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La partialité par les projets

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Academic year: 2021

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V O L U M E 3 N U M É R O 1

PRINTEMPS/SPRING 2008

LA REVUE DU CREUM

LES ATELIERS

DE L’ÉTHIQUE

IS S N 1 7 1 8 -9 9 7 7

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NOTE AUX AUTEURS

Un article doit compter de 10 à 20 pages environ, simple interligne (Times New Roman 12). Les notes doivent être placées en fin de texte. L'article doit inclure un résumé d'au plus 200 mots en français et en anglais. Les articles seront évalués de manière anonyme par deux pairs du comité éditorial.

Les consignes aux auteurs se retrouvent sur le site de la revue (www.creum.umontreal.ca). Tout article ne s’y conformant pas sera automatiquement refusé.

GUIDELINES FOR AUTHORS

Papers should be between 10 and 20 pages, single spa-ced (Times New Roman 12). Notes should be plaspa-ced at the end of the text. An abstract in English and French of no more than 200 words must be inserted at the beginning of the text. Articles are anonymously peer-reviewed by members of the editorial committee.

Instructions to authors are available on the journal web-site (www.creum.umontreal.ca). Papers not following these will be automatically rejected.

Vous êtes libres de reproduire, distribuer et communiquer les textes de cette revue au public selon les conditions suivantes : • Vous devez citer le nom de l'auteur et de la revue

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V O L U M E 3 N U M É R O 1

PRINTEMPS/SPRING 2008

UNE REVUE

MULTI-DISCIPLINAIRE SUR LES

ENJEUX NORMATIFS DES

POLITIQUES PUBLIQUES ET

DES PRATIQUES SOCIALES.

A MULTIDISCIPLINARY

JOURNAL ON THE

NORMATIVE CHALLENGES

OF PUBLIC POLICIES

AND SOCIAL PRACTICES.

2

COMITÉ ÉDITORIAL/EDITORIAL COMMITTEE

Direction :

Martin Blanchard, CRÉUM (martin.blanchard@umontreal.ca) Charles Blattberg, CRÉUM

Rabah Bousbaci, CRÉUM Ryoa Chung, CRÉUM Peter Dietsch, CRÉUM

Francis Dupuis-Déri, Université du Québec à Montréal Geneviève Fuji Johnson, CRÉUM

Axel Gosseries, Université de Louvain-la-Neuve Béatrice Godard, CRÉUM

Joseph Heath, Université de Toronto

Mira Johri, CRÉUM

Julie Lavigne, Université du Québec à Montréal Robert Leckey, Université McGill

Christian Nadeau, CRÉUM Wayne Norman, CRÉUM Christine Tappolet, CRÉUM Luc Tremblay, CRÉUM

Daniel Marc Weinstock, CRÉUM Bryn Williams-Jones, CRÉUM

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RESUMÉ

Cet article examine la question de savoir comment nous pourrions défendre de la manière la plus efficace la thèse selon laquelle la partialité envers certaines personnes, mais pas envers d’autres, est moralement permise. Les philosophes qui insistentsur le fait que la morale doit faire une place à la partialité n’ont pas rendu explicite leurs raisons pour cette conclusion ; le présent article pro-pose une évaluation comparative d’une variété de stratégies argumentatives qui pourraient être déployées à cette fin. Une stratégie prometteuse fait appel à l’efficacité reconnue de l’argument du « point de vue personnel », qui est ici interprété comme faisant spécifiquement référence aux projets de l’agent. Si les exigences morales doivent être atténuées face à l’importance particulière que l’agent attache à ses propres projets, alors peut-être les attachements partiaux d’un agent à d’autres personnes devraient-ils également bénéficier d’une certaine protection à l’égard des exi-gences morales impartiales. Nous pouvons renforcer cet argument en relevant l’omniprésence de l’agence plurielle ou collective dans le contexte des relations personnelles : souvent deux agents (ou plus) entrenant de telles relations s’engagent dans des projets communs et peuvent même en venir à constituer un agent pluriel. Cette approche parvient à justifier un traitement moral particulier de nos co-agents, bien qu’elle ne se conforme pas à tous les aspects de notre concep-tion initiale de la partialité.

ABSTRACT

This paper investigates how we can most effectively argue that partiality toward certain people and not others is morally permissible. Philosophers who strongly insist that morality must leave room for partiality have not made explicit their basis for this conclusion; the present paper com-paratively assesses a variety of possible argument strategies which could be deployed in this regard. One promising strategy exploits the acknowledged force of the argument from “the per-sonal point of view,” here interpreted as referring specifically to an agent’s projects. If moral demands must be tempered in light of the special significance to an agent of his own projects, then perhaps the agent’s partial attachments to other people should also receive a measure of protection from impartial moral claims. The case is bolstered by noting the ubiquity of plural or collective agency in contexts of close personal relations: often the two (or more) agents in such relationships together pursue joint projects and even constitute a plural agent. This approach does justify special moral treatment of one’s co-agents, although it does not match our initial conception of partiality in all respects.

V O L U M E 3 N U M É R O 1

PRINTEMPS/SPRING 2008

ARTICLES :

LA PARTIALITÉ PAR LES PROJETS

SARAH STROUD UNIVERSITÉ McGILL

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S’il est moralement permis d’être partial envers certaines personnes, pourquoi ou en vertu de quoi une telle permission serait-elle accordée ? Même les plus ardents défenseurs de la permissibilité morale de la partialité n’ont pas accordé à cette question toute l’at-tention qu’elle mérite. Je propose donc d’aborder ce problème directe-ment, par l’examen et l’évaluation d’un certain nombre de stratégies susceptibles d’établir la permissibilité de comportements partiaux. Quelle serait la meilleure façon de montrer que la partialité est morale-ment permissible ? Quelle stratégie argumorale-mentative, en d’autres termes, pourrait le plus solidement établir la permissibilité d’être partial envers certaines personnes ? La solution que je proposerai n’envisage pas la permissibilité d’être partial comme un fait brut ou primordial qui formerait un constituant élémentaire de la moralité. Je soutiendrai plutôt que le meilleur moyen de définir un espace pour une partial-ité moralement permissible réside dans le déploiement de la notion de projets personnels. On pourrait affirmer avec une certaine justesse que selon cette approche, ce n’est pas au sein même de la moralité que l’on trouve une permission pour la partialité. C’est plutôt pour autre chose qu’une permission sera accordée, une autre chose qui cor-respondra plus ou moins imparfaitement à ce que nous avons en tête lorsque nous affirmons que la moralité doit faire une place à la par-tialité.

