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LE JARDIN DE L'HOMME

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LE JARDIN DE L’HOMME

Frank Rambert

To cite this version:

Frank Rambert. LE JARDIN DE L’HOMME : Homère, l’Odyssée et ses jardins. fabricA, École nationale supérieure d’architecture de Versailles (énsa-v), 2015, pp.59-69. �hal-03190715�

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LE JARDIN DE L'HOMME

Homère, l'Odyssée et ses jardins Frank Rambert

Texte initialement publié dans la revue fabricA 09, 2015, p. 56 à 69

Pauvre Ulysse ! Lui qui croyait se la jouer facile après une guerre de 10 ans… Bernique ! Quand les dieux se jouent des hommes, rien n'y fait… Les dieux sont taquins et Ulysse en fait les frais.

Ulysse parcours les mers, mais il n'est pas un navigateur, Ulysse parcourt le monde, mais il n'est pas un aventurier, Ulysse découvre le monde, mais il n'est pas un explorateur, Ulysse va en enfer, mais il n'est pas téméraire.

Ulysse aux mille desseins subit. Il encaisse bien, c'est sûr. Avec opiniâtreté et habileté il se défait de toutes les situations scabreuses, dangereuses, qui requièrent en permanence sa force physique, son habileté diplomatique, la sagacité de son esprit. Il est doué à se défaire des embûches de son parcours qui se manifestent par la violence de la force ou par l'éloquence de la tentation. Si Ulysse possède en lui toutes les qualités que requiert la vie aventureuse, Ulysse ne désire pas cette vie-là et il faut bien se rendre à l'évidence : Le divin Ulysse est casanier. Toute son aventure n'a qu'un objet : retrouver sa femme, son fils, son père, sa maison, ses biens, son peuple, son île.

L'Odyssée ne parle que d'établissement et de fixité, de personnalités solidement installées chez elles et peut enclines à se mouvoir. Si l'Odyssée est un voyage fabuleux, elle ne relate pas un voyage héroïque, et Ulysse navigue sur une mer plus crainte qu'aimée, priant de pouvoir retourner à la maison et le plus vite possible.

Il va de lieu en lieu, marqués par des personnalités à l'histoire connue, au territoire défini, à la demeure établie, aux jardins fructueux. A chaque étape de l'Odyssée, Ulysse rencontre un fragment de son idéal sédentaire, évidemment jamais satisfait mais qui dit déjà ce vers quoi il tend ; le monde dans son entier n'est qu'un ensemble de morceaux éparpillés à l'image de ce que son île possède en plein.

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Parmi les différentes formes de l'expression de la vie sédentaire, une revient régulièrement, c'est celle du jardin, et pour cause, le jardin accompagne probablement l'homme depuis que l'homme est sédentaire, il le fait même sédentaire par les soins permanents qu'il requiert. On peut imaginer qu'assez vite le jardin prit la forme qu'on lui connaît et qui propose deux constantes : la présence d'une clôture qui protège des prédateurs et l'ordonnance des végétaux et de l'eau qui facilite le travail et rentabilise une surface finie. Ces constantes n'induisent aucune forme a priori, les permettent toutes et motivent l'infinie variété des jardins que l'on rencontre partout dans le monde, qu'ils soient jardin du peuple ou jardin du prince. La clôture fait le jardin. Les deux mots sont liés par la même étymologie gardo. Depuis toujours l'un fait l'autre, indissociables dans l'usage et par le verbe. La clôture est la première chose du jardin que l'on voit, que l'on reconnaît, elle est la première à dire ce que le jardin est dans cette séparation qu'elle opère avec son environnement, entre le dedans domestiqué, donc protégé et le dehors incontrôlable et parfois sauvage.

Une forme première et archaïque du jardin que nous offre l'Odyssée est l’île des Sirènes.

