D
ROITS DE L
’
HOMME
Recueil de jurisprudence belge,
européenne et internationale
3
eédition
2018-2019
Frédéric B
OUHONChargé de cours
1
erMaster en droit
1
erMaster en science politique
Faculté de Droit, de Science politique
et de Criminologie de Liège
Le présent recueil rassemble des extraits d’un certain nombre
d’arrêts utiles pour l’étude des droits fondamentaux. Il
constitue un support au cours de Droits de l’homme dispensé
en Master en droit et en Master en science politique à
l’Université de Liège. Cette compilation de jurisprudence
belge, européenne et internationale vise à faciliter l’accès à
des sources importantes de la matière dans un volume
d’ampleur raisonnable et à inciter les étudiants à lire
eux-mêmes les textes commentés pendant les séances de cours. Le
recueil, fruit d’une sélection opérée parmi une jurisprudence
foisonnante, ne réunit bien entendu qu’une infime partie des
sources pertinentes.
TABLE DES MATIÈRES
GÉNÉRALITÉS ... 6
1. COUR D’ARBITRAGE, ARRÊT N° 124/99 DU 25 NOVEMBRE 1999 ... 6
2. COUR D’ARBITRAGE, ARRÊT N° 50/2003 DU 30 AVRIL 2003 ... 7
3. COUR D’ARBITRAGE, ARRÊT N° 136/2004 DU 22 JUILLET 2004 ... 9
4. COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES, COMMUNICATION N° 313/05 (2010), KENNETH GOOD C. RÉPUBLIQUE DU BOTSWANA ... 10
5. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, MOZER C. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA ET RUSSIE – 23 FÉVRIER 2016 – GRANDE CHAMBRE ... 15
DROIT À LA VIE ... 22
6. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, MCCANN C. ROYAUME‐UNI – 27 SEPTEMBRE 1995 – GRANDE CHAMBRE ... 22
7. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, PRETTY C. ROYAUME‐UNI – 29 AVRIL 2002 – QUATRIÈME SECTION ... 30
8. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, OPUZ C. TURQUIE – 9 JUIN 2009 – TROISIÈME SECTION ... 39
9. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, HAAS C. SUISSE – 20 JANVIER 2011 – PREMIÈRE SECTION ... 46
10. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, FINOGENOV C. RUSSIE – 20 DÉCEMBRE 2011 – PREMIÈRE SECTION . ... 51
11. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, LAMBERT C. FRANCE – 5 JUIN 2015 – GRANDE CHAMBRE ... 69
INTERDICTION DE LA TORTURE ET DES PEINES OU TRAITEMENT INHUMAINS OU DÉGRADANTS ... 91
12. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, N C. ROYAUME‐UNI – 27 MAI 2008 – GRANDE CHAMBRE ... 91
13. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, M.S.S. C. BELGIQUE ET GRÈCE – 21 JANVIER 2011 – GRANDE CHAMBRE ... 98
14. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, VINTER ET AUTRES C. ROYAUME‐UNI – 9 JUILLET 2013 – GRANDE CHAMBRE ... 112
15. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, VASILESCU C. BELGIQUE – 25 NOVEMBRE 2014 – DEUXIÈME SECTION ... 120
16. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, OUABOUR C. BELGIQUE – 2 JUIN 2015 – DEUXIÈME SECTION .. 124
INTERDICTION DE L’ESCLAVAGE ET DU TRAVAIL FORCÉ ... 132
17. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, SILIADIN C. FRANCE – 26 JUILLET 2005 – DEUXIÈME SECTION ... 132
DROIT À LA LIBERTÉ ET À LA SÛRETÉ ... 144
18. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, BOUAMAR C. BELGIQUE – 29 FÉVRIER 1988 ... 144
19. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, BROGAN ET AUTRES C. ROYAUME‐UNI – 29 NOVEMBRE 1988 – COUR PLÉNIÈRE ... 149
DROIT À UN PROCÈS ÉQUITABLE ... 153
20. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, GOLDER C. ROYAUME‐UNI – 21 FÉVRIER 1975 – COUR PLÉNIÈRE ... ... 153
21. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, AIREY C. IRLANDE – 9 OCTOBRE 1979 ... 162
22. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, PIERSACK C. BELGIQUE – 1ER OCTOBRE 1982 ... 168
23. COUR DE CASSATION, ARRÊT LOMRY ET MARCHAL – 23 JANVIER 1985 ... 174
24. COUR D’ARBITRAGE, ARRÊT N° 35/94 DU 10 MAI 1994 ... 176
26. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, HORNSBY C. GRÈCE – 13 MARS 1997 ... 182
27. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, FERRAZZINI C. ITALIE – 12 JUILLET 2001 – GRANDE CHAMBRE .. 187
28. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, PELLEGRINI C. ITALIE – 20 JUILLET 2001 – DEUXIÈME SECTION . 191 29. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, SALDUZ C. TURQUIE – 27 NOVEMBRE 2008 – GRANDE CHAMBRE ... ... 196
30. COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE, ARRÊT DU 26 FÉVRIER 2013, STEFANO MELLONI C. MINISTERIO FISCAL, C‐399/11 – GRANDE CHAMBRE ... 201
PAS DE PEINE SANS LOI ... 206
31. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, C.R. C. ROYAUME‐UNI – 22 NOVEMBRE 1995 ... 206
DROITS RELATIFS AU CADRE DE LA VIE PERSONNELLE ... 212
32. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, KLASS ET AUTRES C. ALLEMAGNE – CP 6 SEPTEMBRE 1978 ... 212
33. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, JOHNSTON ET AUTRES C. IRLANDE – 18 DÉCEMBRE 1986 – COUR PLÉNIÈRE ... 219
34. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, MOUSTAQUIM C. BELGIQUE – 18 FÉVRIER 1991 ... 226
35. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, NIEMIETZ C. ALLEMAGNE – 16 DÉCEMBRE 1992 – COUR ... 231
36. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, LÓPEZ OSTRA C. ESPAGNE – 9 DÉCEMBRE 1994 ... 236
37. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, X, Y ET Z C. ROYAUME‐UNI – 22 AVRIL 1997 – GRANDE CHAMBRE ... 242
38. COUR DE CASSATION, 1ER OCTOBRE 1997, N° P970506F ... 248
39. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, K.A. ET A.D. C. BELGIQUE – 17 FÉVRIER 2005 – PREMIÈRE SECTION ... 250
40. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, ÜNER C. PAYS‐BAS – 18 OCTOBRE 2006 – GRANDE CHAMBRE . 255 41. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, EVANS C. ROYAUME‐UNI – 10 AVRIL 2007 – GRANDE CHAMBRE ... ... 261
42. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, GILLAN ET QUINTON C. ROYAUME‐UNI – 12 JANVIER 2010 – QUATRIÈME SECTION ... 267
43. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, SCHALK ET KOPF C. AUTRICHE – 24 JUIN 2010 – PREMIÈRE SECTION ... 273
44. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, VON HANNOVER C. ALLEMAGNE (2) – 7 FÉVRIER 2012 – GRANDE CHAMBRE... 281
LIBERTÉ DE RELIGION ... 291
45. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, KOKKINAKIS C. GRÈCE – 25 MAI 1993 ... 291
46. COUR DE CASSATION, 20 OCTOBRE 1994, HUARD C. B. ... 298
47. COUR D’ARBITRAGE, ARRÊT N° 148/2005 DU 28 SEPTEMBRE 2005 ... 301
48. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, LEYLA ŞAHIN C. TURQUIE – 10 NOVEMBRE 2005 – GRANDE CHAMBRE... 305
49. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, LAUTSI C. ITALIE – 18 MARS 2011 – GRANDE CHAMBRE ... 328
50. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, BAYATYAN C. ARMÉNIE – 7 JUILLET 2011 – GRANDE CHAMBRE 338 51. COUR CONSTITUTIONNELLE, ARRÊT N° 145/2012 – 6 DÉCEMBRE 2012 ... 349
52. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, S.A.S. C. FRANCE – 1ER JUILLET 2014 – GRANDE CHAMBRE ... 364
LIBERTÉ D’EXPRESSION ... 377
56. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, VOGT C. ALLEMAGNE – 26 SEPTEMBRE 1995 – GRANDE CHAMBRE
... 396
57. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, GOODWIN C. ROYAUME‐UNI – 27 MARS 1996 – GRANDE CHAMBRE ... 404
58. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, LEHIDEUX ET ISORNI C. FRANCE – 23 SEPTEMBRE 1998 – GRANDE CHAMBRE ... 409
59. CONSEIL D’ÉTAT, ARRÊT N° 80.787 BASTIEN C. R.T.B.F. DU 9 JUIN 1999 ... 417
60. COUR D’ARBITRAGE, ARRÊT N° 10/2001 DU 7 FÉVRIER 2001 (VLAAMS BLOK)... 422
61. CONSEIL D’ÉTAT, ARRÊT N° 116.818 VANHECKE C. LA POSTE DU 10 MARS 2003 ... 427
62. COUR DE CASSATION, R.T.B.F., 2 JUIN 2006, N° C.03.0211.F ... 430
63. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, FÉRET C. BELGIQUE – 16 JUILLET 2009 – DEUXIÈME SECTION ... 439
64. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, R.T.B.F. C. BELGIQUE – 29 MARS 2011 – DEUXIÈME SECTION . 448 65. CONSEIL D’ÉTAT, ARRÊT N° 213.879 DE COENE DU 15 JUIN 2011 – ASSEMBLÉE GÉNÉRALE ... 456
66. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, EON C. FRANCE – 14 MARS 2013 – CINQUIÈME SECTION ... 460
67. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, M’BALA M’BALA C. FRANCE – 20 OCTOBRE 2015 – CINQUIÈME SECTION ... 467
B. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT ... 472
LIBERTÉ DE RÉUNION ... 477
68. CONSEIL D'ETAT, ARRÊT N° 80.282 DU 18 MAI 1999, VAN DER VINCK ET A. C. VILLE D’ANVERS ... 477
69. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, BUKTA ET AUTRES C. HONGRIE – 17 JUILLET 2007 – DEUXIÈME SECTION ... 482
70. CONSEIL D’ÉTAT (RÉF.), ARRÊT N° 227.249 DU 4 MAI 2014, LAGHMICH C. BOURGMESTRE DE LA COMMUNE D’ANDERLECHT ... 485
LIBERTÉ D’ASSOCIATION ... 490
71. COUR DE CASSATION, BRUTOUT C. SA EDITIONS DUPUIS, 27 AVRIL 1981, N° 6028 ... 490
72. COUR D’ARBITRAGE, ARRÊT N° 71/92 DU 18 NOVEMBRE 1992 ... 494
73. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, REFAH PARTISI ET AUTRES C. TURQUIE – 13 FÉVRIER 2003 – GRANDE CHAMBRE ... 498
74. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, DANILENKOV ET AUTRES C. RUSSIE – 30 JUILLET 2009 – CINQUIÈME SECTION ... 519
DROIT À DES ÉLECTIONS LIBRES ... 524
75. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, MATTHEWS C. ROYAUME‐UNI – 18 FÉVRIER 1999 – GRANDE CHAMBRE ... 524
76. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, HIRST C. ROYAUME‐UNI (2) – 6 OCTOBRE 2005 – GRANDE CHAMBRE ... 529
77. COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, YUMAK ET SADAK C. TURQUIE – 8 JUILLET 2008 – GRANDE CHAMBRE ... 537
GÉNÉRALITÉS
1. Cour d’arbitrage, arrêt n° 124/99 du 25 novembre 1999
En cause : le recours en annulation du décret de la Communauté flamande du 17 mars 1998 réglant le droit à la liberté d’information et la diffusion d’informations brèves par les radiodiffuseurs, introduit par l’a.s.b.l. Ligue professionnelle de football.
(…)
Sur le fond
(…)
Quant au quatrième moyen
B.4.1. Dans son quatrième moyen, la partie requérante fait valoir que l’ensemble du décret concerne des libertés et droits fondamentaux, matière qui relèverait de la compétence résiduelle de l’autorité fédérale.
Etant donné que ce moyen est celui dont l’accueil conduirait à l’annulation la plus étendue, il est examiné en premier lieu.
B.4.2. L’article 19 de la Constitution garantit la liberté de manifester ses opinions en toute matière. D’après l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, le droit à la liberté d’expression comprend « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées ». D’après l’article 19, paragraphe 2, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, cette même liberté comprend celle « de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce ». B.4.3. Par les dispositions entreprises, le législateur décrétal intervient activement à l’égard de contrats d’exclusivité qui restreignent l’exercice de la liberté garantie par les dispositions précitées.
B.4.4. La consécration, par la Constitution et les traités internationaux, de droits et libertés fondamentaux ne signifie en aucune manière que leur réglementation n’appartiendrait, en tant que telle, qu’à l’autorité fédérale. C’est à chaque autorité qu’il appartient d’en assurer le respect en les concrétisant lorsqu’elle exerce les compétences qui sont les siennes.
2. Cour d’arbitrage, arrêt n° 50/2003 du 30 avril 2003
En cause : les recours en annulation totale ou partielle du décret de la Région wallonne du 8 juin 2001 modifiant le décret du 23 juin 1994 relatif à la création et à l’exploitation des aéroports et des aérodromes relevant de la Région wallonne, introduits par Y. Van Caekenberghe et autres et par l’a.s.b.l. Net Sky et autres.
(…)
Quant au premier moyen dans l’affaire n° 2305
B.7. Le premier moyen est pris de la violation par le décret entrepris des règles répartitrices de compétences et plus particulièrement de l’article 22 de la Constitution, qui réserverait au législateur fédéral la faculté de déterminer les exceptions au droit au respect de la vie privée et familiale.
(…)
B.8.2. Le droit au respect de la vie privée et familiale a pour objet essentiel de protéger les personnes contre les immixtions dans leur intimité, leur vie familiale, leur domicile ou leur correspondance. La proposition qui a précédé l’adoption de l’article 22 de la Constitution insistait sur « la protection de la personne, la reconnaissance de son identité, l’importance de son épanouissement et celui de sa famille… » et elle soulignait la nécessité de protéger la vie privée et familiale « des risques d’ingérence que peuvent constituer, notamment par le biais de la modernisation constante des techniques de l’information, les mesures d’investigation, d’enquête et de contrôle menés par les pouvoirs publics et organismes privés, dans l’accomplissement de leurs fonctions ou de leurs activités ». (Doc. parl., Sénat, 1991-1992, n° 100-4/2°, p. 3).
B.8.3. Il ressort en outre des travaux préparatoires de l’article 22 de la Constitution que le Constituant a entendu chercher « à mettre le plus possible la proposition en concordance avec l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales […], afin d’éviter toute contestation sur le contenu respectif de l’article de la Constitution et de l’article 8 de la [Convention] » (Doc. parl., Chambre, 1993-1994, n° 997/5, p. 2).
