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Le roman comme témoignage : l'œuvre de Marie-Célie Agnant

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Academic year: 2021

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par

Catherine Gilbert

Departement de langue et litterature fransaises Universite McGill, Montreal

Memoire soumis a l'Universite McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et litterature fran9aises

Juillet 2008

(4)

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I + I

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RESUME

Parmi le corpus de la litterature dite « migrante », l'oeuvre de Marie-Celie Agnant se caracterise par sa forte dimension testimoniale. L'auteure elle-meme revendique une certaine instrumentalisation de la litterature; par l'entremise des recits fictifs, Agnant temoigne de 1'experience collective des femmes en Haiti et des immigrantes haitiennes a Montreal. Qu'en est-il alors de la fonction ou de la valeur litteraire de son oeuvre ? C'est a cette question que cherche a repondre le present memoire, qui etudie trois ouvrages de Marie-Celie Agnant: La Dot de Sara (1995), Le Livre d'Emma (2001) et Le Silence

comme le sang (1997). L'analyse du rapport complexe entre le temoignage et la fiction

dans l'ecriture d'Agnant donnera lieu a une reflexion sur la specificite d'une litterature engagee au feminin : les ecrivaines repondent a l'imperatif de la memoire et prennent la parole pour faire connaitre leur histoire occultee.

ABSTRACT

Within the body of "migrant" literature, the work of Marie-Celie Agnant is distinguished by its strong testimonial nature. The author herself ascribes a certain instrumental role to literature; through her fictional narratives, Agnant bears witness to the collective experiences of women in Haiti and also of female Haitian immigrants in Montreal. What, then, of the function or literary value of her work? This thesis responds to this question through the study of three works by Marie-Celie Agnant: La Dot de Sara (1995), Le Livre

d'Emma (2001), and Le Silence comme le sang (1997). The analysis of the complex

relationship between testimony and fiction in Agnant's writing leads to a reflection on the specific character of socially impelled female literature: women writers are driven by the imperative of memory and the desire to convey their occulted history.

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REMERCIEMENTS

Je tiens a remercier tout particulierement le professeur Michel Biron pour ses precieux conseils, sa gentillesse et sa patience.

Je remercie de tout coeur Marie-Celie Agnant pour sa generosite et pour son interet a 1'egard de mon travail.

Merci egalement a Marie Galophe et a Elvan Sayarer pour leur aide meticuleuse et tres appreciee.

Enfm, je voudrais exprimer toute ma gratitude a Bruno, pour avoir cru en moi et pour ses encouragements constants, de meme qu'a ma famille, qui m'a epaulee malgre la distance qui nous separait pendant ces deux longues annees.

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TABLE DES MATIERES

Resume / Abstract ii Remerciements iii

INTRODUCTION : Entre temoignage et fiction 1

Une litterature testimoniale 4

PREMIER CHAPITRE : Entre litterature et sociologie 9 Cohabitation du temoignage et de la fiction 12

Caracteristiques du temoignage 16

Vers un sujet collectif 18 Lesfemmes : « etres de souvenirs et de fiction » 24

Les guerrieres : un monde de legendes 27

DEUXIEME CHAPITRE : Entre la folie et le reel 35

Frontiere entre la fiction et la realite 37

Le role de I 'interprete 42 L 'impact du passe sur le present 45

Manifestations de la folie 49 La folie du temoin refuse 55

TROISIEME CHAPITRE : Entre la resistance et le silence 63

Ecrire le silence 67 Un silence « meurtrier » 71

Temoigner par le silence 77

CONCLUSION : Entre l'existence et l'oubli 85

Ecrire pour exister 89

(8)

Ayibobo ! C 'est done qu 'il existe une autre Haiti que celle des

desastres naturels ou politiques, une autre Haiti que celle des urgences humanitaires et des luttes fratricides.

L 'Haiti de mere-courage du quotidien

(9)

INTRODUCTION

Entre temoignage et fiction

Les dernieres decennies du XXe siecle temoignent d'un interet croissant pour les

« litteratures minoritaires1 » au Quebec, en particulier pour les ecritures produites par des

sujets migrants2. Plusieurs auteurs hai'tiens figurent parmi les ecrivains migrants les plus

reconnus, en vertu d'une longue histoire d'immigration d'Ha'iti vers le Quebec. En effet, Max Dorsinville observe que «les premiers ecrivains hai'tiens a etre publies au Quebec remontent, au moins, a la Deuxieme Guerre mondiale ». De nos jours, la designation d'une litterature « hai'tienne-canadienne » - voire « haitienne-quebecoise » - est d'usage courant,

Cependant, il demeure « difficile de cerner une veritable presence feminine dans ce paysage4 ». Les ecrivaines haitiennes « sont incessamment les victimes de l'oubli5 »

au Quebec comme en Haiti, tandis que leurs compatriotes masculins captent frequemment l'attention de la critique6. Elles ecrivent d'une position de marginalite

multiple - en tant que femmes noires immigrees et la richesse de leur ecriture demeure relativement inexploree. Nous avons done choisi, comme objet de ce present memoire, une ecrivaine d'origine hai'tienne trop peu connue : Marie-Celie Agnant.

1 Voir F. Pare, Les Litteratures de I'exigui'te; Pare definit ces litteratures comme «les ceuvres litteraires

produites au sein des minorites ethniques a l'interieur des Etats unitaires »(p. 13).

2 Pour la definition exacte de R. Berrouet-Oriol et R. Fournier, voir « L'Emergence des ecritures migrantes

et metisses au Quebec », p. 12.

3 M. Dorsinville, « La litterature hai'tienne-canadienne : naissance d'un nouvel espace litteraire ? », p. 175. 4 M.-C. Agnant, « Ecrire en marge de la marge », p. 15.

5 M. Glemaud, « La litterature des femmes haitiennes migrantes : le cas du Canada », p. 123.

6 Songeons, parmi d'autres, a Dany Laferriere et a Emile Ollivier, qui sont des ecrivains hai'tiens renommes

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Originaire de Port-au-Prince, Marie-Celie Agnant reside a Montreal depuis 1970, ayant quitte Haiti, comme tant d'autres, pour fuir la politique de persecution instauree par Fran<?ois Duvalier. Agnant fait done partie des ecrivains de la diaspora haitienne, se revendiquant a la fois des champs litteraires quebecois et ha'itien.

Agnant a lance sa carriere litteraire en 1994 avec la publication d'un recueil de poesie, Balafres. Par la suite, Agnant a ecrit dans plusieurs genres : le roman, la nouvelle, le conte ainsi que la litterature de jeunesse. Son plus recent ouvrage paru est le roman Un

alligator nomme Rosa, publie en 2007.

Finaliste du Prix Desjardins pour La Dot de Sara (1995) et du Prix du Gouverneur General pour Le Silence comme le sang (1997), Agnant commence, peu a peu, a s'imposer dans le milieu litteraire quebecois. En depit de son statut marginal, Agnant note : « J'ai quand meme un lectorat considerable. Je m'appuie sur un bon reseau dans les

n

universites. Mon travail s'est impose de lui-meme, d'une certaine maniere ». L'auteure decrit ce processus comme une « prise de parole progressive [...] La parole e'est comme o la liberte, personne ne vous la donne, il faut la prendre ».

Comme beaucoup d'ecrivaines de la diaspora hai'tienne, Agnant prend la parole pour toutes les femmes qui ont ete reduites au silence, temoignant de leurs experiences vecues. Selon Myriam Chancy,

[...] the female characters brought to life in the works of women of the African diaspora function as representative figures of real women whose lives would, in the absence of these literary figurations, remain without shape or actualization in our imaginations and ideologies. Writings by Haitian women writers are acts of intervention, metahistories, which render the lives of Haitian women visible9.

7 C. Boucher, « Quebec-Haiti. Litterature transculturelle et souffle d'oralite », p. 206. 8 P. J. Proulx, « Breaking the Silence: An Interview with Marie-Celie Agnant », p. 59. 9 M. Chancy, Framing Silence: Revolutionary Novels by Haitian Women, p. 109.

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Agnant aspire a rendre visibles les vies des femmes haitiennes oubliees, dont 1'existence a ete refoulee par la memoire officielle et savante10, en Haiti comme a Montreal. Sans

l'engagement des ecrivain(e)s comme Agnant, l'histoire de ces femmes tomberait dans l'oubli parce qu'elles n'ont pas de place dans l'Histoire. Agnant elle-meme remarque : «j'ecris pour dire mon existence et l'existence d'autres femmes11 ».

