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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Situations problèmes et savoir scolaire – Rencontre avec Michel Fabre

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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« SITUATIONS-PROBLÈMES ET SAVOIR SCOLAIRE »

RENCONTRE AVEC L'AUTEUR : MICHEL FABRE

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Entretien préparé par

Olivier Follain, Catherine Lande

Jean-Louis Martinand et Joël Lebeaume

Michel Fabre, Professeur en sciences de l'éducation à l'université de Nantes, a travaillé en École Normale puis en IUFM. Philosophe de formation initiale, il a participé dès le milieu des années 1970 au développement des activités d'éveil scientifique et à la formation des maîtres : autant de sources pour un engagement dans la clarification de l'Apprendre et des Savoirs.

Son ouvrage est une contribution importante pour la recherche en éducation et pour les didacticiens. Il constitue une référence car il fait le point sur ces « situations-problèmes » particulièrement prégnantes dans les propos pédagogiques et didactiques contemporains. Par les éclairages épistémologiques et les enquêtes didactiques, il fournit les outils pour les interroger, pour en découvrir les fondements et pour les caractériser. Ces

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« situations-problèmes » ne peuvent plus alors être banalisées et noyées dans le vocabulaire usuel de la pensée commune.

La première partie est une mise en perspective épistémologique et plus largement philosophique du « problème ». Dans ce « tour du problème », sont mis en évidence les ambiguïtés de ce paradigme de la pensée pédagogique, les limites du pragmatisme, l'intérêt de la problématisation et la pertinence d'une logique du sens. La deuxième partie poursuit cet examen minutieux du « problème » dans ses formes scolaires avec leurs racines dans l'école nouvelle et ses développements en didactique des mathématiques. Elle met en évidence quatre ambiguïtés ou quatre tensions associées à l'idée de « situations-problèmes », examinées dans la troisième partie : • situation/situation-problème,

• gestion pédagogique/gestion didactique, • objectif/objectif-obstacle,

• résolution/problématisation.

Cet examen nourri notamment de quelques exemples en didactique des sciences permet alors de proposer les conditions d'une gestion didactique de la « situation-problème » dans laquelle le sens serait fondamentalement pris en charge.

Au fil des pages, le lecteur percevra la forte présence de Bachelard tout comme celle des Fables, les passions de Michel Fabre, également auteur de L'enfant et les Fables (PUF, 1989) et Bachelard éducateur (PUF, 1995). Mais le lecteur percevra aussi l'engagement de l'auteur dans les pratiques d'enseignement et de formation auxquelles il a participé, mises à distance dans Penser la formation (PUF, 1994). Cette rencontre autour d'un livre et de son auteur est marquée par ces références qui nourrissent la réflexion, le questionnement et les réactions rapportés dans l'entretien présenté ici dans sa quasi-totalité.

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Michel Fabre :

« Bien, merci de m'inviter, et de me donner l'occasion de discuter avec vous de ces histoires de problèmes. Je sais que ce n'est pas un piège, mais si c'était un piège, après tout comme dans la préface du livre, il est question de situation-problème comme un piège et que j'invoque la fable

Le Renard et Le Bouc, ça m'ôte toute objection à l'idée de piège de toute

façon. Mais, on se fait les uns et les autres une autre idée du débat intellectuel, je pense.

Donc je suis très heureux de venir, de participer à votre séminaire d'autant que je crois que j'ai beaucoup à apprendre et à prendre de l'univers de la technologie et de ceux qui pensent la technologie, parce que je crois que la technologie est sans doute un domaine où l’on va pouvoir concrétiser le mieux ce que problématiser veut dire. Donc je suis très content de pouvoir discuter dans le cadre du LIREST.

Je ferai trois remarques introductives pour situer cet ouvrage. La première c'est que, lorsqu'on demande à un auteur de parler de son dernier livre, on lui demande de parler de son passé. Finalement, ce livre-là, c'est vingt ans de travail, parce que l'idée de problème c'est quelque chose sur laquelle j'ai déjà travaillé avec mes collègues didacticiens des sciences à l'école normale de St-Lô, au temps où on essayait de promouvoir les activités d'éveil, où il fallait passer de la leçon de choses aux activités d'éveil et ce n'était pas rien. Donc c'est du passé et je suis un petit peu en avant aujourd'hui. Mais je ne suis pas ailleurs, parce que cette idée de problème, de problématisation, continue évidemment à me préoccuper.

En deuxième remarque, je souhaite dire qu'il s'agit d'une étape provisoire d'un travail en collaboration avec des didacticiens. J'y tiens beaucoup parce que je leur dois beaucoup. C'est vraiment un travail mené en interaction avec Christian Orange qui était professeur de biologie, qui est didacticien de la biologie et aussi Christian Ridao. C'est avec eux vraiment que j'ai compris qu'on pouvait continuer à faire de la philosophie, que je n'avais pas à renier mon passé de philosophe pour faire autre chose et que je pouvais essayer d'être utile à cette réflexion autour des didactiques. C'est pour cela qu'ils m'ont amené à travailler du côté de Bachelard, les questions de représentations, d'obstacles, de problèmes, etc. Et je continue de travailler encore avec eux.

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Et puis la dernière chose que je voulais dire, c'est que la situation-problème, je n'en fais pas une obsession ! C'est-à-dire qu'au fond, c'était pour moi l'occasion d'élucider un concept. J'entendais partout les praticiens, les pédagogues, les didacticiens parler de situations-problèmes et dans ce qu'ils me disaient, j'avais l'impression qu'ils ne parlaient pas de la même chose. Alors j'ai voulu savoir un petit peu ce qu'il en était. Je n'avais pas à dire ce qu'il fallait faire mais je pensais que je pouvais apporter ma contribution dans l'éclaircissement de ces notions. C’est une des perspectives possibles pour une épistémologie. Au fond, ce qui m'intéresse de plus en plus, c'est la problématisation et la situation-problème n'étant qu'un des dispositifs où peuvent se jouer des histoires de problématisation. Mais il y a bien d'autres dispositifs aujourd'hui. Je suis beaucoup sollicité pour les TPE et les travaux croisés qui sont des sortes de projets que les professeurs de lycées et de collèges ont à faire. Là aussi on a une autre façon, une autre entrée, dans le traitement du problème. La situation problème n'est qu'une entrée pour moi. Ce qui m'intéresse fondamentalement, c'est la notion de problème, pour aller un petit peu plus loin dans l'élucidation de ce que c'est qu'une problématique. Je me suis aperçu par exemple que j'étais le seul à ne pas savoir ce qu'était une problématique, ça me gêne beaucoup et je voudrais bien un jour comprendre de quoi il s'agit ! »

Joël Lebeaume :

« Merci pour ces trois remarques qui situent le livre dans une réflexion en cours, dans ses sources et dans ses perspectives ».

(…)

Michel Fabre :

« C'est toujours une expérience extraordinaire d'être lu par quelqu'un ! Merci de m'avoir lu. La première partie est en effet épistémologique. Elle essaie de poser les questions fondamentales. Je me refuse à rentrer dans l'analyse de formes scolaires comme la situation-problème sans poser des questions préalables : mais au fond qu'est ce qu'un problème ? Alors qu'est ce qu'un problème ? Depuis les grecs, il y a bien longtemps, on réfléchit sur le problème. On ne peut pas réfléchir sur le problème sans voir un petit peu ce que la philosophie en dit. Descartes aussi a fait un magnifique livre sur le problème Les règles pour la direction de l'esprit.

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On s'aperçoit que ce que raconte la psychologie cognitive aujourd'hui, est très inspirée de la tradition cartésienne. On ne peut pas non plus aujourd'hui ne pas se poser la question : mais d'où ça vient cette idée de problème ? comment se fait-il qu'aujourd'hui on pense problème ? comment se fait-il que le traitement des problèmes devient le paradigme même de la pensée ? Quand on ouvre de vieux ouvrages de psychologie, d’il y a cinquante ans, il n'y avait pas de problème. On parlait du raisonnement, on parlait du jugement mais pas de problème ou éventuellement en note de bas de page. Maintenant « traitement du problème » pourrait être le titre même des traités de psychologie. Comment se fait-il aujourd'hui que penser ce soit traiter des problèmes ? D'où ça vient ? Ce n'est pas étonnant qu'aujourd'hui on parle de situations-problèmes etc. parce que l’on tire les leçons à la fois du cartésianisme mais aussi de la philosophie pragmatique et des constructivistes, de Bachelard etc. Il y a toute une série de facteurs philosophiques en tout cas, qui font qu'aujourd'hui l'image de la pensée a changé. En fait Penser ce n'est plus Voir. La grosse affaire c'est que Penser ce n'est plus Voir. Cette image de la pensée, ça va quand même de Platon à Kant et même jusqu'au XIXe siècle, et tout d'un coup l'image de la pensée change. Penser ce n'est plus Voir. Et on ne peut pas comprendre je crois, les situations, les formes pédagogiques - ou alors on les comprend comme des modes erratiques et irrationnelles – si on ne comprend pas le soubassement épistémologique ».