"D'abord tu atteindras les Sirènes. Elles charment tous les humains qui arrivent jusqu'à elles. Pour l'ignorant qui s'approche des Sirènes et écoute leurs voix, il n'est point de femme ni de petits enfants qui viennent radieux l'aborder, à son retour au logis : les Sirènes le charment de leur chant siffleur. Elles se tiennent dans une prairie. Autour d'elles, un grand tas d'ossements, ceux de corps d'hommes en putréfaction, dont la peau peu à peu disparaît. Pousse ta nef en évitant la côte…" L'Odyssée – Chant XII

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La mer inhospitalière et puis la clôture et enfin la prairie. Si l'île des Sirènes propose une forme simplifiée à l'extrême du jardin, il est bien défini et sa clôture parfaitement explicite pour dire la nature du jardin qu'elle ceint : un lieu désiré mais dont l'accès est sous contrôle. La clôture : "elle est nécessaire au jardin tout comme la clôture du texte est nécessaire à son interprétation"1.

La mort de l'homme est le grand thème abordé par ce jardin. Cela perdure. Aujourd’hui encore les portes de nos cimetières composent quelques fois avec des osselets pas tellement plus réjouissants que le collier de reliques dont s’orne l’ile des Sirènes.

S’il est serti par le splendide isolement maritime, ce jardin n’est pas pour autant solitaire. Il y a pour lui, la beauté du chant qui accompagne la beauté du champ, du même chant que celui qui accompagne depuis toujours les défunts que l’on veut honorer.

L'île des Sirènes n'est pas le premier jardin que rencontre Ulysse dans son parcours, il rencontre d'abord le jardin d'Alcinoos en tout point beaucoup plus réjouissant.

En dehors de la cour, près de la porte, il y a un grand jardin de quatre arpents. On a lancé autour une clôture, des deux côtés. Ici, de grands arbres ont poussé, luxuriants : des poiriers, des grenadiers, des pommiers aux fruits splendides, des figuiers qui donnent leur douce saveur, de luxuriants oliviers, leurs fruits hiver ni été, ne périssent ni ne manquent : ils durent toute l'année. Le zéphyr soufflant jamais sans s'arrêter, les uns poussent, d'autres mûrissent ; et vieillit poire après poire, et pomme après pomme, grappe après grappe, figue après figue… Là, Alcinoos possède une vigne dont les plants sont de grand rapport. Une partie du terrain est un sol exposé à la chaleur, dans un endroit découvert qui sèche au soleil, tandis qu'on en vendange une autre partie et qu'on foule ailleurs le raisin. En avant, il y a des grappes vertes qui laissent tomber la fleur, d'autres qui commencent à noircir. C'est ici que, près de la dernière rangée, on a fait poussé en bon ordre, dans des plates-bandes, des plantes de toutes sortes dont l'éclat brille tout le long de l'année… On trouve dans l'enclos deux sources : l'une se disperse à travers le jardin entier ; la seconde s'élance de l'autre côté, sous le seuil de la cour, vers la haute demeure. Les habitants de la cité y venaient à l'eau… Tels étaient chez Alcinoos les splendides présents des dieux.

L'Odyssée – Chant VII

Le jardin d’Alcinoos peut être hospitaliers, et pour cause, il ne manque de rien et son propriétaire peut être dispendieux puisqu'il sait qu'il n'aura jamais à manquer. Avant d’être un jardin d’ornement, le jardin est un jardin de subsistance. Les fruits et les légumes ont toujours précédé les fleurs qui s’incrustent petit à petit et auxquelles ont laisse la place pour, beaucoup plus tard, devenir une des composante majeur du jardin. Le jardin d’Alcinoos nous dit cela.

Au-delà de la profusion et de l'efficacité attendue du jardin, évidemment proposées ici à l'excès, la description précise qui en est faite nous dit des choses qui font dans notre mémoire le jardin d'Alcinoos familier. Il nous parle d'abord de grands arbres pour finir par les plates-bandes, l'ordonnancement du texte

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valant pour l'ordonnancement du jardin lui-même. Il y a une hiérarchie dans le texte comme dans le jardin et les grands ne font pas ombre aux petits. Le jardin est bien ensoleillé de même qu'il est bien irrigué. Là sont les conditions de la prospérité des végétaux dans le même temps que la clôture et l'ordre de la géométrie sont les conditions nécessaires à l'extraction de ce même végétal de sa condition agreste. Le jardin d'Alcinoos a son pendant, tout aussi généreusement doté, mais donné à l'état sauvage, usant du bénéfice d'une disposition avantageuse sans que la main humaine pèse trop.