Je souligne que c’est la partialité permissible qui sera notre sujet; précision importante, car un examen de la partialité en tant que moralement permissible ne concerne qu’une des façons dont la par-tialité pourrait s’intégrer à la moralité. Il est possible notamment que la moralité comporte également l’obligation de montrer davantage de considération pour les intérêts de certaines personnes. Le fait d’être partial envers ses propres enfants, par exemple, semble non seule-ment moraleseule-ment permissible, mais aussi moraleseule-ment obligatoire. La question de savoir si cela est ou non le cas, et pour quelles raisons

— en d’autres termes la question de la « source » de ce que l’on nomme habituellement les « obligations spéciales » — ne relève pas ici de notre propos. Dans la mesure où permissibilité et obligation peuvent être traitées séparément, je vais laisser de côté dans ce qui suit la question d’une présumée obligation à la partialité et me con-centrer plutôt sur une série de stratégies indépendantes visant à fonder la permissibilité de la partialité.

Il n’est cependant pas facile de distinguer les deux probléma-tiques, et ce pour deux raisons. Premièrement, les types spécifiques de partialité dont on voudrait d’emblée établir la permissibilité morale sont probablement ceux qui concernent les personnes qui nous sont les plus proches : partenaires de vie, enfants, amis. Mais il est naturel de penser que nous avons aussi des obligations morales envers ces personnes. Partout donc où la question de la permissibilité est impor-tante, certaines obligations paraissent aussi être présentes. Deuxièmement, montrer qu’une chose est moralement obligatoire, c’est aussi montrer, il va sans dire, qu’elle est moralement permissi-ble. Puisque « obligation » implique « permission », une manière sûre d’établir la permissibilité de la partialité serait de montrer que nous sommes en fait obligés d’être partial envers certaines personnes.

Malgré ces considérations, nous tenterons d’aborder la ques-tion de la permissibilité de la partialité sans nous reposer sur l’idée que la partialité est en effet obligatoire. C’est-à-dire que nous essayerons de trouver des arguments indépendants pour la permissi-bilité de la partialité. En principe, il devrait exister de tels argu-ments, car le domaine de la permissibilité s’étend bien au-delà de celui de l’obligation. Si tout ce qui constitue une obligation morale est aussi moralement permissible, la réciproque ne tient pas; la per-missibilité morale doit donc pouvoir s’établir indépendamment de l’obligation morale. On a donc de bonnes raisons de penser que cer-tains comportements partiaux sont moralement protégés — c’est-à-dire protégés par une permission morale — sans penser pour autant que ces raisons rendent de tels comportements obligatoires.

En somme, donc, nous partons à la recherche d’arguments indépendants en faveur d’une permission morale d’être partial. Avant de commencer, cependant, il y a lieu d’éclairer davantage un certain nombre de questions. Premièrement : qu’est-ce exactement que la par-tialité ? Puisqu’il s’agit de déterminer si elle est ou non moralement permissible, et pour quelles raisons, il ne sera pas inutile d’essayer d’abord d’être précis au sujet de ce en quoi elle consiste. Quelle est

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cette chose dont nous essayons de déterminer le statut moral ? La réponse n’est pas directement évidente, mais quand les philosophes contemporains parlent de la partialité, ils veulent dire, je crois, un souci

particulier pour les intérêts de certaines personnes. Par « souci

parti-culier » nous entendons plus précisément « souci plus grand » : les intérêts de ceux envers qui X est partiale sont traités avec plus d’é-gards par X que les intérêts de ceux envers qui X n’est pas partiale.1

On peut imaginer, par exemple, que X accorderait (ou préférerait accorder) à ceux envers qui elle est partiale des avantages qu’elle n’ac-corderait pas à d’autres.

Deuxièmement, il vaudrait la peine de spécifier contre quoi la partialité a besoin d’être protégée. Quelle « menace » pour la partialité avons-nous en tête ? Ce qui nous intéresse, dans la présente étude, c’est si (et pour quelles raisons) la partialité mérite d’être protégée con-tre ce qui seraient aucon-trement des obligations morales. Certains philosophes réclament avec insistance que l’ensemble des obligations morales auxquelles nous sommes soumis doivent « laisser une place » aux attachements partiaux. Pourquoi une telle insistance ? Pourquoi y aurait-il lieu de s’inquiéter de la possibilité que les obligations morales ne laissent aucune place à la partialité ?

Plusieurs philosophes évoquent à cet égard la possibilité d’une moralité conséquentialiste selon laquelle nous serions toujours obligés de maximiser la valeur neutre par rapport à l’agent [agent-neutral

value]. Une telle façon de concevoir la moralité menacerait clairement

les pratiques partiales, car nous serions toujours obligés de nous con-sacrer à l’amélioration de l’univers en général au lieu de nous dévouer à certaines personnes en particulier. Mais il est possible que nos attache-ments partiaux soient menacés même si nous ne présumons pas de la vérité du conséquentialisme. Par exemple, Garrett Cullity soutient, dans

The Moral Demands of Affluence, que nous autres habitants de pays

riches sommes vraisemblablement assujettis à des obligations de bien-faisance qui risquent d’éliminer les attachements et connections par-tiales.2 Selon son argument, même si nous rejettons le

conséquential-isme, les obligations morales auxquelles donnent lieu les considérations de bienfaisance impartiale ont le potentiel d’engloutir le reste de nos vies. Un tel scénario est suffisant pour nous faire sentir le besoin de limiter la portée de ces présumées obligations morales en établissant une permission morale susceptible de protéger nos pratiques partiales. Cela nous conduit à la troisième question à clarifier avant d’aller plus loin : existe-t-il déjà une stratégie reconnue pour établir le genre de

permissions morales que nous cherchons ? Confrontés à des obliga-tions morales qui menacent de bannir de nos vies les pratiques par-tiales, nous voudrions pouvoir justifier le sentiment que certaines moralités sont trop exigeantes. Pour ce faire il nous faudra faire appel à des arguments et à des concepts qui pourraient fonder des permis-sions morales. Nous devrons citer des considérations qui peuvent légitimement bloquer ce qui apparaîtrait autrement comme des obli-gations morales, sans être elles-mêmes des obliobli-gations morales. (Autrement notre justification de la partialité consisterait en fait à montrer qu’elle est obligatoire, ce que nous avons voulu éviter de faire.) Heureusement, il existe déjà un style d’argument qui se prête très bien à la démarche qui est la nôtre. Je fais référence à la stratégie argumentative consistant à invoquer le concept de point de vue