B.8.4. La Cour européenne des droits de l’homme a admis (arrêt Powell et Rayner c. Royaume-Uni du 21 février 1990, arrêt Hatton c. Royaume-Royaume-Uni, du 2 octobre 2001) que, lorsqu’elles sont exorbitantes, les nuisances sonores causées par les avions peuvent diminuer la qualité de la vie privée des riverains et qu’elles peuvent s’analyser, soit comme un manquement à l’obligation positive des Etats d’adopter des mesures adéquates pour protéger les droits que les requérants puisent dans l’article 8, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, soit comme une ingérence d’une autorité publique qui doit être justifiée selon les critères énumérés au paragraphe 2 de cet article. Il faut à ce sujet avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts de l’individu et de la société dans son ensemble, l’Etat jouissant, dans les deux hypothèses, d’une marge d’appréciation pour déterminer les dispositions à prendre, spécialement lorsque l’exploitation d’un aéroport poursuit un but légitime et que l’on ne peut en éliminer entièrement les répercussions négatives sur l’environnement.
B.8.5. Il peut être admis, sous ces réserves, que lorsqu’elles atteignent un degré insupportable, des nuisances sonores provenant du bruit des avions peuvent porter atteinte aux droits que les riverains d’un aéroport puisent dans l’article 22 de la Constitution.
B.8.6. Sans doute le droit à la protection d’un environnement sain a-t-il été inscrit à l’article 23 de la Constitution. Mais il ne pourrait en être déduit que l’article 22 ne pourrait plus être invoqué lorsque des nuisances sonores peuvent porter atteinte au respect de la vie privée et familiale, garanti par cet article.
B.8.7. Il ressort du texte même de l’article 22 de la Constitution que les régions doivent, dans l’exercice de leurs compétences, garantir le respect de la vie privée.
B.8.8. En vertu de l’article 6, § 1er, II, 1°, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, les régions sont compétentes en matière de protection de l’environnement et de lutte contre le bruit. L’article 6, § 1er, X, 7°, de la même loi spéciale leur donne compétence en matière d’équipement et d’exploitation des aéroports et des aérodromes publics, à l’exception de l’aéroport de Bruxelles-National.
B.8.9. En adoptant les dispositions attaquées, le législateur décrétal a exercé des compétences dans des matières qui lui appartiennent. Il devait, à cette occasion, garantir le respect de la vie privée, conformément à l’article 22, alinéa 2, de la Constitution. Les dispositions entreprises entendent encadrer le développement des aéroports en Région wallonne tout en tenant compte de la protection des riverains de ces aéroports contre les nuisances sonores produites par l’exploitation de ceux-ci.
B.8.10. Sans doute découle-t-il de l’article 22, alinéa 1er, de la Constitution que seul le législateur fédéral peut déterminer dans quels cas et à quelles conditions le droit au respect de la vie privée et familiale peut être limité, mais cette compétence ne peut raisonnablement concerner que les restrictions générales à ce droit, applicables dans n’importe quelle matière. En juger autrement signifierait que certaines compétences des communautés et des régions seraient vidées de leur substance. La circonstance qu’une ingérence dans la vie privée et familiale soit la conséquence de la réglementation d’une matière déterminée attribuée au législateur décrétal n’affecte pas la compétence de celui-ci.
B.9. Le moyen pris de l’incompétence du législateur décrétal n’est pas fondé.
3. Cour d’arbitrage, arrêt n° 136/2004 du 22 juillet 2004
(…)
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
a. Par jugement du 23 septembre 2003 en cause du ministère public contre R. Vergauwen et M. Avontroodt, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour d’arbitrage le 3 octobre 2003, le Tribunal correctionnel de Gand a posé les questions préjudicielles suivantes : « 1. L’article 146, alinéa 3, du décret [de la Région flamande] du 18 mai 1999 portant organisation de l’aménagement du territoire, modifié par le décret du 4 juin 2003, viole-t-il le principe de légalité en matière répressive, garanti par les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution ainsi que par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ?
(…)
Quant à la première question préjudicielle dans les deux affaires
B.3. Les juges a quo demandent à la Cour si l’article 146, alinéa 3, du décret du 18 mai 1999 portant organisation de l’aménagement du territoire viole les articles 12 et 14 de la Constitution et - uniquement dans l’affaire n° 2796 - l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
(…)
B.5.2. En vertu de l’article 26, § 1er, 3°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d’arbitrage, modifié par la loi spéciale du 9 mars 2003, la Cour est compétente pour contrôler les normes législatives, par voie de décision préjudicielle, au regard des articles du titre II « Des Belges et de leurs droits » et des articles 170, 172 et 191 de la Constitution.
B.5.3. Toutefois, lorsqu’une disposition conventionnelle liant la Belgique a une portée analogue à une ou plusieurs des dispositions constitutionnelles précitées, les garanties consacrées par cette disposition conventionnelle constituent un ensemble indissociable avec les garanties inscrites dans les dispositions constitutionnelles en cause. Par ailleurs, la violation d’un droit fondamental constitue ipso facto une violation du principe d’égalité et de non-discrimination.
B.5.4. Il s’ensuit que, lorsqu’est alléguée la violation d’une disposition du titre II ou des articles 170, 172 ou 191 de la Constitution, la Cour tient compte, dans son examen, des dispositions de droit international qui garantissent des droits ou libertés analogues.
B.5.5. Comme les articles 12 et 14 de la Constitution, l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 15 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantissent le droit au respect du principe de légalité en matière répressive.
Il s’ensuit que la Cour est compétente pour juger si la disposition en cause viole le principe de légalité tel qu’il est garanti par les dispositions constitutionnelles précitées, en tenant compte des dispositions conventionnelles précitées.
4. Commission africaine des droits de l’homme et des peuples,
Communication n° 313/05 (2010), Kenneth Good c. République du
Botswana
Résumé des faits1. La Plainte est introduite par INTERIGHTS, Anton Katz et Max du Plessis (Plaignants) au nom de M. Kenneth Good (victime), contre la République du Botswana (État défendeur).
2. Les Plaignants déclarent qu’il a été mis fin à l’emploi de M. Kenneth Good, citoyen australien, enseignant à l’Université de Botswana, suite à son expulsion du Botswana le 31 mai 2005.
3. Il est soutenu qu’en février 2005, en sa qualité de Professeur d’Études politiques à l’Université du Botswana, la victime a été coauteur d’un article sur la succession présidentielle au Botswana. L’article critiquait le gouvernement et concluait que le Botswana représente un mauvais exemple de succession présidentielle en Afrique.
4. Les Plaignants soutiennent que, le 18 février 2005, le Président du Botswana a exercé les pouvoirs dont il est investi en vertu de la section 7(f) de la Loi sur l’immigration du Botswana et a décidé de déclarer résident ou visiteur indésirable au Botswana. La victime n’a pas été informée des raisons de cette décision et aucune possibilité ne lui a été donnée de la contester.
5. Le 7 mars 2005, la victime a introduit une sommation constitutionnelle auprès de la Haute Cour du Botswana. Le 31 mai 2005, la Haute Cour a rejeté la demande en statuant que la Section 7 (f) de la Loi sur l’immigration du Botswana porte sur ce que le Président considère être du meilleur intérêt du Botswana et que les Sections 11(6) et 36 de la même Loi rendent inattaquable la déclaration du Président sur le fond.