Autour de la grotte, un bois avait poussé, luxuriant : des aunes, des peupliers et d'odorants cyprès. Des oiseaux aux longues ailes y nichaient : effraies, faucons, corneilles babillardes vivant sur l'eau salée, tout occupées de leur travail en mer. Et puis c'était, à l'endroit même, étendue autour de la caverne creuse, la culture d'une jeune vigne en pleine force, dans la luxuriance de ses grappes. Quatre sources à la file laissant couler leur eau claire, proches l'une de l'autre, mais orientées en divers sens ; et fleurissaient alentour, en de molles prairies, la violette et le persil.2

C'est la demeure de Calypso. Elle aussi chante à voix de déesse et elle retient Ulysse prisonnier de longues années. Mais si le terme de jardin est parfois donné pour qualifier la demeure de Calypso3, il n'y a

pas de confusion possible, le sauvage y domine et les attributs qui font le jardin en sont absents. La demeure de Calypso est la parfaite antithèse du jardin d'Alcinoos. À l'ordre ferme de l'un répond l'apparente indolence de l'autre, l'un permettant l'interprétation de l'autre sans pour autant que la valeur de l'un invalide la valeur de l'autre.

La demeure végétale de Calypso tout comme celle des Sirènes semble rétive à un ordre trop bien établi, à une disposition qui ne laisserait pas de place à l'incertain. Le jardin est un lieu maîtrisé, et si une part d'incertitude existe, celle-là même qui est le fait du végétal, elle est sous le contrôle du jardinier qui ne saurait se laisser déborder de crainte que la mauvaise herbe ne vienne à prospérer…

2 L'Odyssée – Chant V

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Tout à son affaire, le jardinier besogneux ne saurait laisser à autrui le soin de faire son jardin, ni même de le concevoir, et c'est ainsi qu'Ulysse se lance dans la grande affaire de la création de son jardin privé et Homère nous en raconte le processus.

La toute sage Pénélope lui dit alors :

"Homme divin, non, je n'éprouve ni orgueil, ni mépris, ni surprise excessive. Je sais très bien quel homme tu étais, quand tu partis d'Ithaque, sur ta nef aux longues rames… Mais voyons, étend-lui, Euryclée, son lit solide en dehors de la chambre bien bâtie qu'il a faite lui-même. Quand vous lui aurez installé là son lit solide, mettez-y de quoi se coucher, des toisons, des couvertures, des draps splendides."

Ainsi parla-t-elle, cherchant à éprouver son mari. Ulysse, quant à lui, s'émut, et de la voir s'adressant à son épouse au cœur fidèle :

"Femme, la parole que tu as dite là, comme elle est douloureuse à mon cœur ! Qui a mis mon lit ailleurs ? La chose eut été difficile, même pour un homme de grand savoir, à moins qu'un dieu ne fut venu là en personne, qui n'eût pas eu de peine à faire suivant sa volonté et à le mettre en autre lieu. Mais, parmi les hommes, pas un mortel vivant, fût-il dans toute la force de la jeunesse, ne l'eût facilement remué ; car, dans la façon du lit travaillé avec art, réside une caractéristique importante. C'est moi qui fis la besogne, et personne d'autre. Un olivier touffu aux feuilles étendues avait poussé, dans l'enceinte de la cour. Il était en pleine croissance, dans sa première vigueur, gros comme une colonne. Autour de l'olivier, je construisis la chambre, jusqu'à ce que j'eusse terminé, utilisant des pierres bien jointes ; et par-dessus je fis un bon toit. Je mis en place une porte de solide assemblage, étroitement ajustée. Ensuite je tranchais la chevelure de l'olivier aux feuilles étendues. Je taillai la souche, en partant de la racine, je la polis tout autour, à l'aide d'un outil de bronze, avec soin, en homme de savoir, et la dressai au cordeau, la travaillant en forme de pied de lit. Je perçai toutes les pièces avec une tarière ; je pris la souche comme base et façonnai le cadre du lit, jusqu'à ce que j'eusse terminé, utilisant l'or, l'argent, l'ivoire, pour le décor. J'étendis dessus une courroie de cuir de bœuf, brillante de pourpre… Voilà ce qui caractérise le lit, et tu as ainsi par moi l'explication, sans que je sache aucunement si mon lit, femme, est encore fixé à sa place, où si quelqu'un l'a déjà mis ailleurs en coupant, par-dessous, la base que formait l'olivier."