per-sonnel, baptisé ainsi par Samuel Scheffler dans son Rejection of Consequentialism et qui a eu sous cette appellation une influence

con-sidérable, mais qui est aussi présent (bien que sous différentes appel-lations) dans les ouvrages de nombreux autres critiques de la moral-ité impartiale, dont Bernard Williams.3 Cette stratégie est

parfaite-ment adaptée à tempérer les exigences de la moralité et à justifier des permissions morales, et bien des philosophes l’acceptent comme un outil puissant en ce sens. Notre approche bénéficierait-elle d’être mise à lien avec cette notion de « point de vue personnel » ? S’il est possible de lier la partialité au « point de vue personnel », et à la « prérogative centrée sur l’agent » [agent-centered prerogative] que Scheffler a proposée pour le protéger, cela ne peut semble-t-il que renforcer la permissibilité de la partialité. Je propose donc de suivre cette stratégie générale en essayant de voir si elle rend possible la justification d’une permission morale pour la partialité.

Même si le fait de procéder sous l’ombrelle de ce style d’ar-gument donne une direction plus précise à notre recherche, plusieurs questions importantes devront encore être éclairées en cours de route. En effet, le recours au « point de vue personnel » suggère que certaines considérations relatives à l’agent [agent-relative] pourraient être légitime-ment déployées contre les exigences voraces de la bienfaisance impar-tiale, même si ces exigences sont embrassées par des théories comme l’utilitarisme et le conséquentialisme, qui ne prennent en compte que la valeur neutre par rapport à l’agent. Mais à quels éléments relatifs à l’a-gent devrait-on faire appel, précisément ? La réponse à cette question est loin d’être évidente, et les philosophes préoccupés par ces problé-matiques ont été plutôt vagues à ce sujet. Comme le contenu du « point

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de vue personnel » n’est pas immédiatement clair, affirmer que la moral-ité doit laisser une place à ce « point de vue personnel » peut être inter-prété de nombreuses façons.

Dans ce qui suit, donc, nous allons examiner plusieurs interpré-tations du recours au « point de vue personnel ». Chaque interprétation préconise certaines considérations relatives à l’agent comme étant d’une telle importance qu’elles devraient être protégées contre les obligations morales impartiales par le biais d’une prérogative centrée sur l’agent. Notre examen se déroulera principalement au niveau conceptuel : il s’a-gira d’identifier le concept qui peut le plus efficacement être invoqué dans ce genre d’argument. Nous allons en même temps examiner les implications pour la partialité de ces différentes façons de désambiguïs-er le recours au « point de vue pdésambiguïs-ersonnel ». L’une ou l’autre de ces intdésambiguïs-er- inter-prétations serait-elle apte à fonder une permission pour la partialité ?

Récapitulons avant de procéder à notre enquête. Nous cher-chons une façon efficace de fonder une permission morale pour les comportements partiaux. Puisque le recours au « point de vue person-nel » est déjà considéré — au moins par certains — comme un fonde-ment crédible pour les permissions morales, nous allons essayer de déployer cette stratégie en faveur de la partialité. Mais pour ce faire il faudra désambiguïser la notion de « point de vue personnel ». Plusieurs tentatives de désambiguïsation seront examinées. Chacune de ces tenta-tives sera évaluée sur la base de deux critères : sa réussite à tempérer les exigences de la moralité, et le dégré de « protection » qu’elle offrira à la partialité. Chaque interprétation propose en effet une « zone pro-tégée » à l’intérieur de laquelle les présumées exigences voraces de la bienfaisance impartiale sont bloquées ou au moins atténuées. Dans chaque cas, donc, il s’agira de déterminer de quelle façon la partialité elle-même, ou plus modestement une forme particulière de partialité, est intégrée à cette zone.

Passons donc aux différentes hypothèses quant aux considéra-tions relatives à l’agent qui seraient dignes de « protection » par le biais d’une prérogative morale centrée sur l’agent. Quels sont les éléments du « point de vue personnel » de l’agent qui doivent être traités avec déférence lorsqu’il s’agit d’établir ce qui est moralement exigé de lui ?

OPTION 1) : LES INTÉRÊTS DE L’AGENT

Il est plausible de proposer tout d’abord que les intérêts ou le

bien-être de l’agent à qui les obligations morales sont adressées devraient

contraindre le contenu de ces obligations. La façon la plus simple de

mettre en œuvre une telle déférence aux intérêts de l’agent lorsqu’est déterminé ce que la morale exige de lui serait de faire en sorte que ses intérêts reçoivent davantage de poids que ceux d’autrui. Selon cette interprétation, une « prérogative centrée sur l’agent » prendrait la forme spécifique d’un « multiplicateur » qui opérerait sur les intérêts de l’a-gent lors de la détermination des obligations morales auxquelles il est assujetti. En fait, la « prérogative centrée sur l’agent » avait précisément cette forme dans la formulation originale de Scheffler : « une préroga-tive plausible centrée sur l’agent », écrit Scheffler, « permettrait à chaque agent d’assigner un certain poids proportionnellement plus élevé à ses propres intérêts qu’aux intérêts d’autres personnes ».4 Le fait de

con-sidérer que ce sont les intérêts de l’agent qui ont besoin d’une protec-tion morale suggère une manière spécifique d’interpréter l’idée que cer-taines moralités sont trop exigeantes. Selon l’option 1), la raison pour laquelle une moralité « trop exigeante » est fondamentalement erronée est qu’elle impose un coût trop élevé au bien-être de l’agent : les exi-gences d’une telle théorie morale diminuent de façon trop importante le bien-être de l’agent à qui elles sont adressées.

Il n’est pas clair cependant que cela constituerait une objec-tion fatale contre une théorie morale « trop exigeante ». Si l’on conçoit la moralité comme un contrat visant l’avantage mutuel, le fait de voir son niveau de bien-être diminué par des obligations morales signifie effectivement que la moralité aurait échoué dans son objectif. Toutefois cette façon de concevoir la moralité est loin de faire l’u-nanimité. Il convient également de noter que l’option 1) ne semble générer aucune permission pour la partialité elle-même. Dans l’op-tique de cette approche, seuls les intérêts de l’agent peuvent servir de frein à des obligations morales potentiellement trop contraignantes. Une certaine « partialité envers soi-même » serait apparemment justi-fiée au sein de la moralité, mais il ne s’agirait certainement pas de l’ensemble des attachements et des pratiques partiales que l’on aurait voulu protéger. Qu’il s’agisse ou non d’une façon intéressante de tem-pérer les demandes de la moralité, notre première option n’est donc pas particulièrement favorable à la partialité en tant que telle.

