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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Que savons-nous de ce que chaque être vivant sait ?

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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QUE SAVONS-NOUS DE CE QUE CHAQUE ÊTRE VIVANT

SAIT?

Pierre CLÉMENT

L.I.R.D.I.M.S., Université Claude Bernard - Lyon 1

MOTS-CLÉS: BIOLOGIE - ÉPISTÉMOLOGIE -

PERCEPTION/ACTION-REPRÉSENTATlONS - ANTHROPOCENTRISME - UMWELT - SAVOIRS

RÉSUMÉ: Tout être vivant sait être créatif, de lui-même et de son monde (son "umwelt"). Au cours de l'évolution, apparaissent progressivement des performances (communication, représentations mentales, intentions) dont certaines ne sont pleinement épanouies que dans l'espèce humaine. Un des enjeux des connaissances scientifiques est de conceptualiser ces savoirs, d'élargir les umwelts humains en y intégrant l'idée de la singularité souvent impénétrable de chaque umwelt (celui de tel ou tel végétal, animal ou être humain).

SUMMARY :

Every living organism knows howto be creative, of itself and of its own world (its "umwelt"). During the evolution of species, sorne perfom1ances appear : communication, mental representations, intentions. Some are well-developed only in humans. The challenge of the scientific knowledge is the conceptualization of al! the knowledges of living organisms (human and non human); it is alsotodevelop the idea that each umwelt (of an animal, a vegetal or a human) is very singular and difficult to undestand.

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"L'inlelligence ne peut s'appliqueràla vie qu'en reconnaissant l'originalité de la vie. La pensée du

vivant doillenir du vivant l'idée du vivant." (Canguilhem, 1965). L'homme est un être vivant.Le

propos de ce texte est de nous questionner sur ce que tout être vivant sait faire, y compris l'homme qui est seulàpouvoit poser ce type de question.

1. CHAQUE ÊTRE VIVANT SAIT SE CONSTRUIRE EN MÊME TEMPS QUE

SON MONDE (SON UMWELT) ;

IL

Y SAIT PERCEVOIR ET AGIR

La notion de cercle fonctionnel, entre perception et action, et entre un organisme et son environnement (son"Umwelt")a été définie par Uexküll (1934, trad. 1965). L'umwelt y désigne le monde spécifiqueilchaque espèce animale,àchaque être vivant. En effet, ce que nous, humains, voyons ou entendons autour d'un animal ne constitue pas son environnementàlui, son umwelt : celui-ci ne comprend que ce qu'il peut percevoir, et ce sur quoi il peut agir. Uexküll prend l'exemple de la tique femelle adulte, qui peut rester immobile il l'extrémité d'une herbe ou d'une branche pendant des Illois ou même des années, et ne se laisse tomber que quand elle perçoit une odeur typique de mammifère; elle perçoit ensuite sa chaleur puis ses poils jusqu'à trouver une zone assez glabre pour enfouir son rostre dans la peau et commencer un festin de sang. Dans ces cercles fonctionnels successifs, il est évident que notre espace et notre temps ne sont pas ceux de la tique. Ainsi l'umwelt d'une espèce vivante n'est pas celui d'une autre. Mais il varie aussi d'un individuà un autre en fonction de leurs histoires singulières (Campan, 1980; Clément, 1994c; Clément et al, 1995). Il est donc possible de parler de savoirs spécifiquesàun être vivant, en les définissant comme des savoir-interpréter dans ce qui l'entoure (dans ce que nous avons appelé son "arrière-monde" : Clément et al, 1995) ce qui va être son monde à lui (son "umwelt"), ce à quoi il donne un sens spécifique par ses perceptions / actions, ce qu'il construit tout en se construisant lui-même (cette co-construction est proche de la notion d'énaction proposée par Varéla, 1989).