(…)

Catherine Lande :

« À la notion de problème, vous associez dans le chapitre 1 la notion d'intelligence pratique, de ruse et de prudence ; ensuite dans le chapitre 8, vous parlez d'opérations mentales et dans le chapitre 5 de problèmes ouverts, à propos de l'axe psychologique de la situation-problème, et de savoirs à enseigner qui guideraient la gestion didactique des situations-problèmes. J'aurais voulu savoir si vous considérez que l'intelligence pratique et la capacité de raisonnement peuvent s'apprendre et s'enseigner par une situation-problème ? »

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Michel Fabre :

« Je n'en sais fichtre rien ! Je me permettrais de répondre à une autre question qui est enveloppée dans votre question et qui me paraît plus fondamentale. Pourquoi est-ce que je parle d'intelligence pratique ? Parce qu'il me semble que cela a quelque chose à voir avec l'image de la pensée dont je parlais tout à l'heure. J’en parle dans mon introduction, j'écris, je réécris la fable de La Fontaine — parce que j'aime beaucoup les fables —

le Renard et le Bouc. Finalement, on peut décrire cela comme une

construction de problèmes. Il y a l'idée de piège, l'idée de ruse qui sont contenues dans la situation-problème. Mon interrogation de départ c'est comment se fait-il que dans les pédagogies d'aujourd'hui on envisage le maître plutôt comme un Renard, c'est-à-dire quelqu'un qui va ruser avec l'élève pour qu'il apprenne ? Naturellement, ce n'est pas un piège mortifère, c'est un piège pour apprendre. C'est la différence avec le Renard de la fable, c'est un Renard bienveillant. Comment se fait-il qu'on pense le rôle du maître sous l'image du Renard bienveillant, plutôt que celle d'un Mentor non directif, un contremaître, un Pangloss pontifiant, etc. ? Évidemment, ces histoires de piège, ces histoires de ruse sont des choses très pratiques. L'intelligence pratique c'est la métis ; la métis des grecs c'est la débrouillardise : quand on n'est pas assez fort pour vaincre, il faut biaiser, il faut tourner, etc. Detienne et Vernant ont écrit un magnifique livre sur la métis chez les grecs2. Je crois que cette histoire de problème et de traitement de problème a quelque chose à voir avec la ruse, avec la débrouillardise, etc. Si on a une image de la pensée en termes de Voir, si Penser c'est Voir, alors il y a un monde, un fossé entre le monde de la théorie et le monde des petites affaires quotidiennes où on se débrouille comme on peut. Mais si on a une image de la pensée en termes de traitement des problèmes, alors on s'aperçoit qu'il y a des problèmes théoriques certes, mais qu'il y a aussi des problèmes pratiques. Et si on arrive à chapeauter tout ça sous l'idée de traitement de problème, alors peut-être que ça change complètement les relations qu'on est tenté d'établir entre savoir-faire comme on dit, savoirs pratiques et savoirs théoriques. Après tout on pourrait dire comme disait Althuser : « la

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DETIENNE, M. & VERNANT, J.-P. (1974). Les ruses de l’intelligence, la métis chez les grecs. Paris : Flammarion.

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théorie c'est une pratique théorique ». On a beaucoup ri ; les philosophes se sont beaucoup moqués de cette expression. Je crois qu'il ne faut pas du tout s'en moquer et que ça veut dire que même dans le domaine de la théorie, dans le domaine des mathématiques, dans le domaine de la science, on ne peut pas penser l'activité du mathématicien, du chercheur en général, comme un Voir. C'est un travail et c'est un travail qui consiste à transformer une matière qui peut être de l’ordre des idées, mais qui peut être aussi de la matière au sens concret du mot. Ce que je veux dire c'est que cette idée de ruse, cette idée de piège, cette idée de gestion des problèmes, contribue à remodeler cette image de la pensée, si bien que finalement l'intelligence pratique ou la ruse nous servent à penser la pensée ».

Catherine Lande :

« Est-ce que vous pensez que l'intelligence pratique et la capacité de raisonnement peuvent s'apprendre et s'enseigner par des situations-problèmes ? »

Michel Fabre :

« Est-ce qu'on devient Renard ou est-ce qu'on naît Renard ? Alors ça c'est intéressant. Je crois que si je ne pensais pas que l'on puisse devenir Renard, je ne ferais plus le métier que je fais. Mais c'est de l'ordre du postulat d'éducabilité tout simplement. C'est un postulat pratique, je ne peux pas vous démontrer que c'est ça ou que c'est l'inverse, mais je dis que ce qui fonde mon travail de sciences de l'éducation c'est justement cette idée. Si je veux être un petit peu en paix avec moi-même et si je veux continuer à travailler, j'ai besoin de croire qu'on peut devenir un petit peu Renard. Et donc la situation-problème, ma foi, c'est une forme scolaire effectivement où on habitue l'élève à, comment dirais-je, du fait qu'on va le mettre dans une situation où il va construire de "lui-même", on va le mettre en situation où il va construire son savoir avec l'aide du maître et avec tout un dispositif autour, bien sûr. Je crois que c'est une situation qui fait devenir plus intelligent. Et puis, il y a beaucoup de précautions à prendre, la ruse ne renvoie pas à un don, sinon évidemment tout mon travail n'aurait pas grand sens ».

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Mickaël Huchette :

« Est-ce que qu’apprendre à résoudre des problèmes peut être un objectif pédagogique ? »

Michel Fabre :

« De devenir intelligent ! Je crois que ce n'est pas de l'ordre des objectifs mais je crois aussi que d'après la situation-problème ce que je trouve intéressant c'est qu'on est effectivement centré sur l'apprentissage, on pourrait dire en gros de concepts et donc dans un domaine déterminé qui est une discipline en général. Par rapport au problème ouvert - les mathématiciens l'appellent problème ouvert - c'est une situation aussi où l'élève va être actif et où il va travailler, mais il va travailler sur une notion qu'il a déjà rencontrée ; dans les problèmes ouverts on vise à développer des compétences de raisonnement, des compétences méthodologiques, mais sur un domaine qui est déjà familier à l'élève. La situation-problème vise avant tout la construction d'un concept, d'une connaissance - il y a peut être plus que des concepts - une connaissance déterminée. Elle ne vise pas à, ou à la marge, des compétences méthodologiques. Moi, je me suis toujours méfié de cette distinction objectifs méthodologiques et objectifs de connaissance. Je me suis méfié parce qu’il me paraît difficile de viser des compétences méthodologiques sans être au clair sur des contenus d'apprentissage déterminés. Sans doute qu'il y a des compétences méthodologiques qui vont s'acquérir, mais mettre en place des situations qui viseraient avant tout des compétences méthodologiques sans qu'il y ait vraiment une analyse épistémologique des contenus à enseigner, ça me paraît un petit peu fumeux, ça me paraît un peu aboutir à ces référentiels de compétences où on met, vous savez : « doit savoir chercher des informations ». Si on ne précise pas le domaine de l'information ? Moi je suis capable de chercher des informations dans un livre de philosophie mais je ne suis pas capable de chercher des informations dans un livre de physique nucléaire. Alors que veut dire chercher des informations pertinentes ? La compétence tant qu'on ne précise pas le domaine, ça peut être utile mais au niveau de la réflexion fondamentale, je me méfie un petit peu de ces distinctions ; ce qui n'est pas le cas des problèmes ouverts des didacticiens des mathématiques

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puisque là on travaille des compétences méthodologiques mais sur un domaine qui a été cerné ».