OPTION 2) : LES INTÉRÊTS DE L’AGENT ET LES INTÉRÊTS DE CEUX QUI ONT CERTAINS RAPPORTS AVEC LUI

À la lumière des observations précédentes, la deuxième option con-stitue un élargissement tout à fait naturel de la première. D’après cette nouvelle proposition, les obligations morales qui s’appliquent à

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un agent doivent être modifiées si elles nuisent trop à ses propres intérêts ou aux intérêts de ceux qui lui sont liés de certaines façons spécifiques. Cette interprétation donnerait lieu à une « prérogative cen-trée sur l’agent » qui aurait la même structure que celle de la pre-mière option mais qui répartirait le poids supplémentaire de façon plus large. Une telle prérogative serait structurellement analogue à « l’altruisme auto-référentiel » [self-referential altruism] de Broad5, à

ceci près qu’il s’agirait plutôt ici de permissions auto-référentielles. En contraste avec l’option 1), un tel système semble véritablement offrir une protection à la partialité en tant que telle — ou, au moins, aux comportements partiaux envers les personnes ayant avec l’agent des rapports qui sont reconnus par la théorie.

Cependant, la question se pose de savoir quels sont les rap-ports qui devraient ainsi être reconnus par la théorie. Comment les identifier ? Il faut se rappeler que selon la présente approche, ces rap-ports déterminent un ensemble de personnes qu’un agent donné aurait la permission (mais pas l’obligation) de favoriser — même lorsque cette favorisation entraînerait le sacrifice d’autres objectifs plus val-ables du point de vue impartial. Mais est-il possible de spécifier une fois pour toutes, et de façon générale, les rapports entre personnes qui méritent une telle déférence au sein de la moralité ? Il serait pour le moins étrange que des « vérités morales éternelles » établissent qu’on a toujours le droit de favoriser sa soeur, par exemple, plutôt qu’une autre personne qui serait davantage dans le besoin, même dans les cas où l’on est plutôt indifférent à l’égard de sa soeur. Dans de tels cas il est difficile de voir à quoi servirait la permission en faveur de sa soeur que la théorie morale accorde automatiquement à l’agent. Cette difficulté pourrait suggérer qu’il vaut mieux envisager une permission encore plus large, qui s’étendrait à :

OPTION 3) : L’ENSEMBLE DU PROFIL ÉVALUATIF, DÉSIDÉRATIF ET MOTIVATIONNEL DE L’AGENT

Selon cette interprétation, la moralité doit reconnaître la signification particulière pour un agent de tout ce qui fait partie de ce que Bernard Williams appelle son S.6 Tout ce qui compte pour l’agent, tout ce

qu’il estime et préfère, aurait donc maintenant le potentiel de bloquer ou d’atténuer des obligations morales impartiales. Dans la détermi-nation de ce qui est moralement exigé d’un agent, il faudrait être attentif à tout ce qui constitue son « point de vue personnel », c’est-à-dire à tous les éléments de son S.

Cette proposition compte plusieurs points forts. Il est possi-ble de donner un fondement crédipossi-ble à l’idée que la moralité devrait traiter avec une certaine déférence les éléments de l’ensemble S de l’agent auquel elle adresse ses demandes. On pourrait notamment offrir en ce sens ce que Garrett Cullity appelle un « argument kantien au sens large », désignation qu’il utilise pour les arguments dont le but est de mettre à jour certaines présuppositions des obligations morales auxquelles l’agent est soumis, mais qui elles-mêmes favorisent une temporisation de ces obligations.7 On pourrait dans

cette veine argumenter comme suit. Les obligations morales, par déf-inition, s’adressent à un agent : tout ce qui est sujet à une obligation morale est nécessairement un agent. Les agents ont leur propre pro-fil évaluatif, désidératif et motivationnel : il s’agit là d’une vérité con-ceptuelle, ou en tout cas nécessaire, à propos des agents. Il semble en outre plausible que la moralité, qui s’adresse nécessairement à des agents, doive refléter la nature de ces agents. Cela impliquerait inter

alia reconnaître que les agents accordent un poids particulier aux choses

qui comptent pour eux. Exiger des agents qu’ils cessent d’agir de la sorte équivaudrait à exiger qu’ils cessent d’être des agents. La moral-ité doit donc traiter avec déférence le S de l’agent : il doit être permis aux agents d’accorder un poids spécial aux choses qui comptent pour eux. Autrement la moralité nierait implicitement leur statut d’agents.

Un autre aspect séduisant de cette proposition est qu’elle con-tourne les limitations qui étaient associées aux options 1) et 2). Une des vertus de l’option 3), lorsqu’on la compare par exemple à l’option 1), est qu’elle s’éloigne d’un souci exclusif pour soi-même. Car les préférences et désirs qui font partie du profil évaluatif, désidératif et motivationnel d’un agent peuvent viser n’importe quoi : n’importe quel état de choses, qu’il implique ou non l’agent, peut être un objet de préférence ou de désir de sa part. Cela ouvre la porte à des préférences altruistes, dont le lien avec la partialité est évident et, dans le contexte de notre enquête, prometteur. La présente proposition est donc séduisante de plusieurs points de vue. Mais précisément parce qu’elle est si accommodante envers n’importe quel désir de l’agent, elle est vulnérable à une objection basée sur « l’éloignement » [remoteness] de certains objets de désir.8 Selon cette objection, la déférence globale

pour les préférences de l’agent qu’autorise une telle théorie risque d’é-tendre la protection morale à ce qui ne devrait pas en faire l’objet.

Supposons par exemple que le plus grand rêve de Jerry soit que les Red Sox gagnent le championnat. Il faut préciser que Jerry

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n’est pas lui-même un Red Sock, ni apparenté à l’un d’entre eux; il n’a même jamais été en contact avec un membre de l’équipe. Il est simplement un fan passionné des Red Sox, comme il y en a beau-coup en Nouvelle-Angleterre. Jerry n’a pas d’illusions sur sa capac-ité à provoquer lui-même la victoire des Red Sox ou même à la ren-dre plus probable : il est un fan, pas un joueur. Mais son désir de voir les Red Sox triompher est très intense. Selon l’option 3), il serait donc permis à Jerry d’accorder beaucoup plus de poids aux intérêts des Red Sox qu’à ceux d’autres personnes qu’il pourrait aider et qui seraient davantage dans le besoin. Cette conclusion est-elle désirable ? Jerry devrait-il bénéficier d’une prérogative centrée sur l’agent qui lui permette d’ignorer des gens dans le besoin qu’il pourrait secourir et de privilégier plutôt les intérêts des Red Sox ?