Notre etude portera sur deux de ses romans, La Dot de Sara (1995) et Le Livre

d'Emma (2001), ainsi que sur le recueil de nouvelles Le Silence comme le sang (1997).

Nous souhaitons nous consacrer a l'examen du rapport complexe entre le temoignage et la fiction dans ces ouvrages. Notre analyse tentera de montrer comment le temoignage se manifeste au sein de ces recits fictifs.

D'entree de jeu, les enjeux sociologiques sont preponderants dans l'ecriture d'Agnant. A ce titre, son ecriture est emblematique d'une certaine hybridation de la litterature contemporaine, une situation que Regine Robin resume ainsi:

Les romanciers, en outre, ne savent plus a l'heure actuelle, ou se situent les frontieres de la litterature, au moment meme ou l'histoire et la sociologie semblent fascinees par le paradigme du litteraire. Retour de la narration, retour au recit, et recherche de nouvelles formes d'ecriture comme ces ecritures fictionnalisees venues d'auteurs qui ne sont pas des historiens, il est vrai, mais qui me semblent appelees a un certain avenir, dans le cadre d'une ecriture de

12

l'histoire postmoderne .

Les formules employees pour designer les ouvrages hybrides abondent; on parle aujourd'hui de roman-temoignage, de roman sociologique, de roman-reportage13. Dans le

10 Voir R. Robin, Le Roman memoriel: de l'histoire a l'ecriture du hors-lieu; Robin distingue quatre types

de memoire: la memoire nationale (ou officielle), la memoire savante (construite des historiens), la memoire collective (ou identitaire), et la memoire culturelle (p. 49-58).

" F. R. Jurney, « Entretien avec Marie-Celie Agnant», p. 391.

12 R. Robin, Le Roman memoriel, p. 97.

13 Pensons, par exemple, au roman sociologique La Brulerie d'Emile Ollivier et au roman-reportage Un

(12)

cadre de ce memoire, nous nous interessons plus particulierement au modele de la

litterature testimoniale.

Une litterature testimoniale

Comme le precise la critique et theoricienne Gayatri Chakravorty Spivak, « [t]estimony is the genre of the subaltern giving witness to oppression, to a less oppressed other14». Traditionnellement, le temoignage se limitait aux domaines

historiques et juridiques. Apres la Deuxieme Guerre Mondiale, le temoignage a eventuellement ete reconnu comme genre litteraire avec la naissance d'une «litterature des camps15 » composee des temoignages de rescapes. Toutefois, le temoignage de

rescapes ne se borne plus aux survivants des camps de concentration nazis. En effet, ce genre est populaire parmi de nombreux groupes sociaux opprimes ou marginalises : « diverse writers - both the celebrated and "the socially insignificant and powerless" or "ordinary people" - use [testimony] to communicate traumatic personal and historical events16 ».

Les theoriciens du temoignage soulignent le lien fondamental que le temoignage entretient avec le trauma. Les temoins du trauma repondent a l'imperatif de la memoire : «Lorsque les evenements vecus par l'individu ou par le groupe sont de nature exceptionnelle ou tragique, ce droit [a la parole] devient un devoir : celui de se souvenir,

17 18 celui de temoigner ». Ainsi, une culture de temoignage (« culture of testimony ») voit

14 Spivak, G. C., « Three Women's Texts and Circumfession », p. 7.

15 M. Bornand, Temoignage et fiction : les recits de rescapes dans la litterature de langue frangaise

(1945-2000), p. 8.

16 Marlene Kadar, « Wounding Events and the Limits of Autobiography », p. 81. 17 T. Todorov, Les Abus de la memoire, p. 16; nous soulignons.

(13)

le jour au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, accordant au temoin, au survivant du trauma, un statut important dans la societe actuelle19.

Des lors, d'abondants temoignages circulent dans l'espace public. II y a evidence d'un deplacement des frontieres dans le champ litteraire contemporain, d'un chevauchement des valeurs qui permet d'accueillir cette litterature testimoniale prolifique. Ce phenomene singulier s'apparente a une certaine democratisation de la litterature. Wieviorka remarque

[...] 1'extraordinaire engouement pour les "recits de vie" - pecheur breton, institutrice a la retraite - a portee ethnologique. C'est en quelque sorte une democratisation des acteurs de l'histoire, qui veut que l'on donne desormais la

90

parole aux exclus, aux sans-grade, aux sans-voix .

Selon John Beverley, la litterature testimoniale (testimonio), en tant que forme narrative democratique, suppose que toute vie possede une valeur representationnelle:

« Testimonio is a fundamentally democratic and egalitarian form of narrative in the sense

21 that it implies that any life so narrated can have a kind of representational value ».

En outre, le foisonnement d'une variete d'« etudes » - etudes feminines, etudes postcoloniales, etudes subalternes (« Subaltern Studies »), etc. - atteste d'une croissance de l'interet pour la parole des victimes et des opprimes. Dans le cas d'Agnant, bien que la reception de son oeuvre demeure marginale, cette marginalite contribue a susciter un interet pour son ecriture :

[...] il faut reconnaitre que si cette marginalite m'ecarte de certains reseaux, me « silencie » parfois, [...] je me rends parfaitement compte que c'est encore a

19 Dans son ouvrage L'Ere du temoin, Annette Wieviorka attribue l'emergence du temoin dans l'espace

public au proces Eichmann. Adolf Eichmann, fonctionnaire de haut rang du regime Nazi, comparut a Jerusalem en 1961, accuse des crimes de guerres et des crimes contre l'humanite. Cent onze temoignages des survivants furent livres lors du proces. Selon Wieviorka, cet evenement constitue « un veritable tournant dans l'emergence de la memoire du genocide »(p. 81).

20 A. Wieviorka, L 'Ere du temoin, p. 128.

(14)

cause de cette marginalite qu'on s'interesse a mon travail. Faut-il conclure que la

99

marginalite comporte ses avantages ?

Cependant, il faut signaler que la valeur du temoignage prend le dessus sur les qualites litteraires de l'ecrivain : « S'il est un bon ou un mauvais ecrivain, nous n'avons pas a en juger ». Les temoignages du trauma « expriment une telle souffrance que personne [...] n'ose critiquer24 » la qualite de l'ecriture. Agnant, quant a elle, prend

9 S

position comme « ecrivain-temoin »; son desir de temoigner se conjugue a un souci litteraire prononce. Comment done aborder son oeuvre hybride ?

L'ecriture d'Agnant eel aire une realite sociale precise. Dominique Blondeau

9 f\

evoque le « realisme douloureux » qui caracterise ses recits. Le temoignage prevaut-il done sur la litterature; le contenu social eclipse-t-il la litterarite de l'oeuvre ? Certes, les femmes representees par Agnant ne sont pas des personnages litteraires typiques. Elles incarnent des heroines peu remarquables dans la mesure ou elles n'effectuent aucune

97

action spectaculaire (« do not accomplish spectacular action »). Neanmoins, Beverley explique que «testimonio is concerned not so much with the life of a "problematic hero" 98 [...] as with a problematic collective social situation in which the narrator lives ». L' accent est mis sur 1'experience collective du groupe social auquel le temoin appartient. Le temoin parle au nom de ce groupe et possede «la conscience collective d'une memoire a conserver29 ». Agnant s'empare de la plume pour temoigner de 1'experience

collective de femmes hai'tiennes. Elle s'efforce de mettre en valeur le quotidien de ces

22 M.-C. Agnant, « Ecrire en marge de la marge », p. 19. 23 A. Wieviorka, L 'Ere du temoin, p. 70.

24 Ibid., p. 115.

25 C. Mata Barreiro, « Le Moi femme/le Nous histoire : voix et vies dans l'oeuvre de Marie-Celie Agnant »,

p. 374.

26 D. Blondeau, « Femmes-fees : Le Livre d'Emma », p. 87. 27 M. Chancy, Framing Silence, p. 7.

28 J. Beverley, « The Margin at the Center: On Testimonio (Testimonial Narrative) », p. 95. 29 M. Bornand, Temoignage et fiction, p. 41.

(15)

femmes ordinaires qui menent une vie de resistance, mais qui sont souvent oubliees du discours social. En ecrivant, Agnant rend hommage a « ces heroines insignifiantes,

30

anonymes, ces oubliees des chroniques masculines que sont les negresses ».

Dans le premier chapitre, nous nous pencherons sur 1'aspect collectif du temoignage au feminin. Nee d'une recherche sociologique, La Dot de Sara constitue une mise en forme narrative de temoignages de femmes hai'tiennes immigrees a Montreal. La plupart de ces immigrantes vivent dans l'isolement et la solitude. Cependant, revocation des souvenirs de leur passe en Haiti laisse entrevoir l'existence d'une communaute de femmes «guerrieres» solidaires. Nous souhaitons, d'une part, etudier le role fondamental joue par les femmes au sein de la societe ha'itienne et des communautes immigrantes, et d'autre part, mettre en lumiere 1'importance de la solidarity qui les unit.