Olivier Follain :

« Au chapitre trois, vous posez la question du sens des problèmes et vous envisagez trois axes, l'axe de signification qui interroge la nature et la valeur des contenus et c'est un axe que l'on pourrait peut être qualifié d'axe épistémologique ; ensuite on a l'axe de la référence qui étudie en fait les rapports entre les activités scolaires et les pratiques sociales et c'est un axe qui est plutôt envisagé comme un axe pédagogique et puis le troisième axe qui est l'axe de la manifestation, donc de la relation au savoir du sujet et donc ce serait davantage un axe psychologique. Ces trois axes sont-ils orthogonaux ? Est-ce qu'ils constituent un repère ou bien sont-ils des axes parallèles ? Comment s'en sert-on ? »

Michel Fabre :

« Il faut faire un triangle ! On ne peut pas s'en sortir autrement ! Alors rendons à Deleuze ce qui est à Deleuze, cette théorie du sens : qu'est-ce que le sens tout simplement ? Ça vient de Gilles Deleuze dans deux livres qu'il a écrits en 1968 et 1969, Logique du sens et Différence et répétition3 qui est sa thèse de philosophie. Je trouve que c'est une magnifique théorie du sens qu'il emprunte au stoïciens et qui récapitule un petit peu toute l'histoire de la logique moderne depuis Frege jusqu'à Wittgenstein. D'abord je me permets de dire qu'il n'y a pas un côté qui soit plus pédagogique que de l'autre mais je vais réexpliquer cela.

Vous avez mis le doigt sur quelque chose auquel je tiens beaucoup car je crois que ça fait avancer la question du sens. Tout le monde parle aujourd'hui du sens, de l'école, du sens etc. Bon qu'est-ce que le sens ? Alors Deleuze part du langage. Prenons une phrase « cette porte est ouverte » ; quand je dis cela « cette porte est ouverte », en réalité je dis quelque chose - une proposition comme disaient les logiciens - avec un prédicat, un sujet, etc. Et puis il y a trois dimensions du sens de cette phrase. Pour Deleuze, il y a la dimension de la référence, la référence pour les logiciens c'est en gros le fait que le langage parle de quelque

3

Gilles DELEUZE, Logique du sens, Paris, PUF, 1969. Gilles DELEUZE, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.

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chose, parle des objets, disons du monde, du monde physique. « La porte est ouverte », c'est la référence, c'est le rapport entre l'énoncé et le monde, c'est plus compliqué que cela naturellement. Un objet ici c'est un objet du monde et voyez que vous avez tous regardé si c'était vrai que la porte était ouverte. Oui la porte est ouverte. La question de la référence, c'est la question de la vérité, enfin, la question de la vérité est la question que l'on pose à partir de la référence ; c'est la question est-ce que c'est vrai, est-ce que c'est faux ? Puisque de toutes façons, là vous allez contrôler le rapport que je fais entre ce que je dis et ce qui est. Traditionnellement la vérité est adéquation de l'esprit et de la chose. Ça c'est la référence mais pour que le langage puisse se référer au monde, il faut qu'il puisse signifier quelque chose c'est-à-dire il faut que, quand je vous dis « cette porte est ouverte », vous compreniez ce que veut dire porte et ce que veut dire ouvert ; donc vous avez le concept de porte et le concept d'ouverture. C'est la signification, c'est-à-dire que le langage ne peut pas renvoyer au monde s'il n'y a pas dans le langage des concepts et ces concepts vous les comprenez quand vous êtes capables de mettre sous le mot fenêtre une définition et des usages de la fenêtre. C'est la signification, c'est le rapport du langage aux concepts. Et puis la troisième dimension qu'on désigne avec des mots différents - tantôt on la dit manifestation, tantôt on la dit expression. La manifestation ou l'expression, c'est le fait que le langage dit quelque chose du sujet qui parle : vous êtes entrain de vous demander pourquoi il nous parle de porte qui est ouverte, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu'il a chaud, qu'il veut s'enfuir parce qu'il pense qu'on va le piéger avec des questions ? En fait tout ce que l'on fait, tout ce que l'on dit, est aussi une expression du sujet. Donc la manifestation ou l'expression c'est le rapport au sujet. Alors voilà trois dimensions du sens, ça c'est Deleuze. Maintenant pour Deleuze, où est le sens là-dedans ? Il est ni à la référence, parce que s'il n'y avait pas de sens, il n'y aurait pas de référence. Il n'est pas dans la signification, parce qu'il y a des choses qui sont sans signification mais

référence Sens le milieu du problématique expression signification

Dessin 1 : Le sens en tant que quatrième dimension selon G. Deleuze

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qui ont un sens. Quand je parle de mémoire de l'eau, je ne suis pas sûr qu'il y ait un concept derrière, je ne suis pas sûr que la mémoire de l'eau corresponde à quelque chose qui est bien cadrée en physique, mais quand je parle de mémoire de l'eau, je ne parle pas de rien, il y a un sens. C'est au moins un tissu de questions et donc le sens n'est pas réductible à la signification ; il n'est pas non plus réductible à l'expression. Le sens est plutôt le milieu dans lequel se déploient ces trois dimensions. Ça, c'est Deleuze, l'interprétation que j'en donne

Le sens est au milieu du triangle. Il y a une espèce de palpitation du sens. Le sens, c'est ce qui me permet de travailler. C'est le milieu dans lequel je travaille la signification, l'expression et la référence. Au fond, il y a deux dimensions à ces flèches. Il y a une idée de déconstruction, c'est-à-dire de questionnement quand on dit « ça devient problématique ». La mémoire de l'eau, qu'est-ce que c'est que ce concept de mémoire de l'eau ? Est-ce vraiment un concept ? Là, je doute de la signification. Je doute qu'il y ait une signification ; donc je m'interroge sur. Je peux aussi m'interroger sur la référence, pas simplement en posant les questions du vrai ou du faux, mais en me demandant si ce que je dis renvoie bien au monde. Et puis je peux bien problématiser aussi l'expression. Par exemple, pour problématiser l'expression : à propos de la mémoire de l'eau c'est de dire par exemple « ce n'est pas parce que c'est Bienvéniste un grand savant, que c'est vrai », donc je mets entre parenthèses l'autorité. Il y a donc une mise en question d'une référence établie, d'une signification établie ou d'une expression établie et une opération de déconstruction. Et puis, il y a éventuellement une opération de reconstruction, c'est-à-dire je vais voir si c'est vraiment un concept ; je vais voir si c'est vrai ou si c'est faux ; je vais voir s'il a raison, s'il est crédible, si c'est un charlatan, et donc ça c'est le sens, le milieu du sens, c'est ce que j'appellerai Le problématique, non pas la problématique mais Le problématique, le milieu du problématique. Quand nous disons que quelque chose est problématique, nous mettons quelque chose en question. Et bien nous travaillons dans ce milieu du sens et c'est ça qui est important. C'est au cœur de ce qu'on appelle la construction du problème ou la problématisation, c'est-à-dire la mise en questions de significations héritées, de références communes, d'expression et la reconstruction de nouvelles significations. Quand on fait travailler les élèves en classe, quand on les fait travailler sur leurs

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représentations, en fait c'est ça qu'on fait. D'ailleurs quand on leur dit « attention on ne sait pas encore si c’est vrai ou si c'est faux » mais on le pose à titre d'hypothèse - je crois qu'hypothèse est un mot qui ne convient pas mais enfin - on suspend le jugement. La suspension du jugement, l'épochè, voilà l'épochè. On met entre parenthèses et donc on est dans le milieu du sens ; et dans le milieu du sens, il ne convient pas de se poser des questions pour savoir si c'est vrai ou si c'est faux ; on ajourne cette question, on verra après. En pédagogie, c'est quelque chose d'intéressant parce qu'en même temps on s'aperçoit que peut-être le problème pédagogique, aujourd'hui comme toujours, c'est finalement se poser ces trois questions : celle de la référence, celle de la signification, celle de l'expression, c'est-à-dire trois questions qui fondent pour moi le questionnement pédagogique. Durkheim disait « l'éducation ça a toujours existé, la pédagogie c'est quand rien ne va plus dans l'éducation ». Aujourd'hui, il faut faire de la pédagogie - je réduis un peu le questionnement pédagogique volontairement - mais on peut voir la pédagogie comme la position de trois questions, la signification, est-ce que ce que j'enseigne à des élèves ou est ce que je fais apprendre à des élèves est épistémologiquement valable ? Qu'en est-il de la teneur de ce savoir ? La référence, ce n'est pas simplement ce que c'est vrai ? est-ce que c'est faux ? mais il faut l'entendre en tant que pratiques sociales de référence, c'est-à-dire quel est le lien entre le activités scolaires et comme on disait autrefois le monde de la vie etc. ? Sur quelles pratiques sociales je me réfère ? Est-ce que les élèves peuvent voir un lien entre ce qu'ils font à l'école et les métiers, la vie quotidienne etc. ? Ça c'est la question de la référence et la question de l'expression est celle de savoir si les élèves peuvent rentrer dans les apprentissages. On la rabat sur la question de la motivation, sur la question du désir etc. Dans Rousseau, il y a la question à quoi ça sert, qui est une question fondamentale. Pour Rousseau, si l'enseignant récuse cette question, alors il ne fait pas de pédagogie. La question à quoi ça sert, elle vaut - elle est un peu réductrice bien sûr - elle vaut d'être entendue. C'est la question de la signification, c'est la question de l'épistémologie dans la didactique, c'est qu'est-ce que c'est que ce savoir que j'enseigne ? Et ici est-ce que les élèves peuvent rentrer ou non dans l'apprentissage ? Alors, ce modèle du sens me sert à élucider un petit peu ce qu'on pourrait appeler une problématisation.