Une prérogative centrée sur l’agent qui confère une protection morale à ce genre de préférences « éloignées » ne se présente pas sous un jour très favorable. En d’autres mots, si l’argument en faveur de la nécessité d’une prérogative centrée sur l’agent (ou en faveur de per-missions morales spéciales pour certains éléments du « point de vue personnel ») doit s’étendre à de tels cas, parce que ces cas présen-tent toutes les caractéristiques que l’argument décrit comme perti-nentes pour fonder la prérogative, alors nous ne nous aurons pas rendu la tâche facile de défendre cette prérogative. Nous serions mieux servis, semble-t-il, par une justification qui évite de s’appliquer sans distinction à n’importe quel élément du S de l’agent, et qui a les moyens, en particulier, de mettre à l’écart de la protection morale les bénéficiaires trop « éloignés » de l’agent.

Cela nous mène à :

OPTION 4) : LES PROJETS DE L’AGENT

Puisque buts, objectifs et projets ne sont pas de simples préférences, cette proposition n’accorde un statut moral spécial qu’à un sous-ensemble des éléments mentionnés dans l’option 3). L’sous-ensemble de ce qu’un agent désire, préfère, ou souhaite — tout ce qui compte pour lui, en d’autres mots — est plus large que l’ensemble de ses

cibles, objectifs ou projets à proprement parler. Il convient de

s’ar-rêter ici pour mettre en lumière le type spécifique d’attitude favor-able qui correspond au fait de faire de P un de ses buts ou objec-tifs, par opposition à d’autres attitudes favorables envers P, telles que souhaiter, espérer, désirer ou préférer que P.

L’agent A et l’agent B peuvent bien tous les deux préférer vivement que les démocrates gagnent les élections et défassent le camp Bush. Mais leur rapport avec cet état de choses sera différent si, pendant que l’agent A ne fait rien, l’agent B fait du bénévolat pour l’organisation locale du Parti démocratique, consacre du temps à la mobilisation des électeurs, et dresse avec d’autres bénévoles un plan stratégique. Voilà, très sommairement, la différence entre désir ou préférence d’une part, et cibles, buts ou projets d’autre part. Les cibles, buts et projets font partie des choses qui comptent pour l’a-gent, bien sûr, mais ils se distinguent des autres éléments dans cette catégorie par le fait que forcément l’agent s’y investit. Le fait que quelque chose soit un but, une cible ou un projet de l’agent ne sig-nifie pas uniquement que l’agent désire, espère, ou souhaite que cette chose se réalise, mais en outre qu’il a l’intention d’en assurer lui-même la réalisation.9 (Ceci est une vérité « conceptuelle » à propos

des buts et des projets.)

Il faudrait préciser que selon l’usage de Bernard Williams (que nous suivons), les « projets » de l’agent ne se limitent pas aux buts qu’il essaie d’accomplir, c’est-à-dire aux états de choses vers lequel il dirige ses efforts. Les « projets » incluent également les activités auxquelles l’agent prend part, même si elles ne visent pas un but au sens plus étroit. Ce qui est important dans le présent contexte, cepen-dant, c’est que les notions d’objectifs, de cibles et de projets dépassent les simples désirs et préférences et impliquent un

investissement personnel. De façon générale, cet investissement se

mesure en termes du temps et de l’énergie que l’agent consacre au projet, et non selon l’intensité de sa préférence pour un certain état de choses ou selon l’importance du bien-être qui pourrait résulter de la réalisation de cet état de choses.

Faire des projets le fondement d’une prérogative centrée sur l’agent comporte par rapport aux options examinées précédemment plusieurs avantages importants. On évite notamment l’étroitesse excessive de l’option 1), puisque le contenu des projets d’un agent dépasse les limites de son propre bien-être. À cet égard l’option 4) ressemble à l’option 3). Mais l’option 4) évite la trop grande ampli-tude de l’option 3), puisque les investissements personnels de l’a-gent ne sont pas « éloignés » de lui comme pourrait l’être l’objet d’une simple préférence. (Cf. le cas de Jerry et des Red Sox.) L’idée d’offrir une mesure de protection morale aux projets de

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gent peut en outre être soutenue par un argument « transcendental » ou « kantien » similaire à celui que nous avons offert en faveur de l’option 3), mais encore plus solide. Un agent, en tant que tel, a des projets, des projets qui ont forcément une importance partic-ulière pour lui.10 Avoir un projet implique lui consacrer davantage

d’énergie qu’à d’autres intérêts qui sont peut-être tout aussi méri-toires d’un point de vue impartial. S’il est vrai que la moralité doit réfléter la nature des agents auxquels elle s’adresse, elle devra mon-trer elle aussi une certaine déférence envers les projets des agents, puisque ce genre de rapport entre un agent et ses projets est indéracinable.

L’interprétation du « point de vue personnel » en termes des

projets de l’agent semble donc la plus convaincante de celles que

nous avons considérées. Il paraît donc légitime de faire appel à la signification spéciale pour l’agent de ses propres projets comme une raison de tempérer les obligations de la moralité impartiale. Mais quelles sont les implications de cette stratégie pour la partialité ? S’il était possible de placer la partialité sous l’ombrelle de cet argu-ment, une permission morale pour la partialité serait alors solide-ment ancrée. Mais il est loin d’être évident que cette stratégie puisse prêter son appui à la partialité. On dirait même qu’à première vue, une prérogative centrée sur les projets de l’agent et sur ses investisse-ments personnels semble un candidat peu prometteur pour justifier la partialité envers certaines personnes. Selon notre définition som-maire de la partialité, l’agent qui manifeste de la partialité envers certaines personnes montre un souci particulier pour leurs intérêts, ce qui veut dire qu’il attache plus d’importance à leurs intérêts qu’à ceux d’autres personnes. (Par exemple, il leur accorderait certains avantages plutôt qu’à d’autres.) Cela semble assez mal correspon-dre à la « zone protégée » définie par l’importance particulière des projets de l’agent. On pourrait dire que selon la présente approche, il n’est pas directement permis de favoriser les intérêts de certaines personnes. Cela n’est permis que dans la mesure où, et en raison du fait que, l’avancement de ces intérêts ferait partie de l’un de nos projets. Si donc un agent avait comme projet d’améliorer le sort de quelqu’un, alors son désir recevrait une certaine déférence morale. Mais ce ne serait pas le cas autrement. La présente approche ne semble donc pas générer une permission pour la partialité elle-même, mais seulement pour quelques cas particuliers.