Notre analyse du Livre d'Emma nous conduira a explorer le theme de la folie et la perception de celle-ci par le monde occidental. Dans le cas du personnage d'Emma, il semble que la folie soit le resultat d'un temoignage non entendu. Historiquement, les femmes hai'tiennes n'ont jamais obtenu le droit a la parole. Le roman rend compte des consequences perturbantes de ce rejet historique sur l'identite actuelle des femmes noires (ayant interiorise leur condition d'inferiority, d'invisibilite). Les theories sur le temoignage nous permettront de mieux saisir les enjeux de la relation entre Emma et son psychiatre en tant que temoin du trauma et celui qui re9oit le temoignage.

Les Hai'tiennes ecrivent depuis une position de silence. Ce silence est le leitmotiv du recueil de nouvelles Le Silence comme le sang, et fera l'objet de notre troisieme chapitre. Nous tenterons de montrer comment Agnant elabore une poetique du silence.

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Nous tacherons de relever la dimension collective de son ecriture. Dans ce cas, Agnant prend la parole au nom du silence d'autrui. La litterature fonctionne ainsi comme une forme de resistance, resistance contre et par le silence.

Dans la preface des Femmes et la guerre de Madeleine Gagnon, Benoite Groult resume de maniere eclairante la situation des femmes du Tiers-monde : « Creatures de seconde zone, [...] privees d'instruction et du droit d'expression, elles etaient condamnees a faire partie du troupeau des victimes muettes de toutes les guerres. L'Histoire s'est faite sans elles31 ». De la le fait qu'une ecriture comme celle de

Marie-Celie Agnant soit indissociable du contexte politique et social et, plus encore, qu'elle conduise a une instrumentalisation necessaire de la litterature. Les ecrivaines marginalisees recourent a la litterature pour temoigner de ce silence historique des femmes. La narration fictive devient ainsi le lieu d'expression des femmes sans voix, une forme de transmission de leur histoire marginale, occultee.

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PREMIER CHAPITRE

Entre litterature et sociologie

Ce chapitre portera sur le premier roman de Marie-Celie Agnant, La Dot de Sara\ publie en 1995. La narratrice est Marianna, une grand-mere hai'tienne qui immigre a Montreal pour rejoindre sa fille Giselle, le jour meme de la naissance de sa petite-fille Sara. Pendant que Sara grandit, Marianna lui raconte ses souvenirs d'enfance en Haiti et ceux de sa propre grand-mere, Aida. Ainsi, sa parole devient un pont entre les generations de femmes, construisant pour Sara un lien avec son heritage culturel haitien.

Loin d'etre une simple histoire touchante, retra£ant les relations entre une grand-mere et sa petite-fille, La Dot de Sara est un collage de recits qui aborde les questions relatives a la condition des femmes en Haiti. Agnant y evoque la souffrance et la douleur communes a toutes ces femmes, racontant egalement leurs espoirs et leurs amities chaleureuses. Elle brosse un tableau de la vie communautaire, une fa<?on de vivre si eloignee de nos habitudes de vie occidentales. II s'agit d'une pensee autre, d'une solidarity feminine, developpee en reaction a une vie de misere et d'oppression, au cceur de laquelle se decelent une dignite et un espoir invaincus.

Le recit de Marianna, enrichi par les histoires d'autres femmes vivant dans les marges de la societe montrealaise, rend compte de leurs experiences de 1'immigration et de l'exil. Le roman devient ainsi le lieu d'expression de «la voix de femmes ordinaires et

1 M.-C. Agnant, La Dot de Sara, Montreal/Port-au-Prince, Remue-menage/Editions Memoire, 2002 [1995],

(18)

2

anonymes », temoignant de la solitude et de la misere que toutes ces immigrantes ont endure sans jamais avoir pu l'exprimer publiquement.

Comme l'explique la sociologue Verena Haldemann dans sa postface a La Dot de

Sara, le roman nait d'une rencontre extraordinaire « de la sociologue avec l'ecrivain, de

la "scientifique" avec l'"artiste" » (DS, 179). L'inspiration du roman vient d'une recherche sociologique effectuee par un groupe de chercheurs - dont Agnant - , l'objet de l'enquete etant «les grand-meres hai'tiennes de Montreal» (DS, 179). Par la suite, Agnant a voulu donner une forme nouvelle aux resultats de ces recherches afin de les rendre plus accessibles au public, utilisant un mode d'ecriture moins formel:

II y avait ce besoin manifeste par les chercheurs de cette enquete sociologique, et bien sur, par moi-meme, de mettre les resultats a la disposition d'un grand nombre de lecteurs. En un mot, je voulais exploiter de maniere moins conventionnelle le materiel sociologique recueilli3.

Son desir de transformer le materiau sociologique en une oeuvre de fiction met en evidence la nature hybride de l'ecriture d'Agnant. En effet, son ecriture se situe au croisement de deux champs distincts : celui de la sociologie et celui de la litterature.

En outre, Haldemann pretend que «le materiau sociographique qui sous-tend le recit [...] peut inspirer des lectures variees » :

Une premiere lecture peut se concentrer sur le vieillissement et la vieillesse. [...] Une autre lecture porterait 1'attention sur les relations mere-fille. [...] Ce recit est aussi celui des rapports entre generations [...] Enfin, on peut lire ce recit sous 1'angle de la culture hai'tienne et du choc qu'elle subit au cours du processus * migratoire. (DS, 180-181)

Aucune lecture proposee n'est veritablement litteraire. A ce titre, Haldemann attire davantage l'attention du lecteur sur les themes sociaux presents dans le roman. Bien qu'il s'agisse d'une oeuvre de fiction - tel que l'indique le mot roman sur la couverture - , c'est

2 L. Lequin, « Marie-Celie Agnant: une ecriture de la memoire et du silence », p. 23. 3 F. R. Jurney, « Entretien avec Marie-Celie Agnant», p. 384.

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bien la part sociologique qui est soulignee, tandis que la litterarite de l'ouvrage devient secondaire. Le lecteur est invite a lire et a interpreter le roman non comme une oeuvre litteraire, mais comme une reflexion sur la realite, un temoignage social. Neanmoins, cet objet resiste-t-il a une lecture litteraire ?

Maryse Conde, ecrivaine d'origine antillaise, suggere que le fait de prendre la parole pour un groupe et de temoigner de la realite sociale de ce groupe est typique de l'ecriture des femmes (antillaises). Dans La Parole des femmes, Conde constate qu'a travers la litterature au feminin, «il est possible de cerner l'image d'une collectivite et meme de vivre un moment avec elle. Le roman, s'il est le monde intime qu'un ecrivain entrouvre, est aussi un temoignage social4 ». Le temoignage est partie integrante de la

litterature au feminin, une indication importante de l'engagement de l'ecrivaine. Cet engagement est issu d'une conscience sociale aigue : « Compte tenu de leur vecu, beaucoup d'ecrivaines sont conscientes de la position des femmes dans la societe, de l'espace restreint qu'elles sont obligees d'occuper et de leurs difficultes pour se faire entendre5 ». II semble que de nombreuses femmes des groupes sociaux marginalises ne

puissent ecrire autrement. Ces ecrivaines montrent une propension pour la forme romanesque, celle-ci fournissant des possibilites d'expression plus libres. Conde nous conseille, par consequent, de ne pas ecraser ces ouvrages sous le poids des criteres esthetiques mais d'ecouter et d'entendre ce que ces femmes ecrivains ont a nous dire.

Nous proposons de lire La Dot de Sara comme un temoignage fictif. II existe une veritable tension entre la realite et la fiction au coeur du roman. Les vraies experiences des femmes se faufilent dans le recit, de telle maniere que le temoignage et la fiction

4 M. Conde, La Parole des femmes : essai sur des romancieres des Antilles de langue frangaise, p. 113. 5 B. Calvo Martin, « L'espace d'expression des femmes sans voix : l'ecriture de Marie-Celie Agnant et de

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cohabitent dans l'ecriture, l'un appuyant 1'autre. Cette double perspective de l'ecriture reflete la conception qu'Agnant a du role de l'ecrivain. L'engagement de l'auteure l'incite a recourir a la forme romanesque, qu'elle met au service d'une cause sociale : rendre la voix aux femmes opprimees et temoigner de leurs experiences.