2. LA CO-ADAPTATION SANS INTENTIONNALITÉ

L'arrière-monde n'était abiotique que pour le premier être vivant apparu sur terre, que nous imaginons proche d'une bactérie très primitive. Les êtres vivants se sont ensuite très vite multipliés et diversifiés, si bien qu'à sa naissance, chacun d'eux est immergé dans un arrière-monde qui est notamment peuplé par les êtres vivants préexistants. Les potentialités de l'arrière-monde sont a priori infinies: tout être vivant en crée par son savoir-percevoir-et-agir. Par exemple, l'umwelt d'un humain s'est élargi par la connaissance et l'utilisation d'ondes électro-magnétiques diverses, des rayons X aux ondes radio. Mais nous ne savons pas a priori lesquelles sont ou pourront être un jour perçues par un animal ou un végétal, ni à quoi leur monde ressemble(ra) alors.

Enfermé dans son monde, chaque animal donne du sens ilce qui l'entoure, l'utilise, en devient dépendant: le chercheur parle alors d'adaptation, là où le romantique chante l'''harmonie de la nature".11n'y a aucune intentionnalité dans ces adaptations réciproques, ni de la part des acteurs

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vivants, ni de la part d'une quelconque "âme organisatrice". C'est par co-évolution que les fleurs sont devenues dépendantes, pour se reproduire, des insectes pollinisateurs, qui ont eux-mêmes besoin des fleurs pour se nourrir. Cette co-dépendance ne signifie pas qu'il y ait le moindre point commun entre l'umwelt d'une neur et celui d'une abeille; chacun de ces êtres reste dans "son monde", son umwelt, même quand nous, observateurs humains, constatons que le pétale de l'Ophrys "mime" à merveille l'abdomen du bourdon. En conclusion, c'est l'homme qui parle d'adaptation; chaque animal ou végétal sait agir, se construire et inventer des adaptations extraordinaires mais sans les conceptualiser, sans intentionnalité.

3. PHYLOGENÈSE DES REPRÉSENTATIONS MENTALES

Nous présentons plus en détail ces étapes dans un travail récent (Stewart et al, 1995). 3.1 La communication

Il y a communication entre deux organismes vivants quand l'un émet des signaux communicationnels qui sont perçus par l'autre et modifient alors ses actions. C'est en communiquant que les bactéries ont créé les cellules eucaryotes (par endosymbiose). En communiquant, celles-ci ont créé des organismes pluricellulaires, végétaux et animaux. Et ceux-ci ont à leur tour communiqué en fonnant des populations, des sociétés, etc.

Les modèles les plus récents utilisés en biologie (auto-organisation par intelligence en essaim, robots cellulaires, etc. ; voir une synthèse dans Clément, 1994b) montrent que des structures complexes construites par des insectes (nids, pistes, organisation sociale) émergent d'actions élémentaires conjointes en absence de tout centre de décision ou de direction, ou d'architecte; aucun des organismes ne conçoitàlui tout seul la complexité de ce qui va être construit collectivement. Il n'y a ni représentation préalable du résultat qui émergera, ni intentionnalité d'y parvenir. Il en est de même pour chaque cellule lors de l'embryogenèse puis de la vie d'un organisme pluricellulaire. Ni la cellule œuf dont je suis issu, ni aucune des cellules de mon corps, ne porteàelle seule l'intelligence (?) de ce que je suis en train d'écrire.

3.2 Représentations mentales et intentionnalité

La notion de représentations mentales a étéàl'origine de vives polémiques (synthèses dans Varéla, 1989; Clément, 1994a). Lors d'une approche phylogénétique de cette question (Stewart et al, 1995), nous avons proposé une nouvelle définition des représentations;"une anticipation mentale sur la configuration perceptivo-motrice allendue, étant donnée une configuration perceptivo-motrice

initiale". Cette anticipation sera confrontée àla configuration perceptivo-motrice effectivement

produite. Il y a, cette définition, isomorphisme entre la représentation et son objet (les deux sont des configurations nerveuses perceptivo-motrices), ce qui innove par rapport àdes définitions antérieures et très controversées, d'après lesquelles il y aurait représentation mentale d'objets "réels" d'un "monde existant objectivement". Ce type de représentations par anticipation ouvre la voie vers

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l'intentionnalité. Ces mécanismes sont sans doute apparus progressivement, vraisemblablement chez les mammifères supérieurs.