Ainsi parla-t-il pour elle, à l'endroit même, le lien de ses genoux se défit, comme celui de son cœur. Elle avait reconnu les signes qu'Ulysse sans broncher lui avait indiqués.

L'Odyssée – Chant XXIII

C'est bien à un jardin qu'Ulysse travaille en concevant la chambre nuptiale. Il y a l'enceinte, le végétal ceint… tous y est fait pour fructifier… et quand bien même ce jardin est métaphorique, il ne saurait être ôté de cette catégorie tant la description en est convaincante. Là encore on peut revenir à la demeure de Calypso pour la rapprocher de la chambre de Pénélope. Si Calypso est l'amante, Pénélope est l'épouse et si la grotte peut abriter les faveurs de l'une, il n'y a qu'un jardin établi qui puisse recueillir les accomplissements de l'autre. Il n'y a rien à faire, l'Homme ne saurait laisser au hasard d'un espace non maîtrisé les grandes affaires de sa vie, et si Pénélope sait attendre 20 longues années le retour d'Ulysse, Calypso, l'immortelle, mourra du chagrin de l'abandonnée.

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Le dernier jardin de l'Odyssée est celui d'un autre accomplissement. Après le retour vers l'épousée, il est celui du retour au père.

Ce disant, il donna ses armes de combat à ses serviteurs, qui se hâtèrent de se rendre dans la maison, tandis qu'Ulysse, cherchant à éprouver son père, s'approchait du terrain où s'étalaient de riches récoltes. Il descendit dans le grand jardin, mais n'y trouva pas Dolios, ni personne de ses serviteurs ou de ses fils. Ils étaient partis trier des pierres pour les murs de clôture du terrain ; et le vieillard leur avait montré le chemin.

Il trouva son père sur le terrain bien cultivé.

"Celui dont tu parles, qui fait l'objet de tes questions, le voici, c'est moi-même, mon père, revenu après vingt ans dans ma patrie. Mais retiens-toi de pleurer, de sangloter tout en larmes. Je vais te faire une révélation, - mais il faut faire très vite : j'ai tué les prétendants jusqu'au dernier, dans notre demeure, punissant les outrages douloureux au cœur et les méfaits commis."

Laërte, élevant la voix, lui répondit :

"Si tu es Ulysse, mon fils, qui arrives en ces lieux, dis-moi donc un signe facile à remarquer, qui puisse me donner confiance."

Ulysse aux mille desseins en réponse lui dit :

"Examine d'abord de tes yeux cette cicatrice d'un coup qu'un sanglier me donna avec son blanc butoir, sur le Parnasse où j'étais parti. Mon auguste mère et toi, vous m'aviez dépêché chez Autolycos, le père de ma mère. Je devais y enlever les présents qu'il m'avait accordés et promis, quand il était venu ici… Mais voyons, que je te dise aussi les arbres qui sont à travers les belles plantations de ton jardin et que jadis tu me donnas. J'étais dans l'âge enfantin, et, m'attachant à tes pas à travers le jardin, je te les demandai, l'un après l'autre. Nous venions à travers les arbres, toi parlant et les nommant un à un. Tu me donnas treize poiriers, dix pommiers, quarante figuiers. De

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la même façon, tu me spécifias les rangées de vigne que tu me donnerais. Il y en avait cinquante ; et dans chaque rangée, on trouverait toujours de quoi vendanger. Les grappes au-dessus y sont de toutes sortes, quand d'aventure les saisons de Zeus viennent d'en haut les alourdir."