Cohabitation du temoignage et de la fiction

A premiere vue, il semble problematique de parler d'un temoignage fictif. Le temoignage est une forme d'ecriture evenementielle, possedant une visee ethique plutot qu'esthetique : «la factualite attestee est censee tracer une frontiere nette entre realite et fiction6 ». De plus, le temoignage resulte souvent d'evenements violents ou traumatisants

vecus par un individu. Ce dernier eprouve ainsi le desir pressant de communiquer ses experiences a un public comprehensif afin de legitimer ce qu'il a vecu. Pour que son recit soit legitime, la parole du temoin doit etre vraie. A ce titre, 1'authenticity, la « credibility du temoin7 » est au premier plan dans le temoignage. Marie Bornand etablit une

distinction entre les recits «authentiques » et les recits romanesques : ces derniers trahissent l'authenticite de l'experience vecue par «la transformation de [celle-ci] en

o

experience sensible dans le creuset de l'ecriture », ce qui implique une incompatibility entre le temoignage et la fiction.

Neanmoins, Bornand constate qu'en realite «[l]e temoignage n'existe pas sans une part d'invention, d'imagination, de fiction9 ». Le temoignage releve toujours d'une

6 P. Ricoeur, La Memoire, l'histoire, I'oubli, p. 204. 7 M. Bornand, Temoignage et fiction, p. 8.

8 Ibid., p. 29.

9 Ibid., p. 87. Cette notion est renforcee par P. Ricoeur dans La Memoire, l'histoire, I'oubli', Ricoeur precise

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creation double, soit d'un travail de memoire et d'invention qui met en relief le lien intrinseque entre le reel et l'imaginaire :

Les auteurs des recits [...] sont conscients de ce rapport qu'entretient le vrai, l'experience vecue, avec une part necessaire de mise en forme discursive et d'invention. [...] il s'agit d'une experience reelle, si reelle qu'il faut recourir au choix, c'est-a-dire a 1'imagination, afin que le recit n'eteigne pas la realite dont il est issu, mais qu'au contraire il devienne un discours qui provoque l'imagination du lecteur10.

Le processus de fictionnalisation, par les ajouts imaginaires ou par la distorsion des souvenirs, est inevitable dans l'acte de temoigner. Mais parce que le temoignage rencontre la fiction sans s'y subordonner, on assiste a un brouillage des genres, duquel resulterait le mode d'ecriture « hybride » du temoignage fictif. II s'agit, en effet, d'« une poetique elargie du temoignage11 » qui refuse les conditions formelles du genre.

Dans La Dot de Sara, le temoignage se place « au sein d'une ecriture de fiction precise12». Le roman est ostensiblement «hybride»: Agnant s'appuie sur les

experiences vecues de femmes pour fabriquer un recit fictif. Malgre cette fictionnalisation marquee, la factualite que contient le roman necessite d'etre respectee. La realite dont s'est inspiree Agnant pour fa<?onner ce temoignage apparait egalement dans les remerciements qu'elle adresse : «L'histoire de Marianna est l'histoire de beaucoup d'etres et je n'aurais jamais su, a moi toute seule, la transposer en ces pages » (DS, 7). Agnant a d'ailleurs dedie son livre « a toutes ces femmes qui m'ont regue avec chaleur et amitie, et m'ont parle de Marianna, Ita, Marcelle et des autres... » (DS, 9). Cet hommage suggere que ses personnages sont inspires de femmes bien reelles. Apres avoir

10 M. Bornand, Temoignage et fiction, p. 87; l'auteur souligne. 11 Ibid., p. 8.

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ecoute les temoignages des femmes hai'tiennes immigrees a Montreal, Agnant s'attelle a la transmission de leurs histoires par l'entremise d'un recit fictif.

Agnant semble tout a fait consciente de l'hybridite paradoxale de son roman-temoignage :

Les histoires recueillies m'inspirent mon premier roman, La Dot de Sara, ecrit avec l'idee de relever un defi, celui pose par l'arrogance d'un ecrivain a qui l'equipe de recherche avait propose d'utiliser le materiel recueilli (des recits de vie) pour ecrire un roman sur les femmes. II nous avait regardees comme des folles, comme si, se demandait-il, la litterature pouvait accepter ce type de compromis13.

Agnant met au jour la nature problematique du projet ainsi que les difficultes inherentes a la creation du roman. Deux visions de l'ecriture s'affrontent: celle de l'institution litteraire traditionnelle et celle d'une ecrivaine marginale engagee. De ce fait, l'ecriture de La Dot de Sara constitue un acte courageux, realise en depit des risques et de la mefiance de 1'institution litteraire. Tout comme le temoignage trouve sa force dans «l'engagement du temoin dans son temoignage14 », l'engagement d'Agnant constitue

1'essence meme de son ecriture. D'apres Agnant, cet engagement de l'ecrivain est imperatif. Dans une entrevue avec Paola Ghinelli, Agnant decrit sa propre conception du role de l'ecrivain : « Un ecrivain est, selon moi, un observateur a la fois attentif et actif, et l'ecriture devient pour lui un o'util, qui lui offre sans doute, par le truchement des personnages qu'il cree, une certaine possibility d'action15 ». Agnant revendique ainsi la

fonction instrumentale de la litterature, insistant sur l'« aspect utilitaire du roman16 ». En

13 M.-C. Agnant, « Ecrire pour tuer le vide du silence », p. 90. 14 P. Ricoeur, La Memoire, l'histoire, I'oubli, p. 181.

15 P. Ghinelli, Archipels litteraires : Chamoiseau, Conde, Confiant, Brival, Maximin, Laferriere, Pineau,

Dalembert, Agnant, p. 142.

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17

tant qu'ecrivaine, Agnant se sent obligee d'observer une « responsabilite sociale », celle de «temoigner contre l'injustice sociale18 ». La manipulation de la forme romanesque lui

permet d'accomplir son devoir d'ecrivain-temoin.

La narration de La Dot de Sara est ponctuee par des observations sur la situation socioeconomique en Haiti: «Le Haut-du-Bac, une agglomeration de cahutes qui poussaient a la faveur de la nuit, derriere la ruelle Pistache, un quartier ou la misere avait elu domicile dans les entrailles memes des femmes. Un enfant sur trois y mourait avant l'age de deux ans » (LE, 71). II emerge ainsi une juxtaposition du litteraire et du sociologique, emblematique de la visee double de l'ecriture de l'auteure. Agnant fait appel aux emotions du lecteur ainsi qu'a son intelligence et a sa comprehension. D'une part, l'image de la misere, cette maladie logee a l'interieur du corps des femmes, convoque l'imagination du lecteur. D'autre part, revocation de certaines donnees statistiques, notamment le taux de mortalite infantile, lui fournit des informations precieuses. De surcroit, la reference au lieu souligne le rapport concret que le roman entretient avec le monde. Cette indication renforce la these selon laquelle la litterature contribue a representer le reel.

L'image d'une misere feminine revient plus tard dans la narration, en relation avec les difficultes que les femmes eprouvent une fois arrivees a Montreal : « Dans le metro, [...] je croise des femmes qui se rendent a Rabanel. [...] C'est la que vont s'echiner un grand nombre de femmes de chez nous. Elles ont voyage, elles ont traverse l'ocean, mais la misere est restee collee a elles comme une seconde identite » (DS, 160). Le corps meme des femmes conserve les traces de cette misere : « Regarde mes mains,

17 P. J. Proulx, « Breaking the Silence: An Interview with Marie-Celie Agnant», p. 51. 18 Ibid., p. 55.

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tous ces plis, toutes ces bosses, ce sont mes heures et mes journees de misere qui y sont gravees » (DS, 127). Pour exprimer cette misere ineluctable qui regit leurs vies, il existe une phrase eloquente «que nous disions toutes, les femmes du Haut-Mombins et d'ailleurs, mes tantes, mes cousines, les clientes de grand-mere et les autres : "Nous n'avions pas de chance, oh ! que nous n'avions pas de chance !" » (DS, 25) La souffrance est presentee comme un aspect fondamental de la condition feminine. Ainsi, en depit de sa dimension fictive, le recit de Marianna met en lumiere la dure realite vecue par les femmes haitiennes, « foregrounding the lived realities of women19 ».

Caracteristiques du temoignage

J'y etais : Paul Ricoeur explique que

La specificite du temoignage consiste en ceci que l'assertion de realite est inseparable de son couplage avec l'autodesignation du sujet temoignant. [...] Ce qui est atteste est indivisement la realite de la chose passee et la presence du narrateur sur les lieux de 1'occurrence .