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Parmi toutes les problématisations, la pédagogie est une problématisation particulière qui rassemble ces trois questions. En même temps, on voit bien que ce n'est pas simplement un concept, un joli objet théorique ; c'est aussi une espèce de tableau de bord. La pédagogie, on peut la lire comme la constante hésitation sur ces trois dimensions du sens. L'ambition est de tenir ensemble les trois et on n'y arrive jamais. On penche tantôt d'un côté ou de l'autre, tantôt c'est la signification des savoirs qui prend le dessus mais on oublie un petit peu à quoi servent ces savoirs - voir l'aventure des mathématiques modernes avec l'idée qu'on veut faire des vraies mathématiques et pas des mathématiques appliquées etc. - ou bien on penche trop du côté de l'expression mais alors on risque d'oublier la teneur des savoirs etc. ; ou bien on va pencher du côté des pratiques sociales de référence mais en collant tellement à ces pratiques sociales que l'on va faire plutôt de l'enseignement préprofessionnel ou utilitaire. Donc finalement, il y a là une sorte de tableau de bord pour lire, un outil qui permet de lire l'histoire de la pédagogie et peut être un tableau de bord pour comprendre aussi ce que je suis en train de faire en tant qu'enseignant, et dans quel travers je risque de tomber ».

Catherine Lande :

« Dans l'ouvrage, l'écriture tend à hiérarchiser ces trois axes. Or dans cette description graphique, la hiérarchie n'existe pas ».

Michel Fabre :

« Pour Deleuze, le sens est une quatrième dimension, irréductible aux trois autres. C'est le milieu dans lequel on va travailler la signification, la référence, l'expression. Le travail est donc double : réduction au sens de déconstruction, de mise entre parenthèses et puis génétique car on va reconstruire dans le milieu du sens. C'est un milieu.

Il n'y a pas de hiérarchie, l'un renvoie à l'autre. Qui est premier ? Ça dépend. Ce qui est dit, l'énoncé, est toujours l'énoncé d'un sujet. On pourrait donc dire que la manifestation est première, mais qu'est-ce que ça veut dire ? Parce que s'il n'y avait pas de langue déjà là, il n'y aurait pas de parole donc c'est plutôt la signification. Et si le monde n'était pas là, il n'y aurait rien à dire. Donc c'est plutôt un jeu de renvois entre ces trois dimensions de sens plutôt qu'une priorité. Mais par contre, dans la pédagogie, on peut donner priorité, c'est-à-dire qu'on est plutôt centré sur

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la référence ou sur l'expression ou sur la signification. Et alors, tout ce triangle se déforme. Il se déforme et en général il y a le retour de balancier qui fait qu'on le dilate de l'autre côté. Moi, je vois l'histoire de la pédagogie comme une espèce de palpitation, une palpitation du sens. Ça ne veut pas dire qu'il existe une pédagogie parfaite. C'est plutôt un espace de navigation et d'interrogation, c'est-à-dire que je suis convaincu que cet équilibre est impossible en rigueur, sinon on aurait trouvé les modalités et il n'y aurait plus besoin d'éducation. Les choses se feraient toute seules. C'est plutôt pour cheminer, sachant que cheminer c'est toujours exagérer d'un côté et de l'autre mais si on sait qu'on exagère, c'est mieux que de ne pas le savoir. Et puis il n'y a pas Charybde et Scylla, il y a trois rochers, c'est mieux ! »

Olivier Follain :

« Je voudrais revenir sur la référence parce que vous nous avez expliqué le triangle qui se déforme parce que j'imagine le rôle fonctionnel au sens de Claparède de la référence ce serait le triangle qui serait déformé vers le haut ».

Michel Fabre :

« Non la motivation est là. Il y a toujours une référence. Prenez un cas concret : les énoncés de problèmes arithmétiques. Il a forcément ces trois fonctions : une fonction de référence, on parle d'épicier, de jeux de billes, de trains, etc. Il est sensé montrer que les mathématiques, ça a quelque chose à voir avec peut être autre chose que les mathématiques4. Mais aussi il y a des énoncés complètement formels. Il y a aussi une dimension d'expression, car on essaie d'accrocher l'élève, l'intéresser. Et il y a une dimension de signification parce qu'il y a derrière des concepts à construire ou parce qu'il y a des opérations etc. On peut contester l'authenticité de la référence en disant que ce n'est qu'un habillage, un vernis et on peut s'interroger sur la signification en disant qu'il n'y a rien du point de vue mathématique, ou bien on peut contester l'expression en disant que jamais un problème d'application sur les confitures n'a passionné les élèves et qu'il faut faire autre chose. Mais faire autre chose, par exemple faire une situation-problème, c'est reconstruire de façon

4

Remarque : c’est désigné par « habillage » ce qui veut dire qu'il n'y a pas de rapports extrêmement forts.

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nouvelle une signification, une référence et une expression, autrement, avec d'autres formes, sous d'autre formes. Je crois que ces dimensions sont toujours présentes car sinon il y aurait quelque chose qui manquerait. C'est comme dans le langage, il y a toujours ces trois dimensions présentes mais elles sont plus ou moins accentuées et elles prennent des formes différentes selon les pédagogies, selon les dispositifs ».

Olivier Follain :

« Certes, mais le fait qu'on ait référence et signification sur deux pôles différents ».

Michel Fabre :

« La relation aux concepts est différente de la relation au monde. Quand je parle « cette porte est ouverte », vous comprenez ce que c'est que cette porte et ce que veut dire ouverte Évidemment, comment l'avez vous compris ? Comment vous le comprenez ? Mais c'est différent de dire « vous comprenez ce que je dis » et « est-ce que ce que je dis est vrai et a un rapport au monde ». Ce sont deux questions différentes ».

Mickaël Huchette :

« Dans l'enseignement professionnel, référence et signification sont très proches ».

Michel Fabre :

« Si vous me poussez là, je dirais simplement que l'on tire trois grandes problématiques.

C'est-à-dire qu'on a ici plutôt quelque chose qui serait de l'ordre de la formation psychosociologique où la grande problématique c'est l'articulation entre le développement personnel du sujet et le monde, la société. C'est la problématique de la formation qu'on retrouve aussi dans le roman de la formation dans la bonne tradition de la Bildung. Ici, il y a une problématique entre l'expression et la signification que j'appellerai la problématique de la culture. Là, le problème est : comment faire en sorte que le savoir valable devienne culture vivante du sujet ? À l'université, c'est un ordre de question qu'on peut se poser ! Entre signification et référence, il y a effectivement toute la problématique de la formation professionnelle. Je dis bien que ce sont trois problématiques différentes

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mais le triangle reste quand même entier dans chacune, parce que même dans une formation psychosociologique, si je laisse tomber tout ce qui est savoir, vous voyez à quoi risque de ressembler cette formation psychosociologique. Ça devient vite quelque chose qui est de l'ordre du gourou, de la secte etc. Est-ce que l'université peut aujourd'hui se passer de l'interrogation sur les professions, les métiers, à quoi ça sert de faire de la psychologie, etc. ? Je ne le pense pas. Mais c'est une question de hiérarchie dans les questions et est-ce que la formation professionnelle peut se passer complètement de l'expression du sujet, des projets du sujet, de la revendication de sens du sujet. Oui, mais alors ça se passe mal ». Jean Lamoure :

« Est-ce qu'on peut dire, est-ce qu'on peut se passer dans telle ou telle formation du troisième pôle, parce que ça n'a plus de sens ? »

Michel Fabre :