Ainsi parla-t-il. Pour Laërte, à l'endroit même, le lien de ses genoux se défit, comme celui de son cœur. Il avait reconnu les signes qu'Ulysse sans broncher lui avait indiqués.

L'Odyssée – Chant XXIV

Le voilà le grand accomplissement, celui qu'accueille le dernier des jardins. De quoi parle l'homme dans sa pleine maturité quand il rencontre l'homme âgé ? Il parle de l'enfance.

Ainsi s'accomplit le cycle de la vie de l'homme dans le même temps que s'accomplit le cycle du récit et c'est le jardin qui est le lieu privilégié de cette révélation parce que le jardin lui-même accomplit ce cycle vital à chaque année répété.

À l'évocation de l'enfance, Ulysse renoue avec la terre des hommes et ce jardin conclusif nous offre la possibilité d'interpréter ceux que le récit nous propose et nous le savons maintenant, ils ne sont qu'illusions et Ulysse, s'il a bien voulu y goûter, ne s'y est pas laissé prendre.

De la même façon que le jardin de Pénélope nous permit de prendre la mesure du non-jardin de Calypso, le jardin de Laërte nous fait comprendre combien celui d'Alcinoos ne nous est pas destiné et que s'il est profondément désirable, il ne peut nous apporter que désillusion.

Le jardin d’Alcinoos est une illusion trompeuse, il est incomplet, inaccompli. Qu’il soit désirable, certes, magique aussi, mais faux. Il n’est pas le jardin de l’homme, il n’est pas à son image

Il ne peut être le double de notre condition humaine.

Que ferions nous donc dans notre monde fini de la profusion qu'il propose à l'infini ? Quelle conscience du temps nous en l'absence du rythme des saisons ? Quelle conscience de notre Être aurions-nous si aurions-nous n'avions la conscience du cycle du vivant ?

Un jardin auquel manquent les saisons ne saurait être le jardin de l’homme.

Si dans le jardin d'Alcinoos , il y a des grappes vertes qui laissent tomber la fleur quand d'autres qui commencent à noircir, dans le jardin de Laërte, les grappes au-dessus y sont de toutes sortes, quand d'aventure les saisons de Zeus viennent d'en haut les alourdir. L'ordre de la vie des hommes est confié à l'ordre des saisons et la fragilité de sa condition soumise aux puissances incontrôlables de la nature.

Ainsi est la vie des hommes et à jamais ils seront soumis à cette condition quand bien même ils sauront par leur ingéniosité en limiter au mieux les effets.

Le jardin est le lieu des saisons, de la mort et du renouveau : en une année, il nous dit et d'année en année répète ce qu'est notre vie dans son entier. Le jardin nous prépare à notre propre destin.

Il devient par là une présentation puis d’année en année, une représentation de notre vie, une répétition de notre existence.

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C'est par la conscience de cette condition que l'homme évolue et le jardin qu'il compose, dans le même temps qu'il est un champ d'expérimentation, est un champ de révélation.

La forme et les attendus du jardin sont ainsi énoncés de façon très précise dans le texte d'Homère. S’il en est ainsi pour lui, c’est qu’ils devaient l'être depuis longtemps déjà, sans doute n'y a-t-il pas fallu attendre très longtemps après la sédentarisation des hommes pour que les attendus du jardin soient identifiés et formalisés.

Nous pouvons par le texte de l'Odyssée en préciser les conditions essentielles et même si elles sont depuis longtemps bien connues, il est toujours possible de les redire.