Avant de tirer une telle conclusion, cependant, il faudrait exam-iner de plus près ce qu’on espère véritablement protéger lorsqu’on dit que la moralité doit laisser une place à la partialité. Cet examen montrera que tout n’a pas été dit quant à la manière dont la présente approche pourrait justifier la partialité. Considérons attentivement ce qui nous tient le plus à coeur quand nous parlons de l’importance de préserver la partialité. Ce que nous voulons avant tout, je dirais, c’est nous assurer de pouvoir manifester le souci particulier que nous éprou-vons pour nos amis, nos enfants, nos proches, et même nos étudi-ants. En quoi consiste ici notre « souci particulier » ? Je propose qu’il ne s’agit pas fondamentalement de privilégier les intérêts de ces per-sonnes au sens où on leur accorderait des avantages que l’on n’ac-corderait pas à d’autres. Par exemple, si l’on considère le cas de l’amitié, il est évident que le « souci particulier » que nous éprouvons pour nos amis ne se résume pas en une tendance à leur accorder cer-tains avantages.11 Si l’on examinait la psychologie morale de

l’ami-tié,12 on trouverait que d’autres phénomènes y sont beaucoup plus

importants, par exemple les activités communes, l’ouverture et la réceptivité émotionnelles, le fait d’être là pour ses amis, d’estimer leurs qualités, d’être loyal envers eux, et de profiter simplement du temps passé ensemble. Aucun de ces phénomènes ne se laisse réduire à une simple préférence pour les intérêts de ses amis. Cependant il ne s’agit pas de nier que nous ferions des choses pour un ami que nous ne ferions pas pour n’importe qui. Lors du jour annuel du démé-nagement, j’aurais bien plus tendance à aider un ami qu’un inconnu. Mais il serait mal avisé de faire de ce genre de cas le cœur de l’analyse du « souci particulier » qu’ont les amis l’un pour l’autre.

Pour prendre un autre exemple, il semble qu’un bon professeur ait un « souci particulier » pour les étudiants dont il dirige les recherch-es. Après tout, il travaille étroitement avec eux pour améliorer la clarté et la vigueur de leur style, pour polir leur acuité analytique, pour développer leur confiance en leur jugement et en leurs propres intérêts philosophiques, et pour rendre leurs travaux plus méticuleux. Le pro-fesseur dévoué n’en fait pas autant pour les étudiants dont il ne dirige pas les recherches. Il serait donc vrai d’affirmer que le professeur s’occupe davantage des intérêts de ses étudiants. Mais encore ici il semble erroné de réduire le « souci particulier » d’un professeur pour ses étudiants à une tendance à faire avancer leurs intérêts, au sens où de façon générale plus de poids serait attaché à leurs intérêts plutôt

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qu’à ceux d’autres personnes. Par exemple, si pour une raison ou pour une autre le professeur disposait personnellement de larges sommes d’argent à distribuer, il ne serait probablement pas spéciale-ment disposé à les donner à ses étudiants. Il ne lui viendrait sans doute même pas à l’esprit de faire de ses étudiants les bénéficiaires de ses largesses financières : le souci particulier qu’il a pour eux prend d’autres formes. Accorder davantage de poids, de façon générale, aux intérêts de ses étudiants ne décrit donc pas adéquate-ment la façon dont un bon professeur est « partial » à leur égard.

Ces exemples suggèrent que la partialité qui se manifeste dans certaines relations personnelles paradigmatiques ne se laisse que très maladroitement conceptualiser en termes de favorisation des intérêts de certaines personnes. Peut-être donc est-il temps d’ouvrir la porte à des caractérisations plus « révisionnistes » de ce que nous essayons de protéger dans ces relations. Je proposerais que ce qui est carac-téristique des relations personnelles dont nous avons parlé n’est pas une simple préférence pour les intérêts de certaines personnes, mais plutôt le fait que l’on s’investisse personnellement (en termes de temps et d’énergie) dans ces relations et dans les activités qui en font par-tie. Par exemple, le fait pour moi de répéter au piano chaque jour avec ma fille est une expression beaucoup plus représentative de mon dévouement pour elle que le fait de payer ses leçons. Si l’on suit cette piste, il est possible de faire un pont vers la structure con-ceptuelle utilisée plus haut lors du recours au « point de vue person-nel ». Nous avons convenu que la meilleure façon d’articuler ce recours était en termes de projets et d’investissements personnels; et maintenant nous en sommes à parler de ces mêmes investissements personnels dans le contexte de l’analyse de la partialité. Il y a donc une plus grande parenté conceptuelle qu’on aurait pu le penser entre la partialité et l’argument en faveur d’une « prérogative centrée sur l’agent » que nous avons proposé plus haut. Il paraît maintenant plus probable que l’approche en termes de projets que nous avions adop-tée a le potentiel de générer une permission pour certaines manifes-tations de partialité, en ce sens qu’il est permis aux agents de s’in-vestir personnellement dans ses projets, y compris certaines relations avec autrui.

Une autre dimension intéressante de l’approche centrée sur les projets ou sur l’investissement personnel de l’agent se manifeste lorsqu’on remarque une autre faille dans le fait de conceptualiser la partialité uniquement en termes de favorisation des intérêts de

cer-taines personnes. Dans cette optique nos proches ne figurent que comme des récipiendaires passifs de notre bienfaisance. Mais cela semble particulièrement inapproprié dans le cas de relations person-nelles, puisqu’un élément central de ces relations est souvent une par-ticipation commune, en tant qu’agents, à une activité réalisée ensem-ble. Ce thème n’est pas sans évoquer l’idée aristotélicienne selon laquelle l’activité commune est à la fois un élément constitutif de la

philia et une expression caractéristique de celle-ci.13On pourrait même

dire que le « nous » formé dans une relation personnelle est souvent suffisamment robuste pour qu’il soit possible de parler d’un agent collectif ou pluriel.14 Cela est assez évident dans le cas des époux,

par exemple : des affirmations comme « nous recevons des invités ce soir », ou « nous avons décidé de déménager » font vraisemblablement référence à un agent collectif composé des deux époux. Mais d’autres exemples d’action collective sont également à portée de main. Mes étudiants et moi visons conjointement leur développement philosophique et intellectuel. Mes collègues et moi travaillons ensem-ble pour offrir aux bacheliers une gamme de cours équilibrée. Ma fille et moi répétons le piano. Mes collègues bénévoles et moi essayons de faire sortir le vote mardi prochain. Il semble que dans une gamme assez vaste de relations, les partenaires qui agissent ensemble constituent un agent collectif.