« On ne peut pas. Peut-on s’en passer ? Non ! seulement il peut être minoré, c'est une hiérarchie. Le triangle est toujours présent mais il peut être plus ou moins déformé c'est-à-dire qu'il peut reléguer un pôle. À la rigueur, il peut être plat, mais quand c'est plat, la pensée plate… ! »

Olivier Follain :

« Alors page 142, vous définissez les disciplines comme des concepts et des problèmes attachés. Je voulais savoir si c'était un modèle général ? » Michel Fabre :

« Ça ce n'est pas original. Et ce n'est pas moi qui l'ai inventé. Assez souvent en didactique, les didacticiens en tout cas que je fréquente définissent assez volontiers les disciplines comme un ensemble en réseau de concepts ou de problèmes. Je ne revendique absolument pas l'originalité. Peut-être que ça mérite d'être questionné ? »

culture fonction psychologique référence expression signification

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Joël Lebeaume :

« La question des disciplines je la reprendrai volontiers parce qu'il faut peut-être localiser un peu ce fonctionnement là, éventuellement dans un certain nombre de disciplines où ça fonctionne effectivement. Il y a un postulat que toutes les disciplines seraient pareilles. On est peut être loin d'en être sûr en particulier sur les problèmes pratiques qui sont peu développés dans l'ensemble du livre, sur les disciplines que nous travaillons ici, les disciplines technologiques qui ne sont pas construites à partir d'une accumulation, d'une agrégation de concepts. Cette remarque rejoint aussi la question préalable sur la ruse, sur l'intelligence pratique et sur la forme d'une pédagogie de l'expérience qui est un peu évoquée dans votre réponse. Quelle est la portée générale - mais dans l'introduction il est mentionné que le livre n'avait pas l’ambition d'un seul modèle généralisé - mais quelle est néanmoins la portée ou les limites des propositions qui sont faites dans cet ouvrage, sur les espaces problèmes, sur les situations-problèmes, voire les problèmes ouverts, par rapport aux disciplines scolaires ? Donc, il y a un ensemble d'interrogations sur ce rapport aux disciplines et donc aux contenus spécifiques de chacune des disciplines dans lesquelles on a sans doute des explorations à conduire ». Jean-Louis Martinand :

« C'est effectivement autour de la page 140 qu'il y a quelque chose qui se joue. Page 144, tu introduis quelque chose qui est tout à fait fondamental, à propos de l'EPS. Il y a des problèmes, il y a une activité qui n'est pas discursive, mais d'une certaine façon, il n'y a pas de conséquence théorique qui en est tirée. Immédiatement après, tu reviens sur la compréhension des fables, sur les représentations les mieux adaptées dans ces questions sur le vivant. Il me semble qu'il y a une conception des disciplines - qu'on retrouve chez Develay que tu cites qui est aussi celle de Christian Orange d'une certaine façon avec qui tu as travaillé et qui est aussi celle des mathématiciens, sans doute par erreur épistémologique des mathématiciens - mais on passe sans doute à côté du fait que quand pendant des siècles on a appris la danse, une des grandes disciplines de formation des enfants de la noblesse, il y avait sûrement des problèmes à résoudre qui n'étaient pas des problèmes conceptuels. Il y a sans doute une généralisation de la notion de problème. C'est caractéristique par

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exemple que sur les fables, parce que la plupart des fables sont sur une forme poétique et pas simplement sur une forme de prose, la question de l'émotion par rapport aux fables, la question du jeu sur le langage, ne soient pas dedans. Tu t'es restreint à la compréhension, ce qui est le travail que tu as fait. On le comprend bien mais je dirais qu'on passe à côté d'un moment où il y aurait eu une généralisation contrôlée — parce que c'est dangereux l'opération — qui aurait permis de donner à problème un sens un peu plus vaste pouvant s'appliquer dans d'autres cas, pouvant agripper d'autres domaines, d'apprentissage, de formation, de culture. Tu es un peu contraint par les choses sur lesquelles tu as travaillé, par ce qui a déjà été écrit, par le fait que chez Bachelard, les obstacles sont fondamentalement des obstacles conceptuels et donc peut être qu'il y avait là un obstacle ».

Michel Fabre :

« C'est bien bachelardien ce que tu dis là ! Là aussi on observe qu'il y a obstacle, il n'y a pas de raison ! C'est tout à fait intéressant parce que l'exemple de l'EPS était effectivement une tentative pour sortir un petit peu des problèmes conceptuels. C'est pour dire « voyez il y a aussi quelque chose à creuser » mais tu as raison de dire que de toute façon par mon passé, par ce que j'ai bricolé avec les uns ou les autres didacticiens, je suis resté pour le moment sur le problème conceptuel. Effectivement se pose la question d'une généralisation. Il y a plusieurs niveaux. Je me dis qu'avant la retraite, il faudrait que j'arrive à faire, si Dieu me prête vie, une sorte de problématologie. Il y a déjà Meyer et parce que je pense que cette idée de problème est très forte, il y a beaucoup à creuser et ça risque quand même de changer pas mal de chose si on arrive à élucider ce qu'un problème veut dire, ce que problématiser veut dire. Alors je suis tenté par une espèce de problématologie générale mais en même temps, comme je suis bachelardien, je me souviens que Bachelard s'est toujours méfié de ces méthodologies générales et qu'il a toujours préféré des épistémologies régionales. Alors je me dis attention, tu t'embarques dans une affaire qui va être la politesse de l'esprit scientifique, une espèce de discours de la méthode — quel orgueil ! — qui ne sera pas vraiment opératoire parce qu'il ne sera pas branché sur des épistémologies régionales. Je suis tiraillé entre ces deux choses. (…) J'ai remarqué que, quel que soit le domaine,

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penser problème fait faire un saut cognitif5. La pensée plate, c'est penser

au niveau des solutions, c'est-à-dire qu'on oppose des solutions, qu'on oppose solution à solution6. Il y a ce que Meyer appelle différence problématologique. La pensée plate c'est refuser la différence problématologique, c'est penser dans une seule dimension. Je suis pour la pensée en relief parce que finalement l'image dogmatique de la pensée c'est la pensée plate et si on commence à mettre en doute cette image de la pensée, on se dit alors quel est le problème ? ».

Jean-Louis Martinand :

« Je me suis sans doute mal exprimé effectivement. Ce n'est pas de généralisation dont il s'agit là, c'est de mise en cohérence. À partir du moment où tu introduisais cette ouverture par l'éducation physique et sportive il y avait sans doute besoin de reprendre la manière dont étaient caractérisés les problèmes et les problématisations. On ne peut plus alors en rester avec des définitions de disciplines, de champs, de sens, comme ceux qui avaient été travaillés au départ. Ça va loin parce qu'à la limite, ça peut remettre en cause une partie de la première partie qui est l'épistémologie du problème dans un champ qui est un champ un peu purement intellectuel, qui est philosophique. Généralisation n'est pas bon parce que ce n'est pas de la généralisation pour de la généralisation mais c'est de la remise en cohérence quand une pensée assez systématique s'est affrontée à des réalités plus variées que celles qui avaient été prises en compte. Au fond, les références ont changé. Et donc on est obligé de reconstruire certains aspects que là tu as appelés de signification, c'est à dire de systèmes conceptuels et d'outils symboliques ou sémiotiques qui y sont associés ».

Michel Fabre :

« Oui, oui, je te comprends. J'expliquais pourquoi je sens que cette histoire de problématisation est un levier puissant. (…) Ce que je voudrais faire maintenant pour aller plus loin ce sont des études de cas.

5

L'auteur se réfère à des remarques faites par des apprentis pâtissiers et électriciens qui, en stage à l'étranger, ne faisaient pas de la même façon tout en étant confrontés aux mêmes problèmes.

6

L'auteur prend alors l'exemple du référendum 7 ans/5 ans, qui demande une solution mais où le problème n'est pas réellement posé.

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Ce n'est pas assez mûr pour faire une formalisation de ce qu'est la problématisation en général ».

Jean-Louis Martinand :

« Quand on part sur problématisation en général en fait il y a un déplacement - ce que fait Meyer c'est très clair c'est une problématisation dans le cadre de la philosophie - donc on ne parle plus des problématisations locales appliquées, comme aurait dit Bachelard dans un sens qui n'est pas le sens habituel ».