D’abord, le jardin est un lieu de sédentarisation, mais plus que de faire le constat de l’immobile dans lequel il nous met, il fait cesser l’errance. C’est ce que nous dit Gilles Clément4. Le jardin nous impose la fixité par

la constance des soins qu’il demande avec, en retour, le bienfait de le voir fructifier à notre bénéfice. Car c’est bien là que se place l’enjeu de cette histoire, s’éloigner et éloigner les siens des incertitudes qui sont celles de la condition de la vie sauvage et s’établir aussi dans une vie sociale autre que celle qu’imposa la condition des chasseurs cueilleurs, ce que furent les hommes jusqu’au Néolithique, il y a 13 000 ans. La servitude qu’impose le jardin est payée en retour par l’abondance d’une production que ne permet pas l’état originel. La relation du jardin avec son jardinier est un lien de confiance et de réciprocité inédit dans la relation qu’entretient l’homme avec le monde végétal.

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Le jardin est le lieu du végétal dénaturé. Il est un lieu dans lequel le végétal est ordonné, modifié pour le faire fructifier au mieux. C’est la fonction première, la raison d’être du jardin que de nourrir. Il doit être rentable et croître pour faire croître l’homme et les siens. Cette efficacité demandée impose un ordonnancement du végétal qui s’établit à la mesure des obligations du travail et du désir du rentable. Cet ordre a son importance car il s’établit à toutes les échelles du jardin. Sur le végétal lui-même parce qu’il faut que toutes les branches du fruitier soient bien exposées, aussi parce qu’il faut des espaces réguliers tenus à minima entre les plants, et puis parce qu’il faut que le jardinier puisse passer pour planter, arroser, entretenir et il ne faut pas que les grands fassent de l’ombre aux petits. Quel que soit l’ordre donné au jardin, même s’il n’apparaît pas immédiatement au visiteur, il existe.

Cet ordre a une autre vertu, celle de tenir le paysage à distance. Les deux étant fait de la même substance, ils sont trop proches l’un de l’autre pour ne pas être en conflit. Le jardin doit se détacher formellement du paysage avec lequel il est néanmoins obligé de pactiser. Il importe de tenir la distance parce que le paysage garde en lui une part inquiète, comme celle d’une vieille histoire d’errance dans laquelle la perte du jardin nous rejetterait avec brutalité.

En allemand, le mot Garten signifie le jardin mais aussi l’enclos. Il y a pareillement le terme latin d’Hortus conclusus pour parler du jardin fermé sur lui-même. Où que l’on aille, il y a cette évidence à chaque fois répétée que le jardin est un lieu clos pourvu d’une enceinte.

Quelle que soit la nature de l’enceinte, elle est là pour répondre à la demande spécifique du jardin, de se définir comme territoire et surtout de se protéger des prédateurs qu’il attire par les richesses convoitées qu’il produit et dont le jardinier doit se défendre. L’enceinte est une des conditions nécessaire à la protection des biens mais par delà cette obligation, elle fait aussi un cadre. Par définition, le cadre induit une autre obligation, celle d’établir l’ordonnancement de la surface qu’il identifie et de définir la nature du contenu qu’il accueille. Ainsi l’enclos, par le cadre qu’il donne, est à la source même du langage que le jardin va être dans l’obligation de développer pour dire ce qu’il est. Le visiteur le saura sans délai, car l’écriture que le jardin est en mesure de développer, l’enceinte en porte la marque et cette marque est chaque fois amplifiée quand il faut l’altérer. L’entrée voit toujours se concentrer les effets et les éléments de langages qui disent déjà ce qui sera sans l’avoir encore entraperçu.

Le jardin ressemble à son jardinier. Celui qui ordonne et occupe le lieu en fait, volontairement ou non, une sorte d’autoportrait. Toujours le jardin est une représentation. Cela va de soit comme cela vaut pour tout support que l’homme manipule et qui devient nécessairement l’objet d’une représentation sociale, culturelle, historique, religieuse,… avec une insistance variable selon les lieux et les temps. Le jardin se sert pour cela des conditions topographiques et climatiques que la géographie lui impose. C’est là la condition première pour constituer un jardin et qui s’avère être toujours une source d’invention inépuisable.

Le jardin dispose d’une grande liberté qui lui permet de mettre à profit ces sources d’invention. Parfois moins soumis à la pression sociale que d’autres supports, il lui est toléré de bien grandes fantaisies. Elles

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lui sont même demandées et il se doit répondre à cette attente. La transgression des codes est une des composantes du jardin ; Il autorise la marginalité, protège l’interdit. Il sait s’abstraire de la pression sociale mieux que l’architecture à laquelle il est souvent associé. Le végétal a le bénéfice d’une liberté qui est peu souvent tolérée à la pierre.