6. Le 31 mai 2005, la victime a été expulsée du Botswana vers l’Afrique du Sud.
7. Le 7 juin 2005, la victime a déposé un avis et des motifs d'appel devant la Cour d'Appel de la République du Botswana. Le 27 juillet 2005, la Cour d’Appel a rendu un jugement rejetant l’appel de la victime. La Cour d’Appel a soutenu qu’en faisant ce type de déclaration, le Président est habilité à agir dans le sens de ce qu’il considère le meilleur intérêt du pays, sans ingérence du judiciaire.
8. Les Plaignants soutiennent en outre que la Cour d’Appel est l’instance judiciaire souveraine au Botswana. Aucun autre droit d’appel ou contestation ne peut émaner de la décision de cette Cour. (…)
Le Droit Recevabilité
(…)
53. Dans ses observations, l’État défendeur conteste l’existence de la Commission et sa compétence à entendre du cas. Concernant l’existence de la Commission, l’État défendeur soutient que la Commission a été créée au sein de l’Organisaiton de l’Unité Africaine (OUA), que l’OUA a cessé d’exister en juillet
en vertu de l’Article 9(1) (d) de l’Acte constitutif pour établir un autre organe pour restaurer l’existence de la Commission. L’État défendeur conclut donc que l’existence de la Commission a cessé en même temps que celle de l’OUA.
55. L’État défendeur ne conteste néanmoins pas l’existence de la Charte africaine qu’il considère être un “simple instrument aux nobles idéaux, malheureusement dépourvu de structures opérationnelles… (…)
Décision de la Commission sur la contestation de son existence et de sa compétence par l’État défendeur
72. Considérant que l’État défendeur conteste l’existence de la Commission africaine et de sa compétence à entendre de l’affaire concernée, la Commission va se prononcer sur ces deux points avant de passer à l’examen de la recevabilité de la communication.
73. Concernant l’existence de la Commission, l’État défendeur soutient que la Commission a été créée au sein de l’OUA, que l’OUA a cessé d’exister en juillet 2001, et qu’aucune disposition ne prévoit la poursuite du travail de la Commission dans l’Acte constitutif de l’Union africaine ayant succédé à l’OUA.
(…)
75. Aux termes de Article 30 de la Charte africaine, « ll est créé auprès de l’Organisation de l’Unité Africaine une Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples … chargée de promouvoir les droits de l’homme et des peuples et d’assurer leur protection en Afrique. » La Commission est d’avis qu’ayant été créée par la Charte africaine, la fin d’un traité autre que la Charte ne peut affecter son existence.
76. La Commission souhaiterait insister sur le fait que, bien qu’elle ait été créée par la Charte africaine et qu’elle ne soit pas une émanation directe de la Charte de l’OUA, elle fonctionnait dans le cadre de l’OUA qui était la principale organisation politique sur le Continent. En tant qu’organisation fonctionnant dans le cadre de l’OUA, la Commission dépendait de l’OUA pour son financement et le recrutement de son personnel 1 et pour l’exécution de ses décisions à l’encontre d’États membres ayant été trouvés en violation de la Charte. 2 Avec l’entrée en vigueur de l’Acte constitutif, “l’actif et le passif” de l’OUA « … et toutes les affaires y relatives’’, y compris les institutions pertinentes établies au sein de l’OUA, ont été transmis à l’UA. 3 C’est pourquoi les Chefs d’État et de Gouvernement de l’UA, lors de leur première Session ordinaire tenue à Durban, Afrique du Sud, du 8 au 10 juillet 2002, ont accepté de reprendre les obligations qu’assumait l’OUA vis-à-vis de la Commission africaine. Dans sa décision sur la période intérimaire, la Conférence de l’Union africaine a décidé que “la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et le Comité africain d’experts sur les droits et le bien-être de l’enfant fonctionneront dorénavant dans le cadre de l’Union africaine. »
78. La Commission prend note du fait que, bien qu’il conteste l’existence de la Commission en tant qu’observatoire, l’État défendeur ne conteste pas l’existence de la Charte elle-même. La Commission fait observer que, contrairement à d’autres systèmes internationaux des droits de l’homme où les droits fondamentaux et leurs organes de suivi sont traités par deux instruments complémentaires mais différents, dans le système africain, le même instrument, la Charte africaine, dispose des droits fondamentaux et organise leur mécanisme de suivi. 5 Par conséquent, en vertu de la Charte, les États parties n’ont pas l’option de reconnaître les
droits fondamentaux sans accepter l’autorité de la Commission africaine qui a été établie pour promouvoir et protéger ces droits.
79. La Commission conclut que la fin de la Charte de l’OUA et sa dissolution subséquente n’affecte pas son existence. La Commission continue d’exister et poursuit ses activités dans le cadre de l’UA. Le fond (…) Décision de la Commission sur le fond (…) Violation alléguée de 7(1)(a) (…)
162. Aux termes de 7(1)(a), quiconque a le sentiment que ses droits ont été violés a le droit de porter son cas devant les organes nationaux appropriés, dont les tribunaux. Ainsi, la position ou le statut de la victime ou ceux de l’auteur allégué n’importent pas. Ce qui signifie qu’une personne dont les droits ont été violés, y compris par des personnes agissant en leur qualité officielle, devrait avoir un recours efficace auprès d’un organe judiciaire compétent et la jouissance du droit d’avoir sa cause entendue ne doit être entravé par aucune discrimination d’aucune sorte.
(…)
164. Dans l’affaire Zimbabwe Lawyers for Human Rights et Associated Newspapers of Zimbabwe
c/ République du Zimbabwe, 31 la Commission a considéré que le droit d’avoir sa cause
entendue requiert également que l’affaire ait été introduite devant un tribunal compétent pour en connaître. Un tribunal compétent pour connaître d’un cas est doté de ce pouvoir par la loi : il est compétent pour entendre l’affaire et la personne en question… 32
165. Dans la présente Communication, la victime n’a pas été déclarée coupable par un tribunal de droit mais elle a été expulsée de l’État défendeur par un arrêté d’un organe exécutif – le Président de la République – en se fondant sur une loi nationale qui lui confère les pouvoirs de déclarer une personne immigré interdit sans en donner aucune raison.
(…)
167. A la suite de l’arrêté d’expulsion, la victime a porté son cas devant la Haute Cour et la Cour d’Appel du Botswana. Les deux cours ont rejeté sa demande au motif que les Sections 16(6) et 36(a) de la Loi sur l’immigration du Botswana les empêchent de revoir la décision du Président.
pour entendre un cas est doté de ce pouvoir par la loi : il est compétent pour entendre l’affaire et la personne en question. Lorsque les autorités placent des obstacles de manière à empêcher les victimes d'avoir accès aux tribunaux compétents ou à exclure la compétence des organes judiciaires pour connaître de violations alléguées des droits de l'homme, elles privent les victimes de ces violations des droits de l'homme du droit d’avoir leur cause entendue. (…)
172. Dans la présente Communication, la victime n’a pas été empêchée d’avoir accès aux tribunaux. En réalité, la Haute Cour et la Cour d’Appel ont toutes deux entendu son cas mais ont jugé que la Loi sur l’immigration du Botswana et, en particulier, ses Sections 11(6) et 36(a), n’autorise par ces Cours à réviser la décision du Président. En d’autres termes, cette Loi exclut la compétence des tribunaux.