Michel Fabre :

« C'est pour ça que je m'intéresse à des cas concrets. Qu'est-ce que c'est qu'un problème de voyage à la SNCF ? Ou bien dans la psychologie du travail. Comment l'architecte réalise la demande d'un client ? Et puis, il y a le médecin, qu'est-ce qu'il fait quand on va le voir et qu'il y a un problème qui est posé, j'ai mal aux dents, à la tête ? (…) Je lis beaucoup Jules Verne en ce moment ; je vais faire quelque chose sur Jules Verne. C'est justement quelqu'un qui donne une première élucidation des problèmes. Je pense à des problèmes technologiques comme envoyer une fusée sur la lune ; c'est quand même assez fascinant ! Ou bien comment faire le tour du monde en quatre-vingt jours. On voit bien qu'un voyageur SNCF a un but ; il veut aller d'un point à un autre ; il indique une gare de départ, une gare d'arrivée ; il indique des horaires souhaitables. Il y a des données qui sont les itinéraires du réseau, il y a des horaires et des itinéraires, et puis il y a une chose à laquelle on ne pense pas, qui n'apparaît pas, qui doit être cachée dans l'antre du logiciel Socrate, qui est la condition sans laquelle il ne peut pas y avoir de voyage et qui est une condition tellement évidente qu'elle est cachée. Il ne peut pas y avoir de voyage s'il n'y a pas continuité spatiale et temporelle du trajet. On s'aperçoit que c'est une condition sine qua non parce que quand j'essaie de bricoler moi-même mes horaires avec des tableaux, il arrive que je ne respecte pas cette condition et c'est grave parce que je me retrouve dans de halls de gare déserts à des heures ! (…). Donc la condition fondamentale, c'est la continuité du trajet. Et puis, il y a une fonction d'évaluation, ce qui fait que quand vous construisez un problème avec l'expert, il vous demande quelle fonction vous privilégiez, la rapidité, le confort, etc. etc. Donc le problème de voyage me fait toucher du doigt

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quelque chose que je n'avais pas compris. Il doit y avoir quelque part une différence fondamentale entre les données d'un problème et les conditions d'un problème. (…) On ne peut pas énoncer n'importe quel but, il faut qu'il tienne compte des données. Les données ce sont les horaires et les itinéraires dans le réseau. Ce sont des choses que le voyageur ne peut pas changer mais qui sont factuelles, c'est-à-dire contingentes. Les conditions c'est toute autre chose. La condition fondamentale de la continuité spatio-temporelle du voyage est d'un autre ordre, c'est-à-dire que si je ne respecte pas cette condition, il ne peut pas y avoir de voyage en train. La condition anticipe la solution parce qu'au fond c'est la condition de possibilité de la solution. Toute solution possible devra satisfaire à cette condition là, sinon ce ne sera pas une solution. C'est une anticipation, c'est une condition de possibilité, ce que Deleuze appelle des impératifs théoriques ».

Jean-Louis Martinand :

« Mais là, ça n'est pas théorique, c'est bien une autre question que je voulais te poser. C'est lié avec l'idée de problème fondamental, parce que ces conditions là, ce sont des conditions qui renvoient aux références, elles ne sont pas spécialement dans la signification. Plus globalement, le problème, il me semble, ne peut pas être dit fondamental hors références. C'est dans ce jeu d'ensemble pour des sujets ou pour ce qui joue le rôle du sujet avec les outils conceptuels et sémiotiques dont ils disposent et par rapport à des cadres dans des références données que l'on peut définir du fondamental. Il y a une illusion du fondamental absolu que certains sociologues appellent le savoir de Dieu, surplombant un peu tout l'ensemble mais qui ne correspond à aucun sujet sinon Dieu, on ne l'a jamais interrogé donc… »

Michel Fabre :

« Je ne vois pas sur quoi la critique porte ». Jean-Louis Martinand :

« C'est dans les pages 170 ; le triangle de Deleuze tu le déformes pas mal, il change d'échelle, il change, il était local chez Deleuze, toi tu en fais à un certain moment un usage qui est général sur la formation en tant que telle. Bon, il y a des dérives sur ce qu'on entend par signification,

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références, etc. ; mais globalement, on sent bien qu'il y a des déformations un peu élastiques et donc ça peut revenir dans la même forme après qu'on l'ait manipulé. Et il y a une idée qui m'avait frappé et je suis un peu mal à l'aise là-dedans, parce que tu dis que dans signification il y a une valeur épistémologique. Je ne sais pas vraiment ce qu'est une valeur épistémologique en dehors de la référence et en dehors des préoccupations des visées, donc de l'expression ou de l'énonciation. Références, tu dis que ça a une valeur sociale, je ne sais pas si c'est purement social, c'est-à-dire que dans la formation, dans l'éducation où ça apparaît, il y a effectivement des décisions sociales mais qui passent par bien d'autres choses, qui passent par des règles, par des institutions qui sont en jeu dedans. Donc on est en train de glisser, d'ouvrir sur d'autres aspects qui n'étaient pas vraiment pris en compte au départ. Et puis il arrive à ce moment là, cette idée de problème fondamental. Je n'arrive pas à la situer uniquement par rapport aux significations comme tu as l'air de le dire. Et d'ailleurs il y a quelque chose qui peut être en découle et ça c'est une question que je voulais te poser. Tu parles de la construction du problème ; c'est un peu comme en didactique des mathématiques, dans la théorie des situations, il y a l'air d'y avoir le problème, le bon problème et d'ailleurs, il y a eu des travaux pour chercher quel est Le bon problème qui va permettre, par sa résolution, d'accéder à un concept. Si on raisonne en problématisation, il y a formulation de problèmes, il y a formulation d'un ou de plusieurs problèmes spécifiés. Dans la problématisation, il y a distinction parce que les outils sont pour la plupart des outils pour donner des formes de problèmes au delà même des problèmes, mais formulation du problème ça apparaît bizarre. Est-ce que c'est lié à l'idée : il y a un problème fondamental et donc d'une certaine façon ça n'en est qu'un des avatars spécifiques ou c'est autre chose ? »

Michel Fabre :

« La notion de problème fondamental est empruntée dans le livre, elle vient de l'EPS, mais je l'utilise aussi pour la compréhension de récits ». Jean-Louis Martinand :

« Elle vient de l'EPS, mais je ne jurerais pas sur tous les gens de l'EPS et de didactique de l'EPS, mais au moins pour une partie, ils l'ont empruntée aux didacticiens des mathématiques ».

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Michel Fabre :

« Oui tu as raison. Immédiatement la source dans mon livre c'est l'EPS mais effectivement ça vient des matheux, situations fondamentales ou problème fondamental. Comment dire ? Si on revient sur les cas concrets, c'est l'idée que dans une activité comme la gymnastique ou quelque chose comme ça, la didactisation de l'activité peut se faire si je reconnais le point fondamental de l'activité. Au fond, quelles sont les sortes de matrices de problèmes, quelles sont les tensions constitutives de l'activité motrice en question ? »

Jean-Louis Martinand :

« Oui mais ça, c'est pour l'observateur extérieur ou pour le formateur. Ça vient des maths où il y a identité c'est-à-dire que c'est le même problème que se pose celui qui veut penser ce qui se passe en mathématiques et puis qui donne à faire ou qui veut faire construire par l'élève. Or là ce n'est pas du tout la même chose ».

Michel Fabre :

« C'est-à-dire que le problème fondamental de l'activité, lorsqu'il y a un traitement didactique d'une pratique comme référence quelconque, je pense que si on identifie le problème fondamental de l'activité, on va construire sa situation-problème autour de ça. Mais c'est le problème tel qu'il est vu par l'expert. Maintenant le sujet, l'élève qui va être aux prises avec cette tâche, va avoir une représentation du problème qui va probablement être différente de celle de l'expert ».

Jean-Louis Martinand :

« Je pense que c'est le problème qui est différent. Il se situe sur un registre qui est assez différent ».

Michel Fabre :

« J'utilise si tu veux la distinction du psychologue, mais il faudrait l'interroger, entre la représentation du problème et puis la représentation de la tâche. Toi, tu mets en doute qu'il y ait adéquation, que cette différence entre représentation du problème et analyse de la tâche, que ce seraient en fait deux problèmes différents… »

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Jean-Louis Martinand :

« … qui se situent sur deux plans assez différents. Quand tu as un problème qui est sur un plan d'enchaînement d'opérations motrices, ce n'est pas la même chose que de penser ce qui se passe et de déterminer un problème qui a d'ailleurs une forme un peu plus générale que tu retrouves dans des tas d'autres enchaînements possibles. Que cette façon de penser de manière abstraite ce problème te permette de construire des activités, des tâches, là je suis d'accord ».