3.3 Le langage

Nous (Stewart et al, 1995) proposons de réserver le terme de langage aux communications interindividuelles intentionnelles. C'est le cas dans l'espèce humaine, et des balbutiements de langage sont sans doute décelables chez des Primates. Mais ce qui a souvent été décrit comme des langages animaux (la danse des abeilles, etc.) est très probablement dépourvu d'intentionnalité et ne mérite pas ce qualificatif. Avec le langage émergent de nouvelles catégories de savoirs, non plus liésàla réalisation d'actions, mais relatifs à la représentation (au sens que je viens de définir) de ces actes,à leur anticipation,àune communication intentionnelleàpropos d'eux. Cette possibilité de discours et méta-discours, change radicalement notre rapportànotre umwelt : il intègre désormais une culture cristallisée dans notre langue, une capitalisation, de génération en génération, de nos savoirs-sur. En même temps que la diversité de langues signe une diversité d'umwelts sociaux jusqu'alors inédits dans une espèce animale, la logique cumulative de nos connaissances rend possible la constitution de savoirs scientifiques qui se veulent valides dans toutes les cultures humaines.

4. L'HISTOIRE HUMAINE ET LA CONSTRUCTION SOCIALE DE SAVOIRS SUR LES ÊTRES VIVANTS

Ce chapitre mériteraitàlui seul de longs développements. La relation entre les hommes et les autres organismes vivants a toujours été marquée par deux types d'attitudes distinctes et complémentaires. D'abord la fonctionnalité des cercles de perception-action, dans lesquels, comme dans tout umwelt animal, les autres organismes sont considérés par les hommes comme des signaux et des sources d'actions: nourriture, danger, etc. Mais la spécificité humaine fait que ces logiques sont toujours obligatoirement combinées à autre chose, aux représentations que chaque homme se sera construites sur telle plante ou tel animal, àla fois par sa culture, sa langue, et son expérience propre. Cette distance symbolique est toujours présente, ne serait-ce que pour nommer l'animal ou la plante (et chaque nom s'enracine dans une histoire sociale). À la fois elle s'enrichit avec notre expérience individuelle et sociale, et elle guide les perceptions et actes qui constituent notre expérience individuelle et sociale. L'ensemble de ces processus estàl'origine des divers modes de pensée qui structurent nos rapports à notre monde, notre umwelt : grands mythes fondateurs, religions, superstitions, traditions, connaissances pratiques, connaissances scientifiques.

C'est dans cette histoire humaine que s'est très récemment développée la science moderne, depuis la Renaissance principalement. En rupture (épistémologique: cf. Bachelard) par rapport aux modes de pensée antérieurs, pré-scientifiques. Mais, en Biologie, toutes les ruptures n'ont pas encore eu lieu. L'anthropomorphisme, le spiritualisme, diverses superstitions, restent très prégnants. Notre vocabulaire même l'a parfois intégré: la "reine" des abeilles ou des fourmis n'a en fait aucune

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responsabilité "royale"!Et, dans le même temps, l'objectivisme reste la philosophie spontanée de la plupart des chercheurs en Biologie: l'umwelt humain est confondu avec "le" monde objectif..