173. La Commission est d’avis qu’une clause d’exclusion, qu’il s’agisse d’un décret militaire ou d’une loi du Parlement, a le même effet que le fait d’empêcher les organes judiciaires nationaux de connaître de violations alléguées de droits de l’homme, privant ainsi les victimes d’atteintes aux droits de l’homme d’avoir la cause entendue. Dans l’affaire Constitutional
Rights Project c/ Nigeria, 36 la Commission a considéré que ‘si les peines décrétées comme
aboutissement d’une procédure pénale menée correctement ne constituent pas nécessairement des violations de [la Charte], le fait d’empêcher toute possibilité d’appel auprès d’organes nationaux compétents… constitue une violation évidente de 7(1)(a) de la Charte africaine et accroît le risque que des violations même plus graves puissent ne jamais être réparées’.
174. L’État défendeur allègue que les limites posées par les Sections 11(6) et 36 de la Loi sur l’immigration sont nécessaires dans l’intérêt général et l’intérêt général, selon l’État, comprend l’assurance de la paix, de la stabilité et du bien-être du peuple du Botswana et la sécurité nationale du pays. En conclusion, l’État déclare qu’il ne serait donc pas de l’intérêt général de divulguer ou débattre devant un tribunal de droit des informations et des motifs sur lesquels le Président a fondé sa décision. En conséquence, les raisons de la décision du Président ne doivent être ni révélées au public ni être soumises à l’examen des tribunaux. 175. Le droit d’une victime d’avoir sa cause entendue peut-il être limité ou bafoué dans ‘l’intérêt général’ ? La réponse est NON. Le droit à un procès équitable qui comprend le droit d’avoir sa cause entendue, d’être informé des raisons et de rechercher des recours appropriés est un droit absolu qui ne peut être refusé dans aucune circonstance. 37 Cette position est réitérée par la Commission dans son document ‘Principes et lignes directrices sur le droit à un procès équitable et à l'assistance judiciaire en Afrique’ où elle exprime clairement qu’aucune circonstance, même les cas de situation d’urgence, ne peut justifier une dérogation au droit à un procès équitable. 38
(…)
Décision de la Commission
243. Pour les raisons qui précèdent, la Commission estime que le Botswana a violé les Articles 1, 2, 7(1)(a), 9, 12(4) et 18(1)& 18(2) de la Charte africaine.
244. La Commission recommande que :
1. L’État défendeur verse une indemnisation suffisante à la victime pour les pertes qu’elle a subies en conséquence des violations. L’indemnisation couvre mais sans non exclusivement, la rémunération et les avantages perdus du fait de son expulsion, et les frais judiciaires encourus lors des procédures au niveau des tribunaux nationaux et devant la Cour africaine. La manière et le mode de paiement de l’indemnisation sont conformes aux lois en vigueur dans l’État défendeur ; et
2. L’État défendeur prenne des mesures pour veiller à ce que les Sections 7(f), 11(6) et 36 de la Loi sur l’immigration du Botswana et sa pratique soient conformes aux normes internationales des droits de l’homme et, en particulier, à la Charte africaine.
Fait à Banjul, Gambie, lors de la 47ème Session ordinaire de la Commission africaine des droits
de l’homme et des peuples, du 12 au 26 mai 2010.
5. Cour européenne des droits de l’homme, Mozer c. République de
Moldova et Russie – 23 février 2016 – Grande Chambre
(…)EN DROIT
1. Le requérant se plaint notamment d’avoir été arrêté et détenu illégalement par
les « autorités de la [République moldave de Transnistrie (RMT)
1] ». Par ailleurs, il
soutient ne pas avoir bénéficié des soins médicaux requis par son état de santé, avoir
subi des conditions de détention inhumaines et s’être vu interdire de recevoir la visite
de ses parents et de son pasteur. Il estime qu’il relève de la juridiction tant de la
Moldova que de la Russie, et que les deux États doivent être tenus pour responsables
des violations qu’il allègue.
I. QUESTIONS GÉNÉRALES DE RECEVABILITÉ
2. Le gouvernement russe soutient que le requérant ne relève pas de sa juridiction
et qu’en conséquence la requête doit être déclarée irrecevable ratione personae et
ratione loci à l’égard de la Fédération de Russie. Pour sa part, le gouvernement
moldave ne nie pas que la République de Moldova conserve sa juridiction sur le
territoire contrôlé par la « RMT », mais il estime que le requérant n’a pas épuisé les
voies de recours dont il disposait en Moldova. Avant d’examiner la recevabilité et le
fond de chacun des griefs introduits par le requérant, la Cour juge opportun de se
pencher sur ces deux exceptions, qui sont susceptibles d’avoir des incidences sur
l’ensemble des griefs.
A. Juridiction
3. La Cour doit tout d’abord déterminer si, concernant les faits litigieux, le
requérant relève de la juridiction de l’un des États défendeurs, ou des deux, au sens
de l’article 1 de la Convention.
1. Thèses des parties
(…)
2. Appréciation de la Cour
4. L’article 1 de la Convention se lit ainsi :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »
1 Note insérée par Frédéric Bouhon : la République moldave de Transnistrie est une république
autoproclamée, dont le territoire occupe une étroite bande située dans la partie la plus orientale de ce qui est internationalement reconnu comme le territoire de la République de Moldova (Moldavie) ; cette bande de territoire se situe le long de la frontière ukrainienne. L’État moldave ne semble pas en mesure, dans les faits, d’exercer la souveraineté sur ce territoire.
La présente affaire soulève des questions relatives à la signification de la notion de
« juridiction » en ce qui concerne tant la juridiction territoriale (pour ce qui est de la
Moldova) que l’exercice extraterritorial de la juridiction (pour ce qui est de la
Fédération de Russie).
a) Principes généraux
5. Dans son arrêt Ilaşcu et autres (précité), la Cour a établi les principes suivants
en matière de présomption de juridiction territoriale :
« 311. Il découle de [l’article 1 de la Convention] que les États parties doivent répondre de toute violation des droits et libertés protégés par la Convention commise à l’endroit d’individus placés sous leur « juridiction ».
L’exercice de la juridiction est une condition nécessaire pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions qui lui sont imputables et qui donnent lieu à une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention.
312. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention doit passer pour refléter la conception de cette notion en droit international public (Gentilhomme et autres c. France, nos 48205/99, 48207/99 et 48209/99, § 20,
arrêt du 14 mai 2002, Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, §§ 59-61,
CEDH 2001-XII, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 137, CEDH 2004-II).
Du point de vue du droit international public, l’expression « relevant de leur juridiction » figurant à l’article 1 de la Convention doit être comprise comme signifiant que la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (décision Banković et autres précitée, § 59), mais aussi en ce sens qu’il est présumé qu’elle s’exerce normalement sur l’ensemble de son territoire.
Cette présomption peut se trouver limitée dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’un État est dans l’incapacité d’exercer son autorité sur une partie de son territoire. Cela peut être dû à une occupation militaire par les forces armées d’un autre État qui contrôle effectivement ce territoire (voir les arrêts Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) du 23 mars 1995, série A no 310, et Chypre c. Turquie précité, §§ 76-80, tels que cités dans la décision
Banković et autres susmentionnée, §§ 70-71), à des actes de guerre ou de rébellion, ou encore aux actes d’un État étranger soutenant la mise en place d’un régime séparatiste sur le territoire de l’État en question.
313. Pour conclure à l’existence d’une telle situation exceptionnelle, la Cour se doit d’examiner, d’une part, l’ensemble des éléments factuels objectifs de nature à limiter l’exercice effectif de l’autorité d’un État sur son territoire et, d’autre part, le comportement de celui-ci. En effet, les engagements pris par une Partie contractante en vertu de l’article 1 de la Convention comportent, outre le devoir de s’abstenir de toute ingérence dans la jouissance des droits et libertés garantis, des obligations positives de prendre les mesures appropriées pour assurer le respect de ces droits et libertés sur son territoire (voir, parmi d’autres, l’arrêt Z et autres c. Royaume‐Uni [GC], no
29392/95, § 73, CEDH 2001-V).