Il me semble que ces exemples d’investissements personnels en commun sont caractéristiques des relations personnelles, et, qui plus est, qu’elles sont bien plus proches du noyau de ces relations que le fait de simplement favoriser ses proches. Avançons provisoire-ment l’hypothèse selon laquelle ce genre d’agent collectif est signi-ficatif pour l’éthique : le fait de former un agent collectif avec un autre serait un fait pertinent quand on décrit la situation éthique d’un agent donné. Considérons même la possibilité que la participation d’un agent à des projets communs avec autrui — c’est-à-dire, le fait de s’investir personnellement dans des projets communs — forme le cœur de ce qu’on appelle la partialité. Si l’on comprenait la partial-ité ainsi, elle serait moralement protégée simplement en vertu de la permission morale spéciale réservée aux projets personnels de l’a-gent, y compris — et cela est crucial — à ses projets communs ou collectifs. Selon cette approche, la partialité telle que nous l’avons définie initialement (c’est-à-dire comme une considération particulière pour les intérêts de certaines personnes) ne reçoit pas de protection en tant que telle au sein de la moralité. Ce qui pourrait ressembler

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à une permission en faveur de la partialité conçue ainsi n’est en fait qu’une permission de s’engager dans des projets, et en particulier dans des projets communs. Selon la présente approche, ce qui compte est le fait que j’ai choisi de former un sujet collectif ou pluriel avec vous, lequel sujet a ses propres projets; ce n’est pas la simple préférence que j’ai à votre égard.

Examinons maintenant de plus près les mérites et les diffi-cultés d’une telle approche dans le contexte de notre question ini-tiale. Ce genre d’approche à la question de la permissibilité de la partialité a des mérites considérables. Il est d’abord très économique du point de vue théorique, puisqu’il offre une protection morale à la partialité par le biais d’un élément qui devait être présent de toute façon, c’est-à-dire une prérogative axée sur les projets de l’agent. Cette stratégie argumentative comporte également d’autres vertus. Elle donnerait aux personnes avec qui nous formons un agent collectif une valeur morale spéciale : en fait elle donnerait lieu à quelque chose de très similaire aux « permissions auto-référentielles » évoquées plus haut lors de l’examen de l’option 2). Ici cependant la structure serait accompagnée d’avantages supplémentaires qui étaient auparavant absents. Ces avantages incluent entre autres l’identification claire de ceux qui peuvent réclamer un statut privilégié en vertu de leur rap-port avec l’agent : il s’agit précisément des agents qui forment avec lui un sujet collectif. Le problème des « vérités morales éternelles » que nous avons soulevé pour l’option 2) est également évité par l’addition d’une dimension volontaire à la théorie : la sélection des personnes qu’il m’est permis de favoriser relève de mes propres choix. Finalement, cette façon de voir les choses exclue les cas problématiques d’« éloigne-ment » du genre « Jerry et les Red Sox » évoqués plus haut dans la discussion de l’option 3). Elle exclue aussi les cas où (par exemple) un agent voudrait systématiquement favoriser les personnes de son pro-pre groupe ethnique. Notre approche refuserait d’accorder une dispense morale spéciale à ces désirs et préférences, puisque aucun agent col-lectif n’est alors présent. Ce résultat semble le bienvenu.

Malgré ces avantages importants, la proposition a le défaut de ne pas capturer parfaitement l’étendue de la partialité que nous auri-ons voulu pouvoir justifier. Il a deux types de cas notamment où une partialité qu’on aurait voulu pouvoir protéger est difficile à justifier selon la présente approche. Premièrement, parce que la permission garantie par cette approche ne concerne que les agents collectifs, elle demeure limitée à des contextes d’investissements personnels communs.

Elle ne s’étendrait pas aux intérêts de nos proches et de nos collabo-rateurs dans son ensemble, car aucune permission de favoriser directe-ment ces personnes ne serait accordée en dehors des projets que nous menons conjointement. La présente approche permet donc de favoris-er un projet mené en commun, mais pas les intérêts de l’autre pfavoris-erson- person-ne en tant que tels. (On pourrait même dire avec uperson-ne certaiperson-ne justesse que cette approche nous permet de favoriser le projet, mais pas la per-sonne.) Si par exemple la violoncelliste de mon ensemble de musique de chambre a besoin d’une nouvelle corde mais n’a pas l’argent pour l’acheter, il me serait permis de lui donner cet argent plutôt que de le consacrer à un don contre la famine dans le Sud. Mais cela est vrai uniquement parce que mon don rendrait possible la continuation d’un projet collectif dans lequel je suis engagée : jouer le quintette de Schumann. Si la violoncelliste avait besoin d’argent pour des raisons qui n’étaient pas liées aux projets musicaux que nous poursuivons ensemble, je pourrais vraisemblablement employer mon argent pour combattre la famine sans contrevenir à mes propres projets, et donc d’après la présente approche je ne disposerais pas d’une permission morale pour diriger mon argent vers ma partenaire musicale.

