrés divers, face à l’idée que la guérison soit une vie avec « la maladie stabilisée » offrant la possibilité d’une réinsertion sociale.

LA MÉDECINE PROPHÉTIQUE : LES CENTRES ROQYA

La globalisation de l’offre de soin mystico-religieuse concerne également la promotion de la médecine prophétique7. Les centres roqya sont un des acteurs

de cette diffusion internationale. Ils ont été cités à plusieurs reprises par des malades ou des accompagnants comme un des recours qui avaient été expérimentés ou qui étaient envisagés comme alternative ou complément au traitement psychiatrique. Compte tenu des croyances populaires selon lesquelles la folie ne se guérit jamais réellement en dépit de phases de rémission et de l’étiologie qui l’associe à la possession, les familles recherchent une

7 Le terme de « médecine prophétique » renvoie à la

médecine tirée de l’islam, tandis que l’expression « médecine mystique » se réfère aux pratiques magico-religieuses impliquant l’action des génies, d’esprits ou des divinités dans la délivrance des maux et des souffrances.

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solution où la cause du mal, nécessairement extérieure à l’individu, pourrait être extirpée définitivement.

Un positionnement paradoxal

Alors que la médecine prophétique s’ancre dans l’islam et se réfère directement au coran, le positionnement des centres roqya permettent d’intéresser à ce type de soins une large partie de la population. En effet, ceux-ci annoncent soigner « les

blocages dans la vie, les états mentaux et de santé anormaux, les possessions des djinns, le mauvais œil (thiat) » [photographies 3, 4 et 5]. Il s’agit d’extraire,

grâce à des captages, des procédés purgatifs et des incantations, les djinns, les shayatins (les diables), les maux liés à l’ensorcellement et à la possession, et de détruire les autels khamb dans les demeures. Les multiples références mobilisées dans leur présentation (islam, culte des ancêtres, psychologie, psychiatrie, médecine) permettent à chacune des composantes sociales d’y trouver un discours compatible avec ses aspirations. Cette approche que l’on pourrait qualifier d’œcuménique dans le sens où elle produit un discours audible par tous, se retrouve également chez les prêtres-exorcistes et les pasteurs. Ils délivrent tous « du mal » et « la souffrance n’a pas de

religion ».

Photographies 3, 4 et 5 : banderole du centre roqya à Ziguinchor, affichette à l’intérieur de la salle d’attente, livre exposé sur le bureau du directeur (Petit, 2018)

Néanmoins dans un marché thérapeutique concurrentiel, les tenants du « Coran qui guérit » opposent la pureté de leurs pratiques en raison de leur ancienneté et de leur authenticité à celles des marabouts, en particulier au niveau local. Ils s’attribuent une légitimité extérieure incontestable en remontant aux sources arabes de l’islam. Le centre roqya a donc pour vocation de répondre « aux

pratiques religieuses, à ceux qui ont pêché dans le besoin de se soigner. (…) On interdit les sacrifices, on peut tuer un bœuf un mouton pour partager, mais ça n’est pas pour un sacrifice pour les démons, pour un pacte avec les ancêtres. Quand tes parents ont fait des pactes de protection de la famille, ces pratiques rituelles ne sont pas islamiques. Si tu deviens musulman tu romps le pacte, les démons agissent ». Inversement les pratiques des marabouts

locaux auraient été perverties par leur trop grande proximité avec les croyances et les coutumes locales. Ceux qu’ils désignent comme « les talebs ou les

voyants au Sénégal » ne seraient que de pâles

imitations de la médecine prophétique (« Allah ! Le

Sénégal copie beaucoup et copie mal »). La

biomédecine n’échappe pas non plus à la critique : « L’Europe, c’est pas l’Afrique ! Il y a des spécificités

selon les réalités, mais les gens font des amalgames, ils copient mal, il y a des maladies, des problèmes. »

Un réseau international

Le centre Roqya du quartier HLM néma à Ziguinchor dans lequel nous avons enquêté est ainsi inclus dans le réseau des centres roqya qui se multiplient ces dernières années au Sénégal (Dakar, Kaolack, Richard Toll, Mboro, Mbour, Ziguinchor). Cette diffusion touche également la Côte d’Ivoire, le Bénin, la Guinée, le Mali, la France et l’Angleterre. Un des responsables du centre formé au management-marketing précise qu’être intégré dans ce style de réseau « permet aux membres d’aller de l’un à

l’autre, d’être formés, d’harmoniser le travail, d’unifier, c’est mieux pour la visibilité, la propagande ». Parallèlement à la circulation des

responsables de centres et des « capteurs », l’appartenance au réseau favorise l’approvisionnement en produits et en médicaments. Des références récurrentes à l’Arabie saoudite et à des États arabo-musulmans ponctuent les discours et marquent l’inscription originelle des pratiques. Les patients peuvent par exemple acheter de l’eau bénite en provenance de la Mecque. D’autres produits sont proposés afin de répondre à des préoccupations plus modernes telles la perte de poids, le contrôle du stress ou de l’anxiété. Il s’agit par exemple de compléments alimentaires, de vitamines pour