Ces obligations subsistent même dans le cas d’une limitation de l’exercice de son autorité sur une partie de son territoire, de sorte qu’il incombe à l’État de prendre toutes les mesures appropriées qui restent en son pouvoir.
(...)
333. La Cour considère que, si un État contractant se trouve dans l’impossibilité d’exercer son autorité sur l’ensemble de son territoire par une situation de fait contraignante, comme la mise en place d’un régime séparatiste accompagnée ou non par l’occupation militaire par un autre État, l’État ne cesse pas pour autant d’exercer sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention sur la partie du territoire momentanément soumise à une autorité locale soutenue par des forces de
diplomatiques dont il dispose envers les États tiers et les organisations internationales, d’essayer de continuer à garantir la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention.
334. Même s’il n’appartient pas à la Cour d’indiquer quelles sont les mesures les plus efficaces que doivent prendre les autorités pour se conformer à leurs obligations, il lui faut néanmoins s’assurer que les mesures effectivement prises étaient adéquates et suffisantes dans le cas d’espèce. Face à une omission partielle ou totale, la Cour a pour tâche de déterminer dans quelle mesure un effort minimal était quand même possible et s’il devait être entrepris. Pareille tâche est d’autant plus nécessaire lorsqu’il s’agit d’une violation alléguée de droits absolus tels que ceux garantis par les articles 2 et 3 de la Convention. »
Ces principes ont été réitérés tout récemment dans l’arrêt Sargsyan c. Azerbaïdjan
([GC] n
o40167/06, § 128, CEDH 2015).
6. Par ailleurs, la Cour a résumé les principes généraux pertinents concernant
l’exercice extraterritorial de la juridiction dans l’arrêt Catan et autres (précité) :
« 103. La Cour a établi un certain nombre de principes clairs dans sa jurisprudence relative à l’article 1. Ainsi, aux termes de cette disposition, l’engagement des États contractants se borne à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énumérés (Soering c. Royaume‐Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no 161, Banković et
autres, décision précitée, § 66). La « juridiction » au sens de l’article 1 est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 311,
CEDH 2004-VII, Al‐Skeini et autres c. Royaume‐Uni [GC], no 55721/07, § 130, CEDH 2011).
104. La juridiction d’un État, au sens de l’article 1, est principalement territoriale (Soering, précité, § 86, Banković et autres, décision précitée, §§ 61 et 67, Ilaşcu et autres, précité, § 312, Al‐ Skeini et autres, précité, § 131). Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble du territoire de l’État (Ilaşcu et autres, précité, § 312, et Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 139,
CEDH 2004-II). À l’inverse, les actes des États contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire ne peuvent que dans des circonstances exceptionnelles s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1 (Banković et autres, décision précitée, § 67, et Al‐Skeini et autres, précité, § 131).
105. À ce jour, la Cour a reconnu un certain nombre de circonstances exceptionnelles susceptibles d’emporter exercice par l’État contractant de sa juridiction à l’extérieur de ses propres frontières. Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de la cause qu’il faut apprécier l’existence de pareilles circonstances exigeant et justifiant que la Cour conclue à un exercice extraterritorial de sa juridiction par l’État (Al‐Skeini et autres, précité, § 132).
106. Le principe voulant que la juridiction de l’État contractant au sens de l’article 1 soit limitée à son propre territoire connaît une exception lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une administration locale subordonnée (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62, série A no 310, Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 76, CEDH
2001-IV, Banković et autres, décision précitée, § 70, Ilaşcu et autres, précité, §§ 314-316, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, et Al‐Skeini et autres, précité, § 138). Dès lors qu’une telle mainmise sur un territoire est établie, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’État contractant qui la détient exerce un contrôle précis sur les politiques et actions de l’administration locale qui lui est subordonnée. Du fait qu’il assure la survie de cette administration grâce à son soutien militaire et autre, cet État engage sa responsabilité à raison des politiques et actions entreprises par elle. L’article 1 lui fait obligation de reconnaître sur le territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et dans les Protocoles additionnels qu’il a ratifiés, et les violations de ces droits lui sont imputables (Chypre c. Turquie, précité, §§ 76-77, Al‐Skeini et autres, précité, § 138).
107. La question de savoir si un État contractant exerce ou non un contrôle effectif sur un territoire hors de ses frontières est une question de fait. Pour se prononcer, la Cour se réfère principalement au nombre de soldats déployés par l’État sur le territoire en cause (Loizidou (fond), précité, §§ 16 et 56, et Ilaşcu et autres, précité, § 387). D’autres éléments peuvent aussi entrer en
ligne de compte, par exemple la mesure dans laquelle le soutien militaire, économique et politique apporté par l’État à l’administration locale subordonnée assure à celui-ci une influence et un contrôle dans la région (Ilaşcu et autres, précité, §§ 388-394, Al‐Skeini et autres, précité, § 139).
(...)
115. Le gouvernement russe soutient que la Cour ne peut conclure à l’exercice par la Russie d’un contrôle effectif que si elle estime que le « gouvernement » de la « RMT » peut passer pour un organe de l’État russe, suivant l’approche adoptée par la Cour internationale de justice dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie‐Herzégovine c. Serbie‐et‐Monténégro) (paragraphe 76 ci-dessus). La Cour rappelle que dans celle-ci la Cour internationale de justice devait déterminer à quel moment un État pouvait se voir attribuer le comportement d’une personne ou d’un groupe de personnes, de sorte qu’il pût être tenu pour responsable au regard du droit international du comportement en cause. Or en l’espèce la Cour est appelée à connaître d’une question différente, celle de savoir si des faits incriminés par un requérant relevaient de la juridiction d’un État défendeur au sens de l’article 1 de la Convention. Comme le montre le bref exposé de la jurisprudence de la Cour livré ci-dessus, les critères permettant d’établir l’existence de la « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention n’ont jamais été assimilés aux critères permettant d’établir la responsabilité d’un État concernant un fait internationalement illicite au regard du droit international. »
Ces principes ont été réitérés tout récemment dans l’arrêt Chiragov et autres c.
Arménie ([GC], n
o13216/05, § 168, CEDH 2015).
b) Application de ces principes aux faits de l’espèce
i. La juridiction de la République de Moldova
7. La Cour doit tout d’abord déterminer si l’affaire relève de la juridiction de la
République de Moldova. Elle observe à cet égard que le requérant a toujours été
détenu sur le territoire moldave. Il est vrai – comme l’admettent l’ensemble des
parties – que la Moldova n’exerce aucune autorité sur la portion de son territoire
située à l’est du Dniestr, qui est contrôlée par la « RMT ». Néanmoins, dans l’arrêt
Ilaşcu et autres (précité), la Cour a dit que des individus détenus en Transnistrie
relevaient de la juridiction de la Moldova du fait que la Moldova était l’État territorial
même si elle n’exerçait pas un contrôle effectif sur la région transnistrienne.
L’obligation incombant à la Moldova, en vertu de l’article 1 de la Convention, de
« reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés
[garantis par la Convention] » se limitait toutefois, dans les circonstances de cette
affaire, à l’obligation positive de prendre les mesures qui étaient en son pouvoir et en
conformité avec le droit international, qu’elles fussent d’ordre diplomatique,
économique, judiciaire ou autre (Ilaşcu et autres, précité, § 331). La Cour est parvenue
à une conclusion similaire dans les arrêts Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie
(n
o23687/05, §§ 105-111, 15 novembre 2011) et Catan et autres (précité, §§
109-110).