Selon cette definition, la narratrice de La Dot de Sara semble etre un temoin dans le sens traditionnel du mot. Marianna temoigne de la realite de l'immigration et de sa propre vie en Haiti et a Montreal. La simple mention du nom d'une rue en Haiti - « c'est a la ruelle Pistache, en plein coeur de la capitale que je m'etais installee » (DS, 30) - ou du numero d'appartement a Montreal - « nous habitions le 326 » (DS, 27) - indique la presence de la narratrice sur les lieux.

Croyez-moi: Ricoeur ajoute que

L'autodesignation s'inscrit dans un echange instaurant une situation dialogale. C'est devant quelqu'un que le temoin atteste de la realite d'une scene a laquelle il dit avoir assiste [...] Cette structure dialogale du temoignage en fait

19 M. Chancy, Framing Silence, p. 10.

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immediatement ressortir la dimension fiduciaire : le temoin demande a etre cru. II 91

ne se borne pas a dire : « J'y etais », il ajoute : « Croyez-moi. »

Des les premieres pages du roman, la narratrice evoque ce « croyez-moi» a plusieurs reprises dans son recit, soit en s'adressant a un autre personnage - «II est bien possible, crois-moi, que "ta fille", comme tu dis si bien, soit veritablement la reincarnation de grand-mere A'ida » (DS, 16) - soit en s'adressant directement au lecteur - « Aida etait de celles qui avaient le don, croyez-moi, de transformer les roches en pain et de battre l'eau jusqu'a en faire du beurre» (DS, 15). Cette interpellation du lecteur renforce la vraisemblance de l'histoire racontee par Marianna. De plus, son discours est ponctue par des phrases comme « [t]'en souviens-tu ? » (DS, 49) qui accentuent la situation dialogale dans laquelle se trouve la narratrice-temoin. Elle cherche la participation de la personne qui l'ecoute (un autre personnage haltien qui etait aussi sur les lieux) pour venir appuyer son temoignage.

Ricoeur insiste sur la singularity du sujet temoignant: «Un deictique triple ponctue l'autodesignation : la premiere personne du singulier, le temps passe du verbe et la mention du la-bas par rapport a l'ici22 ». Meme si l'evenement dont l'individu

temoigne est une experience vecue par un groupe, le temoignage consiste en une histoire individuelle, une interpretation subjective de l'evenement. La narration de La Dot de

Sara arbore les traits indispensables du temoignage : il s'agit bien d'une histoire narree,

au passe, par un je sujet, qui fluctue entre le present a Montreal - « ici » - et le passe en Haiti - «la-bas ». Neanmoins, la narratrice depasse le caractere autoreferentiel du temoignage en offrant plusieurs histoires dans un meme recit. La voix narrative incorpore

21 Ibid., p. 205. 22 Ibid., p. 204.

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d'autres voix de femmes pour creer ce que Madeleine Frederic decrit comme une

9 "2

« galerie de portraits feminins ».

Vers un sujet collectif

Dans La Dot de Sara, le temoignage se manifeste, en effet, a travers la cohabitation du sujet individuel et du sujet collectif, ce qui, selon Beatriz Calvo Martin, reflete l'engagement de l'ecrivaine elle-meme :

L'enchassement et la complementarite du «je » et du « nous » dans les oeuvres de Marie-Celie Agnant sont la consequence de sa prise de position en tant qu'ecrivain-temoin. II s'agit du depassement du « j e » autobiographique ou narratif et de l'elargissement vers un sentir plus social2 .

Cette fagon d'apprehender l'ecriture est representative des femmes ecrivant dans les marges et rend compte d'une certaine maniere de vivre, d'une certaine mentalite de groupe ou forme de solidarite. Dans la narration au feminin, 1'accent est mis sur 1'experience collective plutot que sur les experiences individuelles. Ce type de communication postule et appelle un lien social:

The desire to communicate immediately implies a community and many theorists have commented on how women's autobiographical efforts are connected to a desire to actively engage some significant other in their past, present, or future life. This phenomenon has been called women's desire for a sense of "alterity", of a "plural self', or of community whereby a woman's "I" is a "kind of connective tissue" rather than an ego construction emphasizing separation and individuality25.

Les ecrivaines insistent sur la fonction sociale de la litterature, et revendiquent la creation d'une forme testimoniale au feminin au sein de laquelle le sujet collectif serait predominant.

23 M. Frederic, Polyptyque quebecois : decouvrir le roman contemporain (1945-2001), p. 143.

24 B. Calvo Martin, « L'espace d'expression des femmes sans voix : l'ecriture de Marie-Celie Agnant et de

Dulce Chacon », p. 259.

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II est done essentiel de consacrer une partie de notre analyse a l'emploi du sujet collectif (le nous) dans La Dot de Sara. La narratrice du roman emploie la premiere personne du pluriel d'abord pour evoquer l'enfance en Haiti: «notre enfance aux Mombins fuyait vite comme un linge tout neuf, etonne de s'en aller dans le tourbillon de la riviere » (DS 21). Ensuite, pour temoigner de la misere collective des femmes en Haiti, en particulier la lutte quotidienne pour assurer la survivance de leurs families :

Autour de moi, les femmes trimaient, ahanaient comme des condamnees, enterraient periodiquement leurs petits, emportes par la coqueluche, une fievre benigne ou tout simplement par manque de pain et de lait. [...] Nous voulions pour nos enfants une part de tout ce que la vie nous avait refuse. Mais il arrivait souvent que notre ingeniosite, notre habilete a faire des miracles, nos prieres, nos neuvaines et nos cris ne suffisaient plus. (DS, 34)

Marianna parle en sa qualite d'observatrice et de victime, ayant elle-meme endure maintes souffrances.

En outre, le nous est souvent employe en reference aux femmes agees qui, comme Marianna, sont venues a Montreal pour rejoindre leurs families. A la suite d'une rencontre fortuite avec une vieille amie de «la-bas », Marianna glisse d'un sujet individuel a un sujet collectif dans sa narration :

Je prends conscience tout a coup de l'ampleur de vide que des femmes comme Chimene et moi avons, sans le vouloir, edifie autour de nos vies. Nous avons ferme nos maisons, tourne le dos a nos habitudes, a tout notre passe et nous avons renoue le cordon ombilical avec nos filles. (DS, 75)

Marianna reconnait que les femmes exilees sont accablees par les memes douleurs. Elle prend peu a peu conscience des ressemblances entre son experience et celle de 1'ensemble des immigrantes haitiennes. Elle parvient ainsi a mieux comprendre ce qu'elle a vecu. En recourant a la premiere personne du pluriel, Marianna revendique son

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appartenance a ce groupe de femmes. Cette appartenance lui est essentielle apres tant d'annees de solitude et de dechirement.

Le phenomene d'interaction du je et du nous a ete etudie par Lucie Lequin. Lequin qualifie ce phenomene de « multivoix » : « dans une seule voix narrative, Agnant en fait entendre plusieurs et passe de la memoire individuelle a la memoire collective dans un mouvement de va et vient entre les deux ». II s'agit d'une « voix qui parle pour elle-meme et pour les autres27 ». Nous postulons que, dans l'ecriture d'Agnant, c'est la

collectivite qui parle. Cette parole collective feminine transforme le temoignage en un veritable acte collectif. A travers l'oscillation entre le je et le nous, la voix de la narratrice se joint a une voix plurielle, se fond dans la melee de voix feminines qui surgissent du recit. Neanmoins, le je sujet ne disparait jamais entierement. Dans la narration de l'histoire personnelle, les experiences individuelles sont intimement liees a celles du groupe - voire inseparables de ces dernieres. En effet, elles prennent leur valeur dans et par la collectivite.

II arrive souvent dans la narration que le je et le nous deviennent interchangeables : « j e flotte, proie de souvenirs, des joies et des tristesses qui ont balise nos vies » (DS, 63). Ainsi, Marianna raconte son experience individuelle en passant par le nous. Sa propre vie est indissociable de celle de la communaute de femmes en Haiti. Elle.s'identifie a ce groupe jusque dans ses gestes physiques: «Auparavant, j'aurais soigneusement balaye et arrose devant la porte, avec ce petit geste circulaire que nous avons toutes, chasser le mauvais air, -battre la poussiere » (DS, 153). Cette identification constante avec le groupe indique qu'un je sujet existe a travers le nous. Accoutumees a se

26 L. Lequin, « Marie-Celie Agnant: une ecriture de la memoire et du silence », p. 23. 21 Ibid., p. 23.

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definir de la sorte, les femmes comme Marianna ont besoin d'etre entourees par une communaute de femmes pour donner un sens a leur existence. Comme l'explique Tzvetan Todorov dans Les Abus de la memoire, «la plupart des etres humains ont besoin de ressentir leur appartenance a un groupe : c'est qu'ils trouvent la le moyen le plus immediat d'obtenir la reconnaissance de leur existence, indispensable a tout un

28

chacun ». Chez les femmes immigrees, ce besoin d'appartenir se manifeste de maniere accrue suite a leur deracinement.