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améliorer sa forme et son apparence physique, et des traitements contre le diabète. Ces « médicaments de partout dans le monde » arrivent par bateaux à Dakar et Kaolack en provenance d’Asie (Corée, Malaisie, Thaïlande, Arabie Saoudite), d’Europe, du Maghreb. Remplaçant les traditionnelles ventouses en verre, le matériel technique pour effectuer « les captages » provient de Corée [photographies 6, 7 et 8]. Il s’agit à travers les sucions provoquées par les ventouses en

caoutchouc d’extirper les djinns qui sont à l’origine des « blocages » dans la vie et des problèmes de santé des personnes qui viennent consulter. Par « blocages », les acteurs sous-entendent qu’ils ne peuvent « avancer » dans la vie ou qu’ils voient leurs projets matrimoniaux, familiaux, professionnels ou migratoires contrecarrer par des actions de sorcellerie. Ces situations ont également des répercussions sur leur état de santé.

Photographies 6, 7 et 8 : la boite à ventouses en provenance de Corée pour les « captages », des médicaments en provenance de Malaisie (Petit, 2018)

Charia de la santé et psychothérapie

D’après le directeur du centre roqya de Ziguinchor, l’activité thérapeutique du centre s’inscrit totalement et uniquement dans le domaine de la religion, elle n’entre donc pas en concurrence, ni avec les structures hospitalières de Ziguinchor, ni avec les tradipraticiens, quels qu’ils soient. Insistant sur l’ancrage dans l’islam, il précise : « Nous travaillons

selon le principe de la charia de la santé. Le coran guérit car il répond à tous les problèmes (…) La base c’est le coran, c’est impératif. Ici quand on a le temps on fait du renforcement au niveau de la mémorisation du coran ». Les personnes qui

entament un traitement doivent se plier à des règles de vie afin de prendre soin de leur état physique et mental : « Éviter de se mettre en colère, car ce n’est

pas bon pour un état psychologique stable, ne pas approcher de ce qui peut te détruire ton esprit : la drogue, c’est comme quand tu es fou, quand tu es ivre, ne médisez pas ». Cette charia de la santé

interdit la consommation de drogue et d’alcool, le suicide, la dépigmentation de la peau. Elle prescrit certaines attitudes insistant sur la dimension communautaire de la santé : « Tous les problèmes

sociaux, la vie quotidienne, le coran n’a laissé en rade aucun aspect. En tant que musulman on oriente son comportement : avoir une bonne relation avec son seigneur, il a un cœur avec de la pitié, amour, il ne peut pas faire de mal ; avoir des relations avec sa famille : faire le bien à son prochain ; la famille africaine c’est une famille de solidarités. Avoir de bonnes relations avec son physique avec soi-même. Si tu ne vis pas ces liens, tu vas avoir des problèmes, vivre dans la souffrance, tu ne vas pas te concentrer

dans ton travail, tes études. Notre santé est dépendante de notre positionnement social et céleste, de la qualité de notre rapport aux autres et à soi ». Les personnes suivies reçoivent une fiche

rédigée en français et en arabe leur rappelant les prières de protection, les incantations à réciter et les rituels à accomplir quotidiennement.

Après avoir insisté sur les dimensions morale et communautaire de la santé, le responsable du centre tient un discours plus psychologisant et centré sur l’individu (« Il faut prendre soin de soi, se respecter,

avoir de l’estime de toi-même »). Lorsqu’un malade

se présente au centre, il est reçu par le directeur qui conduit un entretien « pour identifier le problème uniquement grâce à des questions, il n’y a pas d’examens [sous-entendu clinique] ». À côté du

bureau dédié aux consultations, une salle est consacrée à la psychothérapie alors que personne n’est formé à la psychologie dans le personnel du centre. Selon le directeur, les malades doivent être accompagnés « au-delà de la cure avec captage et

médicaments par la psychothérapie ». Lorsqu’ils sont

face à des malades « agités ou nerveux », les thérapeutes qui se désignent comme étant des « capteurs » du centre roqya leur donnent des comprimés de Vogalène® (médicament antiémétique utilisé en cas de nausées et de vomissements) dont ils utilisent les effets secondaires. Ils achètent ce médicament à la pharmacie du quartier et sans prescription médicale. Ils le désignent comme un somnifère. Alors que l’accueil des malades, leur enregistrement, les pratiques thérapeutiques et les

Figure

Tableau 1.  Répartition  des  personnes  malades  ayant  consulté  à  Ziguinchor  selon  leur  lieu  de  résidence (calculs pour 2017) (Source : Centre Émile Badiane, Ziguinchor 2018)

Références

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professeur émérite de protohistoire européenne à l’université de Bourgogne, membre de l'UMR ARTeHIS (Archéologie, terre, histoire, sociétés), UMR 6298,

• Grand public: 40€ (compris: pochette et fournitures, accréditation pour participer à tout le colloque); il est possible de participer à une seule journée pour 20€

[r]

9h45 Ouverture de la journée par Danielle JACQUART, Doyen de la IV e section, et Brigitte MONDRAIN, directrice de l’équipe SAPRAT.. 10h00

[r]

Mariana H EREDIA , Université de San Martìn – Instituto de Altos Estudios Sociales, Buenos Aires, Argentine.. Intégration, adaptation, trahison : les économistes globalisés de