8. La Cour ne voit aucune raison de distinguer la présente espèce des affaires
mentionnées ci-dessus. Bien que la Moldova n’exerce pas un contrôle effectif sur les
actes de la « RMT » en Transnistrie, le fait qu’au regard du droit international public
la région est reconnue comme faisant partie du territoire de la Moldova engendre
pour celle-ci une obligation, fondée sur l’article 1 de la Convention, d’user de tous les
moyens légaux et diplomatiques dont elle dispose pour continuer à garantir aux
personnes qui vivent dans la région la jouissance des droits et libertés énoncés dans
9. Il ressort de la jurisprudence de la Cour citée ci-dessus (paragraphes 97-98)
qu’il peut y avoir exercice extraterritorial de sa juridiction par un État lorsque, par
suite d’une action militaire – légale ou non –, cet État exerce un contrôle effectif sur
une zone située en dehors de son territoire (paragraphe 98 ci-dessus ; Loizidou
(exceptions préliminaires), précité, § 62, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre
1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, Chypre c. Turquie, précité, § 76, et
Ilaşcu et autres, précité, §§ 314-316 ; voir, par comparaison et a contrario, Banković,
précité, § 70). Par ailleurs, la Cour rappelle qu’un État peut, dans certaines
circonstances exceptionnelles, exercer une juridiction extraterritoriale par
l’affirmation, au travers de ses agents, de son autorité et de son contrôle sur un
individu ou des individus (Al‐Skeini et autres, précité, §§ 136 et 149, et Catan et autres,
précité, § 114). En l’espèce, la Cour admet que rien ne prouve que des agents russes
aient été directement impliqués dans l’incarcération du requérant et dans le
traitement qu’il a subi. Dès lors toutefois que le requérant soutient que la Russie
exerçait « un contrôle effectif ou, tout au moins, une influence décisive » sur la
« RMT » au moment des faits, elle doit rechercher si tel était ou non le cas pendant la
période où l’intéressé a été détenu, soit de novembre 2008 à juillet 2010.
10. Le gouvernement russe tire argument de l’arrêt rendu par la CIJ dans l’affaire
du génocide bosniaque, comme il l’avait déjà fait dans l’arrêt Catan et autres (précité,
§ 96), et de l’arrêt de la CIJ dans l’affaire Nicaragua c. États‐Unis d’Amérique
(paragraphe 93 ci-dessus), qui comptait parmi les précédents jurisprudentiels pris en
compte par la Cour dans l’arrêt Catan et autres (précité, § 76). Dans ces affaires, la CIJ
devait déterminer à quel moment un État pouvait se voir attribuer le comportement
d’un groupe de personnes de sorte qu’il pût être tenu pour responsable au regard du
droit international du comportement en cause. Or la Cour rappelle qu’en l’espèce elle
est appelée à connaître d’une question différente, celle de savoir si des faits dénoncés
par un requérant relèvent de la juridiction d’un État défendeur au sens de l’article 1
de la Convention. Ainsi que la Cour l’a déjà dit, les critères permettant d’établir
l’existence de la « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention n’ont jamais été
assimilés aux critères permettant d’établir la responsabilité d’un État concernant un
fait internationalement illicite au regard du droit international (paragraphe 98
ci-dessus, et Catan et autres, précité, § 115).
11. Si, dans l’affaire Catan et autres, la Cour s’est principalement attachée à
déterminer si la Russie exerçait sa juridiction sur les requérants entre 2002 et 2004,
elle a évoqué, pour établir les faits de cette cause, un certain nombre d’évolutions
survenues ultérieurement. Ainsi, elle a pris note, entre autres, des éléments suivants :
les résolutions adoptées par la Douma russe en février et mars 2005 invitant le
gouvernement russe à interdire l’importation d’alcool et de tabac en provenance de
Moldova (Catan et autres, précité, § 29) ; l’interdiction par les autorités russes en 2005
des importations de viande, de fruits et de légumes de Moldova (§ 30) ; l’absence
depuis 2004 de tout retrait contrôlé d’équipements militaires russes hors de
Transnistrie (§ 36) ; le maintien (à la date du prononcé de l’arrêt Catan, soit octobre
2012) d’un millier de militaires russes en Transnistrie, chargés de surveiller le dépôt
d’armes (§ 37) ; le soutien économique apporté par la Russie sous la forme soit d’une
collaboration étroite avec des entreprises russes produisant des équipements
militaires, soit d’achats par des sociétés russes de sociétés de la « RMT », ainsi que
grâce à l’achat de fournitures provenant de Transnistrie (§ 39) ; les liens économiques
étroits entre la « RMT » et la Russie, notamment le versement symbolique à Gazprom
d’une somme correspondant seulement à environ 5 % du prix du gaz naturel
consommé (données pour 2011, § 40) ; l’aide économique fournie à la « RMT » entre
2007 et 2010 (§ 41), et le nombre de personnes résidant en Transnistrie ayant obtenu
la nationalité russe (§ 42).
12. De plus, sont cités dans l’affaire Catan et autres divers rapports d’organisations
intergouvernementales renvoyant à la période 2005-2008 (§§ 64-70), ainsi que des
rapports d’organisations non gouvernementales couvrant les années 2004-2009 (§§
71-73).
13. La Cour relève en outre que certaines des conclusions énoncées par elle dans
l’affaire Catan et autres et se rapportant à la période comprise entre août 2002 et
juillet 2004 se fondent sur des constatations factuelles à propos desquelles les parties
en l’espèce n’ont pas soumis d’informations nouvelles. Ces constats ont trait à la
quantité d’armes et de munitions stockées à Colbasna (§ 117), à l’effet dissuasif de la
présence militaire russe, certes relativement modeste, dans la région transnistrienne
et à son origine historique, à savoir l’intervention des troupes russes dans le conflit
de 1992 entre les autorités moldaves et les forces de la « RMT », à la fourniture
d’armes aux séparatistes et à l’arrivée dans la région de ressortissants russes venus
combattre aux côtés des séparatistes (§ 118), et au fait que la Russie maintenait sa
présence militaire dans la région et continuait d’y stocker des armes, ce dans le plus
grand secret et en violation de ses obligations internationales, signalant ainsi
« clairement (...) qu’elle continuait à fournir son appui au régime de la « RMT » (Catan
et autres, précité, § 119).
14. Dans l’arrêt Ivanţoc et autres (précité, §§ 116-120), la Cour a recherché si la
politique de soutien à la « RMT » menée par la Russie avait évolué entre 2004 et 2007,
date de la libération des requérants. Elle est parvenue aux conclusions suivantes :
« (...) la Fédération de Russie a continué d’entretenir des relations étroites avec la « RMT », ce qui s’est traduit par un appui politique, financier et économique apporté au régime séparatiste.
De plus, la Cour relève que l’armée russe (troupes, équipements et munitions) était toujours stationnée sur le territoire moldave à la date de la libération des requérants, en violation tant des engagements pris par la Fédération de Russie d’opérer un retrait total que de la législation moldave (...)