5. CONCLUSION

Que savons-nous de ce que chaque être vivant sait? Finalement peu de choses' Car chaque être vivant sait créer un monde, son umwelt, qui est si radicalement différent du nôtre que nous ne pouvons pas y entrer dedans: nous sommes incapables de concevoir ce que sont pour luises interprétations, ses perceptions, ses actions. Mais nous sommes capables, quand nous étudions un animal, d'apporter quelques éléments de réponse, en nous étonnant même de ses trouvailles; et en comprenant que notre propre umwelt n'est pas le sien, et n'est pas "le" monde objectif de référence pour tout organisme vivant. Nous sommes aussi capables de savoir que les lois que nous décrivons comme régissant la vie de ces organismes ne sont pas intentionnellement assumées par eux: ils ne savent pas conceptualiser ce qu'ils savent faire. Àl'inverse, quand nous savons conceptualiser ce qu'ils savent faire (en petite panie seulement car il reste beaucoup à comprendre 1), cela ne veut pas dire que nous savons le faire; même si nous pouvons simuler, imaginer, transposer dans notre umwelt : ce n'est pas le leur1En fin de compte, notre réflexion sur les êtres vivants nous oblige à la modestie quantànos savoirs sur nos propres savoirs. Car, comme tout être vivant, chaque homme sait vivre, percevoir, agir, inventer, créer, construire son propre umwelt, sans pour autant savoir conceptualiser tout ce qu'il sait faire' Àla différence de lOutes les autres espèces vivantes, il sait penser, conceptualiser, verbaliser, théoriser, prévoir, ... sans pour autant bien savoir conceptualiser ces savoirs spécifiques que sont ses performances cognitives: seuls les philosophes s'étaient jusqu'à présent lancés dans l'aventure; les sciences cognitives réunissent désormais des scientifiques d'origines diverses, mais elles sont encore très jeunes!

La didactique des sciences est impliquée dans cette aventure des sciences cognitives. L'enseignant gagne à reconnaître la radicale singularité de l'univers conceptuel de chaque apprenant: travailler sur ses conceptions, sur ce qui peut faire obstacle à certains de ses apprentssages, c'est essayer de comprendre un peu de son umwelt. Et quand, dans une perspective constructiviste, l'enseignant propose les situ3tions d'apprentissage "les plus 3ppropriées", est-il sûr que ces situations aient du sens dans l'uIllwelt de t'élève, et lui soient effectivement "appropriées" ? Quant à l'amoureux, plus il essaiera de comprendre l'umwelt de son amante, plus il sera fasciné par son impénétrable singularité, et plus il concevra l'audace de son défi de co-façonner avec elle deux umwelts un tant soit peu partagés.

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BIBLIOGRAPHIE

CAMPAN R.,L'animal et son univers,Toulouse: Privat, Toulouse, 1980. CANGUILHEMG., La connaissance de la vie,Paris: Vrin, 1965. 2ème éd., 1971.

CLÉMENT P., 1994a, Représentations, conceptions, connaissances, in Giordan A., Girault Y., Clément P.,Conceptions et connaissances,Berne: Peter Lang, 15-45.

CLÉMENT P., 1994b, De la régulationàl'auto-organisation. Avant-proposàl'ouvrage coordonné par G.Rumelhard, La régulation en biologie. Approche didactique : représentation,

conceptualisation, modélisation,Paris: I.N.R.P. (Didactique des disciplines), 7-24.

CLÉMENT P., 1994c, Biological interpretation : our own world. Communication au Meeting "New

learning models. Biology, Health, Environmental Education",CBE-lUBS and European Association

of Biological Education, Genève-Chamonix, Septembre 1994 (Actes sous presse).

CLÉMENT P., SCHEPS R., STEWARTJ., Une interprétation biologique de l'interprétation. 1 -Umwelt et interprétation, Colloque de Cerisy"Herméneutique, textes et sciences",septembre 1994, F.Rastier, J.M.Salanski & R.Sheps ed., 25 pp., sous presse.

STEWART J., SCHEPS R., CLÉMENT P., Une interprétation biologique de l'interprétation. II. -La phylogenèse de l'interprétation, Colloque de Cerisy,ibidem.

UEXKÜLL J. VON,Mondes animauxermonde humain,1934, suivi deThéorie de la signification, 1940 ; trad franç. Paris: Denoël, 1965.

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