A ce titre, le travail de Paul Ricoeur portant sur la memoire et le temoignage est particulierement eclairant, notamment son modele de triple attribution de la memoire : a soi, aux proches et aux autres. Au modele bipolaire traditionnel de la memoire individuelle et collective, Ricoeur ajoute une troisieme dimension, celle de la memoire partagee par les proches, qu'il decrit comme «un plan intermediaire ou s'operent concretement les echanges entre la memoire vive des personnes individuelles et la

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memoire publique des communautes auxquelles nous appartenons ». Voici un schema con<?u a partir de ce plan intermediaire :

Memoire individuelle Memoire partagee Memoire collective L'individu solitaire Le citoyen

Formes d'appartenance :

Rapports de filiation Rapports de conjugalite

Rapports sociaux

28 T. Todorov, Les Abus de la memoire, p. 52-53. 29 P. Ricoeur, La Memoire, l'histoire, I 'oubli, p. 161.

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En ce qui a trait a 1'accreditation de l'histoire du temoin, ce sont les proches qui « approuvent ce que l'individu atteste : qu'il puisse parler, agir, raconter30 ». Ce model e

revele la particularity des experiences d'un groupe socioculturel, tel que les femmes exilees.

Cette memoire partagee correspond a ce que Regine Robin nomme la « memoire 31

culturelle », en d'autres termes, la memoire que l'individu partage avec un groupe culturel donne, un indice de son appartenance a ce groupe. Selon Robin, la memoire culturelle « n'est pas une memoire de groupe au sens identitaire du terme. Elle fonctionne par signes etales, a la nostalgie. Ce serait une memoire generationnelle, dont la formule emblematique serait "c'est ce que nous avons connu de meilleur"32 ». Notre etude portant

sur un corpus de fiction, il est important de noter que Robin accorde un statut particulier a la memoire culturelle dans les oeuvres de fiction : en effet, celle-ci est «infiniment plus developpee dans le cadre de la fiction que dans l'ecriture de l'histoire33 ».

Dans La Dot de Sara, la memoire culturelle se manifeste a travers revocation de la nostalgie par la generation de femmes agees. Pour Marianna, il s'avere extremement difficile de faire partie d'une vie communautaire a Montreal. C'est seulement apres dix-sept ans d'exil que Marianna commence a frequenter un « club pour personnes du troisieme age » (DS, 105) ou elle rencontre d'autres femmes hai'tiennes vivant comme elle dans la solitude de l'exil. Au club, ces femmes retrouvent «le plaisir de parler, tout simplement, du temps longtemps » (DS, 105). Marianna est reconfortee par ce nouvel entourage de femmes de sa generation :

™ Ibid., p. 162.

31 R. Robin, Le Roman memoriel, p. 56. 32 Ibid., p. 56.

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Jamais depuis les Mombins, je n'avais eu autant de femmes autour de moi d'un seul coup. Je me sens bien en verite dans cette petite salle, avec toutes ces femmes qui, comme moi, sont nees des memes blessures, ont survecu et se retrouvent aujourd'hui, fortes malgre tout, malgre leur vulnerability et la precarite de leur existence. (DS, 106)

Marianna se rejouit de son appartenance a ce groupe d'exilees avec qui elle peut partager ses histoires. Les souvenirs d'un passe commun en Haiti ainsi que leurs experiences de l'immigration lient ces femmes les unes aux autres.

Le partage de leurs souvenirs et de leurs experiences joue un role fondamental pour les immigrantes de la communaute haitienne, comblant leur besoin psychologique de familiarite et de reconfort34:

Autant de femmes, autant d'histoires, les memes histoires [...] Ces histoires que nous reprenons souvent, semaine apres semaine, par besoin de sentir les mains chaudes et vivantes de nos compagnes nous reconforter, ont beau ressembler a tant d'autres que nous connaissons, que nos meres, nos soeurs, nos tantes ont vecues ou qu'on nous a contees, ainsi deballees, elles n'ont plus du tout allure de racontars anonymes. Elles sont devenues une maniere de vivre, qui nous permet d'exorciser un passe de misere et de nous raccrocher a ce qu'il y a de bon dans ce passe. (DS, 112)

-3 c

Selon Ricoeur, cet « echange des confiances specifie le lien entre des etres semblables ». Sans l'appui de la collectivite, les experiences vecues par ces femmes sont denuees de sens, mais au sein du groupe, elles retrouvent une certaine valeur. Agnant cherche a demontrer l'importance de cette pratique, generatrice d'un veritable lien social, dans la vie quotidienne des immigrantes.

34 Voir V. Agnew, Diaspora, Memory, and Identity: A Search for Home; selon Agnew, les recits partages

par les migrants « satisfy the psychological need for familiarity and comfort [as well as] their nostalgia and longing to know and be in touch with their ancestral history » (p. 7).

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Les femmes : « etres de souvenirs et de fiction »

En ecrivant La Dot de Sara, Agnant prend egalement la parole pour avertir les femmes du danger de trop vivre dans le passe, de succomber a la nostalgie. La narratrice du roman appartient a une generation agee pour laquelle il est tres difficile d'harmoniser le passe et le present, la memoire d'Haiti etant encore tres vive : « Je m'en allais ainsi sans but, par ces rues dont je ne connaissais rien du passe, ces rues ou je me sentais etrangere, habitee par une autre histoire, une histoire ecrite et contee dans une langue dont on ne connaissait pas la musique ici » (DS 80-81; nous soulignons). Marianna constate: « j e n'arrive pas a trouver l'equilibre qui me permettrait, comme m'y enjoignent Giselle et d'autres, de faire simplement une croix sur la Cite des Bois-Pins et l'Anse-aux-Mombins » (DS, 61). Malgre elle, Marianna vit surtout dans le passe, rongee par la nostalgie de ce qu'elle a perdu.

Pour cette generation de femmes agees, l'experience de l'immigration est etroitement liee au temps et a l'espace. Ces femmes vivent, en effet, dans une temporalite double : le passe qu'elles ont connu (au pays natal), et l'avenir reve (qui implique souvent un retour au pays natal). Selon l'ecrivain Dany Laferriere, « [l]a migration mange le

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present, parce qu'elle pousse les gens a se demander quand elles [sic] vont retourner ». En d'autres termes, les immigrantes se perdent entre la nostalgie de la terre quittee et le reve d'y retourner un jour avant de mourir. Cet entre-deux connote souvent un rejet du present, qui se traduit par un refus de participer a la vie sociale dans le pays d'accueil.

Cette realite est mise en exergue a travers le recit de Marianna. Bien que son recit soit ancre dans le present, dans ses experiences immediates a Montreal, les references a Montreal sont souvent rattachees a un souvenir d'Haiti. Songeons aux arbres en hiver qui

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evoquent les femmes haitiennes a la priere; cette image marquante illustre bien l'idee de souffrance:

Regarde un peu les longues branches lancees vers le ciel. Elles me fascinent. Elles me rappellent etrangement les bras tendus de ces femmes que Ton voit se trainer la-bas dans nos eglises, [...] ces bras leves vers la cascade a Sault-d'Eau, a la saison du pelerinage. Tu n'as jamais vu cela, ma fille, mais c'est tout un spectacle. On ne voit que des bras, une foret de bras de femmes sous une cascade d'eau, puis les voix, les prieres, sur tous les tons, un bourdonnement fait de lamentations confondues aux grondements de la cascade. (DS, 53)

De plus, la narratrice est attiree par la rue Saint-Laurent: « Plus que la rue, ce sont les odeurs qui me parlent de la vie, du soleil, le marche de poissons qui m'offre l'odeur de la mer » (DS, 57-58). Cette rue la transporte dans le monde sensoriel de son lie, contribuant a l'eveil de ses sens, emousses par un paysage montrealais alienant. Giselle montre de 1'exasperation envers sa mere qui refuse de quitter la maison : « II y aura bientot quatre ans que tu vis ici, on dirait que tu es une prisonniere. [...] Pour l'amour du ciel, sors un peu de la maison ! » (DS, 54) Mais Marianna continue a se demander : « Qu'est-ce que je fais [...] a marcher sur ces trottoirs qui ne reconnaissent pas les hesitations de mes pas ? » (DS, 81) Apres tant d'annees d'exil, elle ne se sent toujours pas a l'aise dans son milieu.