(...) la Fédération de Russie a continué de ne rien faire, que ce soit pour prévenir les violations de la Convention censées avoir été commises après le 8 juillet 2004 ou pour mettre fin à la situation des requérants engendrée par ses agents. »
15. La Cour relève également que la Russie a été critiquée pour avoir ouvert des
bureaux de vote dans la « RMT » sans le consentement de la Moldova et pour avoir
délivré des passeports à un grand nombre de personnes dans la région
transnistrienne, et ce jusqu’en 2012 (paragraphe 67 ci-dessus).
16. Dans l’arrêt Catan et autres (précité, § 121), la Cour a formulé les constatations
suivantes :
« (...) le gouvernement russe n’a pas convaincu la Cour que les conclusions auxquelles elle était parvenue en 2004 dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité) étaient erronées. La « RMT » avait été établie grâce au soutien militaire russe. Le maintien de la présence de militaires et d’armes russes dans la région indiquait clairement aux dirigeants de la « RMT », au gouvernement moldave et aux observateurs internationaux que la Russie continuait à fournir un soutien militaire aux séparatistes. De surcroît, la population était tributaire d’un approvisionnement gratuit ou fortement subventionné en gaz, du versement de pensions et d’autres types d’aide financière de la part de la Russie. »
ceux qu’il avait exposés dans l’affaire Catan et autres. La seule évolution qu’il
mentionne à être postérieure à la période couverte par les deux arrêts Ilaşcu et autres
et Catan et autres (autrement dit à 2004), à savoir l’admission de la Moldova au sein
de l’OMC (ce qui, selon lui, démontrerait qu’il y a des possibilités de coopération entre
la Moldova et la « RMT » – paragraphe 95 ci-dessus), n’a, aux yeux de la Cour, aucun
rapport avec cette question.
18. La Cour confirme donc les conclusions formulées par elle dans ses arrêts Ilaşcu
et autres, Ivanţoc et autres et Catan et autres (précités), selon lesquelles la « RMT » ne
peut continuer à exister – en résistant aux efforts déployés par la Moldova et les
acteurs internationaux pour régler le conflit et rétablir la démocratie et la primauté
du droit dans la région – que grâce à l’appui militaire, économique et politique de la
Russie. Dès lors, le degré élevé de dépendance de la « RMT » à l’égard du soutien russe
constitue un élément solide permettant de considérer que la Russie continue
d’exercer un contrôle effectif et une influence décisive sur les autorités de la « RMT »
(Catan et autres, précité, § 122).
19. Il s’ensuit que le requérant en l’espèce relève de la juridiction de la Russie au
sens de l’article 1 de la Convention. En conséquence, la Cour rejette les exceptions
ratione personae et ratione loci formulées par le gouvernement russe.
20. La Cour doit donc déterminer si l’intéressé a eu à subir une violation de ses
droits protégés par la Convention de nature à engager la responsabilité de l’un ou
l’autre des États défendeurs.
DROIT À LA VIE
6.
Cour européenne des droits de l’homme, McCann c. Royaume‐Uni –
27 septembre 1995 – Grande Chambre
(…)
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 2 (art. 2) DE LA CONVENTION
145. Les requérants soutiennent que la mort de M. McCann, Mlle Farrell et M. Savage provoquée par des membres des forces de la sûreté constitue une violation de l'article 2 (art. 2) de la Convention, qui dispose:
(…)
A. Interprétation de l'article 2 (art. 2)
1. Approche générale
146. La Cour doit guider son interprétation de l'article 2 (art. 2) sur le fait que l'objet et le but de la Convention, en tant qu'instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d'une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir notamment l'arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 34, par. 87, et l'arrêt Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) du 23 mars 1995, série A n° 310, p. 27, par. 72).
147. Il faut également garder à l'esprit que l'article 2 (art. 2) garantit non seulement le droit à la vie mais expose les circonstances dans lesquelles infliger la mort peut se justifier ; il se place à ce titre parmi les articles primordiaux de la Convention, auquel aucune dérogation ne saurait être autorisée, en temps de paix, en vertu de l'article 15 (art. 15). Combiné à l'article 3 (art. 15+3) de la Convention, il consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe (voir l'arrêt Soering précité, p. 34, par. 88). Il faut donc en interpréter les dispositions de façon étroite.
148. La Cour estime que les exceptions définies au paragraphe 2 montrent que l'article 2 (art. 2-2) vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais que ce n'est pas son unique objet. Comme le souligne la Commission, le texte de l'article 2 (art. 2), pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 (art. 2-2) ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d'infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d'avoir "recours à la force", ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu "absolument nécessaire" pour atteindre l'un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (art. a, art. b, art. 2-2-c) (voir la requête n° 10044/82, Stewart c. Royaume-Uni, 10 juillet 1984, Décisions et rapports 39, pp. 180-182).
149. A cet égard, l'emploi des termes "absolument nécessaire" figurant à l'article 2 par. 2 (art. 2-2) indique qu'il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui
150. Reconnaissant l'importance de cette disposition (art. 2) dans une société démocratique, la Cour doit se former une opinion en examinant de façon extrêmement attentive les cas où l'on inflige la mort, notamment lorsque l'on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l'Etat ayant eu recours à la force mais également l'ensemble des circonstances de l'affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question.
2. Sur l'obligation de protéger la vie énoncée à l'article 2 par. 1 (art. 2 1)
a) Compatibilité du droit et de la pratique internes avec les exigences de l'article 2 (art. 2)
(…)
b) Sur le caractère adéquat de l'enquête judiciaire comme mécanisme d'investigation
(…)
160. La Cour ne juge pas nécessaire en l'espèce de décider si le droit d'accès à un tribunal pour intenter une action civile relative aux décès peut se déduire de l'article 2 par. 1 (art. 2-1), car cette question se pose plutôt au regard des articles 6 et 13 (art. 6, art. 13) de la Convention, que les requérants n'ont pas invoqués.
161. Comme la Commission, la Cour se borne à constater qu'une loi interdisant de manière générale aux agents de l'Etat de procéder à des homicides arbitraires serait en pratique inefficace s'il n'existait pas de procédure permettant de contrôler la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités de l'Etat. L'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose cette disposition (art. 2), combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de l'article 1 (art. 2+1) de la Convention de "reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention", implique et exige de mener une forme d'enquête efficace lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l'Etat, a entraîné mort d'homme.
162. En l'espèce cependant, il n'y a pas lieu pour la Cour de décider de la forme que doit prendre une telle investigation ni des conditions dans lesquelles elle doit être menée, car il y a bien eu une enquête judiciaire publique au cours de laquelle les requérants ont bénéficié d'une représentation en justice et soixante-dix-neuf témoins ont déposé. De surcroît, la procédure a duré dix-neuf jours et permis d'examiner en détail les circonstances des décès, comme le prouve le volumineux procès-verbal de l'enquête. Ce dernier, y compris le résumé du Coroner à l'intention du jury, fait apparaître que les avocats agissant pour le compte des requérants ont été en mesure d'interroger et contre-interroger des témoins clés, notamment les militaires et policiers ayant participé à la préparation et à la conduite de l'opération anti-terroriste, et de présenter comme ils le souhaitaient leurs arguments au cours de la procédure.
163. Cela étant, la Cour n'estime pas que les prétendues insuffisances de la procédure de l'enquête judiciaire, évoquées à la fois par les requérants et les amici curiae, aient sérieusement empêché de procéder à un examen complet, impartial et approfondi des circonstances dans lesquelles les homicides ont été commis.
164. Il s'ensuit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 par. 1 (art. 2-1) de la Convention pour ce motif.
B. Sur l'application de l'article 2 (art. 2) aux circonstances de l'espèce
1. Méthode générale d'évaluation des témoignages
(…)