Michel Fabre :

« Mais elles ne sont pas pensées de manière abstraite. Ce n'est pas cette idée là que je me fais du problème fondamental de l'activité. C'est bien l'expert qui essaie de déterminer quel est le système de tension auquel doit se colleter l'élève s'il veut apprendre. Mais de ce système de tensions n'en résulte pas une analyse abstraite de l'activité. L'expert essaie de définir quel doit être le problème du débutant ; ce n'est pas une reconstitution, mais c'est issu d'enquêtes psychologiques pour savoir finalement comment les débutants se situent par rapport à cette activité là ».

Jean-Louis Martinand :

« Ça, je suis d'accord, ça ne change pas que ce sont deux plans différents ».

Michel Fabre :

« Pour l'expert, c'est un problème pensé, ce n'est pas un vrai problème, et le sujet débutant, pour lui c'est un vrai problème. Mais comment faire autrement ? »

Jean-Louis Martinand :

« Je suis bien d'accord. Oui mais derrière si tu veux, chaque fois qu'on est en train d'utiliser des théorisations ou des modélisations qui viennent de la didactique des mathématiques, on se fait piéger par le fait que, dans la théorie des situations, ce qu'on veut faire résoudre - et c'est tout l'enjeu de la fameuse situation adidactique - c'est un vrai problème de mathématiques. Il y a d'une certaine façon identité entre le problème

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résolu certes et celui qui doit être résolu. Alors que là on n'est pas sur le même plan ».

Michel Fabre :

« Oui, d'ailleurs, à chaque fois c'est dans le domaine du cognitif. Alors que dans le cas de l'EPS on est entre un problème pensé et un problème vécu, agi ».

Jean-Louis Martinand :

« Il y a aussi du cognitif parce que, et ce n'est peut-être pas là-dessus que ça se joue totalement. Si tu veux, c'est là qu'il y a difficulté pour voir les choses. Il y a d'autres difficultés. Je dois quand même dire que c'est un des gros livres pour les didacticiens. Il y a un autre aspect c'est que quand on pense non pas tâche problématique mais tâche particulière. Quand on pense curriculum, dans un domaine comme les sciences expérimentales, on a deux entrées et c'est constitutif des disciplines, ce n'est pas parce que les biologistes oublient dans la manière dont ils parlent de la biologie et les didacticiens dans la manière dont ils parlent de la biologie, que ça n'existe pas. En biologie il y a deux choses, il y a une appropriation du monde du vivant qui peut être faite avec tout un système de catégorisation, un système de problématisation et ça tu le décris assez bien et puis il y a autre chose, qui est une appropriation d'un patrimoine de savoirs biologiques accumulés. Dans les deux cas, il peut se poser des problèmes ; la question de la problématisation est posée, mais pas du tout de la même façon. Et va se poser, si c'est une discipline, l'unité des deux. Quand il s'agit de s'approprier un patrimoine, une culture déjà là d'une certaine façon, c'est déjà là et c'est déjà là en solutions, donc il y a besoin là de ce que l'on pourrait appeler une reproblématisation après. Ou alors c'est une méthode pédagogique. (…) Quand il s'agit de s'approprier un monde existant, on ne peut pas faire une dévolution. Il y a des tas de choses qu'on rencontre et il y a besoin d'avoir des guides, des outils pour aider à problématiser. C'est pour ça d'ailleurs que dans les activités d'éveil à l'origine, il y avait formulation de problèmes et pas du tout dévolution de problèmes. Ce sont deux idées totalement opposées. D'un autre côté, il y a des savoirs existants : on peut lire des livres, on peut entendre des gens développer tout ce qu'il y a dans les significations, les systèmes conceptuels et ça n'a de sens que si on est capable de reproblématiser

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là-dessus. Cette reproblématisation parallèle à une problématisation est une condition pour que ça puisse à un certain moment se rejoindre et donc qu'il y ait une certaine unité à la fois qui permette d'avoir un rapport au monde qui est différent et un rapport au patrimoine qui lui aussi est différent. Je trouve que tu n'es pas très clair et pourtant tu avais beaucoup de moyens ».

Michel Fabre :

« Alors là, je suis absolument d'accord avec toi. C'est-à-dire qu'il faut comprendre ce que comprendre veut dire parce que finalement lire un livre ou lire une fable c'est la compréhension et je crois que la compréhension c'est la reconstruction du problème7. Le texte argumentatif, philosophique, le comprendre, c'est savoir de quel problème le texte est la réponse et le problème auquel le texte répond. Ce n'est pas évident du tout parce qu'il y a des textes qui exhibent le problème et donnent la solution et il y a beaucoup de textes aussi qui ne donnent que la solution. Comprendre le texte ce n'est pas simplement savoir le résumer, ce n'est pas simplement savoir déconstruire ou reconstruire l'argumentation etc. C'est la question fondamentale, ce n'est même pas de quoi s'agit-il ? Ça c'est sur le sujet. C'est de quel problème s'agit-il ? Je l'ai abordé un petit peu avec les fables et il faudrait effectivement reprendre cela sur un modèle de lecture et qui ne soit pas un modèle de lecture comme le font les psycholinguistes ».

Jean-Louis Martinand :

« On sort un peu du modèle de Deleuze de départ. Alors c'est plus compliqué parce que dans Logique du sens, comme c'est une collection d'articles, il y a tout un tas d'aspects différents ».

Michel Fabre :

« Meyer le dit bien : comprendre un texte c'est pouvoir accéder au problème dont le texte donne la réponse ».

Jean Lamoure :

« C'est faire intervenir la ruse dans le fond ! »

7

L'auteur se réfère a sa pratique d'enseignement en sciences de l'éducation et aux séances centrées sur des lectures de texte.

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Michel Fabre :

« Si l'on veut. Je crois que la ruse a quelque chose à faire avec la pensée en relief, c'est voir autre chose que ce qui est là. Je crois qu'il n'y a une pensée que si on se dit qu'il y a quelque chose de caché derrière ou dessus et c'est le va-et-vient entre cet arrière-plan et ce plan qui définit réellement la compréhension. Les psychologues étudient beaucoup la résolution mais dans la résolution ils mettent un petit peu en force la compréhension du problème. Et comprendre le problème, il me semble, c'est peut-être faire une hiérarchie entre ce qui est de l'ordre des données et ce que j'appelais les conditions. Comprendre l'énoncé, c'est être capable de faire dans sa tête la différence entre l'inconnue, les données et les conditions. Les conditions c'est quoi ? C'est-à-dire que j'anticipe la solution ; je sais que de toute façon toutes les solutions que je vais donner doivent satisfaire à la condition somme par exemple. Je crois qu'il y a quelque chose à voir dans la lecture des articles, des textes argumentatifs ou narratifs etc. Je ne sais pas encore dire à quoi correspond cette différence entre données et conditions mais je sens qu'il y a là quelque chose de fondamental dans cette différence de statut. Il y a autre chose qui est fondamental aussi à comprendre, c'est que les éléments du problème sont les fonctions, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de données en soi, il n'y a pas de conditions en soi. Dans ce contexte problématique là, tel élément fait fonction de donnée ; dans d'autres contextes problématiques, cet élément fera fonction de solution. C'est-à-dire que quand je fais un voyage SNCF, les données sont des horaires et des itinéraires de chemins de fer qu'on ne peut pas changer ; ce sont des fonctions données dans mon problème à moi mais ce sont des fonctions solutions pour l'ingénieur de la SNCF qui a construit le réseau. C'est comme ça que l'on comprend que l'on passe d'un problème à l'autre, c'est un changement de fonction ». Olivier Follain :

« Quel est vraiment le sens de la dernière phrase de votre ouvrage ? » Michel Fabre :

« Évidemment, c'est la ruse ! Chez les grecs, il y a une sorte de mise en scène du problème avec Œdipe et le Sphinx. Le Sphinx pose une devinette à Œdipe : quel est celui qui marche à quatre pattes le matin, à deux pattes le midi et à trois pattes le soir. Mais le Sphinx est étonnant

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chez les grecs parce qu'il a trois figures : il est parfois dévorant (…) si on ne répond pas on se fait bouffer en général. Il y a trois visages c'est une femme, un oiseau et un lion et je trouve que c'est intéressant parce qu'en fouillant un peu cette idée de position de problème, on s'aperçoit qu'il y a quand même trois grandes entrées dans le problème, un problème est une énigme, un échec ou une controverse. C'est ça, alors je ne sais pas, j'ai renoncé à savoir, à mettre en correspondance la femme, l'oiseau et le lion, avec les trois formes, je ne sais pas si la femme correspond à l'énigme, à la controverse, à l'échec ! On parle de la ruse et du Sphinx mortifère au Sphinx souriant parce que la ruse est utilisée au service de l’élève. C'est d'abord la ruse du maître pour que l'élève construise un savoir. Il faut que je lui invente un piège, que je le fasse tomber dans le piège et que je lui donne les moyens de s'en sortir sans le tirer de là tout seul. Ça renvoie à la ruse du maître, mais évidemment à la ruse de l'élève aussi ».