En outre, le passeisme est evident chez les femmes du club, qui songent incessamment a retourner chez elles. Giselle les accuse :

C'est tout ce sentimentalisme qui vous empeche de changer, vous autres. [...] [D]ans vos bagages vous emportez toutes les vieilles hardes, vos vieilles pantoufles qui vous ramenent sans cesse au point de depart dans les memes sentiers, et vous marchez en regardant en arriere. (DS 74)

Pour cette generation plus agee, Haiti demeurera toujours «chez nous »; Chimene gardera jusqu'a la mort son identite d'une «marchande de viande» (DS, 150), Carmelle « parle encore de sa terre et de ses bananiers aux larges feuilles qui dansent dans le vent» (DS, 152). Quant a Marianna, elle passe vingt ans de sa vie au Quebec

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mais, juste avant son depart, elle avoue : « J'ai toujours su, des le jour de mon arrivee ici, que je ne faisais que passer. Je l'ai voulu ainsi, je retourne chez moi »(DS, 162).

La periode d'exil est decrite comme «le chapitre du deracinement » (DS, 108), ce qui suggere une duree temporaire, quoique longue. Malgre l'ecoulement des annees, ces femmes continuent en effet a vivre dans un etat transitoire, sans jamais veritablement s'investir dans le present. Elles habitent le present comme des etres flous, suspendus entre le passe et l'avenir. La notion de temporalite suspendue est renforcee lorsque Marianna, a son retour en Haiti, s'exclame : « c'est comme si je n'avais jamais bu de cafe depuis vingt ans ! » (DS, 177)

Cependant, la question du retour au pays d'enfance est epineuse : « On apprend a regret au fil du temps que ce qu'on a quitte n'existe plus... ne demeure que le souvenir. Nous sommes ainsi devenus des etres de souvenirs et de fiction37 ». Pour Marianna, le

retour en Haiti est decevant parce qu'elle se retrouve seule une fois de plus, telle une etrangere. Confrontee a cette nouvelle realite, Marianna avoue : « j e ne reconnais presque plus les rues, ce pays aussi a peut-etre perdu toute trace de mon souvenir » (DS, 170). Les commeres d'autrefois sont mortes ou parties, et Marianna realise qu'elle a perdu la solidarite dont elle beneficiait au sein de sa famille. Tout comme Marianna « eprouvai[t] comme un besoin physique de ces souvenirs » (DS, 50) de son pays d'origine, des qu'elle quitte Montreal, elle evoque « ce besoin de Sara et de Giselle que je sens deja me submerger » (DS, 165).

Le recit de Marianna, ainsi que les histoires de femmes qui en surgissent, temoignent de la triste realite de la condition des femmes immigrees, isolees de leurs communautes. La misere qu'elles vivaient en Haiti a ete remplacee par d'autres

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souffrances - telles que l'alienation, la solitude - inherentes a la vie d'exil qui sont peut-etre plus difficiles a gerer que la pauvrete materielle. Meme si ces femmes ont une meilleure qualite de vie - economiquement du moins - dans le pays d'accueil, le manque d'appartenance sociale et culturelle cree un vide profond dans leur vie, et elles cherchent refuge dans leurs souvenirs. Ainsi, leur realite devient celle de l'imaginaire. Avant de rencontrer d'autres femmes exilees a Montreal, Marianna vit dans l'isolement le plus total, « suspendue a [ses] souvenirs » (DS, 51). Elle note que c'est seulement « grace a Chimene [que] j'ai commence a vivre une realite differente, faite de choses autres que mes reves, mes chimeres » (DS, 81).

Les Guerrieres : un monde de legendes

Au-dela du personnage efface d'exilee esseulee, une autre figure de femme est presentee dans le roman : la « guerriere » (DS, 15). Les epreuves rencontrees en Haiti ont genere une communaute de femmes fortes et courageuses. Le portrait qu'Agnant depeint de ces marchandes, meres et commeres, rieuses et chaleureuses en depit de leur pauvrete, opere un veritable contraste avec l'isolement des immigrantes et la froideur du paysage montrealais. Les visages « muets » et « fermes » (DS, 28) des habitants de Montreal sont juxtaposes aux « visages aimes » (DS, 63) des femmes en Haiti. II s'agit de

«femmes-poteau-mitan» (DS, 35), c'est-a-dire les piliers centraux de la famille et de la communaute. Ces femmes constituent la force morale qui entraine la societe haitienne

"5 Q

dans son sillage (« driving moral force »). Elles doivent demontrer au quotidien de l'ingeniosite et de la perseverance afin d'assurer leur survivance sans pour autant que ces

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efforts soient jamais reconnus : « Guerrieres, survivantes, c'etait cela notre destin » (DS, 34).

Ainsi, La Dot de Sara met en tension des forces sociales a l'oeuvre en Haiti. Les guerrieres jouent un role cle dans la lutte pour une amelioration des conditions sociales. Elles possedent une certaine prescience, la capacite d'envisager un meilleur avenir et, parallelement, de regarder en arriere pour apprendre du passe : « it is their ability to see beyond the scope of their own lives that creates the potential for a profound

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transformation ». Elles comprennent surtout l'importance de 1'education et sont pretes a faire les sacrifices necessaires pour assurer la reussite de leurs enfants. Que sa grand-mere Aida l'ait envoyee a l'ecole constitue un evenement marquant dans la vie Marianna:

A l'epoque c'etait un grand pas, comme on dit, car les petites filles - et croyez moi, cela n'a pas beaucoup change - on les gardait surtout pour aider a la maison, ou a faire marcher le commerce. L'ecole, lorsqu'on le pouvait, on y envoyait plutot les futurs messieurs. (DS, 18)

Marianna evoque egalement les difficultes rencontrees dans sa lutte afin d'assurer une education a sa propre fille : «j'avais jure de mourir s'il le fallait, agrippee a cette machine a coudre, plutot que de retirer Giselle du pensionnat. Que deviendra-t-elle, je me demandais, si elle ne peut recevoir une bonne education? Je n'ai rien d'autre a lui donner» (DS, 32). Nous observons, a travers les multiples generations de femmes depeintes dans La Dot de Sara, une nette amelioration dans les conditions de vie de chaque generation. Pour Marianna, le fait de savoir que Sara echappera a une vie de misere est la recompense de toutes ses annees de travail.

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Selon Myriam Chancy, la vie en Haiti est « a life in which women carry a greater share of work and suffering40 ». La narratrice de La Dot de Sara corrobore la verite de ce

constat:

Je sus des lors que les hommes, sur cette terre du moins, avaient tout comme les loups-garous le don de disparaitre quand bon leur semblait. Je compris aussi pourquoi les femmes vivaient souvent repliees, en position de defense, ou encore, en grappes de fourmis, besogneuses, occupees du matin au soir, tantines, matantes, cousines, grands-meres. (DS, 22)

Les femmes ont etabli une communaute exclusivement feminine afm de se proteger contre la douleur, y puisant la force necessaire pour continuer leur lutte pour la survie. Une expression creole decrit admirablement cette souffrance partagee par les femmes :

Mizeyon fanm se mize tout fanm41, la misere d'une femme est la misere de toute femme.

Neanmoins, au lieu de les ecraser, cette misere les fortifie.

Ces femmes ont erige leur dignite contre cet etat de pauvrete abjecte, tandis que leur foi indomptable dans la vie marque pour elles un refus d'etre victimes. Chimene confie a Marianna : « Mais laisse-moi te dire, Mia : moi, je lui suis reconnaissante a cette misere, si c'est elle qui a fait de moi un etre humain et non une machine sans coeur et sans ame comme Denise [sa fille] » (DS, 77). Par ailleurs, Marianna parle avec fierte de sa propre grand-mere A'ida : « A l'Anse-aux-Mombins, tout le monde respectait et aimait Aida. C'etait une guerriere. Elle avait empoigne la vie comme seules les femmes de ce temps, faiseuses de miracles, savaient le faire »(DS, 15). Ces femmes sont dignes du plus grand respect de leurs communautes, possedant une « aura mythique42 ».