Un deuxième problème est que certains attachements partiaux que nous aurions voulu protéger contre des obligations morales trop voraces ne se qualifient pas facilement comme des cas d’agent col-lectif ou de projets communs. Ces attachements partiaux risquent donc de demeurer à l’extérieur du domaine protégé par la présente approche. Ce serait notamment le sort des attachements aux person-nes qui ne sont pas des agents, et qui a fortiori ne peuvent pas faire partie d’un agent collectif. Un exemple important concerne la dévo-tion et l’amour d’un parent pour son nouveau-né. Cet exemple con-stitue certainement un attachement partial que nous aimerions pou-voir protéger contre les obligations morales qui pourraient l’entraver. Dans la mesure pourtant où un nouveau-né n’est pas un agent, la présente approche ne nous est pas très utile à cet égard, car il n’y a aucun agent pluriel ou collectif dans ce cas. Il serait très artificiel de prétendre qu’un parent et son bébé forment un agent collectif dans le but de réaliser un projet quelconque; si cependant on n’a pas recours à ce genre d’affirmation, il semble que la notion d’agent collectif ne soit d’aucun secours pour justifier la partialité dans le présent con-texte.15

Ces deux problèmes forment un bon aperçu des difficultés auxquelles une stratégie de défense de la partialité par le biais des

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projets se doit de faire face. Une exploration plus détaillée des avan-tages et des inconvénients d’une telle approche devrait être en mesure de proposer des solutions à ces difficultés. Sans entrer ici dans une telle exploration, nous pouvons au moins noter que l’approche en ter-mes de projets dispose de ressources qui pourraient être déployées contre ces objections. En ce qui concerne le cas du nouveau-né, par exemple, une piste de solution possible serait d’insister sur le fait que les projets individuels sont également une source de permission morale. Même si en effet il n’y a ici aucun projet commun à pro-téger, il y a au moins un projet individuel de la part du parent (en admettant que le parent s’investisse personnellement dans le développement et le bien-être de son enfant, plutôt que de seulement les désirer). À ce stade de la dialectique, nous ne sommes pas encore en mesure de déterminer définitivement la meilleure façon de garan-tir la permissibilité des conduites partiales : le problème n’a pas fait l’objet de suffisamment de discussions dans la littérature pour que nous puissions disposer d’une liste d’options bien définie. Mon objec-tif ici a été de montrer que la jusobjec-tification de la partialité en termes de projets est une des options que nous devons considérer sérieuse-ment lors d’un examen plus approfondi de cette question.

Traduction : Yvan Tétreault, revue par l’auteure

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NOTES

1 Christine Tappolet m’a proposé qu’il faudrait aussi inclure dans la notion de partialité le fait d’accorder moins de considération aux intérêts de cer-taines personnes (par exemple parce qu’on les trouverait antipathiques). Il est vrai qu’un tel comportement ne serait pas impartial. Mais puisque la plupart des philosophes qui ont soutenu que la moralité doit laisser une place à la partialité n’avaient pas ce genre de cas en tête, le présent exam-en se limitera à la façon dont le traitemexam-ent favorable de certaines person-nes peut être justifié.

2 Cullity, Garrett, The Moral Demands of Affluence, Oxford, Clarendon Press, 2004.

3 Scheffler, Samuel, The Rejection of Consequentialism, Oxford, Clarendon Press, 1982; Williams, Bernard, « A Critique of Utilitarianism », in J. J. C. Smart et Bernard Williams, Utilitarianism : For and Against, Cambridge, Cambridge University Press, 1973. (Version française : « Une critique de l’utilitarisme », in J. J. C. Smart et Bernard Williams, Utilitarisme : le pour

et le contre, Genève, Labor et Fidès, 1997.)

4 Scheffler, Samuel, The Rejection of Consequentialism, p. 20.

5 Broad, C. D., « Self and Others », in David Cheney, dir., Broad’s Critical

Essays in Moral Philosophy, London, George Allen & Unwin, 1971.

6 Williams, Bernard, « Internal and External Reasons », in Williams, Bernard,

Moral Luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.

7 Cullity, Garrett, The Moral Demands of Affluence, chap. 6.

8 Ce genre d’objection a été utilisé de façon efficace dans d’autres contextes. Pour un exemple en philosophie politique voir Dworkin, R. M., Taking

Rights Seriously, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1977, chap.

9 (où il parle des « préférences externes » [external preferences]). Pour un exemple dans le contexte des débats concernant les théories du bien-être, voir Parfit, Derek, Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 494.

9 Simon Keller insiste sur la différence entre désirs et objectifs qu’il développe dans son « Welfare and the Achievement of Goals »,

Philosophical Studies, 121, 2004, pp. 27-41.

10 Voir à ce propos Cullity, Garrett, The Moral Demands of Affluence, p. 130 : « pour avoir des amis, ou pour mener à bien le genre de projets qui forme la base des réalisations personnelles, je ne peux considérer les amis et les projets des autres comme ayant la même valeur que les miens. » Ces attachements, à ses amis et à ses projets, comportent une partialité consti-tutive : « sans cette partialité, il est impossible d’avoir des amis ou de s’in-vestir dans des projets personnels » (p. 131). On pourrait penser également au rôle important des plans et des intentions dans la raison pratique, sur

lequel a insisté Michael Bratman (notamment dans Intention, Plans, and

Practical Reason, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1987).

Lorsqu’on a l’intention de faire quelque chose, l’action ainsi ciblée joue un rôle spécial dans le raisonnement pratique, en comparaison avec d’autres actions également méritoires, mais qui n’ont pas été choisies.

11 Par exemple, il est clair que l’amitié ne consiste pas à donner de l’argent à ses amis (ce que souligne Cullity, ibid., p. 130). Plus généralement, Cullity insiste sur le fait que l’amitié ne consiste pas à faire avancer de façon dif-férenciée les intérêts de nos amis.

12 Comme d’autres philosophes l’ont fait - y compris moi-même en d’autres occasions : voir Stroud, Sarah, « Epistemic Partiality in Friendship », Ethics, 116, 2006, pp. 498-524.

13 Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, livres VIII et IX.

14 Margaret Gilbert et Michael Bratman ont exploré en profondeur les notions de « sujets pluriels » [plural subjects] et de l’action partagée [shared ou joint agency]. Voir notamment Gilbert, Margaret, On Social Facts, New York, Routledge, 1989, et Marcher ensemble : essais sur les fondements des

phénomènes collectifs, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, ainsi

que Bratman, Michael E., Faces of Intention, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, chap. 5 à 8, et Structures of Agency, New York, Oxford University Press, 2007, chap. 13. Philip Pettit a développé dans ses ouvrages plusieurs modèles d’agents collectifs [group agents]; voir par exemple son Penser en société : essais de métaphysique sociale et de

méthodologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2004.

15 Un autre type de cas où la notion d’agent collectif ne semble pas s’appli-quer comprend les attachements entre des personnes qui sont bien des agents, mais dont la relation n’implique plus beaucoup d’investissements personnels ni d’activités en commun. On pourrait penser par exemple à deux vieux amis qui vivent depuis plusieurs années dans des villes éloignées, ou à l’attachement continu entre des parents et leurs enfants adultes qui vivent depuis longtemps à l’étranger.

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