Régis Carlier

« Tout à l'heure vous avez parlé de quel problème fondamental il s'agit lorsqu'on se pose la question « de quoi s'agit-il ? » Est-ce qu'on ne devrait pas justement faire ressortir le problème ? »

Michel Fabre :

« Non, la question « de quoi s'agit-il ? » n'est pas une question assez puissante. Elle renvoie à ce dont on parle. Ce n'est pas le problème, quand dans un texte j'arrive à savoir ce dont on parle c'est déjà quelque chose ». Jean-Louis Martinand

« Tu n'as pas forcément développé car les relations et oppositions entre thématisation et problématisation sont sans doute une question ».

Régis Carlier

« Vous avez fait un livre par exemple pour apporter des réponses, des réponses à des questions ou à un problème, donc de quoi s'agit-il dans ce cas là, on peut dire qu'il parle de didactique, ce n'est pas cela pourtant votre livre, il ne parle pas que de didactique, c'est quand même plus profond ! C'est très général, vous avez mis le puits dans quelque chose de bien particulier qu'est le problème et la situation-problème ».

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Michel Fabre :

« La question « de quoi s'agit-il ? » est utile mais je crois qu'elle n'est pas la même que la question « de quel problème s'agit-il ? ». C'est la notion de sujet et de thème. Si vous voulez, « de quoi s'agit-il ? » permet effectivement de délimiter un champ mais ne permet pas de comprendre. Je peux savoir que ça parle d'électrons ou de fusion nucléaire. Ça, même moi, je crois que je peux savoir de quoi ça parle, mais quant à comprendre l'article, c'est-à-dire identifier et reconstruire mentalement le problème dont il s'agit, je sais qu'à priori c'est quelque chose dont je ne suis pas capable donc effectivement il y a une grande différence entre poser la question « de quoi s'agit-il ? » - la question de Mac Mahon je crois - qui n'est pas la question fondamentale et la question relative à « quel est le problème ? » Ça change tout je vous assure.

(…)

C'est fondamental de considérer qu'il peut y avoir des faux problèmes, c'est fondamental parce que justement ça veut dire que ce n'est pas rien de construire un problème. C'est la question de la pertinence par rapport à celle de la vérité, de la justesse. La question de la vérité et de la fausseté n'est pas comme dit Deleuze la question hiérarchiquement la plus importante. Quand j’écris un article, ou quand les étudiants de DEA veulent faire un mémoire, je leur dis évidemment qu'il faudra qu'ils se posent un jour la question « est-ce que c'est vrai ? est-ce que c'est faux ? » ; mais que la question fondamentale c'est peut-être antérieurement à cela « est-ce que je vais dire quelque chose d'intéressant ? est-ce que je vais dire quelque chose qui fasse avancer ? est-ce que je vais dire quelque chose de pertinent ? Il y a donc des fonctions d'évaluation qui sont hiérarchiquement supérieures à celles du vrai et du faux ».

Jean-Louis Martinand

« Par contre, en matière de choses hiérarchiquement supérieures, je pense que ça dépend des moments ».

Régis Carlier

« Dans le « de quoi s'agit-il ? » je voudrais poser une question relative à une autre institution qu'est l'armée, dans le sens où quand on répond à la

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question « de quoi s'agit-il ? » il y a un objectif derrière. Quand vous avez une division et qu'en face il y en a trois, « de quoi s'agit-il ? », et bien il s'agit de savoir si on peut ou non intervenir, et de quelle manière. Il y a bien un problème, le général est confronté à un problème et tout le monde doit en être conscient. Dans sa question « de quoi s'agit-il ? » on soulève déjà le problème et peut-être que chez les militaires on est plus attentif à soulever le problème directement à partir de cette question qu'on ne le fait peut-être dans l'éducation nationale ou dans d'autres institutions ».

Michel Fabre :

« Je suis heureux de découvrir que l'armée donne un exemple de problématisation ! L'armée est bien utile car on lui a piqué tous ses concepts objectifs, stratégie ! La question « de quoi s'agit-il ? » peut effectivement renvoyer à la question « quel est le problème ? » Mais pas nécessairement, et donc elle peut faire obstacle car on peut croire qu'on a compris lorsqu'on décrit à plat. On fera des états des lieux. Cette expression d'état des lieux est extraordinaire car on se figure que l'on fait un examen systématique sans se poser de questions alors que moi quand je quitte un appartement et que je vois venir mon propriétaire et quand il fait l'état des lieux, il a une idée derrière la tête, il se pose une question. Il ne compte pas, il ne remesure pas par exemple les dimensions de la pièce, mais par contre il regarde si les moquettes sont tachées, si la tapisserie est encore en bon état. Donc à vrai dire lorsqu'il fait un état des lieux, derrière l'aspect descriptif, il y a en fait une recherche qui correspond à une question bien précise ».

Ignace Rak :

« Le problème de la ruse me pose problème en fait. Pourquoi ? Parce qu'il me semble qu'il y a un aspect négatif. Mettre en avant le problème de la ruse, construire quelque chose pour faire tomber quelqu'un dans un bouillon de problèmes, ça me pose questions, de la même façon à propos d'évaluation. Comment vais-je rédiger un problème que je vais poser en évaluation pour avoir la plus grande difficulté ? C'est un aspect un peu négatif qui ressort de l'intervention des uns et des autres. Moi, technicien, je le vois plutôt comme un problème ouvert. Quand on a un problème technique aussi simple soit-il posé à un élève en apprentissage ou en évaluation, j'essaie de lui donner toutes les définitions et toutes les

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possibilités pour qu'il ne soit pas a priori rebuté et qu'il ne se dise pas qu'il y a des erreurs. Chez nous dans la technique, on a plutôt une tendance à poser des problèmes et ensuite à ne trouver qu'une solution ; il y a souvent un compromis de plusieurs solutions à un problème pour arriver à une proposition de solution. Autrement dit, ce ne sont pas des pièges, ce sont des vrais ou des faux problèmes. Mais je dirais que le terme de faux problème, le terme de ruse me posent problème dans l'apprentissage et dans l'évaluation ».

Michel Fabre :

« Mais, évidemment la question c'est de savoir dans ces situations-problèmes là, telles que les mettent en place les didacticiens des mathématiques par exemple - parce que la situation-problème a été élaborée et a reçu un maximum d'élaborations du côté de chez Brousseau - il y a l'idée que pour apprendre il faut effectivement tomber dans le puits et donc éprouver un échec ; parce que les premières représentations qu'on a, parce que les théorèmes élèves qu'on a, échouent et si on a besoin d'apprendre, c'est parce que - et là je suis très bachelardien - les schémas, les schèmes qu'on a montés auparavant ne suffisent pas. Et donc c'est l'idée qu'il faut mettre en défaut ces habitudes premières, intellectuelles, motrices, etc. Pour les mettre en défaut, et bien il faut effectivement construire une situation qui aura l'allure d'un piège et c'est la ruse du maître. Il y a dans mon livre toute une partie sur l'éthique effectivement, parce que parler de ruse et parler de piège je crois que c'est à la fois dégager la vérité d'un dispositif (…) c'est une ruse mais c'est une ruse qui n'est pas mortifère. On se figure que la ruse c'est toujours piéger l'autre pour lui faire du mal. Ici la ruse c'est piéger l'autre certes, mais pour que l'autre se tire du piège et donc apprenne. Parce qu'il n'y a pas d'autres façons, enfin on pense qu'il n'y a pas d'autres façons d'apprendre. C'est du Rousseau.

Mais par contre, évidemment, il y a une question éthique. Au fond, qu'est ce que je suis en train de faire moi qui essaie de piéger l'élève ? Je crois que les situations problèmes, puisqu'on va travailler sur l'erreur, sur l'échec, il faut que ça se passe dans un cadre qui soit bien pensé, cadre au sens des psychanalystes parce qu'il y a un climat, parce qu'il faut évidemment que le contrat didactique soit à la fois pas clair et clair ;

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