40 Ibid., p. 122.

41 B. Bell, Walking on Fire: Haitian Women's Stories of Survival and Resistance, p. 32.

42 C. Mata Barreiro, « Le Moi femme/le Nous histoire : voix et vies dans l'oeuvre de Marie-Celie Agnant »,

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En outre, les guerrieres de La Dot de Sara jouent un role definitoire sur le plan culturel, en 1'occurrence, celui de la conteuse. La figure de la conteuse est au premier plan dans le roman. Les femmes du club sont des conteuses traditionnelles : « Carmelle est la meilleure conteuse du temps longtemps » (DS, 113). Beverley Bell remarque que le conteur ou la conteuse (griyo en Creole) est charge(e) de la transmission de la memoire et de la sagesse dans la culture haitienne : « Throughout Haiti, griyo are the repositories and transmitters of wisdom and knowledge. [...] [T]he griyo pass on the stories of the family, the village, and the country. [...] [T]hey are the keepers and recounters of history, truth and wisdom43 ». L'art de conter, un travail actif a la fois de la memoire et de

l'imagination, fait partie integrante de la vie quotidienne des femmes hai'tiennes. A travers la parole des conteuses dans le roman, nous discernons un entrelacement des histoires personnelles et de 1'Histoire d'un peuple.

De cette maniere, le temoignage au feminin est intimement lie a la tradition orale haitienne. Paul Ricoeur explique que « [l]e temoignage est originairement oral44 ». C'est

le passage de l'oral a l'ecrit qui permet au temoignage de « poursuivre une carriere qu'on peut dire au sens strict litteraire45 ». L'ecriture d'Agnant revet un caractere oral qui se

rapproche du temoignage, laissant ses personnages s'exprimer dans un «langage ordinaire46 ». Ce faisant, Agnant cherche a donner une vie litteraire aux temoignages de

femmes qui autrement ne seraient jamais entendus. Par 1'intermediate de la litterature, Agnant cherche a revaloriser la forme orale. Ainsi, son ecriture devient le mode de

43 B. Bell, Walking on Fire, p. xv.

44 P. Ricceur, La Memoire, l'histoire, I'oubli, p. 209. 45 Ibid., p. 209.

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preservation d'une memoire qui jadis etait exclusivement orale, toujours susceptible de disparaitre.

Comme le souligne Chancy, « memory is the mechanism by which the African diasporic experience has been preserved from generation to generation through the oral tradition47 ». Selon Regine Robin, pour « ceux qui ont perdu la culture de leurs "ancetres"

[...]la seule appropriation possible etait d'ordre imaginaire, litteraire, fictionnel: une memoire fiction ». Descendants d'esclaves venus d'Afrique, les Hai'tiens ont rompu avec les traditions et cultures africaines et ont du construire leur propre identite au travers d'histoires orales. Etant donne qu'il n'a jamais existe une histoire codifiee de femmes haitiennes, les recits oraux sont devenus indispensables a leur survivance culturelle. Dans

La Dot de Sara, ces vieilles conteuses agissent comme les «gardiennes de la

memoire49». La transmission de cette memoire orale, preservee de generation en

generation, assure la survivance culturelle d'un peuple, de son heritage, de ses valeurs, somme toute de son histoire.

La dot du titre est la sagesse que Marianna transmet a Sara en lui racontant les histoires de son passe en Haiti: « Ce monde appartient aussi a Sara, c'est en quelque sorte ce que je lui laisse en heritage : mes souvenirs, poussieres de vie et d'esperances » (DS, 67). Bien qu'Hai'ti represente un pays mythique aux yeux de Sara, sa fascination pour cet heritage culturel eclot a un tres jeune age. Marianna constate : « De cet heritage, et de l'usage qu'en fait deja ma petite-fille, je jouis moi aussi. Alors qu'a sa mere elle ne parle qu'en fran9ais, avec moi, Sara parle ma langue, celle de grand-mere Aida » (DS, 67-68). La figure de la grand-mere « se trouve done depositaire de la connaissance du

47 M. Chancy, Framing Silence, p. 74. 48 R. Robin, Le Roman memoriel, p. 104.

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passe et communique son savoir a 1'enfant. On le sent, il existe entre elles des affinites qui n'existent pas entre la mere, creature rigide qui ne sait que sevir et gronder50 ». Sara

devient l'heritiere de la sagesse et de la force de caractere de ces guerrieres.

Cependant, comme l'indique Agnant, « [c]ette force interieure pour combattre, pour guerroyer avec la vie dure n'est pas donnee a toutes51 ». Marianna constate que

« Giselle n'avait pas cet instinct de survie » que possedent «les femmes du temps longtemps » (DS, 45). Descendante d'une longue lignee de guerrieres, Giselle exhibe une attitude de soumission difficile a comprendre et a accepter, notamment pour sa mere : « j e ne comprends pas pourquoi elle n'arrive pas a trouver la force de remonter la pente » (DS, 94). Giselle appartient, en fait, a ce que Madeleine Frederic nomme la « generation

52

intermediate » pour qui 1'experience de l'exil aura ete particulierement penible. Ce personnage est le plus tourmente du roman parce qu'il n'arrive pas a reconcilier son passe avec son present. Giselle semble vouloir tout oublier de son enfance en Haiti, meme si ce passe constitue une partie integrante de son identite. Par consequent, elle est souvent exclue du nous de la narration. Marianna constate que « [Giselle] pretend que nous nous sommes bati[es] un univers de mythes et de reves pour fiiir on ne sait trop quelle realite » (DS, 67). Giselle se distancie de ses origines culturelles, tout en luttant contre « un desir irresistible de prendre part a ce monde »(DS, 67).

Ce monde de mythes et de legendes constitue une source de courage pour les guerrieres. En rejetant cet heritage, Giselle contribue a son propre isolement du groupe. Comme le souligne Marianna, les femmes occupaient chacune de leurs soirees a se conter des histoires. Ces moments privilegies rendaient leur quotidien moins penible :

50 M. Conde, La Parole des femmes, p. 11.

51 F. R. Jurney, « Entretien avec Marie-Celie Agnant», p. 387. 52 M. Frederic, Polyptyque quebecois, p. 147.

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Giselle a beau etre nee tout comme moi aux Mombins, elle n'est pas de la-bas. Ces histoires farfelues, comme elle les appelle, occupent une part importante de l'enfance chez nous. Qu'aurions-nous fait de nos longues soirees, fatiguees comme nous l'etions [...]? Qu'aurions-nous fait sans nos contes et notre univers de legendes [...]? (DS, 60)

Dans sa postface a La Dot de Sara, Verena Haldemann explique que ces femmes fortes possedent « cette force vitale qui puise dans le passe et se projette dans l'avenir pour mieux maitriser le present» (DS, 181). Cette idee se retrouve dans un proverbe

> 53

Creole: Pou w konprann sa k pase joudi a, fdk ou honnen sa k pase anvan , pour comprendre aujourd'hui, il faut connaitre le passe. Comme le constate le personnage de Marianna, « Si on ne se nourrit pas aussi de souvenirs, comment apprecier et comprendre ce que nous vivons aujourd'hui ? »(DS, 67)

Le roman formule l'espoir que les jeunes generations de femmes puissent un jour se soustraire a ce destin traditionnel de misere, tout en gardant vivante la memoire d'un peuple opprime. Le personnage de Sara devient la personnification de cet espoir, dans son refus « de savoir coudre et faire a manger» (DS, 19) et en declarant son « independance amoureuse » (DS, 140). Sara vit dans le present avec une vision optimiste de son avenir. Ce personnage est le seul qui parvient a reconcilier les differentes parties de son identite. A la fois forte et independante, Sara semble parfaitement a l'aise avec son identite multiculturelle. En outre, la narratrice indique que Sara deviendra a son tour une vraie conteuse : « Ces contes, ces legendes font les delices de Sara qui s'amuse a en inventer d'autres qu'elle me raconte a son tour » (DS, 61). Des l'ouverture du roman, la narratrice evoque la naissance d'une nouvelle generation de guerrieres : « [Sara] avait aussi, des sa tendre enfance, cette demarche de petit soldat »(DS, 13).

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Malgre les conditions de misere, ces guerrieres ne s'affichent jamais vaincues : «II nous restait, par chance, notre complicity, nos rires en cascade, mais surtout notre commune obstination a vouloir, envers et contre tout, vaincre » (DS, 35). On lit, dans le recit de ces femmes, « l'angoisse permanente des victimes, la misere, la souffrance mais aussi, au fond de l'horreur, la lueur de l'espoir. L'espoir d'echapper a la spirale infernale54». Ainsi, en depit de la gravite du sujet, le roman d'Agnant est

remarquablement optimiste, et remplit une fonction performative, soit celle d'entretenir l'espoir et d'encourager les femmes a continuer la lutte. Ce faisant, Agnant revendique l'instrumentalisation de la litterature. La forme romanesque contribue a generer un lien social entre les femmes immigrees et a renforcer leur solidarity.

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