Anne Cauquelin nous le dit : Si je ne peux gérer l'ordre planétaire, au moins puis-je régler l’ordre de son double, le jardin.5 Le jardin est une expression du rapport que l’Homme entretient avec le monde.

Du désir de vouloir maîtriser le monde dans son entier au simple désir à vouloir cultiver son jardin hors de portée des chiens, des loups, des hommes et des imbéciles6, le jardin offre à l’Homme l’illusion de contrôler le

monde. Il peut le faire soit, comme dit ci-dessus, en considérant le jardin comme le double du monde, soit en le considérant plus modestement comme un fragment du monde sur lequel il est toujours possible de projeter un idéal de ce que pourrait être le monde dans son entier.

Dans tous les cas, il faut, pour voir le monde, devoir s’en extraire afin de pouvoir le regarder. C’est là un rôle supplémentaire de l’enclos que d’offrir à l’homme la nécessaire distanciation pour la pratique de cet exercice.

Cela induit une chose encore, que le jardin, extrait du monde par son enceinte, devient un lieu de fiction. Le double, comme le fragment, sont alors des images désirées du monde et ne sauraient être le monde lui-même ; ce monde qu’il est toujours bien difficile à définir et pouvoir dire avec précision ce qu’il est réellement.

Si le jardin nous met au monde, alors il devient le lieu privilégié de la répétition de notre propre vie. Parce qu’à s’approprier les choses qu’il emprunte à la nature et parce qu’il en porte maintenant la pleine responsabilité, l’Homme ne peut feindre d’ignorer la règle.

Du renouveau à la maturité, puis aux récoltes, et enfin au repos, d’années en années, l’Homme voit se dérouler le cycle de sa propre vie. Un cycle chaque fois répété par les saisons, qui lui disent de se préparer à ce qu'il s’interrompe enfin.

Comme lieu clos, le jardin est un lieu de représentation. Il accueille avec une souplesse, que ne connaît pas l'architecture, le théâtre de la vie des hommes. Il en favorise les représentations les plus normées à l'égal des pratiques les plus réprouvées. Louis XIV et Emma Bovary en savent quelque chose.

Comme espace maîtrisé dans le même temps que marginal, il autorise la déviance, la réalisation de ce qui ne saurait être admis dans un espace socialement trop défini. On y rencontre aussi bien les amours interdites de Marius et Cosette que l’Annonciation qui dit la rencontre de l'ange et de la Vierge. Le jardin est bien le lieu de la révélation, celle des dieux, celle de la fable, celle de la vie des hommes.

5 Anne Cauquelin – Petit traité du jardin ordinaire – Éditions Payot & Rivages – Paris 2003 – p. 97 6 Georges Brassens – Oncle Archibald - 1957

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Photographies

Jean-Louis Schœllkopf – Images du mont Athos – 1994

Bibliographie

David Bouvier Les jardins de l'Odyssée, lieux de l'ambiguïté et de la mémoire

In Florence Bertholet et Karl Rebert Jardins antiques - Infolio éditions – Gollion 2010 Anne Cauquelin Petit traité du jardin ordinaire – Éditions Payot & Rivages – Paris 2003

Gilles Clément Une brève histoire du jardin – Editions JC Béhar – Paris 2012

Homère L'Odyssée, traduction de Louis Bartollet - Editions Robert Laffont, collection Bouquins – Paris 1995

Frank Rambert

Architecte DPLG, docteur en architecture, professeur aux écoles d'architecture. Son travail d'enseignant l'amène à penser sa discipline dans ce qu'elle a de permanent, des actes et des pensées qui s’incarne dans les lieux et les objets. Cela a pris forme dans un ouvrage sur les cimetières britanniques de la Grande Guerre intitulé Jardins de guerre aux éditions MétisPresses, septembre 2014.

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